Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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CONTRE LE COURANT

PREMIÈRE PARTIE


MEIRAGE
Un petit monde provençal

II

Tout soldat de la Vérité commence par être seul. Les apôtres étaient seuls, les hommes du réveil étaient seuls. Or, Dieu choisit ceux-là, sentinelles perdues, pour en faire les généraux de son armée.

A DE GASPARIN.
(Pensées de Liberté).

 Bien des années avant la guerre, un certain M. Duclavel fut nommé professeur de littérature et d'histoire au Lycée de Meirage et y débarqua avec sa famille, un beau matin, quelques jours avant la rentrée d'octobre.

M. Duclavel était un grand bel homme, d'environ quarante-cinq ans, l'air martial et l'allure dégagée qui conviennent au pédagogue. On devinait, de suite qu'il devait faire marcher sa classe comme un général son régiment.
Sa femme, au contraire, était petite et timide, quoique fort gracieuse et aimable.

On ne les voyait jamais ensemble sans remarquer le contraste qu'ils présentaient, du moins extérieurement. Ce contraste, en effet, n'était qu'en apparence, car jamais on ne vit époux plus unis de coeur, d'âme et d'idéal.
Leur « famille » ne consistait qu'en une très belle fillette, d'environ quatorze ans, dont la mère disait avec fierté,
- Voyez comme elle ressemble à son père !

Et le père, parfois, pensait avec une, vague inquiétude :
- Pourvu qu'elle soit comme sa mère !

Pour le moment, Roseline Duclavel semblait réaliser en elle tes lois les plus bizarres et les plus contradictoires Je l'hérédité. Ressemblant en effet, physiquement à soin père, sensitive et réservée comme sa mère, elle déroutait par les autres traits de son caractère, toutes les explications qu'on aurait pu donner de l'atavisme.

Telle qu'elle, avec ses défauts et ses qualités, nous verrons, par la suite de cette histoire, que c'était, en, somme, un personnage très important du « trio » Duclavel, comme on les appela bientôt.

Les professeurs ne sont généralement pas des millionnaires. Les Duclavel louèrent donc un peu en dehors de la ville, une petite maison modeste, de cinq pièces, entourée d'un jardin.

Après ses heures de cours, Monsieur serait heureux de cultiver ses légumes ; Madame, qui aime fort les fleurs, pourrait se passer cette fantaisie, et enfin, raison primordiale entre toutes, il fallait que Roseline fût au grand air !
On avait fait ainsi dans le dernier poste ; rien ne s'opposait à ce qu'on le fit encore à Meirage où la campagne est adorable.

Les professeurs universitaires formant nécessairement une classe assez flottante, l'arrivée des Duclavel ne fit point sensation dans « le petit monde provençal » de la ville et ce suscita que les commentaires habituels :
- Comme Monsieur est grand !
- Comme Madame est mignonne !
- Comme la petite a de beaux cheveux !
- Ça a l'air de braves gens !

Le dimanche, et le jeudi, on les voyait se promener tranquillement, en donnant de temps à autre : Monsieur, un coup de chapeau à un collègue, Madame, un sourire à une connaissance, Roseline un geste amical à une compagne de classe.

En somme, les Duclavel passaient inaperçus, ce qui, de l'avis des sages de tous les temps, est une des conditions du bonheur. Vivre modestement, paye.- ses fournisseurs, travailler sans éclat, afin de n'éveiller aucune jalousie, à Meirage comme ailleurs, c'est le seul. moyen de ne point faire parler de soi et, par conséquent, d'avoir le minimum d'ennuis.

Cependant, au bout d'une année, les gens s'aperçurent vite d'un trait singulier et sans précédent, dans la conduite du professeur et de sa famille : personne d'entre eux n'allait à la messe.

En soi-même, ce fait n'avait rien d'extraordinaire, car nombre de membres du corps enseignant ne sont point religieux et en cela, M. et Mme Duclavel, ne détonnaient pas dans milieu.
Mais ce qui finit par éveiller l'attention de Meirage sur l'inoffensif « trio », c'est que, de temps en temps,, on les entendait parler de Dieu, même du Christ, avec un air d'assurance tout à fait renversant chez des gens que leur abstention des cérémonies catholiques pouvait faire passer pour des païens.
Non pas qu'ils parlassent « religion » avec ostentation, mais d'une manière toute naturelle et simple, quand l'occasion s'en présentait : avec un fournisseur dans son magasin, avec un ouvrier qui venait faire 'une réparation, ou pendant une visite.

Ne pas aller à la messe et parler de Dieu de cette façon familière, apparut à Meirage comme un anachronisme mystérieux, peut-être dangereux et en tout cas, choquant. Il faut se méfier des choses qu'on ne peut s'expliquer et surtout de celles qu'on n'a point encore vues.
Alors, peu à peu, comme une lente traînée, non pas de poudre, mais d'huile qui fait tout de même son petit chemin, une idée de méfiance et de curiosité, s'éveilla. On commença à dire :
- Qu'est-ce que c'est donc que ces gens-là ? D'où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Ces étrangers, il ne faut pas trop s'y fier.

« L'étranger », pour l'habitant de Meirage, ce n'est pas l'Allemand, l'Anglais, l'Américain ou même le Chinois ; c'est l'individu qui n'a pas eu l'honneur de naître dans la commune même, mais à cinq cents, deux cents ou cinquante kilomètres. Alors, je vous le demande, comment pourrait-on se fier à un être sur la naissance duquel on n'a aucun renseignement ? On ignore tout de ses ancêtres, de ses parents, et de sa propre vie, jusqu'au jour où quelqu'événement suspect l'a obligé à se réfugier à Meirage. Une des autorités de la ville parlait même un jour avec pitié des « exotiques qui visitent nos monuments entre deux trains ».

Les Duclavel, toutefois, faisant partie d'une corporation dans laquelle on s'était résigné à voir des « étrangers », auraient passé inaperçus sans les bizarreries dont nous venons de parler. Une ou deux conversations très sérieuses et très intéressantes avec quelques personnes d'idées indépendantes, les firent connaître comme des gens vraiment à part. Le clergé lui-même, auquel on rapporte fidèlement les menus événements de la minuscule citadelle du catholicisme, ouvrit des yeux étonnés, mais non inquiets. Il connaît la force des traditions séculaires et l'emprise qu'elles ont sur ces âmes auxquelles l'esclavage ne pèse pas. Toutefois, il crut prudent de s'informer.

Le jeudi matin, M. Duclavel profitait toujours de son jour de vacances pour se promener un peu et, toujours à la même heure, venait lire son journal sur un banc du jardin public.
(Car Meirage possède un jardin de ce genre, tellement public, que les mauvaises herbes y abondent beaucoup plus que les plantes qui, officiellement, devraient décorer ce lieu municipal).

Un certain jeudi matin, le professeur s'aperçut qu'un Monsieur qu'il ne connaissait que de vue, était venu s'asseoir, sur le même banc et se mettait à lire aussi.
Un incident trivial leur ayant fait, à tous deux, lever les yeux, le nouvel. arrivé en profita pour faire une réflexion à laquelle M. Duclavel répondit tout naturellement. Après quelques phrases banales, le premier dit 'Lin peu nerveusement :
- C'est bien à M. le professeur Duclavel que j'ai l'honneur de parler ?
- Parfaitement, Monsieur.
- Eh ! bien, monsieur, je m'appelle Roqueville et je suis enchanté d'avoir l'occasion de vous rencontrer, car, depuis longtemps, je désire un renseignement que vous seul, peut-être, pouvez me donner en cette ville.
- Seul ? fit M. Duclavel, en souriant. Vous m'étonnez, Monsieur. Car je ne me sais dépositaire unique d'aucune information qui puisse vous intéresser.
- Eh ! bien, Monsieur, dit l'autre, avec un grand sérieux et en baissant la voix, comme si les mauvaises herbes qui les entouraient risquaient d'entendre et de répéter cet entretien secret..., eh ! bien, Monsieur, dites-moi, quelles sont les vraies doctrines des Francs-Maçons?

M. Duclavel le regarda, stupéfait :
- Monsieur, vous voulez rire. Pourquoi est-ce à moi seul, que vous croyez devoir demander ce renseignement ?
- Mais tout simplement, parce que vous êtes le seul Franc-Maçon que je connaisse !
- Le seul Franc-Maçon ? Et qui a pu vous dire une pareille sottise ?
- Tout le monde le dit.
- Eh bien ! Monsieur, tout le monde se trompe. je ne suis pas plus Franc-maçon que vous et j'ignore comme vous, peut-être plus que vous, les premiers éléments de la doctrine des Francs-Maçons. Je sais vaguement que c'est une société de secours mutuels avec des règlements, et des responsabilités. je crois que certains de ses membres sont fort respectables, que d'autres le sont moins, comme d'ailleurs, dans toutes les sociétés. Mais j'ignore totalement, je vous l'affirme, en quoi consistent ce que vous appelez leurs vraies « doctrines ».

L'autre le regardait fixement d'un air ahuri et soupçonneux.
- Et, poursuivit M. Duclavel, je vais vous étonner encore plus, en vous disant que non seulement je ne suis pas Franc-Maçon, mais encore que je suis chrétien convaincu. En général (en France, du moins), les Francs-Maçons ne professent aucune idée religieuse.

L'inconnu s'était levé.
- Vous vous moquez de moi, Monsieur, fit-il froidement. Car un chrétien convaincu doit pratiquer la religion et vous n'allez jamais à la messe.
- Je n'ai pas dit que j'étais catholique, mais chrétien. Pour moi, ce n'est pas du tout la même chose.

L'autre s'était rassis brusquement, très intrigué.
- Alors, vous seriez protestant ? Mais les protestants croient à peine en Dieu, pas du tout en Jésus-Christ et bafouent la Sainte-Vierge !

M. Duclavel crut voir surgir devant lui, en ce vingtième siècle qui se vante de lumière et de progrès, le spectre du Moyen âge, avec son ignorance et sa stagnation, sa haine de toute liberté de pensée et sa Très-Sainte-Inquisition.
Et pourtant, son interlocuteur appartenait, du moins en apparence, à la classe moyenne et quelque peu lettrée. C'était probablement un employé de bureau ou un modeste fonctionnaire. D'ailleurs, sa petite enquête avait été si maladroitement menée que M. Duclavel n'eut pas de peine à découvrir qu'il n'était que le délégué de plus malins que lui.

- Monsieur, dit le professeur, très sérieusement, je vois que vous n'êtes pas mieux renseigné sur les croyances des protestants que sur les doctrines des Francs-Maçons. Croyez-moi, ceux qui vous instruisent sur ces sujets vous trompent lourdement. Il vaudrait mieux puiser vos informations à des sources plus autorisées. Si je ne puis, vous éclairer sur les Francs-Maçons, je puis le faire sur le Protestantisme, puisque je suis professeur d'histoire. Les protestants donc, furent nommés ainsi, au XVIe siècle, pour avoir protesté contre les erreurs et les abus de la Papauté. Non seulement ils croyaient en Dieu, mais Jésus-Christ, son Fils unique, était leur unique Sauveur. Et croyant en la préexistence et en la parfaite divinité dia Christ, ils ne pouvaient logiquement « bafouer » comme on vous l'a dit, la Vierge Marie de laquelle Il est né, en tant qu'homme. Ils la vénéraient, au contraire, profondément, sans toutefois lui accorder aucune parcelle de divinité. Comme règle de foi, ils n'avaient que l'Écriture-Sainte, ou la Bible, si vous comprenez mieux ce terme.

M. Roqueville n'eut l'air de comprendre ni l'un, ni l'autre, mais pour dissimuler cette ignorance, il s'empressa de demander:
- Alors, vous êtes protestant ?
- Protestant de cette manière, oui. Malheureusement, ce nom n'a plus aujourd'hui la même valeur qu'à l'origine. Car la vraie foi n'est pas héréditaire et les descendants de ces héros qui subirent, comme vous devez le savoir, d'horribles persécutions pour rester fidèles à leur conscience, ne sont pas tous comme eux. Beaucoup ne sont protestants que de nom et renient par leur incrédulité et leur conduite, l'appellation glorieuse qu'ils portent. Ce titre ne répondant plus à 'une réalité, je m'appelle simplement « chrétien ». C'est suffisant, puisque je ne me réclame d'aucun autre maître que le Christ, ce maître s'appelât-il Luther, Calvin, ou Zwingle. Le Christ seul est infaillible. Lui seul ne change pas. Voilà, Monsieur, ce que vous pouvez redire à tous ceux que, ma conduite intrigue et peut-être inquiète.

M. Roqueville s'était levé de nouveau. Son attitude était encore froide mais respectueuse. Il venait de reconnaître unie personnalité, un caractère, accompagnés d'une intelligence indépendante.
Ce langage détonnait en cette ville, encore pétrie de traditions et d'idées conventionnelles. Mais une dernière question restait à poser, la plus importante, la plus palpitante. Il ne fallait pas manquer une occasion qui ne se représenterait peut-être plus jamais.
- Et à quel parti politique vous rattachez-vous, Monsieur, si je ne suis pas indiscret ?

Le brave homme ne se rendait pas compte du fait que tout ce qu'il venait de dire constituait une énorme indiscrétion, mais M. Duclavel répondit volontiers :
- À aucun, Monsieur. J'estime que la politique est une chose infiniment ennuyeuse et bien souvent malpropre, donnant essor aux plus basses ambitions, à toutes les vanités, à tous les égoïsmes. Le plus possible, je tiens à garder des mains nettes..

Cette déclaration sans fard donna le coup de grâce à l'enquêteur de Meirage ; ce dédain envers une chose si essentielle et si profondément intéressante, dépassait le fidèle héritier des coutumes locales. Il parut scandalisé, dans le vrai sens du mot, et tout ce qu'il put articuler fut :
- C'est dommage, Monsieur, c'est grand dommage. Vous auriez pu avoir de l'influence pour la bonne cause. Vous êtes instruit et vous parlez bien.

M. Duclavel salua poliment et resta seul sur son banc.

La famille du professeur n'avait pas d'amis, à proprement parler. D'abord, parce qu'il faut du temps pour en faire et ensuite, parce que, même avec le temps, les vrais amis sont rares.
Des relations de politesse avec leurs collègues et quelques autres personnes suffisaient largement à leur vie sociale.

Roseline, à l'encontre de ses parents, avait beaucoup d' « amies » et, chaque jeudi, recevait des compagnes de classe, ou allait chez l'une d'entre elles.

Elle était très populaire parmi les laides, très jalousée et dénigrée par les jolies et, en général, très appréciée des professeurs, peu habitués, dans ce pays, à une intelligence aussi éveillée et à une certaine culture générale, rares chez une fillette de 14 ans. On la faisait valoir, les jours d'inspection. Surtout lorsque quelque interrogation malheureuse avait jeté, le discrédit sur la classe, Roseline Duclavel trouvait toujours le moyen d'en relever le prestige compromis. Sa prodigieuse mémoire et son à propos la sauvaient de toutes les situations périlleuses. Les professeurs, ces jours-là, l'eussent tous voulue dans leur classe.

C'est à Meirage qu'elle put terminer ses études secondaires, jusqu'à son entrée au Lycée de Versailles avant d'aller à Sèvres, car les Duclavel ne demandèrent point leur changement. Cette petite ville tranquille leur plaisait, le climat leur convenait à ravir et un autre poste ne leur eût pas :offert d'avantages beaucoup plus grands ni plus réels. Ils regrettaient seulement leur profonde solitude morale et religieuse.

Leur réputation de francs-maçons avait fini par s'évanouir, faute d'aliment. Aucun lieu de culte évangélique n'existant dans la ville ou ses environs, leur vague « protestantisme » n'avait pas lieu de s'afficher et, de ce fait, n'effarouchait personne. Heureusement qu'à leur foyer, ils possédaient la meilleure et la plus grande ressource spirituelle de tous les temps : la lecture de la Parole sacrée et la prière. Mais ils redoutaient, par l'expérience des autres et un peu par la leur, autrefois, l'influence de l'atmosphère ambiante, cette chose subtile qui pénètre et absorbe l'individu, sans qu'il s'en doute. Ils savaient qu'on s'habitue facilement à l'air qu'on respire et le milieu est le plus puissant moyen d'évolution, dans un sens ou dans l'autre.

Les personnes les plus morales, vivant par obligation, dans un entourage dépravé, n'avouent-elles pas que la notion du bien et du mai finit par s'affaiblir chez elles ? Que malgré la résistance qu'elles opposent aux faits et sans qu'elles succombent elles-mêmes, elles en viennent à ne plus être révoltées par le mal qui les entoure ? L'habitude les rend indulgentes, ou tout au moins indifférentes, aux pires iniquités. Elles en arrivent à entendre blasphémer sans frémir, mentir sans s'indigner. Elles voient traîner dans, la boue les choses les plus sacrées de l'existence : l'amour, la maternité, l'honneur, sans en avoir la nausée. Il arrive un moment où elles excusent et expliquent tout. Ainsi aux âmes hautes qui ne s'abaisseraient pas au péché grossier, s'offre une tentation plus subtile et plus dangereuse, celle de l'insensibilité morale et de l'indifférence spirituelle.

Or, l'Indifférence (avec lettre majuscule), nous l'avons déjà dit, c'est le trait caractéristique des populations du Midi de la France.

Heureuses de vivre sous le ciel bleu et le soleil d'or, elles feignent d'ignorer que cette vie a une suite, qu'il existe un Créateur auquel il faudra rendre compte.

Les Duclavel furent frappés plus que jamais de la vertu soporifique du catholicisme : les gens prennent Dieu pour un bon marchand avec lequel on s'arrange toujours. Il a d'ailleurs des intermédiaires qui font les comptes avec les intéressés et modifient les conditions selon la fortune et les circonstances. On finit toujours par s'en tirer, de ce côté-ci... Quant à l'autre il faut espérer qu'il en sera de même.
- D'ailleurs, disait une fois un habitant de Meirage à M. Duclavel, que pourrait bien me reprocher le bon Dieu ?- Quel mal est-ce que je fais ? Un petit mensonge inoffensif par-ci, un petit coup de langue par-là, mais si petits que ce n'est pas la peine d'en parler! Et après ça ? Vraiment, s'il y a un Paradis, il est pour moi

Et sa femme d'ajouter :
- D'ailleurs, nos parents étaient comme nous et nous voulons être et croire comme eux. Ils trouvaient cette religion bonne et nous aussi.

Que répondre à un raisonnement aussi tentant ? Quelle commodité, quelle sécurité, quelle délivrance de toute préoccupation il nous apporte ! Combien la vie est facile et dénuée d'angoisses, lorsqu'on se dit que le jour présent est le seul qui importe, qu'il n'y a qu'à se laisser vivre et que finalement, tout finira bien, car « Dieu est bon ! »

Cette ambiance « napolitaine » (comme l'appelait un des hommes les plus intellectuels de Meirage), influence, au bout d'un certain nombre d'années, même les « étrangers » qui ne réagissent pas vigoureusement. Par bonheur, les Duclavel veillaient. Ils se firent violence pour ne pas se laisser endormir par la lourdeur de l'atmosphère, par l'insouciance presque animale de la foule, par l'inertie, le néant, la cécité morale qui les entouraient.

C'est quelque chose de rester éveillé au milieu des morts, mais il faut encore chercher à les ressusciter.

Toutefois, les efforts que la, famille du, professeur fit dans ce sens eurent, tout d'abord, si peu de résultats que des gens moins convaincus s'en fussent découragés. Le terrible « a quoi bon ? », ce tueur de toutes les volontés et de toutes les énergies, se présenta naturellement bien des fois à leur esprit mais ils eurent le courage et la foi nécessaires pour le repousser. Cela n'empêche pas qu'ils connurent des heures de lassitude extrême et même de véritable angoisse. Être seul, sans en souffrir, exige des qualités et des forces surhumaines.

Dix ans s'étaient écoulés depuis l'arrivée des Duclavel à Meirage.

Roseline était maintenant professeur au Collège de jeunes filles de la ville et habitait toujours avec ses parents, la petite villa tapissée de roses.
Son caractère et son intelligence avaient donné tout ce qu'ils avaient promis : dons intellectuels rares, tempérament ardent, personnalité entière et exclusive, nature idéaliste et pratique tout à la fois.
Elle avait traversé, la période si périlleuse de ses études à Sèvres, sans perdre la simplicité qui faisait le charme, de son caractère, sans tomber dans le pédantisme et le snobisme qui rendaient ridicules plusieurs de ses compagnes. L'éducation sévère et forte de la famille l'avait préservée des dangers inhérents à l'instruction intensive. Elle avait appris, théoriquement du moins, à comparer les valeurs entre elles : valeurs matérielles et valeurs morales. La vie se chargerait de l'application pratique.
Mais, par une anomalie singulière, Roseline Duclavel , d'une culture si élevée et si profonde, d'un aspect physique imposant, était la proie d'une timidité naturelle qui, peu à peu, s'était transformée en un souci presque morbide de l'opinion d'autrui. - « Que pensera-t-on de moi ? » était sa crainte continuelle.

Dès son enfance, elle avait voulu être toujours habillée « comme les autres » (désir d'ailleurs très général chez les enfants), mais, en grandissant, elle avait encore une répugnance plus grande envers tout ce qui aurait pu particulariser.

L'opinion de ses professeurs, de ses compagnes et même du public, l'affectait vivement et, lorsqu'on lui répétait qu'un jugement, favorable ou non, avait été porté sur elle, elle en faisait le plus grand cas.
Et pourtant, elle n'avait hérité cette tendance ni de son père, ni de sa mère, très indépendants de caractère. Tous deux souffraient de ce défaut, le seul vraiment grave de leur fille unique.
- Que n'a-t-elle eu des frères et des soeurs! disaient-ils souvent. Ce petit monde en miniature, avec ses obligations, lui eût facilité les expériences et appris à ne point accorder tant d'importance aux choses secondaires !

Car ils prévoyaient pour elle des souffrances cruelles dans une société où la langue n'a d'indulgence pour personne, qui juge de tout sans rien connaître et traite les réputations comme des choses sans valeur.

Cette disposition d'esprit, que d'aucuns auraient pu appeler de l'orgueil tout court, mais qui n'était que de la sensibilité portée à son paroxysme, paraissait d'autant plus malheureuse et plus paradoxale que Roseline était unie de ces personnalités rayonnantes qui s'imposent à l'affection et à l'admiration de tous.
D'une beauté presque irréprochable, faite de la régularité des traits, de la douceur de l'expression et de la grâce des manières, les critiques à cet égard n'auraient pu venir que de la jalousie.
Son intelligence et ses dons étaient également assez remarquables pour qu'unis aux avantages physiques, l'ensemble provoquât l'éloge plus que tout autre chose.

La timidité est une grande infortune, les gens atteints de cette maladie étant toujours mal jugés. L'effort qu'ils font pour surmonter leur crainte les fait paraître hardis. Le raidissement qu'ils imposent à leur volonté les rend froids et on les trouve fiers et hautains. La vie des timides est une longue épreuve, indépendamment des vicissitudes qui sont la part de tout le monde.
C'est, sans doute, la raison pour laquelle Roseline Duclavel trouvait des détracteurs à Meirage. On la jugeait « fière ». Ce mot veut dire bien des choses, surtout à la campagne, et lorsqu'on le lui 'répétait, elle s'en montrait navrée.
Car nulle n'avait plus modeste opinion d'elle-même, plus de désir de plaire à chacun, d'être utile, de rendre service. Cette pensée la hantait et elle rêvait d'une circonstance qui lui permettrait de prouver ses véritables sentiments. L'estime de ses collègues, l'affection de ses élèves, l'approbation générale étaient pour elle de première importance. Elle les possédait sans doute, sans s'en douter ou sans vouloir y croire. Il y avait deux ans qu'elle exerçait le professorat lorsqu'un événement imprévu (la mort de sa plus chère amie, connue à Sèvres) vint bouleverser son coeur et son âme. Ce fut l'époque de la grande crise religieuse pour Roseline.
Jusqu'alors, elle avait vécu de la foi de ses parents, toujours très respectueuse des dogmes chrétiens et foncièrement « croyante » dans le sens vague et nébuleux que les philosophes modernes donnent à ce mot. Mais elle n'avait pas conquis de haute lutte la foi. personnelle qui, seule, sauve et transforme. M. et Mme Duclavel avaient prié avec ardeur pour cette heure qu'ils attendaient avec l'assurance de coeurs fondés en Dieu. Ils avaient vu avec reconnaissance' que les études de la jeune fille n'avaient pu ébranler, comme chez tant d'autres, une toi, qui même simplement traditionnelle, va servir de base solide à l'autre, parce qu'elle s'incline déjà devant la Parole du Dieu vivant.

L'amie que Roseline perdit était chrétienne convaincue Et son dernier message fut J'arme dont Dieu se servit pour atteindre enfin le coeur et la conscience de celle qui restait. D'une main que la mort paralysait déjà, elle avait tracé au crayon ces quelques lignes :

Je pars en paix parfaite, mais que ferais-je, à cette heure, si je n'avais mon Sauveur personnel pour me guider à travers la Vallée de l'Ombre de la Mort, de sa main tendre et fraternelle ? Roseline, je te confie à Lui. Prends-le sans tarder. Tu as besoin de Lui, et Lui, grâce ineffable, comme le dit un cantique, Il a besoin de toi. J'ai confiance. Donc, point d'adieu entre nous, amie chérie. À bientôt, au-delà du Voile.
ODETTE.

La mère de la jeune fille envoya ce message après l'enterrement.
Le soir où elle reçut cette lettre, Roseline s'enferma dans sa chambre, après avoir prié ses parents de l'excuser de ne point dîner. Mais ils comprenaient et partageaient sa douleur.
Le lendemain matin, lorsqu'elle parut à la table du déjeuner, son visage, pâle et tiré par l'insomnie, respirait néanmoins. le calme et la joie.
- Bien-aimés parents, dit-elle, en les embrassant, je suis doublement votre fille maintenant. J'ai pris, cette nuit, la grande décision de ma vie. J'ai choisi le Christ pour mon Maître. Il est devenu mon Sauveur, comme il est le vôtre,

Ce fut le tournant définitif pour Roseline, l'entière transformation de son caractère, la mise en action de toutes ses énergies, de tous ses dons, dans un sens unique : servir la cause du Christ.

Au contact de cette jeune ardeur, les parents eux-mêmes se sentaient enveloppés par un puissant renouveau. Toute la lassitude qu'ils avaient parfois ressentie, au cours de ces années solitaires, où fatalement l'âme s'engourdit un peu, se trouvait balayée par ce souffle printanier.

C'était aussi le printemps dans la nature. Le jardin, fleuri de jacinthes, de jonquilles et de primevères, ressemblait à un étincelant sourire et les montagnes se couvraient de jeune et tendre verdure. jamais l'avril ne leur avait paru si merveilleux de beauté et si riche de promesses.
Il y a ainsi dans la vie, des heures où la perfection du bonheur balaie complètement le Passé et revêt l'Avenir d'une merveilleuse robe tissée d'or et d'azur.


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