Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



CONTRE LE COURANT

DEUXIÈME PARTIE


IV

(Où l'on reparle d' Albert Vateau)

 

Meirage n'avait pas changé. Il reçut Roseline Duclavel avec son même sourire radieux, un beau soir de mai, alors que le soleil, à peine disparu, faisait aux montagnes familières leur couronne rose et mauve. Tout était calme, et vert, et frais, et intact.
Qu'on était loin du fracas des batailles, des ruines et des scènes sanglantes ! Combien ces hauteurs, dans leur sereine immobilité, semblaient prendre en pitié la folie et l'orgueil humains! Elles disaient avec un écrivain sacré et prophète ardent :

« Les peuples travaillent pour le feu. Les nations se fatiguent en vain » (Habakuk 2 : 13).

C'est l'impression qu'eut Roseline, à la sortie du train, en contemplant ce décor de beauté et de rêve. Puis, dans les bras de ses parents, elle goûta enfin ces joies du coeur dont la privation l'avait fait si cruellement souffrir. Et leur culte de famille, ce soir-là, fut un hymne de louange au Dieu miséricordieux qui les avait réunis, alors que tant de foyers étaient dans le deuil et l'épreuve.

La première visite de Roseline fut naturellement pour Mireille. Elle la trouva agitée et en pleurs. On avait, le jour même, reçu des nouvelles très inquiétantes d'Albert Vateau. En travaillant sur un malade gangrené, il s'était piqué avec sa lancette et empoisonné la main. L'infection avait gagné le bras et on craignait la nécessité d'une amputation. C'était son chirurgien lui-même qui écrivait à la famille; le malade demandait sa femme. Il était à l'hôpital à Paris.

La santé de Mireille était toujours médiocre. Ses angoisses continuelles l'avaient maintenue dans la nervosité et la faiblesse qui avaient succédé à la naissance de son fils. Les permissions de son mari n'étaient que l'occasion d'une nouvelle crise. Aussi cet appel d'Albert de venir près de lui la consterna. Elle avait conscience de ne jamais lui avoir aidé à porter le fardeau des circonstances, au contraire. Il l'avait toujours tendrement grondée de son manque de courage, mais avec une certaine amertume dans la voix. Elle l'avait bien compris : elle n'était pas restée à la hauteur de son rêve à lui.

Roseline conseilla vivement à son amie de ne pas tarder un instant de se rendre à l'appel de son mari. Ce fut elle qui l'accompagna à la gare et lui fit les dernières recommandations. Mais, une fois le train parti et 'revenue vers Mme Lenormand et Mme Vateau mère, elle ne leur cacha pas ses appréhensions. Elle avait vu deux cas comme celui d'Albert. Ils avaient fini, l'un par la mort, l'autre par l'amputation.

- Ah ! gémit la mère de Mireille, qu'avons-nous fait au Bon Dieu pour qu'il nous éprouve tant ?
- Sainte Vierge! murmura Mme Vateau en sanglotant et en se signant, rendez-le nous ! Je serai plus pieuse désormais ! Saint Joseph, priez pour nous !

Roseline les considéra sans répondre. Qu'elles représentaient bien deux classes de personnes, aussi - nombreuses qu'inconscientes !
Mme Lenormand était de ces gens qui, ayant fait leur ciel de la terre, y ont concentré toutes leurs pensées et leurs affections. Dieu est relégué au dernier plan, si même Il est quelque part dans leur, vie. Mais ces gens-là s'imaginent naïvement qu'Il accourra à leur appel, lorsque tout secours humain leur aura fait défaut et qu'ils n'auront plus que Lui comme refuge.
Et lorsqu'ils voient que Dieu n'entre pas dans ces calculs, ils sont indignés et demandent à tous les échos « ce qu'ils lui ont fait ! ».

Mme Vateau, elle, n'aurait pas osé, s'en prendre à Dieu, avec lequel elle n'avait jamais eu la moindre relation. Une foule d'intermédiaires lui avaient toujours rendu le service de faire ses commissions qui, d'ailleurs, étaient fort rares et du caractère le plus vague. Elle ne priait jamais et aujourd'hui, ce n'était que par. Un souvenir de ses superstitions d'enfant qu'elle s'adressait, dans son affolement, à la Sainte Vierge et à Saint Joseph, les deux seuls noms retenus par sa mémoire religieuse, Elle eût été prête, en cet instant, à brûler tous les cierges, à porter toutes les médailles, à faire tous les pèlerinages qu'on lui eût demandés. La religion est la suprême ressource. On n'est pas bien sûr que tout cela soit vrai, mais au cas où ce serait vrai, il vaut mieux être en règle.

C'est à toutes ces choses que Roseline pensait, en quittant ces deux pauvres mères qu'elle voyait trop agitées pour écouter aucun raisonnement ou même aucune consolation sérieuse.
Il est des cas où toute parole est vaine et où la prière seule est efficace. Ce fut donc une fois de plus, tout le secours que les membres de la famille Duclavel donnèrent, ce soir-là, à leurs amis dans la peine.

La première lettre de Mireille contenait des nouvelles graves, mais relativement rassurantes. On avait amputé le bras et on attendait les suites. Elle avait trouvé Albert courageux mais sombre. Les docteurs avaient bon espoir pour la vie du malade. Quant à elle, après le premier choc, elle se trouvait privilégiée, puisque son mari lui serait probablement conservé.
- « J'essaie de le remonter », disait-elle, dans sa seconde lettre, quelques jours plus tard, « mais quoique hors de danger, il paraît soucieux. je me fais aussi gaie que possible. je lui dis que dans sa profession, un bras de plus ou de moins n'est pas -une affaire puisqu'il n'est pas chirurgien, mais il ne se déride pas. Dites à Roseline Duclavel que lorsqu'elle passera à Paris en retournant à son poste, elle vienne nous voir. Elle aura peut-être plus d'éloquence et de succès que moi. je crois qu'il ne prend pas au sérieux ce que je lui dis ».
Mme Lenormand donna cette lettre à lire à Roseline qui vit dans ces derniers mots toute une tragédie dont Mireille ne se doutait même pas.
Elle résolut de répondre à l'invitation de son amie et de s'arrêter à Paris.

Ses relations avec Albert Vateau avaient toujours été assez froides. Il avait compris que son mariage avec Mireille n'avait pas été approuvé des Duclavel et il en connaissait la raison. Il estimait que cette raison tenait du, fanatisme, de l'intolérance et d'une conception fausse et exaltée de la vie, mais il était trop intelligent pour ne pas comprendre qu'elle pût exister. Une erreur peut inspirer le respect et c'était le sentiment d'Albert; Vateau vis-à-vis de l'attitude des Duclavel, d'ailleurs pleine d'affection et de cordialité, maintenant que la chose était un fait accompli et irréparable. Mais il sentait encore leur tristesse discrète et, surtout depuis la guerre, la comprenait mieux.

À sa dernière permission, la visite qu'il avait faite à M. et Mme Duclavel les avait touchés.
- Vous savez, leur dit-il, à quels dangers je suis exposé: chaque jour. je viens, ce soir, vous faire une prière expresse : C'est que, s'il m'arrivait quelque, chose, (et par là, bien entendu je veux dire : si j'étais tué), vous n'abandonniez jamais ma pauvre Mireille. Vous la consoleriez, vous la guideriez et vous lui donneriez surtout des conseils pour élever notre petit Claude. Il n'est personne à qui je préférerais la confier qu'à vous. Et je sais qu'elle a, en Mlle Roseline, l'amie la plus fidèle et la plus éclairée.
Ils avaient promis, en lui serrant la main avec émotion, puis il était rentré chez lui et avait répété les mêmes paroles à sa femme.
- C'est à eux que tu t'adresserais, ce sont leurs conseils que tu suivrais, n'est-ce pas, ma chérie ? Promets-le moi.

À ces mots, Mireille avait protesté contre ces idées lugubres et une crise de larmes dans les règles s'en était suivie. Avait-il besoin de gâter ces quelques trop courtes journées par de pareils procédés ? Il serait bien temps pour elle de savoir que faire, si un pareil malheur arrivait !
- Mais non, ma mignonne, il ne serait plus temps, dit-il, d'un ton résigné ; je te connais ; tu perdrais la tête et ne saurais d'où te tourner. Ta mère est très nerveuse (tu as vu son attitude à la mort de Jacques), ma mère et mes soeurs seraient naturellement dans un grand chagrin personnel et j'ai voulu te confier à des amis sûrs et dévoués, qui, je crois, ne manqueraient à aucune de leurs promesses.
- Tu as une bien haute idée des Duclavel, fit Mireille, un peu vexée et encore en pleurs.
- C'est vrai, dit Albert, brièvement.

Il allait dire autre chose, mais s'arrêta à temps.
Lorsque Roseline entra dans la chambre du Dr Vateau, à Paris, conduite par Mireille, il l'accueillit avec un sourire reconnaissant. Il ignorait que sa femme lui eût dit de venir.
Ils causèrent longtemps de son cas, au point de vue professionnel, et il lui raconta tout en détail, sachant combien cela l'intéressait.
- J'espère que vous pourrez bientôt voyager et rentrer à Meirage, dit Mlle Duclavel. C'est seulement chez vous que vous prendrez îles forces.
- Si seulement il voulait être un peu plus gai ! fit Mireille étourdiment, ça irait bien plus vite !

Un nuage passa sur le visage d'Albert.
- Nous ne sommes pas dans des circonstances où l'on peut être gai, fit-il. je crois bien que je ne le serai jamais plus. Êtes-vous quelquefois gaie, maintenant, Mlle Roseline ?

Elle sourit :
- Mireille a employé là, sans y réfléchir, une expression qu'elle-même doit reconnaître impropre. Vous avez raison, docteur, la gaieté n'est plus de saison. Mais je puis vous dire que malgré tout, je suis heureuse ! Le bonheur, celui qui est intérieur et durable, est indépendant des circonstances. C'est lui qui nous sauve du découragement.

Mireille eut un geste d'impatience.
- Je m'en vais commander le thé pour nous trois, dit-elle, je reviens dans dix minutes.

Lorsqu'elle fut sortie, Albert reprit :
- Vous avez dit le mot juste, Mademoiselle. je suis « découragé ». Au fond, c'est une ingratitude envers la Destinée qui aurait pu me traiter plus mal et comme, le dit Mireille continuellement, j'en ai fini avec les horreurs de la guerre. Mais je ne m'explique pas pourquoi la vie, pour moi, a perdu sa saveur.
- Vous avez beaucoup souffert moralement, dans votre service, dit Roseline avec sympathie. Les hommes de coeur ne peuvent faire autrement.
- Oui, j'ai souffert, mais d'autres aussi et j'en vois de plus mal arrangés que moi qui s'accrochent désespérément à l'existence comme s'ils allaient. trouver un El Dorado à l'arrière. Le boulanger rêve à sa boulangerie, le menuisier à son atelier, le cultivateur à sa terre. Moi, je suis tellement diminué, dans mon être physique, et tellement écoeuré par tant de choses affreuses, que je ne sais si je reprendrai jamais goût à la vie. Ah ! si ce n'était pour Mireille et le petit Claude !

Roseline le considérait avec surprise. Cette attitude n'avait jamais été celle d'Albert Vateau, même aux plus mauvais jours de La guerre. Pour un homme jeune et robuste, de sa situation de fortune, la perte d'un bras n'était pas une chose qui dût lui faire perdre courage à ce point.
- Une mutilation physique telle que la vôtre, n'a pas l'importance que vous lui attribuez, en ce moment de dépression, répondit Roseline, d'un ton encourageant. Il y aura encore tant de bien à faire pour vous à Meirage !

Un docteur qui comprend sa vocation comme vous la comprenez, est encore bien plus un conseiller qu'un praticien et l'estime dont vous êtes entouré vous rendra la tâche facile.
Albert Vateau sourit:
- Voici un beau discours, Mademoiselle Roseline, et je sais que dans votre bouche, il est tout à fait sincère et je vous en remercie. Mais voyez-vous, pour conseiller et encourager les autres, il faut soi-même voir son chemin et avoir du courage. Moi, je viens de faire l'expérience qu'il y a dans le monde tant d'injustice et de méchanceté, que je me sens devenir affreusement égoïste. Autrefois, j'avais un idéal altruiste et généreux. Maintenant, je n'en ai plus. À quoi bon ? Rien ne subsiste, rien ne demeure, rien n'est vrai.
- Rien, dit Roseline, gravement, que Dieu et sa Parole qui subsiste pour l'Éternité.
- Ah ! dit Albert, que vous êtes heureuse ! Les croyants comme vous, même s'ils se trompent, ont les joies les plus pures que la vie puisse donner, celles d'avoir un idéal inébranlable.
- Il est à votre disposition., M. Vateau, vous le savez. Ce, n'est qu'en Dieu que vous retrouverez « le goût de vivre » comme vous le dite.

Albert eut un geste las.
- C'est possible, mais il y a en moi des sentiments tellement contradictoires ! Enfin, Mademoiselle Roseline, après là guerre, nous reparlerons de tout cela à Meirage, si ce Dieu auquel vous croyez si fermement, nous permet de voir la fin de cette boucherie. J'espère que vous et vos parents resterez toujours nos amis. Vous savez que si j'avais été, tué, je vous avais confié à tous, Mireille, et le petit Claude, dans mes dernières volontés.
Roseline lui tendit la main d'un mouvement affectueux :
- Oui, mes parents m'avaient écrit cela et je vous remercie de cette confiance, mais maintenant que leur protecteur naturel leur est conservé, c'est encore bien mieux.
- Peut-être aurons-nous tous besoin de vous... dit-il, en hésitant un peu.

Puis, comme la porte s'ouvrait :
- Ah ! voilà Mireille et le thé ! ...

Le soir, dans le train qui l'emmenait à son poste, Roseline réfléchissait à cette entrevue. Une immense pitié emplissait son coeur pour Albert Vateau et pour Mireille.
Car, il semblait que, dans la détresse morale qu'il traversait en ce moment, pas une fois l'idée ne lui était venue de se tourner vers sa femme pour de la lumière et du - secours. Il ne l'avait pas nommée comme appartenant à ce domaine de sa pensée intérieure et intime. Il la chérissait, mais elle n'était pas pour lui une aide, un soutien, une raison d'être courageux dans l'épreuve.
Roseline pensa à cette parole où le Roi sage dépeint la femme idéale :
« Le coeur de son mari s'assure en elle ».
Et pourtant, Albert Vateau méritait mieux que cela. Si Mireille avait suivi la voie austère de la fidélité chrétienne, elle en aurait récolté les fruits. Et Roseline pensa à la lettre de Louis Breton, qu'elle avait là dans son petit sac.

Albert Vateau avait eu, tout à l'heure, par une coïncidence singulière, une parole qui rappelait une phrase de cette lettre : « Rien ne demeure ». Et l'autre disait : « Vous m'avez appris la différence qu'il y a entre ce qui passe et ce qui demeure ».
Le premier avait vu la réalité de « ce qui demeure » ; personne ne l'avait enseigné au second.

Terrible responsabilité, de l'influence et do l'exemple ! Conséquences inexorables de la loyauté à un principe ou de sa trahison ! Qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, les lois du monde moral et spirituel s'exécutent avec un ordre pareil à celui de l'univers matériel.
Dans la nuit, un grondement formidable ébranla l'atmosphère. On approchait du front. Dans la solitude de son wagon, Roseline s'agenouilla, et dans une ardente prière, déversa son coeur dans celui de Dieu.

La guerre est finie. Mais le Courant existe toujours, plus impétueux, plus rapide et plus « contraire » que jamais.
Le remonter est dur, impossible à la pauvre nature humaine. Seule, une force surnaturelle en donne la capacité.
S'en aller au fil de l'eau, est facile et agréable. La foule s'en va ainsi.

Les romanciers font finir les histoires quand ils veulent. Et en général, pour plaire au public, ils les font bien finir. Mais dans la vie, il n'en est pas ainsi. Les histoires continuent. Et chaque homme étant l'auteur de sa propre histoire, elles ne finissent pas toujours « bien ».
Dans l'étude de caractères que nous venons de faire, une histoire s'est terminée : celle de Louis Breton.
Il est facile de prévoir la fin des Duclavel. Celui qui est sur le Rocher des Siècles, n'est jamais ébranlé.
Seule, celle des Vateau, reste encore énigmatique. Ils ont entre les mains, la redoutable liberté de remonter le courant ou de s'y laisser aller.

Le fil de l'eau court toujours.


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