Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



CONTRE LE COURANT

PREMIÈRE PARTIE


MEIRAGE
Un petit monde provençal.

IV

Il est bon d'être lassé et fatigué par l'inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au Libérateur.
PASCAL

En s'en retournant, ce jour-là, au soir tombant, les Duclavel eurent l'impression qu'ils avaient rencontré dans cette famille de leurs coreligionnaires, plus de résistance à la Vérité que pendant toutes les années passées à Meirage.
Le fait que Mme Lenormand se croyait « très pratiquante » ne rendait la situation que plus difficile et plus triste. Rien n'est pire que l'aveuglement.
Ce laisser-aller, cette manière de mettre les choses religieuses à l'arrière-plan lorsqu'elles étaient encombrantes et de les étaler lorsqu'elles ne gênaient pas, ne sont point rares, ils le savaient. Mais eux, qui avaient, pendant dix ans, lutté avec persévérance contre le courant de Meirage, courant d'indifférence et de fausse éducation religieuse, allaient avoir à lutter encore plus énergiquement contre cette dérive des âmes, pourtant héritières des plus nobles traditions et des plus grands exemples de foi et d'héroïsme.

Roseline sentait en Mireille un coeur déjà préparé par Dieu et peut-être déjà conquis, mais sa mère et son frère représenteraient l'opposition constante et absolue. Dans cette maison-là, le mot d'ordre, c'était : « réussir. ».
M. Lenormand, bien entendu, pencherait du côté du plus fort, car son mot d'ordre, à lui, c'était « la paix à tout prix ».
On l'avait souvent sollicité de faire de la politique, car il était, malgré son effacement volontaire, d'une intelligence ouverte et d'un esprit juste, et sa femme l'y aurait poussé. Mais, ayant en horreur l'agitation et les querelles, il estimait (et avec raison) qu'elles sont trop inhérentes à la vie politique pour que jamais il :s'engageât dans celle-ci.
C'était la seule fois qu'il eût contrarié Mme Lenormand. Tout ce qu'il pouvait faire, désormais, c'était de maintenir la paix chez lui, en se pliant, sur toutes les autres questions, aux exigences de sa femme et de son fils, sans jamais protester.

Rentrés chez eux, en prenant le repas du soir, dans la tranquille douceur du foyer familial où rien ne venait contredire à leur idéal et à leur foi, M. et Mme Duclavel et leur fille causèrent longuement de leurs nouvelles, connaissances.
Ils sentaient qu'une grande tâche était devant eux, pour laquelle ils avaient besoin d'un tact infini, d'un amour sans borne.
Jusqu'alors, les rares fonctionnaires protestants les avaient à peu près ignorés. Ceux-ci maintenant venaient à eux, non pas tant par besoin d'âme que par traditions familiales.
Mais même ces traditions sacrées étaient subordonnées aux intérêts matériels et mondains, submergées par le courant du, jour, impétueux et mortel.

Habitués à une grande modération dans leurs jugements sur autrui, les Duclavel durent pourtant s'avouer que M. Lenormand était bien soumis, Madame plutôt superficielle, Jacques un peu fat et que Mireille n'aurait peut-être pas la force de caractère de dominer tant d'éléments contraires.
Et, tous trois, agenouillés à leur culte de famille, ils prièrent ardemment pour ces âmes que Dieu mettait sur leur route et qui n'avaient qu'une forme de piété sans en avoir le fond. Et encore, cette forme était-elle mise de côté, lorsqu'elle pouvait nuire à la réalisation de leurs rêves d'avenir.

 Le lendemain, les deux jeunes filles faisant ensemble une promenade, Mireille dit à Roseline :
- J'ai vraiment souffert, hier, des bêtises que mon frère a dites. je vous avais prévenue que nos idées sont fort différentes, mais j'espérais qu'il serait an moins convenable. Maman l'a un peu trop gâté et il se croit tout permis.

Roseline eut un sourire indulgent.
- C'était plutôt, je crois, un peu de fanfaronnade. D'ailleurs, nous savons bien que les jeunes gens parlent souvent à tort et à travers et ne pensent pas toujours ce qu'ils disent.
- C'est vrai, la preuve en est que lorsque vous avez été partis, Jacques a dit : « Sapristi ! ils sont crânement et solidement chrétiens, ces gens-là ! et Mlle Roseline est aussi emballée que ses parents ! Ils me font penser à grand-papa et grand-maman Fustel qui étaient si pieux ». (Ce sont les parents de notre mère). Mais il a ajouté : « C'est bon dans un petit patelin comme ici, d'être crâne ; ça ne tire pas à conséquence ; mais, dans le monde, si, on ne fait pas comme les autres, tout est perdu ». Oui, voilà ses théories et je m'en désole, car je les crois fausses.
- Non seulement elles sont fausses, dit Roseline, mais elles sont funestes. Pour les professer, et les pratiquer, il faut avoir complètement oublié qu'il y aura un règlement de compte avec le Souverain juge qui ne tiendra pas le coupable pour innocent. La lâcheté, est un des crimes qui mettront certaines âmes hors du Royaume de Dieu.

Mireille ne répondit pas. Elle marchait, la tête un peu baissée, les mains dans son manchon, le pas saccadé.

La route était belle et sèche ; même en ce jour d'hiver, le ciel versait sa lumière blonde sur le paysage, enveloppé, de brumes bleues et mauves, si légèrement qu'on eût dit une illusion. La pureté de l'atmosphère, particulière à Meirage, laissait voir tous les détails du tableau de maître que la Nature a brossé, dans ce petit coin de France.
Roseline en jouissait comme au premier jour et, sans parler, laissait sa compagne à ses méditations.
Mais, à un coup d'oeil furtif qu'elle lui donna, elle fut effrayée de sa pâleur.
- Êtes-vous souffrante, amie ? demanda-t-elle affectueusement, en passant son bras sous le sien.
- Non, merci ; du moins, pas physiquement.
- Pas physiquement ? Alors, souffrez-vous autrement ?

Le long de la rivière s'étend un petit mur a large rebord qui fait un siège très apprécié des promeneurs.
- Je suis 'un peu lasse, dit-elle, car vous savez que je ne suis pas bonne marcheuse. Mais ce sont surtout des préoccupations morales qui m'agitent en ce moment. Depuis que je vous connais, Roseline, J'ai beaucoup réfléchi. Car vous êtes la première personne qui m'ait donné envie de lui ressembler.

Roseline ne put s'empêcher de rire.
- Je crois, ma chère, que vous vous préparez de grandes déceptions. L'Idéal n'est pas de ce monde. Seul, le Sauveur Jésus-Christ est notre Modèle.
- Je me suis mal exprimée, dit Mireille, je n'ai pas voulu prétendre avoir trouvé en vous la perfection, car je vous connais encore trop peu. Mais vous avez l'état d'esprit que j'ai toujours envié, une foi assurée, le bonheur de l'âme, la paix du coeur.
- C'est vrai, dit Roseline. Par une grâce bien imméritée, je possède tout cela.
- Et puis, continua Mireille, vous avez un foyer heureux. Vous y suivez vos convictions, bien mieux, ce sont vos parents qui vous les ont communiquées et qui vous encouragent.
- Oui, dit encore Roseline, je suis vraiment comblée. Mais, aussi, que de responsabilités !

Le pied mince de Mireille battait le sol d'un mouvement nerveux et sa voix tremblait lorsqu'elle poursuivit :
- Je crois, Roseline, que nous sommes maintenant assez liées pour que je me confie à vous : je ne suis pas heureuse à la maison. C'est peut-être ma faute, mais depuis hier, j'ai décidé de vous en parler et de vous prier de m'aider.
- Mon aide est peu de chose, dit Roseline, très émue, en passant son bras autour des frêles épaules de sa compagne. Mais elle vous est toute acquise. Que puis-je faire pour vous ?
- Il vous faut, sans doute, pour comprendre la situation, connaître les grandes lignes de l'histoire de notre famille, au moins autant que je la connais moi-même et depuis que j'ai pu en juger. Comme le disait Jacques, nos grands-parents maternels étaient très pieux, de vieux huguenots fervents, avec une maison pleine de souvenirs du glorieux passé. Ma mère fut donc élevée chrétiennement et, d'après ce que m'a raconté, un jour, en pleurant, bonne-maman Fustel, elle avait passé, vers l'âge de 20 ans, par une sorte de conversion, à la suite de grandes réunions spéciales. Mais ils durent aller habiter Marseille pendant quelques années, et là, peu à peu, au contact du monde, la piété de maman se refroidit. Elle aimait les plaisirs, le changement, la distraction. Vous avez vu combien elle est vive. Un an ou deux après, elle rencontra mon père, protestant de naissance, il est vrai, mais indifférent aux choses religieuses. Naturellement, nos grands-parents furent attristés de ce mariage, car ils auraient voulu voir leur fille fonder un foyer franchement chrétien. je ne sais ce que furent les premières années, passées de petite ville en petite ville, au gré des mouvements administratifs ; mais, aussi loin que je puisse me souvenir, Dieu n'a tenu aucune place chez nous, sauf le dimanche, lorsqu'il y avait un culte dans l'endroit que nous habitions. Car, comme maman le disait à Mme Duclavel, nous sommes « très pratiquants» !

La voix de Mireille s'était ralentie. On sentait à l'amertume qui y vibrait qu'elle souffrait cruellement de parler d'une situation où le respect dû à ses parents entrait presque en conflit avec la mentalité si différente de la sienne qu'elle devait leur reconnaître, C'était la tragédie cachée de ce foyer, en apparence heureux, la séparation des âmes que les liens du sang ont cependant unies.
Mireille jeta à Roseline un coup d'oeil interrogateur. Mais le visage de celle-ci n'exprimait aucune froideur ni aucun étonnement. Au contraire, on y lisait une sympathie douce et fraternelle qui encouragea la jeune fille à poursuivre :
- Dans mes visites à grand'maman Fustel (nous ne l'avons perdue que l'année, dernière), j'ai beaucoup appris, car sa piété était tendre et communicative, solide et claire. Mais elle était âgée et ne comprenait pas toujours nos difficultés intellectuelles à nous de la jeune génération. Voilà pourquoi je suis si heureuse de vous avoir trouvée. Il me semble que vous pourrez m'aider sur bien des points.

Sans parler, Roseline embrassa sa compagne. Elle comprenait l'importance de la mission qui s'offrait à elle et, en silence, demandait à Dieu la force de la remplir.
- Eh bien ! dit-elle, dites-moi quels sont ces points. Ce sera une joie pour moi, si je puis vous être utile.
- Je ne puis vous les exposer tous à la fois, dit Mireille, car je veux mettre le temps nécessaire à la réflexion, pour chacun d'eux. Aujourd'hui, je vous poserai seulement une question : J'ai discuté maintes fois avec des catholiques militants et 'leur grand argument contre nous, c'est que nous n'avons pas d'autorité, et qu'eux ont celle de l'Église, infaillible et absolue (à leur avis). Ce dernier point est, naturellement facile a démolir, l'Église étant composée d'hommes tous faillibles. Mais lorsque j'ai causé avec certains pasteurs, ils n'ont pu me donner de réponse satisfaisante. Pour eux, l'autorité réside dans le libre-examen, la conscience, l'évidence intérieure. Tout cela est bien élégant et bien moderne, mais singulièrement incapable de me satisfaire. je me sens impuissante à Juger par moi-même et mon « évidence » intérieure, est subordonnée à tant de circonstances et d'états d'esprit, que c'est une cruelle ironie que de l'ériger en autorité. Et c'est là toute l'espérance, tout le pain de vie que nos prétendus bergers ont à nous offrir ! Ah ! que nous sommes pauvres et malheureux !

Mireille s'était levée et debout, devant Roseline, tout son, être frémissant d'angoisse, elle se pencha en avant :
- Et nos ancêtres huguenots, devant quelle autorité s'inclinaient ils, pour avoir la force de souffrir et de mourir? Oh ! parfois, je suis tellement désemparée et découragée, que je suis tentée de faire comme tant d'autres : tout rejeter, même l'existence de Dieu et agir à ma guise ! Point de certitude, point d'assurance ! Des hypothèses, des « réserves » sur tout ! Chaque théologien avance ses idées comme si nous étions forcés de les admettre, et pourtant, de son propre avis, rien n'est sûr ! Qu'ils fassent donc un autre métier, ces prédicateurs de doute ! Ils pourraient alors au moins être sincères et ne pas plonger les autres dans le désespoir ! Triste « profession » vraiment, que celle-là, et la dernière que devrait choisir un honnête homme !

Roseline, à son tour, s'était levée, et prenant le bras de Mireille toute tremblante, elle lui, dit calmement :
- Continuons à marcher, voulez-vous, mon amie ? Le soleil a disparu et il va faire froid.

Mireille la regarda avec un peu d'inquiétude:
- Je vous ai scandalisée et peinée, Roseline, par mes paroles violentes. Mais il y avait si longtemps que j'étouffais et que j'avais besoin de crier ces choses tout haut !

Roseline sourit.
- Me scandaliser ? Non point. J'en ai entendu bien d'autres ! Si vous saviez - les discussions que nous avions à Sèvres !
- Avec des jeunes filles qui parlaient comme je viens de parler ?
- Oui, et bien pire encore.
- Et vous avez su. leur répondre ?
- Sans doute, car Je suis sur le Rocher des siècles, le Christ Lui-même. C'est Lui qui répondait, non pas moi. Voilà tout le secret de l'assurance et de la certitude, mon amie. Les idées des hommes ne sont que du sable mouvant. Tant que vous en avez tenu compte, vous vous êtes enlisée de plus en plus. Tout ce que vous avez à faire maintenant, c'est d'aller à Lai, de méditer Ses paroles et de les suivre, en fermant les oreilles à tout autre enseignement. jamais plus vous ne serez ébranlée.

Les yeux noirs et profonds de Mireille s'éclairèrent.
- C'est tout ? fit-elle haletante et s'arrêtant brusquement.
- C'est tout, répondit Roseline d'une voix ferme. Que faut-il de plus ? je n'ai pas d'autre argument et je défie n'importe qui d'en apporter d'autres capables de satisfaire une âme et un coeur. L'autorité, la voilà. Elle est absolue, infaillible, éternelle. Elle demeurera, lorsque tous ses détracteurs auront passé.

Il y eut un long silence.
Les deux jeunes filles sentaient que leurs coeurs allaient enfin trouver un accord parfait.
Les paroles de Roseline, cette affirmation solennelle et joyeuse de l'éternelle Vérité semblait se prolonger en un écho triomphant dans l'air cristallin et répondre à ce long soupir que Mireille venait d'exprimer en paroles ardentes et hachées. Pourtant, elle avait peur de s'abandonner trop tôt à un espoir que la réalité décevrait.
- Mais alors, dit-elle d'une voix basse, ces problèmes, ces hypothèses, ces doutes... et ces théologiens ? Pourquoi y a-t-il tant de gens qui souffrent à cause de cet enseignement ?
- J'ai parlé avec beaucoup d'intellectuels,, fit Roseline, et j'ai acquis la certitude que le doute ne vient pas de l'esprit mais du coeur. C'est de bon ton, aujourd'hui, de douter, de se poser en victime du scepticisme. Si on était vraiment sincère, on avouerait que le doute vient du refus d'abandonner certaines passions, qu'elles soient viles ou considérées comme nobles, par exemple, l'orgueil.
- Je me demande si c'est mon cas, dit Mireille, pensivement.
- Vous seule le savez, mon amie. Vous seule pouvez résoudre ce problème. Vous m'avez demandé mon aide mais tout ce que je puis faire, c'est de vous indiquer la solution. Chacun doit y arriver pour soi-même. Le Christ a dit qu'Il ne mettrait point dehors celui qui viendrait à Lui.
- Vous voulez dire, fit Mireille, que c'est une affaire individuelle. En somme,. aujourd'hui, la religion est beaucoup, plus une affaire collective, un groupe social que le besoin de chacun.
- Justement, et les principes sont vite mis de côté par les collectivités, puisque nous voyons qu'aucune ne réalise la pensée du Maître. Il faut précisément revenir à l'individualisme, quoiqu'au début, l'Église fût un bloc organisé et indivisible. Et nous, les jeunes, nous avons besoin de clarté et de logique. Des principes qu'on n'applique pas, cela ne nous dit rien.
- Cela nous dit même le contraire, fit Mireille, un peu sèchement.
- Je trouve, continua Roseline, en pressant le bras de son amie., qu'un verset de l'Apocalypse s'applique si bien à notre temps ! C'est celui-ci : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si QUELQU'UN entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez LUI, je souperai avec LUI et LUI avec moi » - « Quelqu'un » c'est une âme à la fois. C'est la relation personnelle avec le Christ. J'ai la conviction absolue que c'est ce qui manque à la religion prétendue chrétienne de nos jours, même lorsqu'elle s'appelle protestante. Car le Protestantisme, comme vous le disiez tout à l'heure, a souvent renié ses origines, ses doctrines et son histoire. Nous n'avons donc qu'une chose à faire, dans ce dédale, c'est le retour à la source. Mais pour cela,, nous avons, naturellement, à lutter contre le courant.

Les deux jeunes filles étaient arrivées à la villa des Pervenches où Mme Duclavel les attendait pour le thé. Avant de franchir le seuil du jardin, Mireille tendit les deux mains à Roseline.
- Je vous remercie, dit-elle simplement. Cette conversation comptera dans ma vie. Vous avez réduit le problème à sa plus simple expression. Je sais au moins à quoi m'en tenir. Priez pour que j'aie la volonté et la force de lutter contre ce courant.

Ce soir-là, Mireille fut particulièrement silencieuse et absorbée.
Jacques l'en taquina sans merci, pendant le dîner.
- Qu'est-ce qui test arrivé, ma petite soeur? Quelles sont les graves réflexions qui nous privent de ton joli babil ?
- Je suis un peu lasse, dit-elle, en souriant avec bonne humeur. Nous avons fait une longue promenade avec Roseline Duclavel.
- Ah ! c'est cela ! C'est la gravité de Mlle Duclavel qui déteint sur toi ! Crois-moi, cela va très bien à son genre, car elle est grande et imposante. Mais toi, tu es faite pour la gaieté, avec tes airs de colibri ! Et de quoi avez-vous parlé, si je ne suis pas indiscret ?
- De choses très intéressantes et sur lesquelles je désirais m'éclairer depuis longtemps.
- Religion, naturellement.
- Religion, si tu veux, quoique ce terme ne veuille pas dire grand'chose, mais plutôt : conditions du bonheur dans cette vie et dans l'autre.
- Ah ! encore le sujet d'hier au soir ! Eh bien ! tu sais, ça me rase de plus en plus. Après tout, je te le demande, les religions ne sont-elles pas toutes bonnes, pourvu, qu'on les pratique ?
- Alors, pourquoi ne pratiques-tu pas la tienne ?
- La mienne ? Mais ne vous ai-je pas dit hier soir, que je n'en ai pas ?
- Jacques ! cria Mme Lenormand, indignée, tu persistes à dire ce que tu ne penses pas ! Souviens-toi de ta première communion !
- Mais si, maman, je dis ce que je pense ! je répète que cette « communion - », comme tu l'appelles, est un rite familial ou social que j'ai accompli pour faire comme tout jeune homme de bonne famille. Mais je ne puis vraiment, sans hypocrisie, m'en prévaloir, maintenant. Comme je le disais à ces excellents Duclavel (un peu naïfs, à mon avis), je vais au temple quelquefois, à l'église quand c'est utile. Mais autrement, ça ne m'intéresse pas du tout.
- Jacques est assez dans les dispositions où j'étais, quand nous nous sommes mariés, ma chère amie, dit M. Lenormand, en désossant un poulet avec soin. Tu ne m'en faisais pas un si grand crime !

Mme Lenormand rougit et jeta un coup d'oeil furtif à sa fille.

Celle-ci rencontra ce regard inquiet et, pour la première fois, eut l'impression que sa mère, malgré son langage superficiel, n'avait pas oublié le passé. Pourtant, le sujet religieux n'était jamais abordé qu'en passant, dans la famille, et il avait fallu cette rencontre avec les Duclavel pour le mettre vraiment sur le tapis.

La religion avait été comme un accessoire périodique qu'on arborait par convenance, certains jours, et qu'on laissait, entre temps, dans les profondeurs obscures d'une armoire. De l'exhumer ainsi, sans raison officielle, leur semblait tout à fait étrange et déplacé.

Toutefois, comme l'avait dit Mireille à Roseline, elle ignorait comment s'étaient passées les premières années du mariage de ses parents. Elle avait assisté, mais inconsciente, à ce drame si fréquent de la désagrégation d'une âme sans profondeur et sans capacité de sacrifice. Elle n'avait pu, dans la candeur de sa première enfance, se rendre compte de l'évolution des sentiments de sa mère. Et lorsque l'âge et la raison lui eussent permis de le faire, ces sentiments s'étaient en quelque sorte tassés et cristallisés en une religion d'occasion, formaliste et mortellement ennuyeuse.

Mme Lenormand, quoique idolâtrant son fils d'un de ces amours violents qui, souvent, excluent tous les autres, aimait assez sa fille pour tenir à son affection et à son estime.
Elle n'ignorait pas que Mireille connaissait sa « conversion » de jeune fille, et ce soir, elle se demanda ce qu'elle pouvait bien penser de cet épisode.
Elle se rendait compte aussi que la rencontre avec les Duclavel était une révélation pour Mireille et, confusément, elle pressentait, dans l'avenir, la lutte et le trouble.

L'écho de voix lointaines revenait à l'esprit de Mme Lenormand et la rendait un instant étrangement silencieuse.
- Bon ! voilà maman qui s'endort aussi ! fit Jacques, de son ton badin. Mais puisque nous avons fini de dîner, allons donc faire un peu de musique au salon ! Ça nous réveillera tous, car, pour un peu, je m'endormirais aussi !

Jacques jouait du violon passablement, mais sans âme. Il aimait cette musique brillante et légère qui ne laisse pas plus de trace sur l'auditeur qu'un papillon traversant un jardin.
Mireille, au contraire, très finement et profondément musicienne, l'accompagnait par devoir, tout en souffrant de ces futiles productions.

Ce soir, surtout, la vie lui semblait d'un prix plus précieux que jamais. Les heures qu'elle avait gaspillées dans le passé, revenaient en elle en un groupe mélancolique, comme des, fleurs fanées que plus rien jamais ne fera revivre.
Et, tout en jouant, d'un mouvement mécanique, l'accompagnement d'une danse maise et folle, que le violon de Jacques enlevait avec brio, elle eut soudain envie de pleurer.
Que cette existence toute matérielle et égoïste était insensée !
Quelle fadeur, quel indicible ennui, quelles déceptions elle représentait !
Sans but, sans utilité, sans vraie joie, c'était bien une caricature de vie et non pas la Vie elle-même, cette chose palpitante et merveilleuse, ardente et féconde, avec ses luttes et ses victoires, qu'elle avait devinée chez Roseline Duclavel et ses parents. Oh ! qu'elle était lasse de ces faux bonheurs, de ces joies de pacotille, des avantages, immenses en apparence mais insignifiants en réalité, d'un monde si pauvre et si limité !
Et pourtant, Jacques et sa mère semblaient en jouir et son père s'en contenter ! Était-ce sincérité ou parade ?

Rentrée dans sa chambre, Mireille pria vraiment, pour la première fois de sa vie.
Et ce fut là sa prière :
- 0 Christ ! je suis lasse de la vie du monde et j'aspire à celle que tu donnes. je me sens impuissante à balayer les doutes qui sont encore en moi, mais mon désir ardent va vers Toi. Révèle-moi ton Amour, ta Paix, ta Présence, car mon âme est angoissée. J'ai compris aujourd'hui que tu ne mets pas dehors celui qui vient à Toi. je viens.

Bien tard, elle lut, dans l'Évangile, les paroles du Pardon et de la Paix qui surpassent toute intelligence.
Puis, l'âme apaisée, quoique encore pleine d'interrogations qu'elle réprimait sans effort, car elle pressentait qu'il existait une réponse pour chacune, elle s'endormit.

Pendant ce temps, Jacques, au salon, jouait encore, sans accompagnement, une sérénade en vogue.


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