CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
V
(Pour combler le néant)
En effet, la bataille fut rude, pendant
plusieurs jours. Mais elle se livra dans les
sphères invisibles, plus que sur la terre.
Car une âme immortelle en était
l'enjeu.
- Oh ! Dieu, criait Roseline, à
tout instant, ne le laisse pas glisser dans
l'éternité des
ténèbres, avant qu'un rayon de ta
miséricorde l'ait éclairé
!
Enfin, un matin, le docteur
déclara le danger écarté,
félicita l'infirmière de ses
capacités professionnelles et de son
dévouement.
- Il vous devra la vie plus qu'à
moi, dit-il loyalement, devant le malade
lui-même.
Lorsqu'il fut sorti, M. Barrett se
tourna vers Mlle Duclavel et d'une voix ferme,
qu'elle ne lui connaissait pas :
- Mademoiselle, je désire vous
parler. Veuillez vous asseoir tout près de
moi. je veux tout d'abord, vous remercier du fond
du coeur, de vos soins, qui, probablement, comme le
dit le docteur Ducret, m'ont conservé
l'existence. Mais je vous remercie plus encore de
m'avoir inspiré la volonté de
vivre... pour ma fille.
Il avait prononcé ces derniers
mots avec une infinie tendresse
et en joignant ses mains amaigries, comme en une
inconsciente prière.
- M. Barrett, dit Roseline, de - sa voix
cordiale, je n'ai fait que mon devoir et ce devoir,
croyez-le, eût été tout
à fait impuissant à opérer le
miracle de votre guérison. Dieu seul en est
l'Auteur.
Le malade détourna la tête
avec un demi-sourire plein d'amertume :
- Quel dommage qu'une femme comme vous
croie en de pareils enfantillages !
- Des enfantillages dont la valeur ne
m'a jamais fait défaut, dit
l'infirmière très calmement. C'est
plus que vous ne pouvez dire de vos théories
négatives, lorsque vous vouliez mourir, en
laissant seule et sans protection, votre pauvre
petite Daphné. Si vous aviez cru en Dieu et
en sa Parole, M. Barrett, vous n'auriez pas eu
cette pensée.
Il la regarda avec un étonnement
mêlé d'admiration.
- By Jove, vous savez vous
défendre ! C'est vrai, je n'ai plus de
ressort... mais si vous saviez combien j'ai
souffert ! je m'en vais vous le raconter. J'ai fait
la guerre et j'ai été
sérieusement « gazé ». On a
cru que j'en mourrais. J'étais fiancé
à une jeune fille que j'adorais et qui a
rompu notre engagement, parce qu'elle ne croyait
pas à ma guérison complète et
qu'elle craignait de devoir faire la garde-malade
toute sa vie. je ne la blâme pas, mais elle
avait de la religion et sa religion ne lui a pas
donné le dévouement à la
hauteur de l'amour qu'elle prétendait avoir
pour moi, ou la patience
d'attendre. Elle en a épousé un
autre. Après deux ans de souffrances
indicibles, je me suis marié à mon
tour... mais de dépit. Hélas !
qu'ai-je fait ? je suis riche, très riche
même, car depuis la guerre, mon père
(dont j'étais le fils unique) est mort et
j'ai hérité d'une grosse fortune,
faim dans l'industrie. Une jeune fille, pauvre,
mais de la vieille noblesse, m'a
épousé pour mon argent...
et...
Il s'arrêta, eut un sourire amer
et poursuivit :
- Étrange à dire, mais
aussi... pour ma santé précaire ...
je ne devais pas vivre bien, bien longtemps
...
Roseline eut un geste de
protestation
- Taisez-vous ! cria-t-elle. C'est trop
de cynisme...
- C'est bien le mot, dit-il, fermement,
mais je puis vous dire cela, car les circonstances
vous ont permis de pénétrer dans
notre intimité, et vous savez certainement
ce que, d'ailleurs, il est bien inutile de vouloir
cacher : sa passion pour le jeu, son esclavage de
la morphine.
Une ombre passa sur le visage du malade,
puis, d'une voix basse :
- Nous ne nous sommes jamais
aimés, et si ce n'était le luxe qui
l'entoure, et dont elle ne peut se passer, il y a
longtemps qu'elle m'aurait quitté... Le
divorce est pourtant fait en faveur des gens comme
nous...
Il s'arrêta, fatigué de
cette longue conversation et mit sur ses yeux, sa
main diaphane.
Roseline le regardait, de plus en plus
envahie par une pitié immense.
Que dire à cet homme malade et
déprimé
- Vous comprenez, continua-t-il, d'une
voix sourde, pourquoi je voulais disparaître.
Car tout espoir est mort dans ma vie et je me
sentais incapable de lutter... même pour
Daphné. Elle est si jeune et je puis si mal
la protéger contre tous les dangers qui la
menacent !
- Alors, dit Roseline, gravement,
pourquoi lui empêchez-vous de connaître
Celui qui, seul, peut la protéger et la
secourir ? Celui auquel vous devez la vie ?
- Comment savez-vous que je lui en
empêche ? demanda-t-il, surpris.
- Miss Duncan me l'a avoué.
Permettez-moi de vous dire, Monsieur Barrett, que
cela est injuste et cruel !
- C'est exactement le contraire, fit-il
vivement. je veux lui éviter les
déceptions que j'ai eues ; car, il fut un
temps où je croyais en un Dieu d'amour,
comme les chrétiens le proclament... et je
n'ai trouvé que le néant !
...
- Et pour combler ce néant,
qu'avez-vous demandé à Miss Duncan de
lui enseigner ?
- L'accomplissement du devoir,
répondit-il avec une fierté qui donna
à son visage amaigri un air de noblesse
qu'elle ne lui avait jamais vu.
- Pauvre petite Daphné ! soupira
Mlle Duclavel. Elle a un père qui, si je le
juge bien, a toujours essayé de faire son
devoir, jusqu'au jour où il lui a paru
impossible de le faire vis-à-vis d'elle.
Est-ce l'exemple du devoir que
vous alliez lui laisser, M.
Barrett ? Est-ce là l'idéal des gens
qui ne croient plus en Dieu ?
De nouveau, il la considéra avec
admiration.
- Vous devriez être
conférencière et non
infirmière, dit-il (quoique j'aie
personnellement à me féliciter de
votre profession ! ). Vous êtes terriblement
habile !
C'était encore le mot qu'avait
employé Miss Duncan. Était-ce
là la seule impression qu'elle faisait ?
Elle en ressentit une profonde humiliation.
- Non pas « habile »,
dit-elle, en souriant un peu tristement. Nous
causerons de nouveau, une autre fois. Maintenant,
je vais vous lever un peu et vous déjeunerez
devant la fenêtre ouverte.
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