CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
II
Meirage n'a pas changé.
La petite ville provençale se blottit
toujours dans son écrin de montagnes. La
lumière dorée l'enveloppe, la
pénètre et l'enchante comme
autrefois.
La coupole du ciel d'azur continue
à s'appuyer sur les lignes onduleuses des
sommets austères.
Mais des quartiers nouveaux se sont
construits depuis la guerre.
D'élégantes villas, de styles sobres
ou extravagants, s'élèvent dans des
jardins qui n'existaient point jadis, et semblent
avoir surgi comme un songe.
Dans les rues qu'ombragent toujours les
séculaires platanes, des magasins plus
modernes (du moins, leurs façades ... ) ont
remplacé les boutiques modestes
d'autrefois.
De grands cafés offrent, à
midi et le soir, à l'heure de
l'apéritif, des trottoirs aux sièges
confortables du dernier chic.
Des garçons qui ont sans doute
servi à Marseille, Aix-en-Provence ou
Avignon, s'empressent autour des clients habituels
ou de passage. Ces derniers sont devenus
très 'nombreux, car soit en hiver, soit en
été, les grands cars automobiles de
luxe P. L. M. déversent, à leur
arrêt, vers la Riviera ou
au retour, le flot de leurs étrangers riches
!
Meirage n'en est plus au, temps
où il dédaignait «
l'étranger » (qui était
très souvent français pur sang, mais
d'une autre province) et le traitait en
ennemi.
Au contraire, il l'accueille de bonne
grâce, sans toutefois beaucoup se
déranger pour lui, ce qui serait un peu trop
contraire à ses bonnes traditions.
De beaux hôtels, neufs ou
nouvellement agrandis et restaurés,
hébergent tous les, hôtes de
marque.
Car Meirage a pris le goût de
l'argent et de la vie large.
Il suffit de voir entre 1 et 2 heures,
l'hiver, entre 6 et, 7, l'été, les
gens se promener.
La moindre petite ouvrière ou
employée porte tous les jours des bas de
soie, des talons Louis XV, une robe de crêpe
de Chine.
Le plus modeste commerçant
possède une automobile ou rêve d'en
avoir une... et l'aura.
D'autres font construire leur villa ou
s'offrent d'agréables villégiatures.
Si l'un des disparus de 1914 revenait soudain
à la vie, et se demandait quelle bonne et
magique fortune est tombée, en si peu de
temps, sur le pays, pour le transformer ainsi en
séjour de luxe et de vie facile, que
faudrait-il répondre ?
Tragédie des tragédies...
c'est de son sang, que cette bonne fortune a
été achetée !
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