Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



CONTRE LE COURANT

DEUXIÈME PARTIE


II

C'était au printemps 1917)

 

 C'était au printemps 1917. La journée avait été mauvaise pour les Alliés. Depuis le matin, la bataille était intense, les pertes graves et au soir, les Allemands avançaient de plusieurs kilomètres.
L'ambulance que dirigeait Roseline Duclavel s'emplissait d'heure en heure de grands blessés. On les entassait partout, ne sachant où les mettre, à l'abri du bombardement continuel.

Roseline, le visage pâle et calme, sous le bandeau de son voile blanc, présidait de son mieux à cet envahissement. Vers 2 heures du matin, lorsqu'il ralentit un peu et que le dernier blessé eût été installé, tant bien que mal, elle se tourna vers le chirurgien en chef.
- Venez, docteur, dit-elle, vous devez défaillir de fatigue et de faim. J'ai commandé qu'on vous prépare quelque nourriture et du thé.

Il la regarda avec reconnaissance. Cette infirmière-major avait du sang-froid, de l'ordre et de la méthode dans tout ce qu'elle faisait.
Le docteur Lenoir, au début de la guerre, avait crié et tempêté contre les garde-malades de fortune qui, par besoin d'aventure et de distractions violentes, plus que par dévouement, avaient encombré les hôpitaux. Il avait placé dans la même catégorie, des femmes qui ne le méritaient pas. Mais depuis qu'il connaissait Mlle Duclavel, il avait modifié cette opinion. Celle-là ne s'évanouissait pas pendant les opérations, ne pleurait jamais, ne flirtait jamais, se tenait à son devoir et on savait où la trouver, lorsqu'on en avait besoin.
- Un oiseau rare, ma parole ! disait-il, d'un ton sardonique. Si on m'en trouvait une demi-douzaine de cette qualité, je sauverais presque tous mes gars !

Au soir de ce jour, où elle avait fait preuve d'une énergie presque surhumaine, le docteur Lenoir était prêt à décerner à son infirmière-major toutes les décorations imaginables. Jamais il ne s'était senti aussi solidement soutenu dans sa tâche, même par ses propres internes ou assistants.
Lorsqu'ils furent assis, en face l'un de l'autre, prenant leur repas improvisé, il lui dit a brûle-pourpoint
- Vous avez beaucoup de force de caractère et... de nerfs, pour une femme, Mademoiselle.
- Je n'ai pas beaucoup de mérite à cela, répondit-elle, en souriant un peu. J'ai, des parents qui m'ont élevé à en avoir. Eux-mêmes savent se dominer. Ils m'ont enseigné que « les nerfs » sont plutôt une question de volonté que de tempérament... même chez une femme.

Il la regardait attentivement.
- Oh ! oh ! vous avez des parents exceptionnels ! Aujourd'hui, on n'élève plus guère les jeunes filles avec ce soin-là
- Oui, c'est vrai, acquiesça-t-elle, calmement. Mes parents sont exceptionnels. D'abord, ils sont chrétiens sincères et convaincus.

Le docteur Lenoir eut un sourire sceptique.
- Vous ne voulez pourtant pas dire que leur valeur vient de là ! Et que votre valeur, à vous, vient de la religion ?
- Si valeur il y a, docteur, elle vient de là.

Roseline tendait au chirurgien sa seconde tasse de thé. Il la prit et se mit à remuer le sucre avec une énergie qui n'était pas nécessaire. Son visage complètement rasé, haut en couleur, et en général bienveillant, se fit dédaigneux.
- Vous savez, Mlle Duclavel, fit-il d'une voix sèche, même vous (que j'estime, vous le savez, à un haut degré) ne m'en ferez pas accroire sur ce sujet.

Elle se mit à rire avec bonne humeur.
- Mais docteur, même moi (qui vous remercie de votre estime et qui vous la rends bien), même moi ne veux pas vous en faire accroire. je veux vous prouver...
- Me prouver ! Ah ! bien, c'est moi qui vais vous prouver la vérité de ce que j'avance ! Dites-moi, est-ce la religion qui fait la valeur de toutes ces petites hystériques qui me font des cheveux blancs, qui jouent à la garde-malades et qui n'en ont pas plus la vocation que moi j'ai celle d'être pape, mais qui recherchent des aventures, tout simplement ? Et pourtant, elles se disent bien « chrétiennes, sincères et convaincues », elles aussi, lorsqu'elles collent des médailles et des scapulaires et autres balivernes sur la poitrine des blessés ou vont à la messe régulièrement, pour en revenir plus bavardes, plus cancanières, plus jalouses et plus flirteuses que jamais !
- Vous êtes bien sévère pour nos collaboratrices, dit Roseline, un peu. fâchée. Vous les jugez plus mauvaises qu'elles ne sont. Celles dont vous parlez (et qui ne représentent pas la majorité, Dieu merci) ne sont souvent que de petites jeunes filles qui ont été mal élevées, et de ce fait, sont ignorantes et sottes. je vous disais tout à l'heure que je n'avais aucun mérite à avoir été bien élevée. Dans le sens contraire, ces pauvres petites ne sont guère responsables de leur mauvaise éducation. Il faut être juste.
- Je veux bien, dit le docteur, sa bonhomie revenue. Mais trop d'indulgences n'est pas plus « juste » que trop de sévérité. Moi, voyez-vous, je juge les actes, non toutes ces grimaces qui ne servent qu'à déprimer ou à énerver les hommes.
- Eh ! bien, docteur, vous ne m'avez pas vue aller à la messe ou mettre des médailles à mes blessés ?
- C'est vrai, fit-il, vous êtes trop intelligente pour ça. Alors, expliquez-moi un peu ce que vous entendez par être « chrétien ».
- Tout simplement ce que le mot veut dire suivre le Christ.
- Suivre le Christ ? Est-ce que c'est une religion, ça ?
- C'est la seule, me semble-t-il.
- Alors, fit le médecin amèrement, il n'y on a pas beaucoup qui la pratiquent. L'esprit &angélique n'est guère à la mode.
- Ah ! vous avez prononcé le mot exact, docteur : « évangélique », voilà le seul qualificatif que devrait avoir la religion.

Il la regarda plus attentivement encore.
- Qu'est-ce que vous êtes, vous ? fit-il avec sa brusquerie ordinaire, catholique ou protestante ?
- En tout cas, pas catholique ; protestante, oui, mais à l'ancienne manière, c'est-à-dire celle de nos ancêtres qui croyaient à tout l'Évangile et étaient prêts à tous les sacrifices plutôt que d'en renier un seul principe.

Le docteur Lenoir ne répondit pas. Il continuait à, manger à belles dents son corned beaf et pendant un instant, ne leva pas les yeux.
Roseline lui servit une troisième tasse de thé, puis soudain, il continua.
- « Sacrifice » et « principe », voilà des choses qui ne vont pas souvent ensemble. Mais ce sont de beaux mots...

Mlle Duclavel s'était levée.
- Je crois, dit-elle, que l'on a frappé. Et l'on appelle.

En effet, au milieu du bombardement qui n'avait pas cessé un seul instant, on entendait des voix d'hommes à la porte de l'ambulance. On apportait ides blessés.
En un instant, docteurs et infirmières furent à leur poste.
Mlle Duclavel dirigea vers un endroit spécial, les brancardiers qui transportaient un malheureux dont la figure avait presque disparu.
Il gisait là, ensanglanté, et devant cette plaie béante et hideuse, pour la première fois, Roseline se sentit défaillir.
- Oh ! Docteur, gémit-elle, que c'est affreux !

Le chirurgien, tout accoutume qu'il fût déjà aux infamies de la guerre, eut un geste de pitié douloureuse.
- Dites plutôt que c'est imbécile ! De beaux gars comme çà !

En effet, le blessé paraissait un grand et jeune officier, bien bâti. On ne voyait plus aucun des traits de son pauvre visage, soit qu'ils n'existassent plus, comme le nez, la joue et une partie de la mâchoire, soit qu'ils fussent horriblement maculés de boue et de caillots de sang. Quant aux yeux, obstrués aussi par le sang, l'avenir seul dirait s'ils serviraient encore.
Lorsque Roseline avait poussé son cri d'horreur, le blessé, malgré sa faiblesse, avait eu un geste de révolte, comme pour repousser celle qui avait ainsi manifesté, ce que le malheureux avait pris pour de la répugnance.
Il se laissa toutefois faire, sans protester, les premiers pansements. Il eût été d'ailleurs incapable de parler, la mâchoire étant tout à fait disloquée ou brisée. Mais ses mains étaient libres et il s'en servait fréquemment.
Mlle Duclavel qui suivait le chirurgien auprès des grands blessés, pour les premiers soins ou opérations immédiates, laissa celui-ci entre les mains d'une autre infirmière qui devait le surveiller de près.
La nuit s'écoula tout entière, sans qu'elle pût trouver un instant pour aller se reposer. Enfin, dans la matinée, ayant appris qu'aucun des blessés ne courait de danger immédiat, elle alla se jeter sur son lit et dormit lourdement, malgré le bruit infernal des mitrailleuses et des bombes, jusqu'à 5 heures du soir. C'était l'heure où elle devait toujours accompagner le Médecin-chef dans sa tournée de visites.
Sa toilette rapidement faite, réconfortée par une minute de prière ardente et confiante, Roseline se rendit à son poste.
Le médecin l'accueillit avec un regard satisfait.
- En voilà une, se dit-il, à laquelle la dévotion ne fait pas oublier ses devoirs, ni perdre la tête ! ...
Lentement, ils parcoururent les salles. Les blessés avaient été mis au propre et malgré les critiques du Dr Lenoir, les infirmières de service avaient accompli leur tâche sans trop d'étourderie D'ailleurs, les ambulances du front ne méritaient pas ce genre de blâme, autant que celles de l'arrière, étant donné l'extrême gravité des cas.
La nuit tombait. Un seul grand blessé restait à examiner et à soigner. C'était le mutilé de la. face. Sa tête et son visage n'étaient plus qu'un paquet blanc de bandages de gaze. Il reposait sur le dos, les mains croisées sur sa poitrine.
À la voix du chirurgien, il fit un faible mouvement. Mais lorsque Roseline parla, il eut le même geste que la veille, crispant ses mains nerveusement.
- Il m'en veut, pensa-t-elle. Quelle imprudence j'ai commise en parlant tout haut, moi qui connais cependant si bien la sensibilité de ces pauvres garçons et leur crainte d'inspirer le dégoût ! Il faudra que je m'explique avec lui.

Le Docteur examinait le blessé. Machinalement Roseline leva les yeux sur la fiche que l'on appliquait au-dessus du lit de chaque soldat, établissant son identité:

Louis Breton...

Comme dans une brume, elle relut ce nom. Puis, brusquement, elle qui avait assisté, aux plus horribles amputations, sans une seconde de faiblesse, battit l'air des deux bras et s'écroula sur le plancher.

Le Dr Lenoir était intrigué. Debout, devant la couchette où l'on avait installé, Mlle Duclavel, il la considérait quelques instants plus tard, avec une amicale curiosité.
- Elle s'est trop surmenée ces derniers temps, dit une des gardes, et la nuit passée. ça l'a finie. je pensais bien qu'elle tomberait d'un coup...
- Elle ne m'a pas donné l'impression d'être si fatiguée que cela, dit le médecin, brièvement.
Roseline avait ouvert les yeux. Le rose revenait à ses joues. En rencontrant le regard du chirurgien, elle ne put s'empêcher de sourire un peu...
- Vous voyez, docteur, après tout, je ne suis qu'une femme comme les autres ! ...

Il ne répondit pas et continuait à lui tâter le pouls.
Enfin, il se tourna vers l'entourage et dit du ton impérieux qu'il prenait dans le service.
- À vos postes, Mesdames, je vais m'occuper un instant de Mlle Duclavel.

Elle avait refermé les yeux et redevenait pâle.
Il lui administra de nouveau le cordial qu'on lui avait donné, puis lorsqu'elle fut revenue complètement à elle, il lui dit doucement :
- C'est un de vos parents, ce blessé ?
- Non, docteur.
- Mais vous le connaissiez ? Il est de vos amis ?
- Oui, je le connaissais.

Elle s'arrêta. Ses joues si pâles tout à l'heure, devenaient brûlantes.
- Docteur, j'ai honte de cette faiblesse. Et moi qui vous disais, la nuit dernière, que les nerfs sont une affaire de volonté !
- Une grande émotion n'est pas une affaire de nerfs, ni de volonté, dit le médecin. Vous avez été prise par surprise.

Ils restèrent un moment silencieux. Le docteur Lenoir ne voulait pas paraître indiscret et solliciter les confidences de Mlle Duclavel.
Mais elle sentait ce que les circonstances avaient d'étrange. Et s'asseyant sur la couchette, d'elle-même, elle parla.
- Je ne voudrais pas, docteur, dit-elle d'une voix qui tremblait encore un peu, que vous vous mépreniez sur cette situation. Vous avez lie droit de savoir. Ce blessé que je n'ai naturellement pas reconnu sous cette affreuse mutilation, a presque été mon fiancé (1). je l'ai beaucoup aimé.
- « Presque » votre fiancé ?
- Oui, seulement « presque ». Car je me suis ressaisie à temps. J'ai compris à temps qu'un mariage où l'on n'a pas le même idéal et la même foi, est une irréparable erreur. Et nous nous sommes séparés.
- Et vous lui avez brisé le coeur, dit le médecin, d'une voix dure. Alors, les gens dévots sont tous les mêmes : fanatiques et, intransigeants ? ...

Roseline l'arrêta d'un geste amical :
- Attendez donc pour me juger !... Oui, je lui ai brisé le coeur, mais il a brisé le mien...
- Alors, ça fait deux coeurs en morceaux, à cause de ces divagations religieuses ? Avouez que vous êtes fous, ou de la dernière cruauté...
- Une autre fois, dit Roseline, doucement, je vous expliquerai mieux mon point de vue, docteur. Et je crois que vous me comprendrez et même m'approuverez. Pour le moment, laissez-moi retourner à ma tâche. je me sens tout à fait bien.
- Je vous défends de bouger, fit le docteur, brusquement. Pour une fois, elles se débrouilleront bien sans vous. Mais dites-moi, Mlle Duclavel, est-ce à cela que vous pensiez la nuit dernière, lorsque vous me disiez qu'être chrétien c'est savoir tout sacrifier à un principe ?
- C'est à cela et à bien d'autres choses, répondit-elle, mais à cela surtout. Vous comprenez que dans la vie d'une femme élevée comme je l'ai été, ces choses-là font époque, ne se sont pas engagées à la légère et ne s'oublient pas de même.
- Il faut que ce garçon-là ne soit pas le premier venu... fit le Dr Lenoir. Et, sapristi, je regrette mille fois que les Boches lui aient cassé la figure. Vous auriez peut-être fini Par vous entendre.

Roseline s'était levée et tendit, la main au médecin.
- Docteur, je vous remercie de votre sympathie. Elle m'est très précieuse. Alors, vous ne pensez pas que Louis Breton survive à ses blessures ?
- Que sais-je, moi ? J'en ai vu, de plus mal arrangés que lui et qui s'en sont tirés, mais il faudra bien des opérations, les unes sur les autres, et il y a grand danger d'infection. Puis, il est très faible. Enfin, nous ferons de notre mieux.

Lorsque la porte se fut refermée sur le médecin, Roseline se rassit. L'ébranlement nerveux qu'elle venait de subir l'avait rendue toute vacillante. Oui, après tout, elle n'était, qu'une femme, vulnérable à la douleur. La foi lui donnait le courage de tout supporter mais ne l'empêchait pas de souffrir.
Un instant, elle eut envie d'obéir au Dr. Lenoir, de rester là, à se reposer une heure, de s'accorder l'amère douceur d'un retour en arrière, vers ce passé douloureux que venait de réveiller la vue de cet homme mutilé et sanglant. Mais sa tâche l'appelait ; La journée, quoique plus calme que la veille, avait encore amené bien du travail.
D'ailleurs, pourquoi s'amollir le courage par ces souvenirs de souffrances ? Le présent était bien assez tragique et absorbant, sans évoquer cet « autrefois » lointain, qu'elle avait cru bien mort et profondément enseveli.
Avant de sortir, elle rajusta son voile, devant le petit miroir accroché au mur.
- Comme je suis de nouveau pâle ! pensât-elle. Faut-il que je sois lasse pour me laisser aller ainsi ! Mon Dieu, secours-moi et rends-moi le courage et les forces !

À celui qui veut le courage, et les forces, Dieu les donne toujours. Roseline en fit une fois de plus l'expérience et retourna à son devoir, réconfortée et fortifiée.
Ce devoir n'avait jamais été si dur que ce soir. Il fallait de toute nécessité qu'elle retournât auprès du plus grand blessé et peut-être, même lui donnât, elle-même, des soins.
Mais il reposait, très tranquille et l'infirmière de service dit à Mlle Duclavel qu'elle le croyait endormi.
Seules, quelques veilleuses éclairaient la salle. À cette faible lueur, le malade immobile, dans ses bandages blancs ressemblait à un cadavre prêt pour son ensevelissement.
Le coeur de Roseline s'emplit d'un sentiment de pitié intense, de reconnaissante affection pour l'homme quelle avait connu dans tout l'éclat 'de sa mâle beauté et de sa vigueur de trente ans. Et que la lutte avait été dure pour elle, quand il avait fallu dire : « non » ! Car il avait une belle âme et le caractère loyal et bon qui rend une femme heureuse.
Toutefois même, en cet instant où son coeur de Française le bénissait, son coeur de chrétienne ne regrettait pas la décision qu'elle avait prise, cinq, ans auparavant. Plus la vie nous instruit, plus nous comprenons ce que l'irréparable a de terrible.
Mais le son des voix avait sans doute éveille le malade car il fit Un léger mouvement, tourna la tête comme si, malgré ses yeux bandés, il avait pu voir autour de lui.

Pour la troisième fois, il eut cette crispation des mains pour protester. Ce même geste répété frappa Roseline et, comme un éclair, elle eut l'assurance qu'il avait reconnu sa voix.


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1. Cet incident est authentique. Nous en avons même omis plusieurs détails trop dramatiques. (L'Auteur).

 

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