Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



CONTRE LE COURANT

DEUXIÈME PARTIE


III

(Que devait-elle faire vis-à-vis de Louis Breton ?)

 

Ce soir-là, dans sa minuscule chambre d'ambulance, Roseline passa une des heures les plus anxieuses de sa vie. Que devait-elle faire vis-à-vis de Louis Breton ? Établir le fait qu'ils s'étaient reconnus mutuellement, ou l'ignorer?

Elle redoutait, par-dessus tout, de provoquer de la fièvre par une émotion quelconque. Il était déjà en danger sinon immédiat, du moins possible et prochain, d'après l'opinion du Dr. Lenoir. Longtemps elle pria pour être dirigée dans son désir intense de faire du bien et non du mal, à cette âme infiniment précieuse, à cet être quelle avait fait souffrir et par lequel elle avait souffert.
Louis Breton était un de ses amis d'enfance, avant que les Duclavel fussent venus à Meirage. Les deux familles étaient intimes. Plus tard, pendant les vacances, elles s'étaient revues et au cours des années, s'étaient fait des visites réciproques. Les Breton étaient de grands vignerons du Midi. Louis, qui aimait la campagne, avait décidé de continuer à exploiter les vignobles de son père. Ils avaient une belle maison, confortable et saine, entourée d'un jardin splendide. Roseline aurait vécu là une vie facile, et même luxueuse, entourée de l'amour et des soins constants d'un mari exceptionnellement bon, intelligent, cultivé, mais indifférent vis-à-vis du Christ.
Elle avait renoncé à tout pour nie pas rabaisser son idéal à elle, mettre son Sauveur et son Maître à l'arrière-plan et rendre Louis Breton malheureux. Mais la plaie avait toujours saigné. Le sacrifice n'avait pas perdu son prix.
Toujours, elle avait prié pour cette conversion, puis craignant de la désirer égoïstement pour elle et son bonheur personnel, elle avait dit à Dieu :
- Quand tu voudras, Seigneur, même à la onzième heure. Mais c'est selon Ta Volonté que cela arrive. je t'en laisse le soin.

Une grande quiétude était alors descendue en elle. Elle avait cru. Et tout est, possible à celui qui croit.
Ce soir-là, la conclusion de ses pensées fut qu'elle laisserait faire les circonstances. Avec les malades, d'ailleurs, elle le savait, on ne pouvait combiner de plan d'action.
Les jours suivants, le grand blesse fut très calme, Le docteur admirait son courage pendant les opérations qu'il fallut pratiquer et les pansements douloureux qu'il fallut faire.
Roseline avait assisté, à tout cela, et aidé le chirurgien, faisant preuve de la plus parfaite maîtrise de soi.
Le Dr. Lenoir, avec une bonté qui l'avait touchée, lui dit, le lendemain de l'arrivée de Louis Breton et de leur conversation à son sujet :
- Vous saviez, Mademoiselle Duclavel, si ça vous fait trop mal, je tâcherai de me débrouiller avec une des infirmières. Bien sûr, il y en a dans le nombre qui sont assez raisonnables.
- Merci, Docteur, de cette attention, mais, je suis tout à fait bien aujourd'hui; vous savez que j'avais été « prise par surprise ». je vous promets que cela n'arrivera plus.

En effet, « cela » n'était plus arrivé. Fortifiée chaque fois par la prière intérieure continuelle, elle avait victorieusement traversé ces heures de cruelle émotion.
Mais la première fois qu'on avait découvert ce visage ravagé, aux immenses cavités béantes, ces traits dont elle se souvenait, de l'expression aimable, aux beaux yeux expressifs, à la bouche fine, Roseline avait failli crier.

Le blessé manifestait toujours une certaine agitation lorsqu'il entendait sa voix et elle avait pris le parti de parler le moins possible ; entre les heures où elle devait accompagner le médecin, elle ne s'approchait que rarement de son lit. Elle avait senti d'instinct, par ces gestes nerveux, que sa présence lui était pénible. L'homme jeune et fort a en horreur la déchéance physique, à laquelle, très souvent il préfère la mort.
Le connaissant bien, Roseline savait que Louis Breton souffrait horriblement qu'elle eût été témoin de cette mutilation, qui, si elle inspirait de l'admiration et de la sympathie à la Française, provoquait infailliblement du dégoût chez la femme.
Elle comprit tout cela et attendit que le jour vint où le blessé, dégagé de ses bandages, pourrait parler, et, où elle-même pourrait le faire, sans avoir à redouter une trop grande émotion pour lui.
Ce jour vint plus tôt et autrement qu'elle l'avait pensé.

Un soir, elle venait voir comment il allait et pour la première fois, le trouva seul. On l'avait placé dans un coin bien aéré, masqué par un rideau, pour ne pas impressionner les autres malades et où il était plus tranquille aussi.
Elle s'approchait très doucement ; mais lui, comme si par télépathie, il l'eût devinée, tourna la tête et cette fois-ci, tendit sa main, largement ouverte, d'un geste suppliant.
Des larmes vinrent aux yeux de la jeune fille. Affectueusement, elle plaça sa main dans celle qui lui était tendue et les deux s'étreignirent.
Pas un mot ne fut prononcé.
Et pendant bien des jours, cet échange silencieux d'une même pensée, fut la seule manifestation de leurs sentiments, la seule preuve qu'ils s'étaient reconnus.
Un matin, toutefois, pendant son pansement,le blessé articula quelques paroles et demanda qu'on lui donnât plus tard du papier et un crayon. Ce qui fut fait.
Il retint soigneusement dans ses doigts maigres, le billet qu'il griffonna et le remit à Roseline, le soir, lorsqu'elle vint, comme de coutume, lui serrer la main.
Elle le mit dans sa poche et attendit d'être dans sa chambre peur le lire.
Il était ainsi conçu :

« Ma chère Roseline,

Ce n'est pas le hasard, n'est-ce pas, qui nous a si étrangement réunis ? Car je ne crois plus au hasard. je crois en Dieu et en Son amour infini. Vous m'avez fait bien souffrir, mais maintenant, je vous bénis. J'ai beaucoup réfléchi, depuis le début de la guerre, à ce que vous m'avez dit tant de fois, qu'il est des choses qui passent, d'autres qui demeurent. Vous viviez pour ces dernières et moi, je vivais pour les autres. Combien vous aviez raison de penser qu'un abîme nous séparait ! Mais votre fidélité à ce principe m'a fait beaucoup réfléchir, après m'avoir irrité et révolté. Dans la fournaise que j'ai traversée depuis ces longs mois de guerre, j'ai enfin compris le néant des choses qui passent et le prix de celles qui demeurent. D'ailleurs, elles seules me restent, maintenant que tout m'est enlevé et que je n'ai plus qu'un désir : quitter ce monde et être avec le Christ.
Mais je savais que je vous rendrais heureuse en vous disant que vos prières ont été entendues car je sais que vous avez prié pour moi. Encore une fois, merci.
Votre ami et votre frère.

Louis BRETON. »
 

Sous sa modeste lampe d'ambulance, Roseline venait de finir la lecture de ces lignes, écrites d'une main tremblante, et presque illisibles.
Elle plia soigneusement le papier et le mit entre les feuillets de sa petite Bible.
Puis, elle éteignit la lampe et se laissa glisser à genoux devant son lit. Il lui semblait que son coeur allait éclater de joie.
C'était l'heure de sa récompense ; récompense qui ne lui apportait rien à elle-même, elle le devinait bien, sauf le bonheur que procure le salut d'une âme, à celui dont le but, dans la vie, est d'en gagner le plus possible.

Le lendemain était jour d'opération pour Louis Breton.
Roseline alla lui serrer la main de bonne heure et le fit de manière qu'il comprît combien elle était heureuse et reconnaissante.
L'opération faite, le Dr Lenoir resta soucieux. Le soir, la fièvre se déclarait. Le danger d'infection toujours imminent, à cause du caractère des plaies, se dressait si puissant que rien ne pouvait l'arrêter. Des complications de tous genres suivirent et malgré les soins les plus dévoués, quelques jours plus tard, Louis Breton quittait ce monde, pour être avec le Christ », comme il l'avait, souhaité. Seuls, le Dr Lenoir et Roseline l'assistèrent à ses derniers moments et ce fut sa main dans la main de cette dernière qu'il s'endormit de son sommeil suprême.
La mort d'un homme ne comptait guère dans ces jours-là. Qu'était-ce qu'une unité dans le grand Tout? Qu'était-ce qu'un soupir, fût-ce le dernier, dans le grand gémissement universel ? Qu'était-ce qu'un serrement de main pendant une agonie, dans l'immense agonie du front et de l'arrière ? Qu'étaient des larmes versées par une seule femme, à un seul chevet, dans le vaste sanglot qui tremblait dans l'atmosphère du monde entier ?

Un homme disparu, un autre était déposé dans son lit de souffrance et la roue. recommençait à tourner, la guerre à faucher, les coeurs à saigner.
Et pourtant, quand Louis Breton eût été déposé dans sa petite tombe de soldat et que Roseline fût rentrée du simple service qu'un aumônier était venu présider, elle eut, dans sa chambre, une heure terrible. jusqu'au dernier moment, elle avait espéré que cette vie serait épargnée. Elle avait rêvé, sans même se l'avouer à elle-même, de se dévouer à lui et de lui faire oublier la mutilation de son être physique, par la joie et la paix d'un foyer, après la grande, tourmente.
Le coeur qui s'est cru mort a des sursauts de vie plus impérieux que tout autre.

Lorsque Louis Breton eut pour toujours quitté ce monde, Roseline l'aima plus que jamais auparavant, le regretta plus passionnément. Car jamais leurs âmes n'avaient communié ensemble, comme en ces quelques jours où ils n'avaient même pas pu se parler mais où, dans un simple serrement de main, ils avaient fait entrer tout le passé et tout l'avenir.
Cet avenir, maintenant, c'était le revoir dans la Maison du Père, sans mutilation, sans regrets, sans nouvelle séparation. Lui, auquel elle avait enseigné la voie, était arrivé le premier. Il en savait déjà plus long qu'elle sur le grand mystère de l'Amour infini. C'était la douceur de cette heure amère, la frange d'or de ce nuage sombre.
Ah ! non, sa lutte n'avait pas été vaine contre l'élan du courant que d'autres avaient trouvé irrésistible. Irrésistible... seulement pour celui qui ne veut pas lutter. Car vouloir, tout est là.
Pour celui qui croit, c'est-à-dire qui veut, Dieu peut tout.

Quelques jours après, par une curieuse coïncidence, le Dr Lenoir et Mlle Duclavel eurent, à la même époque, leur « permission de détente ».

Roseline avait refusé, la dernière, à cause du surcroît -de travail et de la gravité des événements, mais elle se sentait à bout de force, moralement et physiquement. Il lui tardait de se reposer quelques jours dans l'atmosphère du, foyer familial, dans le cadre paisible des lumineuses montagnes provençales.
L'horreur, l'inutilité, la stupidité de la guerre, lui apparaissaient plus diaboliques que jamais. C'était l'heure du triomphe pour le Prince des Ténèbres. Le seul refuge contre cet orage et cette épouvante, c'était la lumière de l'Invisible, vers laquelle les yeux de l'âme croyante sont invinciblement attirés mais que lui voile parfois la nuit de ce monde.

- Tiens, voilà ce qui s'appelle une chance! fit le Dr Lenoir en reconnaissant Roseline, dans le compartiment de première classe où il déposait son sac et où elle venait de s'installer.
- C'est vrai, dit-elle en souriant. je pensais aller jusqu'à N. toute seule. Un officier est venu inspecter le compartiment, m'a examinée du coin de l'oeil et a fini par choisir ailleurs. Je n'avais sans doute pas l'air assez gaie.
- Eh ! bien, votre humeur me conviendra à moi, dit-il, en s'asseyant en face d'elle, car je ne suis pas gai non plus. je ne vais pas en permission avec' enthousiasme.
- Vous savez, continua-t-il, au, bout d'un instant, que j'ai perdu ma femme, il y a trois ans. je n'ai pas d'enfants et plus de parents. Pas d'intérieur où aller me réconforter ! Quant aux amis qui m'invitent... j'ignore jusqu'à quel point ils sont sincères. J'ai fait bien des expériences en fait d'amitié.

Le Dr Lenoir semblait vraiment plus harassé que de coutume.
- Il y a quand même des jours où la vie est trop, bête, dit-il nerveusement. J'en aurai bientôt assez.

Roseline était exténuée aussi, mais elle sentait que le moment était venu de dire au médecin quelque chose que, depuis la mort de Louis Breton, elle voulait lui faire connaître.
- La vie n'est heureuse pour personne en ce moment, dit-elle, sauf pour ceux qui sont dans le grand repos.

Il leva les yeux vivement et comprit l'allusion.
- Ma foi, fit-il, je voudrais bien être sûr qu'il y en ait un ; je veux dire, un autre repos que celui du néant.

Il y eut un long silence. Le train se mit en marche.
Le médecin avait pris son. journal, puis l'avait posé d'un air indifférent. Roseline l'observait et finit par ouvrir son sac de voyage. Elle en tira la lettre de Louis Breton et la lui tendit :
- Docteur, dit-elle, de sa voix égale et ferme, les circonstances ont fait que vous avez été mêlé à une page de ma vie, la plus intime et la plus douloureuse. Vous m'avez témoigné une sympathie qui m'a d'autant plus touchée que vous ne pouviez comprendre les motifs de ma conduite passée. Vous me blâmiez, tout en me plaignant. je désire donc vous prier de lire ceci. je ne sais pas ce que vous en penserez. Mais pour moi, c'est la consolation suprême. Car, quoi de meilleur que de savoir qu'un ne s'est pas trompé, qu'on n'a pas souffert en vain ?

En silence, le Dr Lenoir déchiffra le petit billet au crayon, dont l'écriture s'était faite encore plus confuse par le pliage du papier.
Cela lui prit un instant, car une ou deux fois, il s'arrêta pour regarder par la fenêtre, en réfléchissant.
Lorsqu'il eut fini, il le rendit à Mlle Duclavel, sans autre commentaire qu'un simple merci ému.
Elle ne lui fit aucune question, et de nouveau, pendant près d'un quart d'heure, le train roula sans qu'aucun des voyageurs prononçât d'autre parole.
Le Dr Lenoir n'avait pas repris son journal. Sa casquette un peu rabattue sur les yeux, il regardait défiler les paysages, du même air sombre et préoccupé.
Mais à N., dans une heure, à l'embranchement des lignes, ils allaient se séparer.
Enfin, il se pencha un peu en avant, pour que sa voix domina le bruit du train.
- Vous avez raison d'être satisfaite, Mademoiselle, fit-il, gravement et cordialement. Ce n'est pas souvent qu'on voit le fruit de son labeur et de ses plus durs sacrifices. Moi-même, je n'ai jamais récolté que déception et tourment l'esprit.

Sans s'en douter, le chirurgien employait une expression chère à l'Ecclésiaste et comme lui, réalisait la vanité de toute l'ambition et de tout le travail humain, « sous le soleil ».
- Je ne doute pas que ce soit le cas, dit Roseline avec sympathie, mais Docteur, ne voyez-vous pas la différence et ce qui fait justement le noeud de la question ?
- Dites-le moi, fit-il, avec brusquerie.
- C'est que, dans le cas de Louis Breton, mon « labeur » et mes « sacrifices », comme vous les appelez, n'ont eu que Dieu pour objet ; les vôtres visaient des buts nobles, je le sais, mais exclusivement terrestres. Or, de ceux-là, nous ne récoltons pas toujours le fruit qu'ils ont mérité. Et même des autres, souvent nous ne connaîtrons les résultats que dans l'éternité. Mais au moins, ils sont sûrs.
- Je comprends la lettre de Louis Breton, dit le Dr Lenoir. Moi aussi, votre attitude m'aurait fait réfléchir. je me serais dit : « Sapristi Il faut-il qu'une femme comme celle-là y tienne, à son Dieu, pour renoncer à tout, par peur de lui être infidèle, en épousant un mécréant comme moi ! » .
- Alors, vous constatez qu'après tout, j'ai eu raison ? demanda Mlle Duclavel.
- En tout cas, les circonstances vous ont donné raison puisque vous aviez obtenu ce que vous vouliez, c'est-à-dire une conversion. Je reconnais qu'elle lie pouvait se produire que comme cela.

Des larmes s'étaient amassées dans les yeux de Roseline. Il le vit et lui tendit la main amicalement.
- Mademoiselle Duclavel, dit-il, vous êtes pour beaucoup dans l'évolution de certaines de mes idées que je croyais inébranlables. Les croyants de votre espèce sont rares, mais ils font plus pour la cause du Christ que beaucoup de prédicateurs aux beaux discours enflammés.
- Ils sont infiniment moins rares que vous ne le pensez, docteur, protesta Roseline. Seulement, vous ne les avez pas rencontrés.
- Il me suffit d'en avoir rencontré tan exemplaire, dit-il, comme le train ralentissait sa marche. J'espère, Mademoiselle, que nous nous reverrons à l'ambulance. Sinon (au cas ou vous ou moi aurions à changer de secteur) je désire que vous sachiez 'une chose : c'est qu'à ma dernière heure, je souhaiterais, comme Louis Breton, vous avoir (ou un de vos pareils), pour prendre ma main et me consoler jusqu'au bout.

Il rassembla ses bagages, lui dit respectueusement au revoir, descendit du train et disparut dans la foule.


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