CONTRE LE COURANT
PREMIÈRE PARTIE
MEIRAGE
Un petit monde provençal.
IV
Il est bon d'être lassé
et fatigué par l'inutile recherche
du vrai bien, afin de tendre les bras au
Libérateur.
PASCAL
|
En s'en retournant, ce jour-là, au soir
tombant, les Duclavel eurent l'impression qu'ils
avaient rencontré dans cette famille de
leurs coreligionnaires, plus de résistance
à la Vérité que pendant toutes
les années passées à
Meirage.
Le fait que Mme Lenormand se croyait
« très pratiquante » ne rendait la
situation que plus difficile et plus triste. Rien
n'est pire que l'aveuglement.
Ce laisser-aller, cette
manière de mettre les choses religieuses
à l'arrière-plan lorsqu'elles
étaient encombrantes et de les étaler
lorsqu'elles ne gênaient pas, ne sont point
rares, ils le savaient. Mais eux, qui avaient,
pendant dix ans, lutté avec
persévérance contre le courant de
Meirage, courant d'indifférence et de fausse
éducation religieuse, allaient avoir
à lutter encore plus énergiquement
contre cette dérive des âmes, pourtant
héritières des plus nobles traditions
et des plus grands exemples de foi et
d'héroïsme.
Roseline sentait en Mireille un
coeur déjà
préparé par Dieu et
peut-être déjà conquis, mais sa
mère et son frère
représenteraient l'opposition constante et
absolue. Dans cette maison-là, le mot
d'ordre, c'était : « réussir.
».
M. Lenormand, bien entendu,
pencherait du côté du plus fort, car
son mot d'ordre, à lui, c'était
« la paix à tout prix
».
On l'avait souvent sollicité
de faire de la politique, car il était,
malgré son effacement volontaire, d'une
intelligence ouverte et d'un esprit juste, et sa
femme l'y aurait poussé. Mais, ayant en
horreur l'agitation et les querelles, il estimait
(et avec raison) qu'elles sont trop
inhérentes à la vie politique pour
que jamais il :s'engageât dans
celle-ci.
C'était la seule fois qu'il
eût contrarié Mme Lenormand. Tout ce
qu'il pouvait faire, désormais,
c'était de maintenir la paix chez lui, en se
pliant, sur toutes les autres questions, aux
exigences de sa femme et de son fils, sans jamais
protester.
Rentrés chez eux, en prenant le repas du
soir, dans la tranquille douceur du foyer familial
où rien ne venait contredire à leur
idéal et à leur foi, M. et Mme
Duclavel et leur fille causèrent longuement
de leurs nouvelles, connaissances.
Ils sentaient qu'une grande
tâche était devant eux, pour laquelle
ils avaient besoin d'un tact infini, d'un amour
sans borne.
Jusqu'alors, les rares
fonctionnaires protestants les
avaient à peu près ignorés.
Ceux-ci maintenant venaient à eux, non pas
tant par besoin d'âme que par traditions
familiales.
Mais même ces traditions
sacrées étaient subordonnées
aux intérêts matériels et
mondains, submergées par le courant du,
jour, impétueux et mortel.
Habitués à une grande
modération dans leurs jugements sur autrui,
les Duclavel durent pourtant s'avouer que M.
Lenormand était bien soumis, Madame
plutôt superficielle, Jacques un peu fat et
que Mireille n'aurait peut-être pas la force
de caractère de dominer tant
d'éléments contraires.
Et, tous trois, agenouillés
à leur culte de famille, ils prièrent
ardemment pour ces âmes que Dieu mettait sur
leur route et qui n'avaient qu'une forme de
piété sans en avoir le fond. Et
encore, cette forme était-elle mise de
côté, lorsqu'elle pouvait nuire
à la réalisation de leurs rêves
d'avenir.
Le lendemain, les deux jeunes filles
faisant ensemble une promenade, Mireille dit
à Roseline :
- J'ai vraiment souffert, hier, des
bêtises que mon frère a dites. je vous
avais prévenue que nos idées sont
fort différentes, mais j'espérais
qu'il serait an moins convenable. Maman l'a un peu
trop gâté et il se croit tout
permis.
Roseline eut un sourire
indulgent.
- C'était plutôt, je
crois, un peu de fanfaronnade. D'ailleurs, nous
savons bien que les jeunes gens
parlent souvent à tort et à travers
et ne pensent pas toujours ce qu'ils
disent.
- C'est vrai, la preuve en est que
lorsque vous avez été partis, Jacques
a dit : « Sapristi ! ils sont crânement
et solidement chrétiens, ces gens-là
! et Mlle Roseline est aussi emballée que
ses parents ! Ils me font penser à
grand-papa et grand-maman Fustel qui étaient
si pieux ». (Ce sont les parents de notre
mère). Mais il a ajouté : «
C'est bon dans un petit patelin comme ici,
d'être crâne ; ça ne tire pas
à conséquence ; mais, dans le monde,
si, on ne fait pas comme les autres, tout est perdu
». Oui, voilà ses théories et je
m'en désole, car je les crois
fausses.
- Non seulement elles sont fausses,
dit Roseline, mais elles sont funestes. Pour les
professer, et les pratiquer, il faut avoir
complètement oublié qu'il y aura un
règlement de compte avec le Souverain juge
qui ne tiendra pas le coupable pour innocent. La
lâcheté, est un des crimes qui
mettront certaines âmes hors du Royaume de
Dieu.
Mireille ne répondit pas.
Elle marchait, la tête un peu baissée,
les mains dans son manchon, le pas
saccadé.
La route était belle et
sèche ; même en ce jour d'hiver, le
ciel versait sa lumière blonde sur le
paysage, enveloppé, de brumes bleues et
mauves, si légèrement qu'on eût
dit une illusion. La pureté de
l'atmosphère, particulière à
Meirage, laissait voir tous les détails du
tableau de maître que la Nature a
brossé, dans ce petit coin de France.
Roseline en jouissait comme au
premier jour et, sans parler, laissait sa compagne
à ses méditations.
Mais, à un coup d'oeil furtif
qu'elle lui donna, elle fut effrayée de sa
pâleur.
- Êtes-vous souffrante, amie ?
demanda-t-elle affectueusement, en passant son bras
sous le sien.
- Non, merci ; du moins, pas
physiquement.
- Pas physiquement ? Alors,
souffrez-vous autrement ?
Le long de la rivière
s'étend un petit mur a large rebord qui fait
un siège très apprécié
des promeneurs.
- Je suis 'un peu lasse, dit-elle,
car vous savez que je ne suis pas bonne marcheuse.
Mais ce sont surtout des préoccupations
morales qui m'agitent en ce moment. Depuis que je
vous connais, Roseline, J'ai beaucoup
réfléchi. Car vous êtes la
première personne qui m'ait donné
envie de lui ressembler.
Roseline ne put s'empêcher de
rire.
- Je crois, ma chère, que
vous vous préparez de grandes
déceptions. L'Idéal n'est pas de ce
monde. Seul, le Sauveur Jésus-Christ est
notre Modèle.
- Je me suis mal exprimée,
dit Mireille, je n'ai pas voulu prétendre
avoir trouvé en vous la perfection, car je
vous connais encore trop peu. Mais vous avez
l'état d'esprit que j'ai toujours
envié, une foi assurée, le bonheur de
l'âme, la paix du coeur.
- C'est vrai, dit Roseline. Par une
grâce bien imméritée, je
possède tout cela.
- Et puis, continua Mireille, vous
avez un foyer heureux. Vous y suivez vos
convictions, bien mieux, ce sont vos parents qui
vous les ont communiquées et qui vous
encouragent.
- Oui, dit encore Roseline, je suis
vraiment comblée. Mais, aussi, que de
responsabilités !
Le pied mince de Mireille battait le
sol d'un mouvement nerveux et sa voix tremblait
lorsqu'elle poursuivit :
- Je crois, Roseline, que nous
sommes maintenant assez liées pour que je me
confie à vous : je ne suis pas heureuse
à la maison. C'est peut-être ma faute,
mais depuis hier, j'ai décidé de vous
en parler et de vous prier de m'aider.
- Mon aide est peu de chose, dit
Roseline, très émue, en passant son
bras autour des frêles épaules de sa
compagne. Mais elle vous est toute acquise. Que
puis-je faire pour vous ?
- Il vous faut, sans doute, pour
comprendre la situation, connaître les
grandes lignes de l'histoire de notre famille, au
moins autant que je la connais moi-même et
depuis que j'ai pu en juger. Comme le disait
Jacques, nos grands-parents maternels
étaient très pieux, de vieux
huguenots fervents, avec une maison pleine de
souvenirs du glorieux passé. Ma mère
fut donc élevée chrétiennement
et, d'après ce que m'a raconté, un
jour, en pleurant, bonne-maman Fustel, elle avait
passé, vers l'âge de 20 ans, par une
sorte de conversion, à la suite de grandes
réunions spéciales. Mais ils durent
aller habiter Marseille pendant quelques
années, et là, peu à peu, au
contact du monde, la piété de maman
se refroidit. Elle aimait les plaisirs,
le changement, la distraction.
Vous avez vu combien elle est vive. Un an ou deux
après, elle rencontra mon père,
protestant de naissance, il est vrai, mais
indifférent aux choses religieuses.
Naturellement, nos grands-parents furent
attristés de ce mariage, car ils auraient
voulu voir leur fille fonder un foyer franchement
chrétien. je ne sais ce que furent les
premières années, passées de
petite ville en petite ville, au gré des
mouvements administratifs ; mais, aussi loin que je
puisse me souvenir, Dieu n'a tenu aucune place chez
nous, sauf le dimanche, lorsqu'il y avait un culte
dans l'endroit que nous habitions. Car, comme maman
le disait à Mme Duclavel, nous sommes «
très pratiquants» !
La voix de Mireille s'était
ralentie. On sentait à l'amertume qui y
vibrait qu'elle souffrait cruellement de parler
d'une situation où le respect dû
à ses parents entrait presque en conflit
avec la mentalité si différente de la
sienne qu'elle devait leur reconnaître,
C'était la tragédie cachée de
ce foyer, en apparence heureux, la
séparation des âmes que les liens du
sang ont cependant unies.
Mireille jeta à Roseline un
coup d'oeil interrogateur. Mais le visage de
celle-ci n'exprimait aucune froideur ni aucun
étonnement. Au contraire, on y lisait une
sympathie douce et fraternelle qui encouragea la
jeune fille à poursuivre :
- Dans mes visites à
grand'maman Fustel (nous ne l'avons perdue que
l'année, dernière), j'ai beaucoup
appris, car sa piété était
tendre et communicative, solide et claire. Mais
elle était
âgée et ne comprenait pas toujours nos
difficultés intellectuelles à nous de
la jeune génération. Voilà
pourquoi je suis si heureuse de vous avoir
trouvée. Il me semble que vous pourrez
m'aider sur bien des points.
Sans parler, Roseline embrassa sa
compagne. Elle comprenait l'importance de la
mission qui s'offrait à elle et, en silence,
demandait à Dieu la force de la
remplir.
- Eh bien ! dit-elle, dites-moi
quels sont ces points. Ce sera une joie pour moi,
si je puis vous être utile.
- Je ne puis vous les exposer tous
à la fois, dit Mireille, car je veux mettre
le temps nécessaire à la
réflexion, pour chacun d'eux. Aujourd'hui,
je vous poserai seulement une question : J'ai
discuté maintes fois avec des catholiques
militants et 'leur grand argument contre nous,
c'est que nous n'avons pas d'autorité, et
qu'eux ont celle de l'Église, infaillible et
absolue (à leur avis). Ce dernier point est,
naturellement facile a démolir,
l'Église étant composée
d'hommes tous faillibles. Mais lorsque j'ai
causé avec certains pasteurs, ils n'ont pu
me donner de réponse satisfaisante. Pour
eux, l'autorité réside dans le
libre-examen, la conscience, l'évidence
intérieure. Tout cela est bien
élégant et bien moderne, mais
singulièrement incapable de me satisfaire.
je me sens impuissante à Juger par
moi-même et mon « évidence »
intérieure, est subordonnée à
tant de circonstances et d'états d'esprit,
que c'est une cruelle ironie que de l'ériger
en autorité. Et c'est là toute
l'espérance, tout le pain de vie
que nos prétendus bergers
ont à nous offrir ! Ah ! que nous sommes
pauvres et malheureux !
Mireille s'était levée
et debout, devant Roseline, tout son, être
frémissant d'angoisse, elle se pencha en
avant :
- Et nos ancêtres huguenots,
devant quelle autorité s'inclinaient ils,
pour avoir la force de souffrir et de mourir? Oh !
parfois, je suis tellement désemparée
et découragée, que je suis
tentée de faire comme tant d'autres : tout
rejeter, même l'existence de Dieu et agir
à ma guise ! Point de certitude, point
d'assurance ! Des hypothèses, des «
réserves » sur tout ! Chaque
théologien avance ses idées comme si
nous étions forcés de les admettre,
et pourtant, de son propre avis, rien n'est
sûr ! Qu'ils fassent donc un autre
métier, ces prédicateurs de doute !
Ils pourraient alors au moins être
sincères et ne pas plonger les autres dans
le désespoir ! Triste « profession
» vraiment, que celle-là, et la
dernière que devrait choisir un
honnête homme !
Roseline, à son tour,
s'était levée, et prenant le bras de
Mireille toute tremblante, elle lui, dit calmement
:
- Continuons à marcher,
voulez-vous, mon amie ? Le soleil a disparu et il
va faire froid.
Mireille la regarda avec un peu
d'inquiétude:
- Je vous ai scandalisée et
peinée, Roseline, par mes paroles violentes.
Mais il y avait si longtemps que j'étouffais
et que j'avais besoin de crier ces choses tout haut
!
Roseline sourit.
- Me scandaliser ? Non point. J'en
ai entendu bien d'autres ! Si
vous saviez - les discussions que nous avions
à Sèvres !
- Avec des jeunes filles qui
parlaient comme je viens de parler ?
- Oui, et bien pire
encore.
- Et vous avez su. leur
répondre ?
- Sans doute, car Je suis sur le
Rocher des siècles, le Christ
Lui-même. C'est Lui qui répondait, non
pas moi. Voilà tout le secret de l'assurance
et de la certitude, mon amie. Les idées des
hommes ne sont que du sable mouvant. Tant que vous
en avez tenu compte, vous vous êtes
enlisée de plus en plus. Tout ce que vous
avez à faire maintenant, c'est d'aller
à Lai, de méditer Ses paroles et de
les suivre, en fermant les oreilles à tout
autre enseignement. jamais plus vous ne serez
ébranlée.
Les yeux noirs et profonds de
Mireille s'éclairèrent.
- C'est tout ? fit-elle haletante et
s'arrêtant brusquement.
- C'est tout, répondit
Roseline d'une voix ferme. Que faut-il de plus ? je
n'ai pas d'autre argument et je défie
n'importe qui d'en apporter d'autres capables de
satisfaire une âme et un coeur.
L'autorité, la voilà. Elle est
absolue, infaillible, éternelle. Elle
demeurera, lorsque tous ses détracteurs
auront passé.
Il y eut un long silence.
Les deux jeunes filles sentaient que
leurs coeurs allaient enfin trouver un accord
parfait.
Les paroles de Roseline, cette
affirmation solennelle et joyeuse de
l'éternelle Vérité semblait se
prolonger en un écho triomphant
dans l'air cristallin et
répondre à ce long soupir que
Mireille venait d'exprimer en paroles ardentes et
hachées. Pourtant, elle avait peur de
s'abandonner trop tôt à un espoir que
la réalité
décevrait.
- Mais alors, dit-elle d'une voix
basse, ces problèmes, ces hypothèses,
ces doutes... et ces théologiens ? Pourquoi
y a-t-il tant de gens qui souffrent à cause
de cet enseignement ?
- J'ai parlé avec beaucoup
d'intellectuels,, fit Roseline, et j'ai acquis la
certitude que le doute ne vient pas de l'esprit
mais du coeur. C'est de bon ton, aujourd'hui, de
douter, de se poser en victime du scepticisme. Si
on était vraiment sincère, on
avouerait que le doute vient du refus d'abandonner
certaines passions, qu'elles soient viles ou
considérées comme nobles, par
exemple, l'orgueil.
- Je me demande si c'est mon cas,
dit Mireille, pensivement.
- Vous seule le savez, mon amie.
Vous seule pouvez résoudre ce
problème. Vous m'avez demandé mon
aide mais tout ce que je puis faire, c'est de vous
indiquer la solution. Chacun doit y arriver pour
soi-même. Le Christ a dit qu'Il ne mettrait
point dehors celui qui viendrait à
Lui.
- Vous voulez dire, fit Mireille,
que c'est une affaire individuelle. En somme,.
aujourd'hui, la religion est beaucoup, plus une
affaire collective, un groupe social que le besoin
de chacun.
- Justement, et les principes sont
vite mis de côté par les
collectivités, puisque nous
voyons qu'aucune ne
réalise la pensée du Maître. Il
faut précisément revenir à
l'individualisme, quoiqu'au début,
l'Église fût un bloc organisé
et indivisible. Et nous, les jeunes, nous avons
besoin de clarté et de logique. Des
principes qu'on n'applique pas, cela ne nous dit
rien.
- Cela nous dit même le
contraire, fit Mireille, un peu
sèchement.
- Je trouve, continua Roseline, en
pressant le bras de son amie., qu'un verset de
l'Apocalypse s'applique si bien à notre
temps ! C'est celui-ci : « Voici, je me tiens
à la porte et je frappe. Si QUELQU'UN entend
ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez LUI, je
souperai avec LUI et LUI avec moi » - «
Quelqu'un » c'est une âme à la
fois. C'est la relation personnelle avec le Christ.
J'ai la conviction absolue que c'est ce qui manque
à la religion prétendue
chrétienne de nos jours, même
lorsqu'elle s'appelle protestante. Car le
Protestantisme, comme vous le disiez tout à
l'heure, a souvent renié ses origines, ses
doctrines et son histoire. Nous n'avons donc qu'une
chose à faire, dans ce dédale, c'est
le retour à la source. Mais pour cela,, nous
avons, naturellement, à lutter contre le
courant.
Les deux jeunes filles
étaient arrivées à la villa
des Pervenches où Mme Duclavel les attendait
pour le thé. Avant de franchir le seuil du
jardin, Mireille tendit les deux mains à
Roseline.
- Je vous remercie, dit-elle
simplement. Cette conversation comptera dans ma
vie. Vous avez réduit le problème
à sa plus simple
expression. Je sais au moins
à quoi m'en tenir. Priez pour que j'aie la
volonté et la force de lutter contre ce
courant.
Ce soir-là, Mireille fut
particulièrement silencieuse et
absorbée.
Jacques l'en taquina sans merci,
pendant le dîner.
- Qu'est-ce qui test arrivé,
ma petite soeur? Quelles sont les graves
réflexions qui nous privent de ton joli
babil ?
- Je suis un peu lasse, dit-elle, en
souriant avec bonne humeur. Nous avons fait une
longue promenade avec Roseline Duclavel.
- Ah ! c'est cela ! C'est la
gravité de Mlle Duclavel qui déteint
sur toi ! Crois-moi, cela va très bien
à son genre, car elle est grande et
imposante. Mais toi, tu es faite pour la
gaieté, avec tes airs de colibri ! Et de
quoi avez-vous parlé, si je ne suis pas
indiscret ?
- De choses très
intéressantes et sur lesquelles je
désirais m'éclairer depuis
longtemps.
- Religion,
naturellement.
- Religion, si tu veux, quoique ce
terme ne veuille pas dire grand'chose, mais
plutôt : conditions du bonheur dans cette vie
et dans l'autre.
- Ah ! encore le sujet d'hier au
soir ! Eh bien ! tu sais, ça me rase de plus
en plus. Après tout, je te le demande, les
religions ne sont-elles pas toutes bonnes, pourvu,
qu'on les pratique ?
- Alors, pourquoi ne pratiques-tu
pas la tienne ?
- La mienne ? Mais ne vous ai-je pas
dit hier soir, que je n'en ai pas ?
- Jacques ! cria Mme Lenormand,
indignée, tu persistes à dire ce que
tu ne penses pas ! Souviens-toi de ta
première communion !
- Mais si, maman, je dis ce que je
pense ! je répète que cette «
communion - », comme tu l'appelles, est un
rite familial ou social que j'ai accompli pour
faire comme tout jeune homme de bonne famille. Mais
je ne puis vraiment, sans hypocrisie, m'en
prévaloir, maintenant. Comme je le disais
à ces excellents Duclavel (un peu
naïfs, à mon avis), je vais au temple
quelquefois, à l'église quand c'est
utile. Mais autrement, ça ne
m'intéresse pas du tout.
- Jacques est assez dans les
dispositions où j'étais, quand nous
nous sommes mariés, ma chère amie,
dit M. Lenormand, en désossant un poulet
avec soin. Tu ne m'en faisais pas un si grand crime
!
Mme Lenormand rougit et jeta un coup
d'oeil furtif à sa fille.
Celle-ci rencontra ce regard inquiet
et, pour la première fois, eut l'impression
que sa mère, malgré son langage
superficiel, n'avait pas oublié le
passé. Pourtant, le sujet religieux
n'était jamais abordé qu'en passant,
dans la famille, et il avait fallu cette rencontre
avec les Duclavel pour le mettre vraiment sur le
tapis.
La religion avait été
comme un accessoire périodique qu'on
arborait par convenance, certains jours, et qu'on
laissait, entre temps, dans les
profondeurs obscures d'une armoire. De l'exhumer
ainsi, sans raison officielle, leur semblait tout
à fait étrange et
déplacé.
Toutefois, comme l'avait dit Mireille à
Roseline, elle ignorait comment s'étaient
passées les premières années
du mariage de ses parents. Elle avait
assisté, mais inconsciente, à ce
drame si fréquent de la
désagrégation d'une âme sans
profondeur et sans capacité de sacrifice.
Elle n'avait pu, dans la candeur de sa
première enfance, se rendre compte de
l'évolution des sentiments de sa
mère. Et lorsque l'âge et la raison
lui eussent permis de le faire, ces sentiments
s'étaient en quelque sorte tassés et
cristallisés en une religion d'occasion,
formaliste et mortellement ennuyeuse.
Mme Lenormand, quoique idolâtrant son fils
d'un de ces amours violents qui, souvent, excluent
tous les autres, aimait assez sa fille pour tenir
à son affection et à son
estime.
Elle n'ignorait pas que Mireille
connaissait sa « conversion » de jeune
fille, et ce soir, elle se demanda ce qu'elle
pouvait bien penser de cet
épisode.
Elle se rendait compte aussi que la
rencontre avec les Duclavel était une
révélation pour Mireille et,
confusément, elle pressentait, dans
l'avenir, la lutte et le trouble.
L'écho de voix lointaines
revenait à l'esprit de Mme
Lenormand et la rendait un instant
étrangement silencieuse.
- Bon ! voilà maman qui
s'endort aussi ! fit Jacques, de son ton badin.
Mais puisque nous avons fini de dîner, allons
donc faire un peu de musique au salon ! Ça
nous réveillera tous, car, pour un peu, je
m'endormirais aussi !
Jacques jouait du violon
passablement, mais sans âme. Il aimait cette
musique brillante et légère qui ne
laisse pas plus de trace sur l'auditeur qu'un
papillon traversant un jardin.
Mireille, au contraire, très
finement et profondément musicienne,
l'accompagnait par devoir, tout en souffrant de ces
futiles productions.
Ce soir, surtout, la vie lui
semblait d'un prix plus précieux que jamais.
Les heures qu'elle avait gaspillées dans le
passé, revenaient en elle en un groupe
mélancolique, comme des, fleurs
fanées que plus rien jamais ne fera
revivre.
Et, tout en jouant, d'un mouvement
mécanique, l'accompagnement d'une danse
maise et folle, que le violon de Jacques enlevait
avec brio, elle eut soudain envie de
pleurer.
Que cette existence toute
matérielle et égoïste
était insensée !
Quelle fadeur, quel indicible ennui,
quelles déceptions elle représentait
!
Sans but, sans utilité, sans
vraie joie, c'était bien une caricature de
vie et non pas la Vie elle-même, cette chose
palpitante et merveilleuse, ardente et
féconde, avec ses luttes et ses victoires,
qu'elle avait devinée chez Roseline Duclavel
et ses parents. Oh ! qu'elle était
lasse de ces faux bonheurs, de
ces joies de pacotille, des avantages, immenses en
apparence mais insignifiants en
réalité, d'un monde si pauvre et si
limité !
Et pourtant, Jacques et sa
mère semblaient en jouir et son père
s'en contenter ! Était-ce
sincérité ou parade ?
Rentrée dans sa chambre, Mireille pria
vraiment, pour la première fois de sa
vie.
Et ce fut là sa prière
:
- 0 Christ ! je suis lasse de la vie
du monde et j'aspire à celle que tu donnes.
je me sens impuissante à balayer les doutes
qui sont encore en moi, mais mon désir
ardent va vers Toi. Révèle-moi ton
Amour, ta Paix, ta Présence, car mon
âme est angoissée. J'ai compris
aujourd'hui que tu ne mets pas dehors celui qui
vient à Toi. je viens.
Bien tard, elle lut, dans
l'Évangile, les paroles du Pardon et de la
Paix qui surpassent toute intelligence.
Puis, l'âme apaisée,
quoique encore pleine d'interrogations qu'elle
réprimait sans effort, car elle pressentait
qu'il existait une réponse pour chacune,
elle s'endormit.
Pendant ce temps, Jacques, au salon,
jouait encore, sans accompagnement, une
sérénade en vogue.
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