CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
III
(Après l'Armistice.)
Après l'Armistice, Roseline Duclavel
était naturellement revenue chez ses
parents, pour y passer l'hiver; et s'y
reposer.
Son robuste organisme avait
résisté à l'effort. et aux
angoisses de 'ces longues années de front,
mais elle était lasse de toutes
manières.
Par les horreurs dont elle avait
été témoin, - non seulement
celles de la guerre, mais celles de la
méchanceté et de la bassesse
humaines, dans tous les rangs de la
société et dans tous les milieux -
elle avait pénétré dans un
monde jusqu'alors inconnu et même
insoupçonné.
Cette expérience devait changer
l'orientation de sa vie, de cette vie qu'elle
avait, dès avant la guerre,
rêvée utile et féconde, certes,
mais dans un cadre facile, honoré, de tout
repos, celui de l'enseignement
universitaire.
Maintenant, elle avait pris le
goût de l'effort aigu, de la lutte
persévérante, de l'âpre joie
des victoires de l'amour sur la haine, même
si ces victoires sont suivies des défaites
qui découragent les faibles, mais
galvanisent les forts.
L'habitude de disputer à la mort
ses proies, même lorsqu'il faut, à la
fin, les lui abandonner, avait laissé
à Roseline, la nostalgie de
cette perpétuelle tension
du coeur et de l'esprit vers un but unique :
sauver.
Et dans ce mot divin, il y avait tout un
programme d'action.
Sauver le corps, bien sûr ! Mais
ce corps, un jour, devra mourir quand
même.
Sauver l'âme immortelle
était la seule oeuvre durable.
Et sa pensée, mélancolique
et fidèle, se reportait vers ce soir
brumeux, dans la sanglante ambulance du front
où elle avait lu le petit billet
fripé, de Louis Breton et où il
disait :
« Vous m'avez bien fait souffrir,
mais maintenant je vous bénis
».
« J'ai compris le néant des
choses qui passent et le prix de celles qui
demeurent... ».
Elle n'avait plu arracher le corps
à la mort, mais l'âme était
libérée. Tâche glorieuse entre
toutes !
Elle la continuerait, elle en ferait le
but suprême de son existence «
Sauvée pour servir ».
M. Duclavel ayant pris sa retraite, avait
acheté sur le Littoral
méditerranéen, une charmante
maisonnette où la famille habitait toute
l'année, sauf les lieux mois les plus chauds
de l'été qu'elle venait passer
à Meirage, au milieu du, paysage
aimé. et de vieux amis.
Une année tout entière de
repos physique et moral avait été
nécessaire à Roseline.
Pendant la grande tourmente, on n'avait
plus le temps de, réfléchir à
la solution, de certains
problèmes angoissants
dont l'acuité nous souffletait sans cesse,
laissant les coeurs désemparés et
meurtris.
Seuls, les croyants sincères
savaient remettre à Dieu et à
l'avenir, la réponse à tant de
sombres énigmes.
Rentrée chez elle, dans le calme
et le repos, entre ses parents à l'âme
si haute, au jugement si sain, Roseline se mit
à reprendre, un à un, les
éléments de ce mystérieux
problème de la souffrance sous toutes ses
formes, personnelles et collectives : souffrances,
des coupables et des innocents, des conscients et
des inconscients.
Du point de vue humain, tout demeurait
impénétrable et fermé comme
une nuit sans étoiles.
Mais à celui auquel Dieu a
parlé, l'horizon n'est point fermé ;
il est peut-être encore inaccessible, tel cet
univers brodé d'astres lumineux, mais un
jour, il deviendra tangible, présent,
compréhensible.
Avec sa capacité aiguë d'analyse,
Roseline souffrait de sentir l'emprise du Mal
engourdir les consciences.... même la
sienne.
Ne s'était-elle pas
habituée à la fange au milieu de
laquelle il fallait vivre ? Avait-elle toujours ces
sursauts d'horreur et de dégoût,
devant tout ce qui avilit ? Ces protestations
véhémentes, qui la
caractérisaient autrefois, contre le
mensonge, la déloyauté, l'hypocrisie,
l'ingratitude, l'égoïsme ?
Elle s'avouait à elle-même
que non.
Peu à peu, l'anesthésique
avait produit son effet. Quoiqu'elle fût
restée elle-même intacte, le Mal ne
lui causait plus la souffrance d'autrefois.
- Oh ! mon Dieu ! priait-elle souvent,
n'y on a-t-il donc plus, qui aient
résisté au courant ! qui aient
conservé toute la délicatesse de leur
conscience et sachent encore souffrir de
l'iniquité ambiante ?
Cet état d'âme et d'esprit
elle le retrouvait bien chez ses parents, mais eux
n'avaient traversé que de loin la grande
tourmente. Seuls, leur âge, leur situation,
leur culture spirituelle, leur isolement
volontaire, les avaient, placés quelque peu
en dehors des rafales.
Mais leur coeur, profondément
sympathique à la souffrance universelle, les
rendait accessibles à la
compréhension des autres. Aussi, est-ce
auprès d'eux que Roseline cherchait le repos
dont son âme avait besoin, après tant
de meurtrissures.
- Ah ! songeait-elle souvent, que ne
suis-je comme Daniel et ces trois jeunes
héros de la conscience irréductible,
à la cour des rois de Babylone, qui surent,
au mépris de leur vie, conserver intact,
l'idéal divin !
Graduellement, toutefois, tous les
principes de son éducation de noblesse
d'âme, reprirent leur place. Le terrible
« à quoi bon ? » qui l'avait tant
de fois tenaillée, fit place à la
divine exhortation : « Ne vous lassez pas de
faire le bien »
Tout reprit son équilibre, dans
sa vie et dans son jugement. De
nouveau, les choses éternelles et invisibles
se dressèrent devant elle dans 'leur
austère beauté. Sans valeur pour
l'esprit humain, elles revêtaient leur
inestimable prix ; elles étaient les seules
qu'il valût la peine d'acquérir et de
conserver !
Si les hommes étaient faux, vils,
cruels, le Christ demeurait dans Sa radieuse
perfection. Il était le Sauveur, l'Ami, le
Modèle, l'Alpha et l'Oméga de toutes
choses.
Roseline continuerait donc son ministère
d'amour auprès des malades, pauvres et
riches (car les riches d'argent sont souvent les
plus pauvres d'amour) auxquels elle apporterait les
trésors de son coeur, de son
expérience, de tout ce que lui avaient
donné ces années de fournaise
où le métal des âmes s'affine
et se purifie.
Elle n'irait pas dans ces cliniques
commerciales ou hôpitaux officiels, où
une règle sévère prive les
infirmières de toute action morale et
spirituelle
Elle avait trop conscience de sa
vocation (l'apostolat le plus grand, le plus
fécond qui puisse être
réalisé par une femme, après
celui d'épouse et de mère) pour
s'engager dans la voie des compromissions et des
restrictions.
Il lui fallait des mains libres, une
sphère sans limites imposées.
Ne connaissant pas de Maison où
ces conditions se trouvaient réunies, elle
décida de se consacrer aux gardes
privées.
Elle se ferait payer assez cher par les
riches pour pouvoir, ensuite,
accorder largement des soins gratuits aux
pauvres.
Des liens de parenté
éloignée qu'avait la famille Duclavel
avec un docteur réputé de Nice, lui
procurèrent ses premiers clients.
Elle fut vite débordée. On
se recommandait mutuellement cette
infirmière à l'allure
distinguée, au visage calme, aux
manières sobres, dont les capacités
professionnelles provoquaient l'éloge des
plus exigeants médecins.
Mais Roseline ne tarda pas à
être déçue dans son attente,
par les obstacles qu'elle rencontrait dans
l'exercice, de son « apostolat ».
Si les familles et les malades
accueillaient ses services et ses soins avec joie,
il n'en était pas de même du, message
dont elle se savait dépositaire.
Chez les riches, on l'écoutait
avec politesse, mais indifférence.
Chez les pauvres, on en espérait
certains avantages matériels et en l'absence
de ceux-ci, il ne restait que la brève
reconnaissance naturelle envers le
dévouement ; et encore, manquait-elle
souvent.
D'après ses expériences de
guerre, Roseline avait espéré
beaucoup mieux.
Les soldats, blessés,
déprimés, loin de leurs familles, las
des horreurs et des déceptions de la longue
épreuve, avaient témoigné plus
de réceptivité.
Elle avait pu leur parler de l'amour
infini du Christ, et beaucoup s'étaient
endormis du dernier sommeil en balbutiant le Nom du
Rédempteur.
D'autres, avaient reçu cette
grâce pour vivre une vie nouvelle et
régénérée, Quelques-uns
correspondaient encore avec celle qui leur avait
apporté la paix de l'âme, en leur
rendant la santé du corps.
Mais le courant d'après-guerre
était autrement plus impétueux et
plus irrésistible. Le remonter,
réclamait des forces infiniment plus grandes
et plus nombreuses.
- 0 Dieu, soupirait parfois la jeune,
fille, aide-moi à lutter, ou je vais perdre
pied dans le torrent !
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