Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



CONTRE LE COURANT

PREMIÈRE PARTIE


MEIRAGE
Un petit monde provençal.

VII

Le royaume des cieux sera semblable à dix vierges...

MATTHIEU. 25 : 1.

 Les Vateau étaient des gens très considérés à Meirage ; une vieille famille du pays, avec des ancêtres, des traditions et un vieux manoir charmant, juste à l'entrée de la ville.
Par miracle, sans fanatisme catholique et l'esprit assez ouvert aux idées libérales dans le meilleur sens de ce mot. La famille allait à la messe, aux grandes fêtes carillonnées pour ne pas manquer aux usages, mais Mme Vateau, ayant eu, dans sa jeunesse, à se plaindre des libertés de langage de son confesseur, ne se confessait jamais, ni ses deux filles non plus.

Albert Vateau était un jeune homme sérieux et réfléchi, plein de coeur et de générosité. Mireille l'avait trouvé tellement différent de Jacques, dont l'égoïsme et les prétentions s'affirmaient de plus en plus, depuis qu'il était officier, qu'elle avait été tout d'abord attirée par ce contraste. Elle avait autrefois l'idée que tous les jeunes gens étaient plus ou moins comme son frère.
Le jeune étudiant en médecine, malgré son absence de religion, ou plutôt son ignorance de toute religion véritable, avait eu une vie aussi sérieuse qu'on peut l'avoir dans ce milieu si spécial et de moeurs si libres.
Ses études l'avaient complètement absorbé et il avait consacré ses rares loisirs à la musique. Il avait toujours rêvé, de revenir à Meirage, succéder à son père, faire oeuvre utile de médecin et de conseiller ; à ses côtés, il entrevoyait une femme aimante, simple et distinguée tout à la fois, et pour couronner le tout, une famille d'enfants joyeux.
Ses ambitions étaient entièrement d'ordre terrestre, mais elles étaient saines, modestes, et toutes réalisables sans bassesses.

La personnalité de Mireille Lenormand l'avait attirée dès leur première rencontre. Tout d'abord, ce n'avait été que la sympathie de deux âmes d'artiste, communiant une heure, dans la compagnie des Maîtres qu'ils aimaient.
Puis, l'échange de leurs idées sur des sujets d'ordre général, était venu et leur avait révélé bien des ressemblances dans leurs caractères. Sur lune seule question, ils différaient : la question religieuse.
Sans être athée, Albert n'éprouvait aucun besoin à cet égard. Il était satisfait de la vie et ne désirait rien d'autre.
Participant ainsi au scepticisme léger et philosophe de sa ville natale, il était persuadé qu'au cas où Dieu (auquel il croyait vaguement) s'occuperait des gens après leur mort, ceux-ci sauraient bien se tirer d'affaire sans trop de peine. « Cela », comme disait un jeune homme de Meirage à quelqu'un qui l'avertissait de l'Éternité, « c'est la moindre des choses ».

Les discussions religieuses qu'avaient eues Albert Vateau et Mireille Lenormand s'étaient, donc toujours terminées par une sorte de refroidissement imperceptible de leur bonne amitié, et lorsque ce dernier sentiment s'était transformé, ce n'avait pas été sans une sourde inquiétude chez le jeune homme et une profonde angoisse chez Mireille,
Tous deux étaient trop intelligents et trop loyaux pour ne pas entrevoir l'avenir gros d'orage
Chacun avait souffert, sans en rien dire à l'autre, ni, bien entendu, à leurs familles respectives.

Néanmoins, une fois rentré à Paris pour sa dernière année d'études, Albert s'était senti envahi par un désir violent de mettre les choses au clair et il avait, avec franchise, fait su demande à M. Lenormand. Il faisait discrètement allusion au sujet brûlant, en disant que la religion de sa femme serait la sienne et celle de leurs enfants, s'ils en avaient, et qu'en toutes choses comme en celle-là, il chercherait à lui rendre la vie aussi douce et agréable que possible.
- C'est une belle lettre, déclara Mme Lenormand. Et je ne vois pas ce qu'on pourrait y trouver à redire. En somme, c'est lui qui fait toutes les concessions !

Mais ce n'était pas cela que pensaient les deux jeunes filles, assises au soleil d'automne devant la villa des Pervenches.
Là, dans ce jardin si tranquille et si doux, en apparence, la tempête sévissait dans une âme et risquait d'y tout briser.
- Montons dans ta chambre, dit enfin Mireille. Ici, nous pourrions être dérangées.

Dans la jolie chambre de Roseline, aux murs tapissés, de tons neutres sur lesquels ressortaient quelques belles peintures, au milieu des objets familiers et des sièges invitant au repos, Mireille s'apaisa un peu.
Elle se laissa tomber sur une chaise basse et mit sa tête dans ses mains. Toute son attitude trahissait une souffrance extrême, une lutte acharnée.
- Veux-tu que nous. priions ? demanda Roseline doucement.
- Non, fit Mireille, d'une voix dure, pourquoi prierais-je ? Ce serait de l'hypocrisie. je sais bien ce que je devrais faire ; par conséquent, je n'ai pas à demander la lumière.
- Non, mais tu dois demander la force de suivre cette lumière, puisque tu ne 'l'as pas.
- Oh ! non, je ne l'ai pas, et je n'ai même pas la volonté de l'avoir.

Roseline sentit qu'aucun raisonnement ne serait utile à cette heure de tourmente et que ce n'était pas en un instant qu'un pareil problème pouvait se résoudre.
Cependant, elle s'agenouilla près de son amie et en deux ou trois mots très simples et très émus, elle supplia Dieu d'envoyer son secours à son enfant en détresse, sous la forme qui lui semblerait la meilleure.
Mireille n'avait pas bougé.
Le regard sombre, elle contemplait par la fenêtre ouverte, le ciel bleu et la lumière blonde et se demandait pourquoi tout était si beau, alors qu'elle était torturée d'une souffrance si aiguë et si profondément irrémédiable.
C'est un des traits particuliers à la jeunesse de s'imaginer que personne n'a jamais souffert comme elle. À vingt ans et même à vingt-cinq, il nous semble que nous épuisons la coupe de tous les chagrins et de toutes les amertumes.

Ainsi en était-il de Mireille. En sortant de la chambre de Roseline, elle croyait avoir atteint les sommets de la douleur et dit à son amie, au seuil de ce joyeux petit sanctuaire où elles avaient si souvent communié dans la prière et la joie de vivre :
- Que m'importe désormais l'existence, S'il faut la mutiler ?

Roseline ne répondit pas, mais après l'avoir reconduite au portail du jardin et tendrement embrassée, elle revint dans sa chambre, s'y enferma et pendant une grande heure, accomplit ce devoir suprême de l'amitié chrétienne, profonde et éprouvée : le combat dans la prière pour une âme qui nous est aussi précieuse que la nôtre.
Mireille, toutefois, avait demandé, un mois de réflexion, avant de donner une réponse définitive. Albert lui sut gré, de ce sérieux et même de ces réticences.

Un jour, elle apporta à Roseline quelques mots de lui, reçus le matin même, les premiers qu'il lui adressait directement.
« Je devine vos scrupules et je les respecte, quoique je les estime inutiles. Pourquoi ne pas avoir confiance ? Vous n'auriez rien à redouter de moi. Le sujet religieux resterait votre domaine. Croyez qu'il me serait sacré et que jamais je ne m'y introduirais indiscrètement. Et je suis certain que sur toutes les autres questions, nous ne serions qu'un coeur et qu'une. âme.
L'amour n'est-il pas le seul bien désirable ? Ne compense-t-il pas tous les autres ? Cet amour-là, je vous l'apporte, entier et absolu. Ne voulez-vous pas l'accepter et vous y confier ? »

Ce billet, à la fois impérieux et suppliant, fut, malgré le trouble qu'il renouvelait en elle, un moyen pour Mireille de voir clair dans la situation.
- Voilà bien le fond du problème, dit-elle à Roseline. Sans s'en douter, il élève en quelques lignes, le rempart qui nous séparerait. Il parle de l'union « de nos coeurs et de nos âmes ». De nos coeurs, oui, mais de nos âmes, non, puisque, de son aveu même, le domaine spirituel serait celui où nous ne nous rencontrerions jamais.

Roseline avait, jusqu'alors, fort peu discuter avec son amie. Elle sentait que Dieu seul devait parler en une circonstance aussi solennelle et elle n'avait fait que sympathiser avec elle et prier en silence.

Mireille avait eu aussi une conversation avec M. et Mme Duclavel qui eurent la même attitude que leur fille. Mais l'expérience a prouvé que, dans ces cas-là, les conseils humains ne valent pas grand chose. Les gens qui vous demandent votre avis font tout de même à leur tête, en dépit de tous les avis.

Mais aujourd'hui, malgré sa révolte des derniers jours et la lettre d'Albert Vateau, Mireille semblait sortir un peu du labyrinthe. La perspective du tableau s'établissait peu à peu.
Aussi, Roseline crut-elle pouvoir hasarder une pensée qu'elle et ses parents avaient eue plusieurs fois.
- Voudrais-tu tenter la même, expérience que ta mère ? N'est-ce pas toi qui m'as parlé du peu de bonheur qui existe à un foyer fondé dans de telles conditions ?

Mireille détourna un peu la tête.
- On espère toujours mieux faire que les autres, dit-elle lentement. je considère peut-être d'une autre manière que 'maman le sérieux de la mission qui serait la mienne. Car je crois qu' « il » arriverait.
- Mais l'expérience d'autres encore que Mme Lenormand, montre que ceux qui sont épousés dans ces conditions, méprisent secrètement des convictions qui ont pu passer au second plan et s'adapter si facilement à une situation compliquée. Les intransigeants seuls sont forts, en matière morale et spirituelle.
- Que la vie est dure, cruelle et longue ! dit Mireille en crispant ses mains croisées sur ses genoux. Des souffrances pareilles vous donnent envie de mourir.

Roseline l'embrassa.
- Mon amie, pense à ceux qui sont morts, en effet, mais non par crainte de la vie. Pense à ceux qu'un seul mot aurait pu sauver et qui ne l'ont pas dit.

Mireille regarda la croix huguenote, puis détourna de nouveau la tête.
- Ah ! fit-elle, enfin, c'est bien la même torture. Je le sens, c'est le même choix, entre Dieu et le monde, entre le ciel et la terre. Mais que je suis faible et lâche ! Immédiatement après ma conversion, je n'aurais pas hésité une heure.
- Et pourquoi n'aurais-tu pas hésité ? demanda Roseline.
- Parce que le Christ était mon seul trésor et que je l'aimais par-dessus tout.

Il y eut un silence significatif. Effrayée de ce qu'elle avait dit, entraînée par sa sincérité, ce fut Mireille elle-même qui le rompit encore de cette seule exclamation :
- Et maintenant !

Son visage pâle s'était vivement coloré ; son amie lui prit les mains.
- Et maintenant, Mireille, ne mérite-t-Il plus d'être ton suprême trésor ?

Il y a des questions qui ne demandent point de réponse. Les poser, c'est les résoudre.
Celle-ci en était une. Et les grandes crises de la vie, les souffrances les plus aiguës ne s'expriment que par le silence.
De même, les grands reculs, dans le domaine moral et spirituel, ne se traduisent pas, du moins tout d'abord, par des paroles. Le glissement se fait par degrés et c'est l'attitude, bien plus que les mots, qui trahit la défaite intérieure.

Il y a des natures que la lutte galvanise et dont l'élément est de combattre. Elles trouvent que même l'adversité donne à la vie une âpre saveur qui n'est point sans charme. Mais pour la majorité, il en est autrement.
C'est à ceux-là que le Christ pensait, lorsqu'Il enseignait Ses disciples en paraboles et qu'Il leur parlait de cette partie de la semence qui tomba dans un endroit pierreux. Et ce terrain, Il le compare à ceux qui reçoivent tout d'abord, la parole avec joie, mais « n'ont pas de racine en eux-mêmes ; ils manquent de persistance et, dès qu'une tribulation ou une persécution survient à cause de la parole, ils y trouvent Une occasion de, chute » (Évangile de Marc. 4 : 3 à 20.).

C'est à l'heure des grandes tentations, des grandes épreuves, que nous nous révélons à nous-mêmes le degré de profondeur de nos racines morales. Combien souvent, ces racines sont à fleur de terre ! Des circonstances favorables, d'heureuses alternatives de soleil et de pluie, leur donnaient un faux air de prospérité. Mais quand la sécheresse est venue, la plante a péri, parce que ses racines n'étaient qu'à la surface ou même n'existaient pas.
C'est cette réflexion que fit Roseline, en écoutant Mireille. La semence avait certainement « levé » dans ce coeur; elle y avait produit de la joie. Mais le sol manquait de profondeur et le soleil brûlant allait peut-être la faire périr.

Dans ces moments-là, face à face avec une âme qui lutte encore, mais sans énergie, plus par honte que par conviction, le vrai chrétien se sent désarmé. Il voit avec un réalisme tragique, l'approche de la catastrophe, sans pouvoir l'empêcher. Car les défaites sont subies, comme les victoires sont remportées, par l'âme seule à seule avec elle-même. C'est là le prix de cette liberté que 'Dieu a laissée à l'individu, don terrible et magnifique dont il se sert si souvent pour son malheur. Don qu'il bénit et maudit tour à tour, selon que sa volonté s'incline devant celle de son Créateur ou, s'y oppose.

Si la fatalité eût présidé à la vie de Mireille Lenormand, si, malgré elle, Dieu eût voulu l'obliger à marcher dans la, voie austère et étroite, elle se fût révoltée. Au soir de la vie, bien des gens reprochent au Souverain Maître de l'Univers de les avoir laissés libres.
Et, sur le monde moral tout entier, pèse cette écrasante parole du Christ, solution au problème, mais qui en introduit un autre, plus poignant encore : « La cause de la condamnation, c'est que les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière ».
Tout le drame, comme toute la félicité de la vie, est dans ce choix.

Des jours passèrent. Le courant se faisait plus impétueux. Mireille n'avait plus la force de lutter contre lui. Il lui semblait être au milieu de ces rapides qui entraînent irrésistiblement les barques les plus lourdes vers la cataracte aux flots blancs. Le courant l'hypnotisait comme ceux qui s'attardent longtemps au bord des eaux de moire et de porphyre que déroulent les grands fleuves. Il faut des caractères d'acier, une foi aux racines profondes comme celles des chênes, pour résister. Chez Mireille, graduellement, la force de résistance diminua. Elle trie vint plus que de temps en temps voir Roseline et M. et Mme Duclavel. Dans ces moments-là, on fuit ses meilleurs amis. On sent, d'instinct, le désaccord des âmes et quoiqu'ils eussent assez de tact et de délicatesse pour ne pas discuter, Mireille les connaissait assez pour savoir qu'elle était pour eux un sujet de désappointement.

Sans être officielles, les fiançailles existaient. Albert Vateau écrivait tous les jours. Il ne prenait plus la peine de parlementer. La reddition faite, il était assez intelligent pour comprendre qu'elle avait coûté. cher et assez généreux pour ne pas la faire payer davantage. Le côté religieux lui semblait avoir été réglé de la façon la plus heureuse. Mireille avait simplement dit aux Duclavel :
- Nous nous aimons tant, que je le convertirai.

Ils n'avaient répondu que par un sourire où entrait autant de tristesse que d'affection. Ils connaissaient ces « conversions » là.
La noce fut fixée pour les vacances de Pâques.
Mme Lenormand déclara que ce serait le plus beau jour de sa vie.
C'était, en tout cas, le triomphe et le couronnement de sa carrière maternelle. On pouvait dire que ce mariage était son oeuvre, autant que celle de l'amour existant entre les deux fiancés.

Peu à peu, Mireille s'était lassée de cette lutte sourde, mais continuelle, qui use le coeur et l'âme bien plus encore que les grands coups. Telle la goutte d'eau qui fiait par avoir raison, avec le temps, de la pierre la plus dure.
La jeune fille n'étant pas de l'étoffe dont sont faits les combattants, avait faibli sous ces piqûres répétées. Elle avait soif d'un chez-elle où elle espérait au moins avoir la paix et la liberté. Cette souffrance intime depuis si longtemps subie, constituait une circonstance atténuante considérable aux yeux des Duclavel.
Essayer de fuir un. esclavage, en tombant, sous un autre, est un acte plus commun qu'on ne le pense mais qui mérite la pitié encore plus que le blâme, parce qu'il n'arrive qu'aux blessés de la vie ou aux faibles.
Il est naturel que sous les coups de la douleur, nous soyons prêts à vouloir leur échapper à n'importe quel prix. L'amertume qui nous remplit l'âme suffit à nous aveugler sur les vrais mérites du sort qui nous attend et c'est une des mystérieuses ironies de l'existence que ces suicides moraux, d'où tout raisonnement est banni, où toute expérience est annulée.

La veille de son mariage, dans sa chambre encombrée des mille Jolies choses que l'on donne aux fiancées, la malle faite pour le voyage de noce la toilette d'épousée étalée sur un canapé, Mireille dit à Roseline :
- Non, vois-tu, les forces ont une limite. Tout, plutôt que de vivre encore dans cette lutte, cette contradiction perpétuelle. J'aime Albert, c'est vrai, mais si j'avais été heureuse à la maison, je ne me serais pas laissé aller si facilement. Maintenant, je n'ai plus qu'à compter sur la grâce de Dieu.

Roseline embrassa son amie en silence. En la quittant, elle pensait à cette phrase qu'elle avait lue dans un de ses auteurs favoris :
« Ceux-là seuls qui cherchent la main de Dieu, ont le droit de s'appuyer sur elle ».

Rentrée à la villa des Pervenches, Roseline rejoignit ses parents qui l'attendaient pour prendre le thé au jardin. Quoiqu'on ne fût qu'en Avril, la journée était tiède ; les fleurs printanières, aux tons jaunes et bleus, éclairaient les massifs et les plates-bandes. Sous la tonnelle où les glycines commençaient à sortir leurs grappes mauves de leurs fourreaux grisâtres, M. et Mme Duclavel accueillirent leur fille avec un sourire. Ils savaient qu'elle souffrait encore de la visite qu'elle venait de faire. Mireille avait fait partie de leur vie de famille si intimement depuis deux ans, que sa défection leur était à 'tous trois une épreuve cruelle. Mais pour Roseline, c'était un désastre. Elle se le reprochait à elle-même, encore plus qu'à son amie.
- Si j'avais été plus fidèle, se disait-elle, si j'avais vécu logiquement et parlé avec plus de conviction, elle aurait eu plus de confiance. Elle aurait cru à mes avertissements, elle aurait profité de l'expérience des autres.
- L'expérience des autres ! répéta M. Duclavel, lorsque Roseline fit ces réflexions devant ses parents, sous la tonnelle couverte de glycine, quand tu auras 50 ans, ma fille, tu sauras que l'expérience des autres ne sert à personne. Notre petite amie fera les siennes et tout ce que nous pouvons souhaiter, c'est qu'elles ne soient pas trop dures, car elle n'a pas beaucoup de force pour les supporter.
- Elle était si malheureuse ! dit Mme Duclavel. Et nous sommes si heureux, nous !

Ils se regardèrent - tous trois, émus, reconnaissants, rendant à Dieu, en silence mais d'un seul coeur, des actions de grâces.
Car, en cet instant, Roseline se souvenait de sa propre lutte, de l'heure à laquelle il avait fallu faire le grand sacrifice, et combien, malgré la souffrance, le nid paternel avait paru doux, accueillant, bienfaisant à son coeur brisé.
Mireille n'avait rien eu de tout cela. Et, incapable de supporter les âpres hauteurs de la solitude, elle était descendue dans la plaine, où se trouvent les refuges humains, faibles mais visibles.
- Prions, dit M. Duclavel.

Ce fut la conclusion de leurs pensées affectueuses, pour la petite âme chère, qui, demain, prendrait passage dans une barque frêle sur une mer inconnue et souvent orageuse.


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