Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



CONTRE LE COURANT

PREMIÈRE PARTIE


MEIRAGE
Un petit monde provençal

III

Une seule chose est nécessaire.

Luc. 10-42.

 La conversion de Roseline ne transforma pas sa timidité en hardiesse, du jour au lendemain. Mais, sur le sujet religieux, la loyauté et la franchise de son caractère lui firent une obligation impérieuse de conquérir son indépendance vis-à-vis de l'opinion 'publique.

Dans un pays où l'ignorance a rendu le nom de « protestant » synonyme « d'impie » (pour dire le moins), elle avait toujours souffert de la sorte de mise à part que cela impliquait. Mais maintenant, elle recherchait cet opprobre et secrètement, s'en réjouissait. Elle héritait d'un noble ancêtre, mort dam les Arènes de Nîmes où l'avaient traqué les dragons du Roy et qui, à toutes les tortures, avait fièrement répondu par ces seuls mots : « Dieu est mon Rocher, je ne serai pas ébranlé ».

Ce sang de héros qui coulait dans ses veines, s'était éveillé avec une force extraordinaire. La timide jeune fille qu'elle avait été ne redouta plus aucune discussion avec des collègue catholiques ou indifférentes ; et toutes, stupéfaites de cette transformation, s'accordaient à dire que la jeune huguenote avait une éloquence et une conviction entraînantes. Dans ses yeux noirs luisait une flamme que ses auditrices appelaient en. riant : « le feu sacré de l'apôtre ».
Il faut faire remarquer que l'éloignement de tout centre religieux avait donné à la piété des Duclavel un caractère très personnel et très particulier.

La lecture de la Bible et de la littérature 'évangélique était leur seule ressource. Mais élevés dans un milieu où la théologie allemande n'avait pas trouvé de crédit, ils respectaient la Parole de Dieu et n'en retranchaient pas une ligne. Ayant éprouvé sa puissance de consolation et de force aux jours de détresse, ils étaient des disciples, non des juges du message de Dieu à la pauvre humanité.
De ce fait, ils étaient heureux, parce que soumis.
Et malgré, leur valeur intellectuelle et leurs connaissances considérables, ils ne s'imaginaient pas tout savoir ni tout comprendre.
Cette puérile vanité qui est la plaie des gens instruits comme des ignorants, ne les avaient point touchés.

Roseline, ayant entendu dire souvent à son père que l'homme n'est rien et ne sait rien, en comparaison de ce qui lui reste à savoir, avait acquis inconsciemment cette modestie qui était peut-être une des causes de sa timidité.
Car ceux qui savent tout, ne sont point timides ! Et pourquoi le seraient-ils ? Ne sont-ils pas la science infuse, la sagesse incarnée ? Ne sont-ils pas arrivés aux limites des connaissances humaines et capables de juger même des problèmes de l'Au-delà ?
Pourquoi donc seraient-ils timides ?
La mésestime que l'on a de soi. est une grande faiblesse, disent-ils, et, comme toujours, ils ont raison.

Quoiqu'il en. soit, les Duclavel ne donnaient pas cette impression à qui les approchait ; et c'était peut-être une des raisons pour lesquelles, après dix ans de séjour à Meirage, ils n'avaient pas d'amis intimes. Ils détonnaient par leur mentalité particulière qui les mettait à part. « Faibles » par leur modestie,, ils possédaient cependant la force immense de principes inébranlables et l'opinion publique, inconsciemment, voyait en eux des gens auxquels on peut avoir confiance.
Pendant ces dix ans, à différentes reprises, des coreligionnaires, pour la plupart fonctionnaires de diverses administrations, étaient venus Taire leurs « débuts » dans la petite ville provençale. Mais, indifférents aux choses religieuses, ou craignant de se compromettre, dans cette citadelle du cléricalisme, ils n'avaient eu que de vagues relations avec les Duclavel qu'ils jugeaient trop militants et même « fanatiques ». Toutes les fois qu'ils avaient pu. se désolidariser d'avec eux, ils l'avaient fait. Pourquoi se mêler à des gens exaltés, dont le nom seul associé au vôtre, peut vous faire tort ?
Souvent, d'ailleurs, on ne savait qu'ils étaient protestants que par une circonstance fortuite et même parfois seulement après leur départ. Plusieurs des plus peureux et des plus incrédules, avaient des ancêtres dont les plus horribles persécutions n'avaient pu ébranler la foi et qui étaient morts pour elle en martyrs...

Plusieurs fois, M. et Mme Duclavel avaient eu en visite des prédicateurs de l'Évangile et à cette occasion, avaient convoqué dans leur salon, des réunions où furent invités entr'autres les quelques protestants de Meirage. À une exception près, tous les descendants des fiers huguenots se dérobèrent, tels les invités de la parabole ( Matthieu 22 : 1 à 14), par des excuses futiles. Des voisins et des amis d'origine catholique, assistaient seuls à ces réunions et en conservaient un souvenir très vif et très bienfaisant.

Ce furent les débuts d'un travail lent, mais réel et profond, dans quelques âmes sincères. Le bon grain semé avec foi, lève toujours, tôt ou tard. L'homme n'est qu'un semeur, parfois un laboureur, qui doit bien travailler, bien peiner et' presque toujours attendre avec une longue patience, avant que de recueillir du fruit.

Un jour, Mme Duclavel reçut la visite d'une dame inconnue, accompagnée d'une jeune fille d'environ 22 ans. Leur carte portait :
- Madame Jean Lenormand et au-dessous, au crayon : Mademoiselle Mireille Lenormand.

Sur leurs poitrines à toutes deux, étincelait la croix huguenote, ce qui, comme cela arrive toujours, rendit l'introduction plus naturelle et plus facile.
- Oui, Madame, dit la mère, nous sommes des coreligionnaires, et de Marseille. Mon mari vient d'être nommé ici, dans les Contributions indirectes, et comme nous sommes très « pratiquants », nous avons de suite demandé s'il y avait un culte. On nous a répondu que c'était très rare, mais qu'en tout cas, c'est chez vous qu'il. avait lieu. Il paraît, Madame, que vous avez aussi une jeune fille à peu près de l'âge de la nôtre, ce qui rendra nos relations encore plus agréables, je l'espère.

Mme Duclavel répondit aimablement qu'elle l'espérait aussi et souhaita la bienvenue à ces dames.
- Mon mari, continua Mme Lenormand avec volubilité, n'a pu s'absenter aujourd'hui, mais. il compte bien faire la connaissance de M. Duclavel, le plus tôt possible, et Mireille celle de Mademoiselle votre fille. Aussi, Madame, nous feriez-vous le plaisir de venir prendre le thé avec nous, dimanche prochain ? Nous serons à peu près installés.

Mme Duclavel, tout en trouvant que c'était aller un peu vite en besogne, ne voulut pas refuser des avances si gracieuses et accepta en principe, se réservant toutefois l'avis de son mari et de sa fille qui pouvaient avoir d'autres projets.,
Mme Lenormand était une grande femme brune et plantureuse, aux yeux noirs étincelants, au verbe haut, aux gestes larges et nombreux. Elle représentait à la perfection un type de la méridionale de la classe moyenne, intelligente, débrouillarde, mais souvent superficielle.
Sa fille, au contraire, était petite et menue et tranquille. Sans l'opulence que Mistral a prêtée à son immortelle homonyme, elle en avait les « noirs cheveux », le « front blanc », « deux fossettes aux joues » et un regard plein de flamme, comme sa mère, mais où passaient des lueurs énigmatiques.

On devinait chez elle une âme ardente et peut-être inquiète. Son air « sauvage un peu » comme celui de la Mireille d'Arles, s'alliait à une certaine distinction d'allure qui faisait un mélange curieux et piquant. De suite, elle plut. à Mme Duclavel qui pressentit, avec plaisir, une compagne intéressante pour Roseline.

En se levant pour partir, Mme Lenormand demanda :
- Pensez-vous qu'il y aurait ici quelques leçons de piano à donner pour Mireille ? Elle est excellente musicienne, mais sa santé, un peu délicate, nous oblige à la garder près de nous. Elle a déjà deux ans de professorat à son actif.
- Nous ferons tout notre possible, dit Mme Duclavel. Ma fille et Mlle Mireille en parleront ensemble et tout s'arrangera, je crois, selon vos désirs.

Le dimanche suivant vit donc les deux familles réunies. Les Lenormand habitaient au centre de la ville, un grand appartement, assez confortable pour une ville moyenâgeuse, mais où l'on manquait de soleil et de vue.
L'arrangement raide et conventionnel d'un mobilier de style, donnait à l'ensemble un certain air non-habité, froid et triste.
Mme Lenormand se trouvait très heureuse de ce logement de grande allure qu'elle qualifiait de « très chic ».
Mireille ne disait rien, mais Mme Duclavel pensa que son air « sauvage un peu » paraissait encore plus dépaysé dans cette obscurité. Son vrai cadre était une plaine brûlante, sous un ciel ardent, ou dans un jardin de grenadiers et de tamaris.
Roseline, une passionnée de la nature, remercia Dieu intérieurement, en pénétrant dans ce sanctuaire d'élégance à la mode, de leur maison ensoleillée, aux murs fleuris de roses, de leur jardin aux senteurs délicieuses, cil face des montagnes austères, aux lignes nobles, baignées d'or et de violet, dans la gloire des soirs...
Elle jugeait assez souvent les gens d'après leurs goûts, leurs besoins, même leurs vêtements et leurs maisons... et ne se trompait guère.

Mireille plut de suite à Roseline comme elle avait plu à sa mère. Cet intérêt fut réciproque. Elles se « devinèrent » mutuellement. Roseline n'avait trouvé de vraie joie en aucune de ses collègues, dans le domaine moral et religieux et soupirait après une compagne de sa pensée et de son âge.
Elle ne pouvait savoir encore si Mireille Lenormand possédait quelques convictions, mais elles avaient quand même -un lien commun en cette croix d'or sur leurs poitrines. Ce frêle chaînon qui paraîtrait bien insignifiant à ceux qui n'ont pas connu le désert des pays catholiques, servit pourtant de base (du moins pour le moment) à leur amitié nouvelle.

La foi des ancêtres, leur héroïsme, leur endurance, leurs sacrifices, sont un héritage commun que les âmes qui en sont dignes savent goûter ensemble et qui confère une noblesse plus haute que les plus fiers blasons.

Mireille Lenormand, dès cette première rencontre, s'attacha à Roseline, profondément. Leurs affinités étaient créées, non pas tant par l'âge, la situation ou la faveur des circonstances, que par un idéal secret que toutes deux portaient en elles et que Mireille s'était encore à peine formulé à elle-même.
Les jeunes filles causaient ensemble, assises sur un canapé, près d'une table où reposaient une quantité de photographies dans leurs cadres. Mireille en prit une et la mit entre les mains de Roseline.
- C'est mon frère Jacques, dit-elle, qui est à Saint-Cyr. Nous n'ayons pas en tout les mêmes idées, mais nous nous aimons beaucoup.
J'espère qu'il viendra en permission pour Noël.

Au même instant, Roseline entendit Mme Lenormand qui prononçait le même nom, en parlant avec Mme Duclavel, et discourait avec feu sur les qualités extraordinaires de « Jacques ».
- C'est un jeune homme qui ira loin, disait-elle, il est intelligent et ambitieux. Et dans la carrière qu'il a choisie, il faut viser haut, dès le début. C'est si long, si difficile, pour arriver !
Mais nous faisons de grands sacrifices pour Jacques.

Roseline contemplait, par politesse, le portrait du héros. C'était un visage dur, impérieux, au regard vif, à la bouche serrée. La photographie, naturellement, ne pouvait rendre les jeux de physionomie que l'on devinait fréquents et divers. Mais à première vue, Roseline éprouva une antipathie qu'elle se reprocha comme une injustice envers un inconnu.
Elle ne s'étonnait pas de l'enthousiasme de la mère, mais elle comprenait encore mieux la discrète réserve de la soeur. « Nous n'avons pas les mêmes idées », avait-elle dit.
En effet, lorsque Roseline eut reposé le cadre sur la table et regarda de nouveau sa compagne, elle fut frappée du contraste, entre ces deux visages.Celui du frère respirait la force, la confiance en soi, la satisfaction, ajoutées à un désir intense de monter, d'arriver. Tout y parlait d'ambitions mondaines et matérielles. On sentait que lorsque ces lèvres avaient dit : « je. veux », rien ne résistait à cette volonté.
Ces traits manquaient complètement chez Mireille que sa santé, fragile rendait plus ou moins dépendante des autres et dont le beau regard inquiet trahissait une âme délicate qui n'ose trop attendre de la vie.

Les deux Messieurs causaient aussi, mais leurs voix calmes étaient couvertes par le verbe métallique de Mme Lenormand.
Le mari de celle-ci était un homme grisonnant, trapu, haut en couleurs et fort paisible, autant que sa femme était grande, pâle et agitée. À la façon dont il la regardait, on devinait qu'elle était, dans le ménage, le principe directeur et que le mari et la fille s'inclinaient devant sa volonté sans la moindre résistance., avec une admiration un peu béate pour ses dons et capacités. Roseline conclut que Jacques et sa mère représentaient dans cette famille, l'énergie, te savoir-faire, la décision et surtout la soif d'arriver à la fortune et la situation qu'ils pensaient mériter.

Cette première réunion n'eut d'autre résultat que la connaissance faite et des relations établies. Mais Mme Lenormand ne laissa pas beaucoup de temps s'écouler avant de retourner chez Mme Duclavel. Elle trouvait en celle-ci une auditrice résignée devant sa loquacité, et comme le silence et la solitude pesaient lourdement à la bouillante Marseillaise, ces visites lui servaient de soupape de sûreté.

Au bout de 15 jours, Mireille avait, par l'entremise de Roseline trouvé quelques leçons de piano. C'était une musicienne consciencieuse et d'intuition réelle, avec des dons de professeur très affinés, malgré sa jeunesse.
- Ah ! si vous entendiez Jacques jouer du violon ! exclama Mme Lenormand, lorsque Mme Duclavel lui fit des compliments sur le succès de sa fille. Çà, c'est un artiste !

La famille Duclavel commençait à prendre Jacques en grippe, même avant de l'avoir vu, tant on lui chantait ses louanges à tout propos.
À Noël, il vint en effet en permission et ne dissipa guère les préjugés qui s'étaient formés contre lui.
Le soir de Noël, les deux familles se réunirent chez les Lenormand pour dîner. Roseline parut plaire au jeune officier qui déploya pour elle ses grâces les plus séduisantes.
Mme Lenormand le regardait d'un oeil surpris et un peu courroucé. Elle avait d'autres visées pour son héros et le moment venu, se proposait de lui trouver une riche héritière et qui sait ? peut-être une particule qu'il ajouterait à son nom et qui ferait tellement bien dans le tableau !
Quand l'imagination de Mme Lenormand partait en campagne sur l'avenir de Jacques, les résultats étaient fantastiques.
- Vous êtes quelques protestants, à St.-Cyr, cette année ? demanda M. Duclavel, pendant le dîner.

Jacques haussa les épaules d'un mouvement élégant.
- Ah ! çà, Monsieur, je l'ignore. Vous savez, chez nous, la religion, c'est une affaire délicate. On doit être prudent.

Il disait « chez nous » comme si de temps immémorial, St.-Cyr lui eût appartenu.
- Qu'entendez-vous par là ? demanda le professeur.
- J'entends que la maison est plutôt cléricale et que les protestants n'y sont pas très bien vus. Alors, vous comprenez, Monsieur, que celui qui veut arriver se tient tranquille.

Un silence tomba. Chacun à sa manière traduisait ce que voulait dire « se tenir tranquille ».
- Oh ! j'ai bien - deux ou trois copains qui veulent faire les crânes, poursuivit Jacques, et ne vont pas à la messe. Mais à quoi bon se particulariser ainsi ? C'est imprudent et de bien mauvais goût. Moi, dans les grandes cérémonies, j'y vais. Ça ne tire pas à conséquence et ça me fait bien noter.

Mme Lenormand, un peu gênée, se mit à rire et fit signe à la bonne de repasser un plat qu'elle jugeait recherché et délicieux. Elle souhaitait de voir la conversation changer de sujet.
Mireille avait jeté un regard furtif à Roseline. Le visage de celle-ci, comme celui de ses parents, n'exprimait que l'intention polie d'en rester là pour le moment.
Mais Jacques aimait à parler de lui, et un sujet en valait un autre.
- Ne trouvez-vous pas que j'ai raison, Mademoiselle ? fit-il aimablement, en se tournant vers sa voisine.
- Je ne vous juge pas, Monsieur, fit-elle, très grave. je sais seulement ce que je ferais moi-même en pareil cas.
- Eh bien ! que feriez-vous ?
- Je n'irais pas à la messe. L'on a des principes ou l'on n'en a pas.

Ici Mme Lenormand s'interposa, en riant toujours et dit, -en tournant la salade :
- Oh ! Mademoiselle Roseline, on le voit, est une rigide huguenote ! Mais, entre ce qu'une jeune fille doit faire et le devoir d'un jeune homme qui prépare son avenir, il y a loin.

Le visage de Roseline se couvrit de confusion.
- Je vous demande pardon, Madame, d'avoir parlé si franchement, mais M. Jacques m'a interrogée et je ne sais pas dissimuler ma pensée.

M. et Mine Duclavel eurent pour leur fille un regard approbateur. Ils la savaient ardente et convaincue, mais ils étaient heureux de son à-propos, de sa manière ferme et digne. Elle n'avait après tout, que 26 ans et leur isolement religieux joint à sa timidité naturelle, auraient pu faire prévoir moins d'assurance et de hardiesse.
Mireille avait fait à son frère un signe discret, mais il n'en tint pas compte.

- Ma foi, fit-il en haussant de nouveau les épaules, çà dépend de l'importance qu'on attache à la religion ! Moi, on m'a baptisé protestant, eh bien ! le suis protestant. Mais, à part cela, je ne m'occupe pas de ce sujet. Être honnête, bon camarade, faire son devoir, çà suffit. je n'aime pas les temples (c'est trop froid), ni les pasteurs (avec leurs habits noirs, ils ont l'air de croque-morts). Tout ça « me rase », je le dis franchement, car je suis franc, comme Mlle Roseline.
Et Jacques riait de tout son coeur. C'était vraiment trop drôle !

Mme Lenormand se souvenant avoir dit à Mme Duclavel que toute la famille était « très pratiquante », riait aussi, mais d'un air gêné. D'autre part, malgré l'admiration sans borne qu'elle professait pour son fils, elle trouvait qu'aujourd'hui, il manquait décidément de tact et de tenue, en parlant si librement devant des invités qu'il connaissait à peine.
Elle oubliait qu'elle même l'avait toujours traité, depuis son enfance, en personnage important qui pouvait donner à tout propos, un avis toujours écouté par des parents émerveillés de tant d'esprit et de précoce supériorité. Il ne faisait, après tout, que rendre justice à cette éducation.
- Alors, poursuivit M. Duclavel, avec le plus grand calme, vous êtes protestant de force. Vous avez donc raison Je ne pas afficher des croyances que vous ne possédez pas. Mais, Monsieur Jacques, croyez-vous vraiment que la religion soit sans importance ?
- Je trouve, dit l'officier en appuyant sur le pronom JE et en jetant à Roseline et à Mireille, un regard malicieux, je trouve, Monsieur, qu'elle fait très bien chez les dames. Une femme athée me fait horreur ! Fi ! que c'est laid ! Imaginez-vous ma jolie soeurette, ici présente, faisant parade d'incrédulité ? Ce serait quasi une monstruosité. Mais les hommes n'ont pas besoin de cet ornement.

Le jeune homme débitait toutes ces inepties avec une parfaite désinvolture et l'air heureux de quelqu'un qui est sûr de produire son effet, et croit qu'en secret, chacun admire son esprit et son originalité.
M. Duclavel ne put réprimer un regard quelque peu sévère :
- Monsieur, dit-il, je ne suis point une femme, comme vous le voyez et n'ai donc pas besoin « d'ornement ». Mais je puis vous affirmer que, pour moi, la religion est la chose la plus importante qui soit au monde. Il s'agit tout simplement de savoir si, après la vie si courte et (comme vous en ferez sans doute l'expérience dans la suite) si agitée qu'est la nôtre à tous, il y en a une meilleure.
- C'est à souhaiter, dit Jacques en riant, et, si c'est le cas, j'espère bien en profiter. M'en trouvez-vous vraiment indigne, cher Monsieur ?
- Je crois que ce n'est pas le moment de discuter sur ce sujet, dit M. Duclavel, très sérieusement, mais il me semble, Monsieur Jacques, que vous vous faites des illusions sur cette autre vie.
- Allons, allons, dit Mme Lenormand, n'allez pas vous disputer le jour de Noël ! Jacques se fait passer pour un mécréant, alors que c'est le meilleur garçon du monde ! Il a fait, m'a dit le pasteur qui fut chargé de son instruction religieuse, « une excellente première communion ». Ça ne s'oublie pas, ces choses-là.
- Ma première communion ! cria Jacques, un peu excité par le champagne, c'est comme mon baptême. Est-ce qu'on m'a demandé...
- Passons au salon pour le café, dit Mme Lenormand, en se levant de table, avec quelque précipitation.

En servant le café, Mireille dit tout bas à Roseline :
- Maman a raison, Jacques se fait plus mauvais 'qu'il ne l'est.

Puis, plus bas encore
- Son malheur, c'est d'être un peu snob.

Pendant ce temps, le jeune snob, vaguement confus d'avoir entendu M. Duclavel affirmer sa foi religieuse, essayait de se faire pardonner ses maladresses. Le professeur connaissait trop, par expérience, les prétentions fanfaronnes de beaucoup de jeunes gens pour lui en tenir rigueur.
Mais M. Lenormand qui, avec sa placidité habituelle, ne s'était que fort peu mêlé à la conversation, trouvant que Jacques avait tout de même, un peu trop unis « les pieds dans le plat », s'empara de M. Duclavel et lui fit toutes sortes de questions sur le pays, qu'il désirait connaître à fond.
Le Saint-Cyrien n'avait plus de refuge qu'auprès des jeunes filles qui l'accueillirent sans enthousiasme. Roseline était lasse de cette atmosphère et Mireille était déçue.
Jacques feignit de ne pas s'en apercevoir.
- Ah ! Mesdemoiselles, dit-il, debout devant elles, les mains dans 'les poches de ses belles culottes en drap rouge satiné, que ces croix huguenotes sur vos poitrines vous siéent bien ! Comme elles symbolisent les coeurs brûlants qui battent derrière elles ! Vous, au moins, vous ne les trahissez pas, ces reliques sacrées, comme le « mécréant » que je suis, selon l'expression choisie de mon indulgente mère !
- Jacques, fit Mireille, tais-toi, je t'en prie. Changeons enfin de sujet. Ce genre de plaisanterie déplaît à Mlle Roseline.

Le jeune homme rajusta son lorgnon et d'un air surpris.
- Vraiment, Mademoiselle ? je suis désolé, mais qu'ai-je donc dit ?
- Rien de très grave à votre ~ point de vue; répondit Roseline. Mais Mireille a raison. Votre manière de traiter légèrement, comme vous le faites, ce qui, pour moi, est le plus sacré, et le plus important de la vie, ne peut que m'être pénible.

Pour la première fois, Jacques resta silencieux, parce qu'il ne comprenait rien à la situation. Était-ce par pose que cette belle jeune fille faisait la dévote ? Trouvait-elle que cet air austère donnait à son profil de madone, un caractère plus touchant ? Ou, était-il possible qu'elle fût sincère ? Qu'elle crût vraiment à la nécessité et au sérieux de la religion ?
Mais Mireille le regardait d'un air si malheureux qu'il s'inclina d'assez bonne grâce.
- Mille pardons, Mademoiselle. Cela ne se renouvellera pas. J'ignorais votre rigueur. N'en parlons plus. Tenez, je m'en vais chercher mon album. Vous verrez les photographies que j'ai prises, pendant Les manoeuvres, cet été.


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