Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



CONTRE LE COURANT

DEUXIÈME PARTIE


Pendant l'orage.

I

La catastrophe est venue. La guerre a éclaté. La guerre qui a inauguré tant d'histoires, en a arrêté des milliers en cours et en a terminé bien plus encore.
En ce mois d'août 1914, rien ne demeurait ce qu'il était auparavant, et plus la perspective du temps nous permet de scruter cet horizon du passé, plus nous comptons de bonheurs anéantis, de drames commencés et consommés.
C'est notre génération seule qui se rend compte de cette mutilation. Celle qui nous suit a déjà pris son parti des situations existantes et ignore presque cet « autrefois », encore si près de nous et pourtant si lointain.

À Meirage, comme ailleurs, la tempête, en passant, faisait des dégâts.
Le beau décor des montagnes aux lignes élégantes, la lumière rose et mauve et féerique des soirs, la fraîcheur exquise des matins, la grâce austère et noble de la nature, tout resta le même.
Mais ce furent les coeurs et les âmes 'qui changèrent. Dans la fournaise, le métal bout et se transforme. Dans l'épreuve ardente, rien ne demeure intact. Les âmes s'élèvent et atteignent Dieu, ou bien elles s'abaissent et finissent dans la dégradation de la révolte.
Il en fut ainsi à Meirage, comme ailleurs...

Pendant la première année, Roseline témoigna de capacités d'infirmière telles que ses chefs eux-mêmes lui proposèrent de demander un congé de la durée de la guerre et de se mettre au service de la Croix-Rouge. Elle fit donc des études, courtes mais brillantes et pratiques, obtint son diplôme et fut envoyée diriger une ambulance près du front.
Ses parents la virent partir avec tristesse mais avec fierté. N'ayant pas de fils à donner à la France, ils étaient heureux de lui offrir leur fille dont ils connaissaient les qualités viriles et le courage moral et physique. Quand le chemin est droit, il est toujours facile, dans ce sens qu'il est lumineux. Les grandes souffrances de la vie sont celles endurées dans un sentier vague où il faut marcher avec des mains tâtonnantes. Aucune tâche, quelque rude qu'elle soit, n'est sans joie, lorsqu'elle est éclairée et que nous pouvons nous dire : « C'est bien ma place. Dieu ne me veut nulle autre part. C'est Lui qui m'a guidé ici ».
Mais, reconnaissons-le, ces situations lumineuses sont rares. Bien plus souvent, nous avons des raisons de nous écrier :
« Le plus difficile ce n'est pas de faire la volonté de Dieu, c'est de la connaître! »

Il n'en était pas ainsi de M. et Mme Duclavel et de leur fille. Des circonstances singulièrement limpides leur avaient épargné ces situations torturantes qui usent les forces et parfois découragent les meilleurs lutteurs.
Et encore maintenant, le devoir était si net, la voie si claire, le chemin droit, que le doute n'était pas possible. Aussi, Roseline écrivait-elle des lettres Où, à la douleur des scènes de souffrances dont elle était le témoin journalier, s'unissaient le calme et la sérénité de l'âme obéissante.
Et, jour après jour, elle allait, sans souci du lendemain ni de l'inconnu.

Mireille, à la déclaration de guerre, était mariée depuis quinze mois et venait de mettre au monde un fils que l'on appelait Claude.

Il va sans dire qu'Albert Vateau avait été mobilisé de' suite et que la scène déchirante de la séparation s'était reproduite à son foyer comme à celui de millions de foyers, en France 'et dans l'Europe entière. Petites tragédies dans la grande, unités insignifiantes et englouties dans le grand orage, sacrifiées au Tout mystérieux qui passe parfois sur la pauvre Humanité et qui s'appelle la Destinée des peuples.

La vie des deux époux, pendant cette première année, avait été sans nuage.
L'amour a, par lui-même, assez de magie pour tout illuminer et tout déguiser. La légende qui le fait aveugle, ne se trompe que pour certaines personnalités dont la vision fait fi de tous les obstacles. Les aveugles, dans ce domaine, ce sont les heureux. Malheur à celui et ne peut s'empêcher de voir ! C'est qui voit et de là que vient la souffrance de la meilleure chose d'ici-bas, qui justement lorsqu'elle est parfaite, donne à ceux en lesquels elle demeure et règne, chaque jour plus de tourment que la veille.

Heureux donc les aveugles, les gens dont la seule sensibilité est à fleur de peau et qui, devant une porte derrière laquelle ils redoutent de voir un fantôme, sont tout à fait satisfaits de ne l'ouvrir jamais !

Albert et Mireille avaient un bonheur de cette composition. Ils avaient décidé, d'un accord tacite, de laisser certaines portes fermées et si parfois, celles-ci prenaient un air menaçant, bien vite ils se regardaient, se prenaient les mains et disaient en souriant :
- Ne les ouvrons pas, ce n'est pas nécessaire.

Et le vantail inquiétant restait fermé. Mais même en si peu de temps, la serrure et le gond d'une porte que l'on n'ouvre jamais se couvrent de rouille. Le jour où il faudra forcer l'ouverture, tout grincera et résistera.

Si parfois, un an peut s'écouler sans le moindre incident, il arrive qu'en cinq minutes, tout arrive !et tout s'écroule.
Mireille eut cette impression lorsque l'ordre vint à son mari de répondre à l'appel de la, France.

Jamais, pendant cette année de joies passionnées, elle n'avait senti le besoin d'un secours extérieur. Son coeur avait été satisfait dans l'amour de son mari et dans l'atmosphère ouatée qu'il avait créée autour d'elle. Le soir, à genoux près de son lit, pendant qu'Albert lisait le journal ou une revue de médecine, elle priait vaguement, remerciant Dieu de lui avoir accordé tant de bonheur. Jamais Albert n'avait fait aucune observation au sujet de cette brève minute qu'elle lui prenait. Jamais, il n'ouvrait la petite Bible de chagrin, sur la table de leur chambre, pour en discuter la moindre parole.
Fidèle à sa promesse, il n'entrait pas dans ce domaine où il savait que le suivrait leur premier dissentiment.

Il est vrai qu'elle avait tenté parfois une timide réflexion, une allusion discrète, un faible témoignage. Respectueux et souriant, il avait écouté, puis sans répondre, avait passé le bras autour du cou de sa femme, murmuré une douce parole, et tout avait fini par une caresse.
Et elle s'était dit obstinément : « Cela viendra. Cela viendra un jour ; il ne faut rien brusquer ».
Mais ce qui nous brusque, c'est la vie et ce sont les circonstances.
En ce matin de drame, son enfant nouveau-né dans ses bras, son mari en uniforme, devant son lit, Mireille, pour la première fois depuis son mariage, sentit le néant des secours humains.
Un cri désespéré monta vers le ciel pour retomber aussitôt, l'élan brisé.
Il y a des choses que l'on expérimente sans pouvoir les exprimer.

Mireille sentit obscurément qu'elle venait de vivre une année de rêve et se trouvait soudain en. face de la plus brutale, de la plus inexorable réalité.
Sa santé encore chancelante, jointe à son caractère indécis, la secousse morale que produisaient le départ de son mari et les premières semaines si angoissantes de la guerre, firent de la jeune femme une vraie malade.
Sa mère la soignait, sa belle-mère tâchait de l'encourager, mais, seule, la présence de Mme Duclavel lui apportait quelque réconfort.

C'est dans ces moments-là, où tout ce qui est conventionnel tombe, où les situations ne comportent aucune équivoque, où les mots ont leur vraie signification, que l'on réalise l'incapacité des théories des hommes pour consoler un coeur meurtri.
- Roseline est partie, dit un jour Mireille à Mme Duclavel, mon mari m'a quittée. Si vous m'abandonniez, vous aussi, je ne sais ce que je. deviendrais. Toutes ces souffrances sont venues si brusquement. je m'y attendais si peu
Et je suis si seule !

Elle éclata en sanglots.
Mme Duclavel la regarda sans parler, pendant un long moment.
Elles étaient assises, par une belle après-midi de septembre, dans le jardin des Vateau où on avait installé Mireille et son bébé. Sous les grands arbres, aux feuilles que l'automne dorait déjà, il faisait cette lumière de septembre, douce et joyeuse tout à la fois.
Mireille était étendue sur une chaise-longue et à côté d'elle, dans sa corbeille Moïse, le petit Claude, resplendissant de santé, dormait, à poings fermés. Tout était paix et beauté, en apparence.

La petite ville provençale faisait sa sieste au soleil, loin des champs de batailles et des ambulances tragiques.
Depuis quelques jours, la victoire de la Marne avait apporté soulagement et espérance aux coeurs des patriotes angoissés. Mais même les plus optimistes ne causaient pas beaucoup et l'atmosphère restait lourde d'inquiétude.

Mireille se montrait, comme d'ailleurs la majorité des femmes de cette période, plus épouse. que mère. L'enfant représentait bien le souvenir du père, mais il était là, visible et tangible, à l'abri du danger et dans ses bras, du matin au soir.
L'autre au loin, se mouvait dans l'inconnu des mitrailleuses et des bombes. Lorsque ses lettres rassurantes arrivaient, il pouvait être déjà mort. Ce perpétuel qui-vive concentrait sur lui toutes les pensées et toutes les préoccupations de l'épouse aimante.
La petite mesure de résistance au courant, dont avait fait preuve Mireille, entre sa conversion et son mariage, s'était complètement détendue lorsqu'elle avait été heureuse. Rien n'amollit et n'endort comme le bonheur. C'est une barque profonde et moelleuse, dont le bercement n'est pas favorable aux énergies.
Aussi, la jeune Mme Vateau se trouva-t-elle sans force pour lutter contre l'orage. Et par une pudeur bien justifiée, elle n'osait prier comme autrefois. Il lui semblait lâche de venir, au moment de la détresse, invoquer le secours d'un Dieu dont elle savait bien s'être éloignée, et qu'elle avait à peu près oublié, dans la douceur de l'année écoulée.
Elle écoutait donc d'une oreille distraite et. indifférente, les paroles de Mme Duclavel. Mais la présence de cette amie, à l'âme si haute et si tendre, la calmait et la rassurait Il lui semblait être un peu moins loin du secours, et par une sorte de vague superstition, elle espérait que ses prières faites avec tant de foi et de ferveur, garderaient son mari dans les dangers.
Mais la nuit, seule avec le bébé si tranquille et si sage, dans la grande maison silencieuse, Mireille passait par des tortures que rien ne venait atténuer. Et chaque fois, comme le matin du départ d'Albert, lorsqu'elle criait au ciel son angoisse, elle sentait bien que rien ne pénétrait au-delà du voile, et que sa prière n'était pas de celles qui obtiennent une réponse.
Alors, elle s'irrita. C'est le résultat de l'épreuve, lorsqu'elle ne produit pas la soumission.
Elle faisait partie de ce nombre considérable de chrétiens qui mettent Dieu, à l'arrière-plan de leur vie et s'indignent de ce qu'Il ne soit pas à leurs ordres, lorsqu'ils croient avoir besoin de Lui. jusqu'alors, elle avait glissé, dans ses lettres quotidiennes à son mari, quelques mots pieux dont elle espérait l'effet comme celui d'une bonne semence. Bientôt, elle s'abstint même de ce faible effort, Toutes ses énergies se détendirent. Il ne lui resta plus que la capacité négative d'attendre et, de gémir.

Ce jour-là Mme Duclavel lui lisait quelques paroles de l'Évangile.
C'étaient des paroles hautes, inaccessibles, quoique, familières.
« Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres mais il aura la lumière de la vie ».
« La lumière de la vie » ! Qu'est-ce donc que cette chose mystérieuse et insaisissable ?

Mireille avait pensé, depuis bien des mois, que la lumière de la vie, c'est après tout, l'amour, le bonheur terrestre, ce qui se voit et se touche.
Puis soudain, les ténèbres dont parle Le Christ étaient tombées sur la route. La lumière de la vie, qu'était-ce donc ?
Elle leva sur sa grande amie un regard où se lisait cette interrogation.

Mme Duclavel n'était pas une femme de beaucoup de paroles. Elle savait que les mots convainquent rarement.
Elle se pencha vers la jeune femme, mit sous ses yeux le petit livre, et, avec son doigt, souligna le commencement du verset : JE SUIS la lumière du monde. CELUI QUI ME SUIT ne marchera pas dans les ténèbres...
- Méditez chaque mot, dit-elle, et vous comprendrez.

Mireille prit le Nouveau Testament entre ses mains qui tremblaient un peu.
CELUI QUI ME SUIT. Là était la condition qu'elle n'avait pas remplie.
Et voilà pourquoi elle marchait dans les ténèbres.
Mais l'austérité de ce chemin l'indignait.

De plus en plus, elle se raidissait contre les ordres de ce Maître qu'elle avait promis de servir, mais dont elle repoussait les exigences, car elle n'était pas dans les conditions où l'on trouve le « joug aisé et le fardeau léger ».

Le 15 janvier 1916 Jacques Lenormand fut tué à l'ennemi.
À cette nouvelle, son père s'enferma dans son bureau et n'en reparut que lorsque son visage eût repris quelque sérénité. Il savait qu'il aurait à souffrir, non seulement pour lui-même, mais aussi de l'orage que cette catastrophe produirait dans sa maison.
En effet, Mme Lenormand pleura et sanglota nuit et jour, pendant une semaine entière. Après quoi, en grand deuil, elle vint voir sa fille, matin et soir, pour parler des qualités de coeur, d'âme et d'esprit du cher défunt.
Mireille pleura son frère, mais sans désespoir ; elle avait trop souffert de son caractère despote et orgueilleux pour éprouver un véritable vide à sa disparition. Mais cette mort raviva ses craintes au sujet des risques que courait son mari, au point qu'à sa prochaine permission, elle eut une crise de nerfs, lorsqu'il fallut se séparer.
Pour la première fois, Albert Vateau eut pour sa femme 'un regard sévère et une parole ironique.
- À quoi sert donc, dit-il, d'une voix sèche, la foi des chrétiens, si elle ne leur donne pas du courage à l'heure du besoin ? Est-ce donc, comme certains le prétendent, la religion des faibles ?

À ces mots si inattendus (car elle avait prévu une explosion de tendresse au lieu de ce calme froid), les bras de Mireille qui s'accrochaient à Albert se détendirent brusquement.
Elle ne répondit pas. Et qu'aurait-elle pu répondre ?
- Les femmes de soldats, poursuivit Albert, les vraies Françaises, au lieu d'amollir nos courages, devraient nous en donner. Et tu m'enlèves le peu que j'ai !

Et pourtant,, il n'avait pas l'air d'en manquer, en cet instant, avec sa haute stature martiale, sa belle figure mâle et franche, son regard calme et ferme. Mais pendant une brève minute, lorsque ses yeux étaient tombés sur le berceau de son fils, ses lèvres avaient tremblé. Secrètement, il l'avait peut-être plaint de rester, si lui, son père, était tué, avec une mère dont les principes étaient si élastiques que les circonstances en avaient toujours raison.

Car, le docteur Vateau était trop intelligent et trop observateur pour ne pas avoir, depuis deux années et demie, étudié sa femme et tiré ses conclusions. Quoiqu'il l'aimât passionnément, le manque de résistance à l'épreuve qu'il constatait chez elle le décevait et, peu à peu, diminuait en lui l'idéal qu'il s'était fait d'elle, de ses hautes qualités morales, de ses convictions religieuses, dont elle avait si vivement revendiqué les exigences, au moment de sa demande en mariage.
- Tout ce beau, feu, pensait-il, n'a pas duré. Au fond, il n'y a dans la religion qu'illusion et' mysticisme chez les âmes sincères, mais qui ne les soutient pas au moment des grandes luttes ; intérêt matériel pour certaines, et convenances sociales et respect des traditions pour la grande majorité. C'est bien ce que J'avais toujours pensé.

Toutefois, devant le désespoir de Mireille, il s'attendrit de nouveau. Doucement, il détacha de son cou les bras frêles de sa femme, murmura à son oreille quelques paroles aimante, donna un dernier baiser à son fils endormi et s'en fut, ferme en apparence, en réalité triste, désappointé, l'âme vide et endolorie.


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