Les septs Eglises d'Asie
TROISIÈME DISCOURS
PERGAME
ou
L'ÉGLISE
SÉDUITE
Écris aussi à l'ange
de l'église de Pergame: Voici ce
que dit celui qui a l'épée
aiguë à deux tranchants : je
connais tes oeuvres, et le lieu où
tu habites, savoir où Satan a son
trône; et que tu retiens mon nom, et
que tu n'as point renoncé ma foi,
non pas même lorsque Antipas, mon
fidèle martyr, a été
mis à mort parmi vous, où
Satan habite.
Mais j'ai quelque peu de
chose contre toi : c'est que tu as
là des gens qui retiennent la
doctrine de Balaam, lequel enseignait
Balak à mettre un scandale devant
les enfants d'Israël, afin qu'ils
mangeassent des choses sacrifiées
aux idoles, et qu'ils se livrassent
à la fornication. Tu en as aussi
qui retiennent la doctrine
des nicolaïtes; ce
que je hais. Repens-toi; autrement je
viendrai bientôt à toi, et je
combattrai contre eux avec
l'épée de ma bouche. Que
celui qui a des oreilles écoute ce
que l'Esprit dit aux églises.
À celui qui vaincra, je lui
donnerai à manger de la manne
cachée, et je lui donnerai un
caillou blanc, sur lequel sera
écrit un nouveau nom, que personne
ne connaît que celui qui le
reçoit. (Apoc. 11, 12-17.)
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Mes frères,
JE ne connais pas de figure plus
repoussante que celle de Balaam ! Pour Caïn,
pour Saül, pour judas, même, on ne peut
se défendre de quelque pitié; pour
Balaam je n'en ressens aucune! Eux, ils ont
été entraînés au mal
sans y entraîner personne; lui, froidement,
systématiquement, par cupidité et
basse vengeance, il y a plongé tout un
peuple! Balaam, c'est le séducteur le plus
odieux et le plus habile que la Bible connaisse. Il
y a même dans son oeuvre quelque chose de
tellement infernal que si Jésus, en parlant
de judas, a dit à ses disciples : «
L'un de vous est un démon, » on est
tenté d'enchérir sur cette
déclaration pour Balaam,
en affirmant qu'il a été le
démon lui-même.
Vous savez, en effet, qu'impuissant
à maudire Israël pour le livrer aux
armées de Balak, il conseilla à ce
roi de le corrompre en l'invitant à des
fêtes païennes. Le moyen ne
réussit que trop, et ce que les
armées n'auraient pu faire, les filles de
Moab surent très bien l'accomplir. Sans une
intervention immédiate de Dieu, c'en
était fait de ce peuple! Il aurait
infailliblement péri, tout près de la
terre promise, dans les pièges des plaisirs
et de l'immoralité, après avoir
secoué le joug écrasant de
l'Égypte, échappé à
Pharaon en traversant la mer Rouge, vaincu Hamalec,
surmonté mille obstacles, et vécu de
miracles dans le désert pendant quarante
ans.
Cette infâme tactique du vieux
Balaam, Satan l'emploie invariablement contre ceux
que la violence n'a pas pu vaincre. Corneille nous
l'a admirablement révélée dans
ce vers de son Polyeucte:
Ce qu'il ne peut de force, il
l'entreprend de ruse,et c'est cette entreprise
rusée et perfide à laquelle
l'ennemi du peuple de Dieu eut
recours pour avoir raison de l'église, qui
va nous occuper.
La ville de Pergame, située à
vingt-cinq lieues environ de celle de Smyrne,
était l'un des principaux foyers du
paganisme grec. Le culte d'Esculape y attirait
presque autant de monde qu'à
Éphèse celui de Diane. Siège
d'un tribunal romain, Pergame était aussi,
en cette qualité, un centre de
persécution pour les églises de la
contrée.
C'est probablement cette double
circonstance qui lui vaut de la part du Seigneur le
titre de « trône de Satan.
»
Quant à l'église de cette
ville, son histoire ne nous a malheureusement pas
été conservée. On ne sait
d'elle que ce que nous apprend cette petite lettre
: elle vient d'être persécutée;
mais ni menaces, ni souffrances, ni la mort
d'Antipas, probablement l'un de ses principaux
membres, n'ont pu triompher de sa
fidélité.
L'éloge que Jésus adresse
à Pergame est assurément un bel
éloge, toujours digne d'envie. Il faut
toutefois remarquer qu'il concerne bien plus le
passé que l'état présent de
cette église. Les persécutions
paraissent avoir pris fin. Satan n'a pu intimider
les chrétiens de la ville; la violence ne
lui a pas réussi. De ses malédictions
Dieu a tiré la bénédiction.
Mais est-il pour cela découragé et
près d'abandonner toute poursuite? Pour le
croire il faudrait le bien peu connaître! Il
n'a brisé que l'une de ses armes; la plus
redoutable est intacte; ce qu'il n'a pu tuer sous
la hache des licteurs romains, il va tenter de le
faire périr par le poison des
séducteurs. A l'église de Pergame il
a jusqu'ici opposé le monde haineux, le
monde menaçant, le monde armé comme
un bourreau; mais voyez la métamorphose : ce
même monde tout à coup
désarmé, voyez-le reparaître
sous les traits d'une femme charmante, au sourire
enchanteur, à la parole flatteuse, et qui,
avec un mélange de fine moquerie et de
douceur insinuante, reproche à
l'église sa rigidité et son
fanatisme. Viens, lui dit-elle, ne vois plus en moi
une ennemie. Pourquoi cette défiance et
cette réserve?
Cesse de te tenir à
l'écart, et si tu veux que je fasse tant de
pas vers toi, consens au moins à en faire
quelques-uns vers moi!
L'église hésite; mais les
faux docteurs ne manquent pas pour dissiper ses
scrupules. Ils lui représentent qu'une
excessive sévérité irait
à contre-fin de son but; que certaines
concessions de forme sont nécessaires
à qui ne veut pas effaroucher les âmes
inconverties; qu'au lieu d'attirer, des principes
trop absolus repoussent; qu'il faut se faire tout
à tous, se montrer un peu large, user d'un
divin stratagème (c'est un mot qu'on
emploiera au IVe siècle), en
répondant aux avances, c'est-à-dire
aux invitations du monde, pour qu'il cède
ensuite à celles de Dieu. « Si l'idole
n'est rien, pourquoi ne pas assister aux repas des
idoles? Le chrétien ne peut s'y faire aucun
mal, s'il s'y rend dans une bonne intention. »
Que d'arguties! Ce sont les nicolaïtes qui les
inventent, ces nicolaïtes qui,
repoussés d'Éphèse, se sont,
à Pergame, enhardis au point d'ériger
en théorie des innovations timidement
tentées ailleurs! C'est-à-dire qu'on
ne se cache plus de ce qu'on osait à peine
avouer. On a jeté le masque; les sophismes
de commande ont
cautérisé la conscience et perverti
le sens moral. Ah! malheur à vous,
chrétiens de Pergame, si vous prêtez
une oreille complaisante à de telles
subtilités! Malheur, si vous ne demeurez pas
fidèles à la rigueur des
déclarations scripturaires! Malheur, si,
comme Eve, vous discutez avec le serpent! Ces
docteurs de l'erreur, ces Balaams chrétiens,
séduisant votre âme mal affermie, vous
entraîneront dans les banquets des
païens. Dieu ne vous y suivra pas, et, comme
la pente est glissante, on vous mènera plus
loin. À l'aide de perfides doctrines vos
guides vous diront que, le corps n'étant
rien, l'âme seule importante et tellement
au-dessus de lui que les souillures de la chair ne
sauraient l'atteindre, on peut faiblir dans son
corps tout en restant pur dans son âme, et
participer aux fêtes honteuses des
païens sans perdre la communion d'esprit avec
Dieu. Alors, à moitié gagnés,
vous verrez tout à coup apparaître les
filles de Moab, qui triompheront aisément de
vos dernières répugnances, quand ni
les armes, ni les mépris du monde n'avaient
pu vous abattre!
Voilà le mal qui menace
l'église de Pergame, et
qui l'atteint déjà! Voilà
aussi le mal qui, dès le IVe siècle,
au lendemain des grandes persécutions, va
mettre en grand péril l'Église
chrétienne; car, elle aussi, comme Pergame,
demeurée ferme contre la force brutale, elle
ne cédera que trop aux séductions de
la mondanité.
II
Vous vous rappelez avec quelle constance
héroïque et quelle inaltérable
charité l'Église a souffert le
martyre sous dix empereurs. Elle n'a pas
renié le nom de Christ, elle a gardé
la foi. L'impuissance de la violence est manifeste.
Selon la belle image d'un Père, plus la
vigne de Dieu a été taillée
par le fer de ses ennemis, plus elle a
poussé de jets, étendu ses branches,
et porté de fruits à la gloire de son
maître; et, comme le caractère propre
de l'Église c'est de vaincre quand on la
frappe et de croître en force quand on veut
l'affaiblir, si elle eût
persévéré dans la voie de la
foi et du sacrifice, elle aurait
vaincu le monde à la
manière de son Chef, converti en grand
nombre les peuples barbares, et
épargné, peut-être, à la
société du Ve et du VIe siècle
l'épouvantable cataclysme de leurs
invasions.
Mais, dès le milieu du IlIe
siècle, on peut déjà constater
dans l'Église une certaine lassitude,
l'effroi charnel de la souffrance, un
ralentissement de l'évangélisation
individuelle, la soif du repos avant la fin du
travail, et de la gloire avant l'entrée dans
les cieux.
Aussi Satan sait-il profiter habilement
de ce relâchement spirituel. Pour
l'Église, comme pour Israël et pour
Pergame, il change subitement de plan d'attaque. Il
tentera l'Église par l'appât du
pouvoir et d'une alliance avec le monde! À
la violence il substituera la ruse. Pour
l'Église, aussi, tout à coup le monde
se désarme; le monde lui sourit, le monde
lui tend les bras! Le monde, sous la figure d'un
grand empereur, lui offre sa protection, son
amitié, sa main! Alors l'Église se
trouble, elle perd la tête, enivrée
qu'elle est par cet encens inconnu. Dans cette
union elle voit le moyen de consommer, d'un
seul coup et sans souffrances, ce
triomphe sur le monde qui lui coûte tant de
peines et tant de sang. En ayant les souverains,
n'aura-t-elle pas les peuples, et dans les portes
du ciel, quelque peu élargies, ne
verra-t-elle pas les foules accourir avec
empressement?
Imprudente Église, oublierais-tu
à ce point les préceptes et la vie de
ton divin Maître? Ne sais-tu pas qu'à
son exemple c'est en mourant, comme le grain dans
la terre, que tu porteras beaucoup de fruits? et ne
prévois-tu pas que si tu enfreins ces lois
fondamentales de ton développement,
appauvrie spirituellement autant qu'enrichie en
nombre avant d'avoir pu
régénérer ces nations que tu
convoites, tu en seras si bien pervertie
toi-même que tu auras amassé, pour
toute récolte, autant de vices que
d'adhérents nouveaux?
Mais l'Église, ambitieuse et
impatiente, oublie que sur la terre elle doit
être toujours militante, au ciel, seulement,
triomphante! sur la terre dans l'angoisse, au ciel,
seulement, dans le calme! sur la terre
méconnue et méprisée, au ciel,
seulement, glorifiée et vengée! sur
la terre dans le chemin de la foi, au ciel,
seulement, dans le pays de la
vue! Elle calcule; elle devient habile; elle
accepte ce honteux mariage avec un prince qui n'est
pas converti de coeur; un prince qui ne voit dans
la religion qu'un instrument de pouvoir; un prince
qu'elle n'ose soumettre ni au
catéchuménat ni au baptême; un
prince qui, devenu époux et chef de
l'Eglise, une sorte de patriarche chrétien,
président du concile oecuménique de
Nicée, n'en restera pas moins,
jusqu'à sa mort, souverain pontife du
paganisme: un prince qui fera frapper ses monnaies
tantôt avec l'anagramme de Christ,
tantôt avec le nom de Jupiter, de Mars ou
d'Hercule; un prince qui se souillera du sang d'un
jeune neveu, Licinius, d'un fils, Crispus, et d'une
épouse, Fausta, étouffée, sur
son ordre, dans un bain bouillant: en un mot, un
prince qui, sous certains dehors chrétiens,
conservera les vices et toute la nature du
païen !
Voilà le mariage adultère
que l'Église contracte au commencement du
IVe siècle! La fille de Moab, revêtue
de la pourpre impériale, a convié
l'Église à ses danses, et
l'Église, séduite, est allée
se souiller avec elle aux pieds des statues
des faux dieux! Ce que je dis
là n'est presque pas une image, mais une
honteuse réalité. La
conséquence de cet événement
fut, en effet, une union contre nature de
l'Église chrétienne avec le
paganisme, et l'entrée de l'idolâtrie
dans l'Église plutôt que la victoire
de l'Église sur l'idolâtrie.
C'était, du reste, chose facile
à prévoir! Les faveurs inouïes,
les profusions corruptrices, accordées par
Constantin à sa protégée,
devaient infailliblement attirer dans son sein un
nombre infini d'ambitieux. Ce fut une
véritable curée! On se fit
chrétien pour capter la bienveillance de
l'empereur! Introduit dans le palais de Byzance, le
christianisme ne devenait-il pas la religion de
l'État et la religion à la mode? Pour
être bon courtisan ne fallait-il pas
l'embrasser? et, comme on avait soutenu le
paganisme pour avoir les dépouilles des
chrétiens, ne devait-on pas,
désormais, envahir l'Église pour
partager celles des anciens temples?
Cependant., les récompenses
impériales n'ayant pas d'attraits pour les
âmes honnêtes, on ne tarda pas à
doubler les promesses de salutaires menaces. De par
la loi, bientôt il fallut devenir
chrétien! Les édits
imposèrent l'Évangile à
l'armée d'abord, à la nation ensuite,
et, comme on résistait encore, la violence
suivit de près. En moins d'un siècle
les rôles furent renversés! De
persécutée qu'elle était
autrefois, l'Église devint
persécutrice; elle contraignit à
croire! Saint Augustin lui-même, c'est
douloureux à dire, gagné à
l'intolérance, fit la théorie
complète de la persécution. Alors le
flot des païens acheva de remplir
l'Église. On eut ce qu'on voulait. On eut le
nombre, on eut les masses: des populations
entières se firent baptiser.
Mais plus question des anciennes
conditions d'entrée dans l'Église!
Plus de catéchuménat, plus
d'épreuve sérieuse, plus de
discipline! N'y aurait-il pas eu de la
cruauté à maintenir la porte
étroite devant ces masses que les
édits impériaux poussaient dans
l'Église, comme des chiens un troupeau dans
le bercail? Ne fallait-il pas les soustraire aux
peines prononcées? Tous entrèrent
donc pêle-mêle et sans conditions! Puis
il fallut songer à retenir ces populations
mobiles qu'un rien eût rejetées dans
le paganisme. De là les concessions,
les accommodements avec
l'idolâtrie et ce qu'on a bien nommé
la paganisation du christianisme. On se borna
à jeter, à la hâte, comme un
peu d'eau bénite sur la religion ancienne.,
à cette condition on se l'assimila. Les
païens avaient aimé les splendeurs des
temples, on leur bâtit de somptueuses
basiliques. La simplicité du culte primitif
ne pouvait rivaliser avec les pompes du leur, on y
substitua des cérémonies
étranges et des rites nouveaux. Ils avaient
adoré des demi-dieux, on leur permit
d'invoquer les martyrs
(1). Chaque ville
eut son saint pour patron, comme jadis une
divinité protectrice. À la Diane
d'Éphèse, à la Cybèle
de Phrygie ou opposa la Vierge Marie! Bref, toutes
les superstitions païennes,
badigeonnées d'un léger vernis
chrétien, passèrent dans
l'Église pour y former le catholicisme, et,
malgré tant de concessions, le coeur
païen reparaissant encore, on vit des
chrétiens s'attabler aux repas impurs des
idoles, ou se prosterner devant la
statue de l'empereur, et
d'autres, plus tard, si l'on en croit le
témoignage du pape Léon, adorer le
soleil levant.
Quant à la vie de ces
chrétiens de fabrique, je ne la
décrirai pas. La biographie de saint
Jérôme par Amédée
Thierry, un remarquable livre de feu M. le
professeur Roget auquel je fais de nombreux
emprunts, De Constantin à Grégoire le
Grand, et même l'ouvrage, si favorablement
prévenu, de M. de Broglie, l'Église
et l'empire romain au IVe siècle, pourront
vous les faire connaître. Étrange
aveuglement! il n'y a pas jusqu'à des
historiens protestants qui n'aient appelé
cette époque « le triomphe de
l'Église! » Beau triomphe, vraiment, si
l'on juge l'arbre à ses fruits! Les plus
enthousiastes admirateurs de l'oeuvre de Constantin
ne sont-ils pas forcés de reconnaître
que les moeurs chrétiennes de ce temps
devinrent rapidement telles, que le tableau que
nous en font les Pères ressemble frappamment
à celui que les auteurs païens nous
avaient laissé des leurs? C'est tout dire!
L'Église s'est établie dans la
demeure même de Satan; la cour des empereurs
est devenue son siège; peut-on
s'étonner qu'elle s'y soit
corrompue au point qu'Augustin dut s'écrier
un jour : « Est-ce donc. que, parce que les
empereurs sont devenus chrétiens, le diable
l'est aussi devenu? »
Le sel de la terre ne fit cependant pas
complètement défaut à
l'Église : Athanase, l'un des plus nobles
champions de la vérité
chrétienne, Hilaire de Poitiers, saint
Basile, saint Augustin, saint Chrysostome,
Vigilance et d'autres élevèrent leurs
énergiques et éloquentes
protestations. Nouveaux Jean-Baptistes, les
solitaires de la Thébaïde
rentrèrent fréquemment dans les
villes pour y prêcher la repentance et la
conversion. Par une heureuse inspiration, le peuple
en fit maintes fois des évêques. Mais
ni les prédications ni les vertus de cette
minorité fidèle ne réussirent
à opposer une digue victorieuse à ce
débordement d'impuretés
païennes. Pour sauver l'Évangile, il
fallait l'intervention de Dieu.
Cette intervention fut terrible! Pour le
crime de Bahal Peor vingt-sept mille Hébreux
avaient péri dans les plaines de Moab! Pour
un commencement d'alliance avec le monde
l'église de Pergame avait été
menacée de l'épée de
Jésus-Christ :
Si tu ne te repens, je viendrai à
toi promptement et je combattrai par
l'épée de ma bouche. »
On ignore si Pergame se repentit de sa
faute; mais ce qu'on n'ignore pas, c'est que
l'Église du IVe siècle ne se repentit
pas de la sienne. Elle en eut pourtant l'occasion.
Au lieu de regarder le règne de julien
l'Apostat (361) comme un immense malheur pour elle,
que n'y vit-elle une dispensation de Dieu à
son intention? Avertie de son erreur par les suites
de son alliance avec Constantin, que ne fut-elle
heureuse de recouvrer alors, avec sa
pauvreté première, son
indépendance et sa dignité?
L'insensée ! non-seulement elle
exécra julien, mais elle se hâta de se
livrer encore à son successeur! Elle convola
en secondes noces avec lui! Cette fois, plus
d'excuse pour son infidélité, et plus
de retard pour son châtiment! Les barbares
furent lâchés sur l'empire! Comme des
vagues furibondes, deux siècles durant ils
s'y précipitèrent les uns
après les autres et les uns sur les autres,
renversant tout détruisant tout, mais aussi
purifiant (2) cet
air empesté, et
préparant un meilleur avenir à notre
vieux monde, sans réussir, néanmoins,
à réparer toutes les
conséquences de cette funeste union!
III
Telle est, en abrégé, l'histoire
de cette tentation à laquelle succomba
l'Église! Eh bien, cette tentation se
reproduit sans cesse pour elle et pour ses membres.
jamais elle n'a tant lieu de redouter Satan que
lorsqu'il renonce à ses menaces, et le
moment qui doit redoubler sa vigilance est celui
où le monde vient à elle, en nombre
sinon en masse, poussé par la frayeur,
l'intérêt Qu l'esprit
d'imitation!
Quand l'Église primitive
courut-elle à sa perte? Est-ce alors que le
sang des martyrs en était
l'inépuisable semence, ou quand,
renonçant à élever le monde
jusqu'à elle, elle consentit à
s'abaisser jusqu'à lui?
Quand la noble église réformée
de France inspira-t-elle les plus vives
espérances à Satan? Est-ce durant
cette longue et sublime passion qui lui donnait
autant de héros que de membres et autant de
membres que de martyrs? Est-ce au jour de la
Saint-Barthélemy ou à celui de la
révocation de l'édit de Nantes?
N'est-ce pas plutôt alors que, tentée
à son tour par l'appât du repos et des
victoires faciles, elle oublia son passé
jusqu'à subit avec empressement, plus que
cela, jusqu'à accepter avec enthousiasme, et
comme de la main d'un libérateur, cette loi
fatale de germinal an X qui lui offrait l'argent
impérial en échange de sa
liberté et de son antique organisation?
N'est-ce pas lorsque, à la suite de ce
mariage avec Bonaparte, on vit à Notre-Dame,
en 1804, à la messe pontificale, à
cette messe pour laquelle les vieux huguenots, par
centaines de mille, avaient enduré la
torture, les galères, l'expatriation, la
misère ou la mort, figurer, à
côté du clergé romain et
consacrant par leur présence ces
cérémonies mi-païennes,
vingt-sept pasteurs protestants, présidents
de consistoires, officiellement
délégués par l'église
réformée de France
pour la représenter au couronnement de ce
nouveau Cyrus?
Et nos églises libres, est-ce la
phase de l'impopularité qui est pour elles
la plus redoutable? le moment où le seul mot
de dissidents en éloigne non-seulement le
monde, mais aussi beaucoup de bons
chrétiens? Non, non, le moment redoutable
serait celui où, l'opinion venant à
changer, - elle a de tels caprices! - nos
églises deviendraient à la mode,
comme en Amérique, par exemple, en sorte
qu'il fût de bon ton de s'y rattacher
!
Ah! mes frères, craignons tous
pour nous-mêmes bien plus l'épreuve de
Pergame que celle de Smyrne, la séduction
que les souffrances, et les sourires du monde que
ses violences ou son dédain!
Jeunes filles, décidées
à servir notre divin Maître,
fortifiez-vous de toute la puissance de Dieu!
Prenez toutes les armes qu'il vous offre, afin que
vous puissiez résister et vaincre dans le
mauvais jour, vous rappelant que ce mauvais jour ce
sera celui d'une attaque ouverte, mais bien, plus
encore de quelque invitation mondaine ou
d'une proposition de mariage avec
un jeune homme bien disposé... à la
façon de Constantin!
Et vous, jeunes hommes fidèles,
qui essuyez bravement les petites
persécutions d'atelier, de camp, de bureau
ou d'université, prenez garde, je vous en
supplie, que l'ennemi ne triomphe de vous par un
entraînement insensible, si, dans une funeste
satisfaction de vous-mêmes, vous mettez bas
les armes pour vous livrer au repos!
Combien de fois, en effet,
d'intrépides martyrs de l'Église
primitive n'affligèrent-ils pas leurs
frères par de honteuses chutes, après
avoir subi, sans faiblir, les plus atroces
tourments? Et que de fois aussi, il m'en souvient,
Matamoros n'a-t-il pas regretté sa prison
d'Espagne, lorsque, soit à Genève,
soit à Lausanne, entouré,
fêté, adulé par d'imprudents
admirateurs, il sentait les vapeurs de leur funeste
encens lui monter au cerveau!
Ah! le monde ne s'avoue pas si vite ni
si aisément vaincu. Il en veut trop à
ceux qui le condamnent en le quittant, pour ne pas
épuiser contre eux tous ses moyens
d'attaque. Ses ressources sont si variées.
Il n'est pas de costume qu'il ne
revête, pas de transition habile qu'il ne
ménage, pas de rôle hypocrite qu'il ne
sache jouer. Immoral à Pergame, ici il a du
décorum, et, sous la figure d'un aimable
guide, au parler correct, il viendra vous ouvrir un
chemin très peu compromettant. Ce chemin
c'est à peine s'il se distingue de la voie
étroite. Si faible est l'intervalle, qu'on
peut aisément avoir un pied sur l'un et un
pied sur l'autre. Tout se concilie à
merveille, les plaisirs et la piété,
le théâtre, par exemple, et le service
de Dieu! Puis, peu à peu, et sans qu'on s'en
doute, grâce à l'enivrement des
fêtes et au charme d'une
société distinguée,
grâce, aussi, aux théories si larges,
si élevées, si supérieures de
modernes nicolaïtes, on incline plus fortement
à gauche, on s'avance, on s'éloigne;
un impitoyable enchaînement de devoirs de
position et de hautes convenances exige
qu'après un pas on en fasse un autre, et
puis un autre, tant et si bien que de concession en
concession on descend la pente jusqu'à se
trouver tout à coup, sinon toujours au fond
d'un abîme, du moins bien loin du point de
départ et du peuple de Dieu!
Ah! insensé mille fois, celui qui
ne préfère à tous ces biens
trompeurs, qu'ils s'appellent plaisirs, argent,
luxe ou gloire humaine, cette « manne
cachée, » et ce « nom nouveau,
» que le Seigneur nous offre! Oui, c'est
là ce qu'il faut à notre âme.
J'ai faim de cette manne-là, j'ai besoin de
paix, de joie, d'espérance et de force. Il
me faut le pardon de mon Dieu. Il faut que son
Esprit dise à mon esprit qu'il est redevenu
mon Père, et qu'en Christ je suis son
bienheureux enfant. J'ai besoin de me sentir
aimé, et j'ai besoin d'aimer moi-même.
J'ai besoin de me dévouer; j'ai besoin de
remplir ma vie de ce dont Christ a rempli la
sienne. J'ai besoin de compatir comme lui, et de
sauver comme lui. Voilà le pain qu'il faut
à notre âme! Tout autre la trompe et
la laisse plus affamée. Eh bien, ce pain,
Dieu nous l'offre, Dieu nous le donne: c'est
là la manne qui découle de: sa croix.
Saintes douceurs du ciel, adorables
idées,
Vous remplissez un coeur qui vous peut
recevoir;
De vos sacrés attraits les
âmes possédées
Ne conçoivent plus rien qui les
puisse émouvoir..
Vous promettez beaucoup et donnez
davantage!
Oh! oui, davantage! car le Seigneur accorde
mieux que ses dons; avec les dons, le donateur se
donne encore lui-même! Cette manne, c'est lui
! C'est lui, caché dans mon âme, lui
qui s'y révèle, lui qui l'alimente,
lui qui la remplit! Mes frères, acceptez
cette manne, mes frères, nourrissez-vous de
cette manne; alors, à toutes les avances des
filles de Moab, vous répondrez sans cesse :
Monde, ce qui t'enchante,
Biens, honneurs, volupté,
N'est plus ce qui me tente
Tout n'est que vanité !
Mon trésor, mon partage,
Mon tout, c'est
Jésus-Christ,
Qui me donne pour gage
Le sceau de son Esprit. Amen
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