Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



CONTRE LE COURANT

TROISIÈME PARTIE


IV

 (La famille Barrett)

 

Deux ou trois ans s'écoulèrent dans ce travail ingrat, en apparence presque stérile. La grande ville mondaine semblait engloutir les âmes et les corps, tel un monstre avide et insatiable.

Un jour, Roseline fut appelée par téléphone, dans un grand hôtel, pour soigner un malade de Londres, ne parlant que l'anglais. Mlle Duclavel connaissait à fond cette langue, qui, pendant la guerre, lui avait souvent été utile sur le front avec les Américains. Les médecins du Littoral la recherchaient donc beaucoup pour leurs clients étrangers.

Lorsque l'infirmière pénétra dans la chambre du malade, une, femme, à l'allure aristocratique, s'avança vers elle avec empressement.
C'était le type accompli de la mondaine du jour : cheveux courts et nuque rasée, robe aux genoux et sans manche, largement décolletée, rouge aux lèvres, fard aux joues, noir aux yeux.
Pareille décoration devait lui prendre au moins deux heures, chaque matin.
C'était la femme du malade, Mme Barrett.
Elle avait sans doute était prévenue que Mlle Duclavel n'était pas une infirmière ordinaire, car ce fut avec un sourire et d'un geste déférent quelle lui tendit la main.
- Mademoiselle, dit-elle, en anglais, je vous attendais avec impatience. Car j'ai, cet après-midi, une course urgente à faire et je ne peux absolument pas laisser mon mari seul. Il est un peu souffrant.
« Un peu souffrant ! ».

Le médecin avait parlé à Roseline d'une pneumonie double !
Elle jeta sur le malade un regard rapide.
C'était un homme d'environ trente-cinq ans, au beau visage régulier. En ce moment, son expression anxieuse jointe à. une dyspnée intense parlaient clairement du caractère de sa maladie. Les lèvres gercées par une fièvre dévorante s'entr'ouvraient légèrement pour un souffle court et saccadé.
« Un peu souffrant ! ».

Roseline regarda de nouveau la femme.
Celle-ci se dirigeait déjà vers le cabinet de toilette, d'où elle ressortit presque aussitôt, complètement équipée pour sa promenade.
Quoiqu'on fût en hiver, le soleil brillait gaiement, et la toilette de Mme Barrett était aussi éblouissante de fraîcheur qu'un matin de mai.
Tout en boutonnant ses gants, elle dit à son mari :
- Ned, je vous laisse en bonnes mains. je ne rentrerai pas tard. Soyez bien sage... aurevoir...
Et d'un signe amical soulignant le goodbye, elle prit congé du malade et de l'infirmière.
Celle-ci, devant tant de rapidité d'allure et de paroles, n'avait pu prononcer que quelques monosyllabes. Une fois la porte refermée, elle s'approcha de M. Barrett qui, d'un oeil impassible, avait regardé partir sa femme.
Roseline posa le bout de ses doigts sur le poignet amaigri, pour chercher le pouls, mais son visage ne trahit aucune impression, devant l'air interrogateur du malade.
- Souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle doucement, en se penchant vers lui.
- Je souffre de toutes manières, répondit-il brièvement et d'une voix sifflante.
- Le Docteur m'a téléphoné qu'il viendrait à 5 heures, poursuivit-elle. Il m'a indiqué les soins à vous donner, en attendant. Il est 3 heures seulement. Laissez-moi tout d'abord, vous redresser sur vos oreillers. Vous êtes couché trop à plat, ce qui vous congestionne encore davantage.
- Je l'ignorais, dit-il, d'un air las.

Puis il ajouta :
- D'ailleurs, ... qu'importe ?
- Comment, « qu'importe » ? fit l'infirmière, vivement, ne désirez-vous pas moins souffrir ?

Il était maintenant relevé et presque assis, le dos bien soutenu par des oreillers.
- Moins souffrir, oui, si c'est possible. je. disais : « qu'importe ? », quant à l'issue...

Roseline eut un petit soupir. Elle connaissait ce genre de malade, le plus difficile de tous a soigner et à guérir : celui qui ne réagit pas, qui ne lutte pas, qui se laisse glisser tout doucement dans la mort, et qui utilise toute la force de résistance qui lui reste contre la vie.
Et pourtant, cet homme était riche : le nom de l'hôtel, cette somptueuse chambre à coucher, le luxe des moindres détails personnels, cette femme élégante...
Ah ! oui, cette femme... peut-être était-ce elle, de ses doigts fuselés, chargés de brillants, qui laisserait échapper le fil ténu qui retenait encore son mari à la vie. Dans le regard qu'il lui avait accordé avant, le départ, Roseline avait deviné un de ces drames intimes, encore plus fréquents chez les riches que chez les pauvres.
Elle ne releva pas la dernière phrase de M. Barrett et commença à mettre un peu d'ordre dans la pièce, où traînaient une foule d'objets hétéroclites, et à la transformer, autant que possible, en chambre de malade, malgré les soieries, les velours, les bibelots, les rideaux et autres nids d'infection.
La bataille serait dure. Il fallait en préparer les moindres détails, matériels et autres.

À 4 heures, en réponse à un coup timide, Roseline ouvrit la porte. Sur le seuil parut une jeune fille, tenant par la main une fillette d'environ six ans.
- Je suis Miss Duncan, la gouvernante, de Daphné Barrett, dit la jeune personne, avec un joli sourire et à voix basse, et je viens vous demander si vous prendrez le thé avec nous ou si je dois vous l'apporter.

Mlle Duclavel savait que les Barrett avaient un appartement complet dans l'hôtel. La salle à manger devait donc être tout à côté.
Elle jeta un coup d'oeil à son malade qui sommeillait, puis, sans parler, fit signe qu'elle viendrait dans une minute.
Lorsqu'elle parut, Daphné se précipita vers elle :
- Papa va-t-il mieux ? Vous allez vite le guérir, n'est-ce pas ?

C'était une mignonne et frêle créature, aux yeux bleus, aux cheveux dorés, à l'allure aérienne.
Elle gagna de suite le coeur de Roseline, qui l'attira près d'elle.
- Ce n'est pas moi qui puis guérir votre papa, dit-elle tendrement. C'est Dieu seul. Mais je puis lui donner mes meilleurs soins et c'est ce que je fais.
- Dieu ? fit l'enfant, d'un air interrogateur. Qui est Dieu ? Un grand Docteur ? Est-ce celui qui est venu, ce matin ?

Stupéfaite, Roseline regarda Miss Duncan qui fit, derrière le dos de la fillette, un geste mystérieux.
Il s'agissait de répondre quelque chose.
- C'est un très grand docteur, en effet, dit Mlle Duclavel, en installant l'enfant sur sa chaise, mais non pas celui que vous avez vu ce matin. Le docteur Ducret est très bon, mais il ne peut pas guérir sans le secours de Dieu.
- Alors, fit la fillette impétueusement, il faut que le docteur Dieu vienne tout de suite ! Je veux que papa guérisse !
- Nous le consulterons, je vous le promets, fit l'infirmière, d'une voix rassurante. je l'ai, d'ailleurs, déjà fait. Maintenant, prenez votre goûter gentiment et racontez-moi un peu ce que vous faites. Apprenez-vous à lire ?
- Je sais déjà, fit Daphné. Miss Duncan m'apprend aussi le piano... que je déteste. D'abord, papa n'aime pas. la musique... Moi, je n'aime que ce que papa aime...

Il y eut un demi-silence, puis, l'enfant poursuivit d'un ton blasé :
- Mais ça fait plaisir à maman...

Elle se penchait sur sa tasse de lait, et ses longues boucles blondes retombaient tout autour, comme une toison. Soudain, elle releva la tête et ses yeux bleus remplis de larmes se fixèrent sur Roseline :
- Je veux que papa guérisse, balbutia-t-elle de nouveau, les lèvres tremblantes.

Une immense pitié inonda le coeur de la jeune chrétienne.
Qu'était-ce que cette singulière enfant, riche des biens de ce monde et ignorante même du nom du Créateur ?
Qu'était-ce que cette petite âme avide de l'amour paternel dont elle redoutait la disparition, sans même savoir ce qu'était la mort ?
Qu'était-ce que ce coeur de six ans, pour lequel la tendresse maternelle semblait compter pour si peu de chose ? -
Miss Duncan conservait son air énigmatique.
Lorsque Daphné eut fini de goûter, elle l'envoya sur le balcon, et, comme Roseline allait retourner vers son malade, elle lui glissa à l'oreille, brièvement :
- Je vous raconterai tout... C'est curieux.

- Je ne veux savoir que ce qui peut m'être utile, dit l'infirmière, avec sa réserve professionnelle.
J'ai l'habitude des gardes privées et rien ne m'intéresse des affaires de familles, que dans la, mesure où cela contribue à me faire mieux comprendre le cas qui m'occupe.
- Justement, fit Miss Duncan. Il importe que vous le compreniez de suite.

Les deux jeunes femmes se regardèrent droit dans les yeux. C'était -une estimation mutuelle des valeurs.
Roseline avait, comme elle l'avait dit, « l'habitude des gardes privées ». Sa droiture native, son, éducation familiale et sa haute conscience lui avaient fait éviter les écueils nombreux de cette redoutable tâche.
Tout voir, les yeux fermés ; tout entendre, les oreilles closes ; tout comprendre, sans jamais parler, tels sont les devoirs de la profession médicale et infirmière que Roseline pratiquait. Elle avait appris l'art de mériter et de conserver la confiance la plus absolue.
- J'aurais souhaité moi-même, dit Miss Duncan, lentement, être informée, lorsque je suis venue, de ce que je sais aujourd'hui. je n'aurais sans doute pas eu le courage d'entreprendre ma tâche, mais maintenant, je me suis attachée à cette enfant, et je sens que je suis utile.

Elle ajouta, à voix plus basse
- Votre tâche à vous, c'est de redonner à son père la volonté de vivre, car que ferait-elle, la pauvre mignonne, s'il venait à mourir ?
- Je sais déjà tout cela, dit Roseline.
- Et la clef de cette situation, continua la gouvernante, c'est...

Elle se pencha et chuchota à l'oreille de l'infirmière :
- Jeu et morphine... chez la mère.

Le coeur de Mlle Duclavel, ce coeur qui avait traversé la guerre et ses angoisses, se contracta de nouveau douloureusement, en face de cette tragédie en miniature, avec ses trois acteurs...
Elle regarda la montre à son poignet.
- Merci, dit-elle, vous aviez raison ; il fallait que je sache. Mais l'heure de la visite du médecin approche. Nous causerons de nouveau. Demain, entre 2 et 3 heures, je ferai, si l'état de mon malade le permet, une promenade sur le Quai. Pourrez-vous m'y rejoindre ?
- Oui, nous sortons aussi à cette heure-là.

M. Barrett dormait toujours, lorsque Roseline revint près de lui, mais d'un sommeil fiévreux et agité, entrecoupé de gémissements.
Le Docteur le trouva mal et décida d'un nouveau vaccin, contre lequel le malade voulut résister, sous prétexte que « ce n'était pas la peine ».
- Pas d'enfantillage, fit le docteur Ducret, brusquement. On ne vous demande pas votre avis.

Et il se mit à préparer sa seringue.
Roseline s'était penchée sur le visage triste, et murmura :
- Pour la petite Daphné...

Il releva la tête :
- Vous l'avez vue ?
- Oui ; il faut que vous viviez... laissez-vous donc soigner !

Le médecin s'approchait, armé de son aiguille.
- Allons, le récalcitrant, un peu de courage, et ne pensons pas à mourir...

M. Barrett avait fermé les yeux, et ne bougea pas.
Après la visite, dans le vestibule, le médecin dit à Mlle Duclavel.
- Mauvais cas... Cet homme est démoralisé. Il faut trouver un joint, Mademoiselle. Ce serait intéressant, pour vous, car moi, je n'y peux que des mesures scientifiques, et vous le savez, la science...

Il fit un geste évasif, qu'elle connaissait bien, pour l'avoir vu. esquissé par tant de « maîtres » (surtout à ceux-là) de la science moderne.
Elle rentra dans la chambre. Le malade la suivait des yeux, d'un air intéressé.
Elle disparut dans le cabinet de toilette, s'agenouilla une minute et cria à Dieu :
« Seigneur, donne-moi cette vie et cette âme ! ».

Puis elle revint, résolue à lutter jusqu'au bout.
Les heures de la soirée s'écoulaient, sans que Mme Barrett rentrât. Roseline se demandait ce qu'il serait bon de faire et d'exiger pour protéger contre toute agitation inutile, son malade qui semblait à la fois redouter et désirer ce retour.
- Quelle heure est-ce ? demandait-il souvent. Florence est-elle revenue ?

Il était une heure du matin lorsque la porte s'ouvrit lentement, se referma de même, et la jeune femme se laissa tomber dans un fauteuil, sans regarder l'infirmière, puis arracha son chapeau qu'elle jeta à terre, et s'endormit
Le visage était pâle, les yeux estompés de cercles bleus, les cheveux humides et collés.
Roseline sentit une fois de plus, son coeur se fondre de pitié.
- Pauvre femme. ! pauvre homme ! pauvre petite fille !

Elle réussit à conduire Mine Barrett vers son lit, presque sans que celle-ci s'éveillât, et jusque très tard, dans la matinée, sans s'être déshabillée, la malheureuse femme dormit du profond sommeil des stupéfiants.
Vers 10 heures, le Docteur revint. Mme Barrett dormait toujours. Elle était effrayante à voir.
Les muscles relâchés, le fard disparu, les vêtements fripés, l'élégante poupée de la veille n'était plus qu'une loque.
Le docteur Ducret jeta sur l'infirmière un regard interrogateur, auquel elle répondit par le geste familier et silencieux qui simule la piqûre.
- Ah ! fit-il, je comprends maintenant bien des choses !

Et, s'approchant du lit de la dormeuse, il la secoua rudement :
- Allons, allons, réveillons-nous ! On a assez de malades à soigner ici !

Elle souleva ses lourdes paupières, remua un bras, fit un geste de protestation, ouvrit des yeux hébétés et soupira :
- Donnez-moi mon sac.

Le sac qu'on lui tendit ne contenait que divers menus objets de toilette, une seringue, quelques ampoules, des cartes de visite et une dizaine de francs.
- J'ai tout perdu, balbutia-t-elle... Alors, je me suis encore piquée...

Elle retomba sur l'oreiller et se mit à regarder vaguement autour d'elle, comme si elle revenait d'un long voyage dans l'inconnu.
- C'est drôle, fit-elle. Et comment va Ned ?
- Madame, dit sévèrement le médecin, votre mari est très malade et je dois vous prévenir que sa maladie a une forme grippale infectieuse. Vous n'avez rien à faire ici, puisque vous ne me paraissez pas en état de le soigner.

En un clin d'oeil, elle fut hors du lit, comme mue par un choc électrique, et toute sa lucidité revenue.

- Infectieuse ? cria-t-elle. Alors, oui, vous avez raison, docteur, je vous encombrerais plutôt. je vais aller rejoindre nos amis Maitland au Grand-Hôtel. je téléphonerai deux fois par jour, pour demander des nouvelles.

Elle ne s'informa pas même de la fillette et de sa gouvernante.
Mais le père avait entendu.
- Et Daphné ? interrogea-t-il, faiblement.

Roseline comprit alors la force du lien qui unissait si tendrement le père et l'enfant, victimes d'une si terrible infortune et que la destinée semblait vouloir bientôt séparer.
- Votre mignonne est bien soignée, dit-elle, d'un ton rassurant. Elle sort beaucoup, et Miss Duncan et elle ne risquent rien. N'est-ce pas, docteur ?
- Absolument rien, puisqu'elles n'entrent pas ici ; et qu'elles prendront les précautions nécessaires,

Une autre infirmière étant venue remplacer Mlle Duclavel, pendant l'heure où elle irait prendre l'air, celle-ci rejoignit Miss Duncan et Daphné sur le Quai. Pendant que l'enfant jetait du pain aux cygnes du jardin Albert 1er, les deux jeunes femmes causèrent.
- Tout d'abord, dit Roseline, le voudrais savoir pourquoi Daphné paraît ignorer l'existence de Dieu.
- J'ai reçu l'ordre de ne jamais lui en parler, dit Miss Duncan, tranquillement. Cela m'est d'autant plus facile, que moi-même je n'y crois pas. J'ai passé plusieurs années en Amérique et je suis devenue membre de l'Association des Quatre A.
- Qu'est-ce que cela ? interrogea l'infirmière, étonnée.
- En d'autres termes : L'Association Américaine pour l'Avancement de l'Athéisme.
- Décidément, pensa Roseline, je suis tombée dans un étrange milieu ! ...
- Et, poursuivit Miss Duncan, j'essaie, naturellement, d'accomplir mon devoir et de tenir ma promesse. L'enfant ignore qu'il existe une Divinité: invisible que certains humains adorent. Lorsque, par la force des choses, elle en entendra parler, nous lui dirons que c'est un mythe, une création de l'imagination superstitieuse des esprits d'autrefois, et elle n'aura aucune peine à le croire.
- Des esprits d'autrefois ? - répéta Mlle Duclavel, d'une voix brève. Prétendez-vous que les esprits d'aujourd'hui ont tous abandonné ce que vous appelez un « mythe » ? je soutiens le contraire.

Miss Duncan détourna la tête, un peu gênée, sous le regard clair de sa compagne.
- Je parle des généralités, dit-elle, sèchement, il y aura toujours des dupes.

Il y eut un silence. Roseline vit que l'heure n'était pas aux discussions.
- Daphné vous a-t-elle interrogée au sujet du « Docteur Dieu », dont je lui ai parlé, hier soir ?
- Oui, je lui ai dit que c'était un être de légende, comme le Bonhomme Noël. Il faut détruire les illusions dès le début. Les enfants seront plus heureux. M. et Mme Barrett y tiennent beaucoup.

Roseline regarda de nouveau Miss Duncan bien en face.
- Votre but, dit-elle doucement, mais fermement, est-il donc de rendre Daphné aussi heureuse que ses parents le sont ?

La gouvernante rougit un peu et ne répondit pas.

- Ceci, continua Mlle Duclavel, 'ne cadre guère avec, ce que vous m'avez dit de la situation. Car je pense que M. et Mme Barrett n'ont plus les « illusions » qu'ils veulent épargner à leur petite fille, quoique leur bonheur ne me paraisse guère enviable.
- Quand on n'attend rien, fit Miss Duncan, d'une voix âpre, quand on n'espère rien, on ne peut être déçu. Ce bonheur négatif est déjà appréciable. Qu'attendre d'un monde hypocrite, égoïste et menteur ? Et les gens religieux sont-ils meilleurs que les autres ? Mieux vaut ne pas croire en Dieu que de le trahir !

Elle lança cette belle phrase avec un geste éloquent.
- Cette argumentation me servira très bien, dit Roseline. Car si vous avez cru en Dieu, fréquenté des gens religieux hypocrites, vous désiriez certainement, en devenant membre d'une Société d'athéisme, trouver beaucoup mieux, et voir réaliser, parmi vos nouveaux amis, l'idéal de probité morale, de véracité et d'altruisme, que vous avez vu trahir ailleurs.

De nouveau, une flamme monta aux joues de la jeune Anglaise.
- Vous êtes habile, Mademoiselle, dit-elle, en souriant. je vois que votre expérience du monde vous a rendue clairvoyante. Et je ne saurais prétendre que tous les athées soient des gens recommandables.
- Il serait difficile de le « prétendre », dit Roseline, souriant aussi. Mais revenons au sujet qui nous occupe toutes les deux : la famille Barrett. je crois qu'on ne saurait trouver plus frappant exemple d'infortune... malgré les bienfaits de l'Athéisme.

Miss Duncan resta silencieuse.
Daphné réclamait encore du pain pour les cygnes. On en acheta à une vieille marchande qui circulait dans le jardin, un grand panier au bras, et la fillette reprit son jeu.
En la contemplant, si vive, si gracieuse et si ardente, l'infirmière sentait croître en elle l'immense pitié qu'elle avait conçue, dès le premier moment.
Pauvre petite épave, à peine sur le seuil de la vie ! Innocente victime de la grande révolte humaine, contre le Dieu d'Amour, entraînée, malgré elle, par le courant impétueux de l'après-guerre impie !
Et Miss Duncan avait dit, la veille :
- Je reste, parce que je puis lui être utile!

Utile ! En écrasant cette petite fleur sur la terre cruelle ? En lui ravissant tout ce qui peut l'élever vers le Ciel, vers son Créateur, vers le Christ son Sauveur ? En lui laissant même ignorer que l'énigme de la vie, qui, déjà, la trouble et la fait souffrir, a, sa solution dans l'Immortalité ?
Mais il fallait refouler l'indignation et la douleur de ces pensées. Dieu saurait bien la guider, dans la tâche complexe et délicate qui s'offrait à elle, et, une fois de plus, Roseline trouva son refuge dans la prière silencieuse.
- Je dois rentrer, dit-elle, en regardant la montre à son poignet. C'est l'heure.

Et d'un geste amical, elle prit congé de ses deux compagnes.

Le retour, le long de la mer, dans l'enchantement continuel de cette atmosphère baignée de soleil, constituait, pour la jeune infirmière, une brève retraite pour ses pensées.
Elle s'aperçut alors que Miss Duncan ne lui avait, en somme, rien appris des Barrett, sauf qu'ils étaient sans Dieu, ce qu'elle savait, d'ailleurs, déjà.
Mais, après tout, qu'avait-elle besoin de savoir d'autre ?
Sans Dieu, sans espérance, pour cette vie ou pour l'autre !
Sans joie, sans amour, sans même la seule satisfaction. que donne habituellement l'argent: l'indépendance.
Car, eux et leur enfant n'étaient-ils pas, en ce moment, entre les mains d'autrui, sans la moindre possibilité d'agir à leur guise ?
Roseline avait vu beaucoup de' riches et constaté, maintes fois, le néant de la fortune pour donner le bonheur, la santé, l'affection, la tranquillité d'âme et toutes les choses les plus précieuses d'ici-bas et de l'Au-delà.
Mais jamais pareille indigence ne s'était présentée à elle.
Le courant du monde ne fait pas de triage, lorsqu'il entraîne et engloutit les âmes riches et pauvres, intellectuels ou êtres bornés, ignorants ou savants, bons ou mauvais, durs ou sensibles, religieux ou athées, tout y passe... lorsqu'une main tremblante ne saisit pas la Main puissante et invisible, celle du Christ, seule capable de retirer le naufragé du gouffre qui l'attire.

À son retour, Roseline apprit qu'on était venu du Grand-Hôtel, chercher les bagages de Mme Barrett et elle-même.
La chambre du malade, débarrassée de mille objets inutiles, apparaissait plus reposante et le pauvre homme accueillit l'infirmière d'un air moins accablé.
- Curieux malade ! chuchota la garde remplaçante, à l'oreille de Mlle Duclavel, en la quittant. Vous aurez du mal à l'en tirer...


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