Les septs Eglises d'Asie
QUATRIÈME DISCOURS
THYATIRE
ou
L'ÉGLISE DES
CONTRASTES
Écris aussi à l'ange
de l'église de Thyatire : Le Fils
de Dieu, qui a ses yeux comme une flamme
de feu, et dont les pieds sont semblables
à de l'airain très luisant,
dit ces choses : je connais les oeuvres,
ta charité, ton ministère,
ta foi, ta patience, et que tes
dernières oeuvres sont plus
nombreuses
(1) que
les premières. Mais j'ai contre toi
(2) que
tu souffres que cette femme
Jésabel, qui se dit
prophétesse, enseigne, et qu'elle
séduise mes
serviteurs pour les porter à la
fornication, et pour leur faire manger des
choses sacrifiées aux idoles. Et je
lui ai donné du temps afin qu'elle
se repentit de sa prostitution; mais elle
ne s'est point repentie. Voici je vais la
réduire à garder le lit, et
mettre dans une grande affliction ceux qui
commettent adultère avec elle,
s'ils ne se repentent de leurs oeuvres; et
je ferai mourir de mort ses enfants; et
toutes les églises
connaîtront que je suis celui qui
sonde les reins et les coeurs; et je
rendrai à chacun de vous selon ses
oeuvres. Mais je vous dis à vous,
et aux autres qui sont à Thyatire,
à tous ceux qui n'ont point cette
doctrine, et qui n'ont point connu les
profondeurs de Satan, comme ils parlent,
que je ne mettrai point sur vous d'autre
charge. Mais retenez ce que vous avez
jusqu'à ce que je vienne, car
à celui qui aura vaincu, et qui
aura gardé mes oeuvres
jusqu'à la fin, je lui donnerai
puissance sur les nations : il les
gouvernera avec une verge de fer, et elles
seront brisées comme les vaisseaux
d'Un potier ; selon que j'en ai aussi
reçu le pouvoir de mon Père.
Et je lui donnerai l'étoile du
matin.
Que celui qui a des
oreilles écoute ce que l'Esprit dit
aux églises. (Apoc. 11, 18-29.)
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Mes frères,
IL est bien difficile de se
représenter ce que devait être cette
congrégation de Thyatire. Que de
lumières et que de ténèbres
dans son sein ! Que de bienfaisants exemples,
à côté d'affreux scandales!
Comment concilier de tels éloges, et pour
des vertus si rares, avec de tels blâmes, et
pour de si énormes crimes? - je n'ignore pas
qu'on peut affaiblir la première impression
produite par ces éloges: on fera observer,
d'abord, que le mot « quelque peu, » qui
les restreint si faiblement, n'est pas authentique.
On dira que le Seigneur relève d'autant plus
le bien existant dans cette église qu'il a
beaucoup de mal à y signaler. Enfin on
remarquera que ces éloges n'ont pu
s'adresser qu'à une minorité de ses
membres. Mais l'éloge n'en subsistera pas
moins, net, détaillé, enviable, et
non moins difficile à concilier avec les
reproches qui le suivent de si près. «
Celui qui se promène entre les sept
chandeliers » a des yeux auxquels rien
n'échappe, et comme il est
fidèle à reconnaître tout le
bien caché dans les âmes ou dans les
églises, il ne l'est pas moins à
mettre à nu le mal dont elles sont
atteintes.
I
Or il y a dans l'église de Thyatire une
femme, appuyée d'un puissant parti, ou,
simplement, un parti personnifié dans un nom
tristement célèbre, et qui, par ses
doctrines corruptrices, est pour cette
congrégation tout entière ce que
Jésabel fut jadis pour le royaume
d'Israël.
Ce qu'elle fut, il importe de le
rappeler. En Jésabel, le paganisme,
introduit par jéroboam et maintenu par ses
successeurs conjointement avec les restes du culte
de Jéhova, épousa, on peut le dire,
non-seulement le faible Achab, mais aussi le peuple
d'Achab, et se confondit, dès lors,
tellement avec son histoire qu'il ne put plus en
être détaché. L'un et l'autre
et l'un par l'autre durent périr ensemble.
Jésabel, c'est donc la
victoire définitive du principe païen
dans le peuple de Dieu. À Thyatire c'est,
plus spécialement, celle du
nicolaïtisme. Remarquez, en effet, que les
mêmes termes, « fornication » et
« manducation de viandes offertes aux idoles,
» caractérisent le mal à Pergame
et l'enseignement de Jésabel à
Thyatire. C'est donc, encore, le nicolaïtisme
d'Éphèse et de Pergame que nous
retrouvons à Thyatire, mais avec cette
différence essentielle que, combattu
à Éphèse et
toléré à Pergame, à
Thyatire il doit être subi. À
Éphèse il s'est insinué;
à Pergame, installé; à
Thyatire, il triomphe! C'est un intrus, un
heimathlose à Éphèse; à
Pergame, sa position se régularise; à
Thyatire elle achève de prévaloir. En
un mot, dans la première de ces trois
églises c'était une innovation
timide; dans la seconde, un système; dans la
troisième, c'est une tyrannie!
D'Éphèse à Pergame, et de
Pergame à Thyatire quel effrayant
progrès! Quel crescendo dans la marche du
mal!
Il est même tel que cette
puissance, si étrangère soit-elle
à l'église par son origine et sa
nature intime, s'y est indissolublement
attachée, comme le lierre
au chêne, comme le chancre à l'arbre
dont il se repaît, si bien que,
d'après une variante admise par Tischendorf,
le Seigneur ne dirait pas à l'ange,
c'est-à-dire au presbytère de la
congrégation, « la femme
Jésabel, » mais « ta femme
Jésabel! » - « Tu souffres que ta
femme Jésabel, qui se dit
prophétesse, enseigne et séduise mes
serviteurs. »
Le mal est donc sans remède :
pas d'espoir de conversion chez Jésabel, ni
de délivrance actuelle pour l'église
envahie. Hier on pouvait expulser Jésabel;
aujourd'hui cela n'est plus possible, et le
Seigneur ne songe pas un instant à
réclamer contre elle les mesures
impuissantes d'une tardive discipline; il se borne
à exiger des vrais chrétiens de
Thyatire qu'ils conservent, jusqu'à ce que
lui-même arrive, ce qu'ils ont de foi et de
fidélité.
II
Telle est cette église étrange,
unique, et qu'on peut bien appeler l'église
des contrastes! A-t-elle son
correspondant dans l'histoire? De toutes les
églises et de toutes les périodes de
l'Église, y en a-t-il une qui réponde
à ce >titre? une église qu'on
puisse appeler aussi l'église des
contrastes? une église où les
ténèbres soient aussi profondes que
la lumière y est vive? Une église
dont on puisse faire, selon qu'on considère
l'une ou l'autre de ses deux faces, un éloge
enthousiaste ou une impitoyable critique? une
église dans le sein de laquelle, à
côté d'une phalange d'hommes
admirables par leur amour, leur foi, leur patience
et leur dévouement, et d'autres chez
lesquels aux mêmes vertus se sont
mêlés les effets
délétères d'une influence
extérieure, on voie grandir,
prévaloir et triompher audacieusement une
puissance ambitieuse, dominatrice, astucieuse,
également prête à employer,
pour réussir, la violence et la
séduction, la force brutale et la ruse ; une
puissance d'idolâtrie et de
démoralisation telle que le nom
&Jésabel pourrait seul la
désigner? une église, enfin, qui,
frappée à diverses reprises et de
coups terribles, se perpétue, quoique
affaiblie, sans jamais disparaître ni se
régénérer ?
Y a-t-il une telle église
dans l'histoire? Y aurait-il,
aujourd'hui peut-être, une telle
église dans le monde? Mes frères,
vous répondez tous : Oui, il y en a une, et
cette église c'est l'église de la
papauté.
Nous avons assisté, dans
notre dernière étude, à
l'irruption du paganisme dans l'Église du
quatrième siècle. jusqu'alors la
puissance de la vie l'avait tenu en échec
comme à Éphèse; dès ce
moment il s'installe dans l'Église comme
à Pergame. Mais ce premier succès ne
suffit pas à celui dont il émane! Il
faut que le principe païen l'emporte et
règne ainsi qu'à Thyatire. Et, comme
le seul moyen de lui arracher un jour, par
d'énergiques réactions, un
très grand nombre de ses victimes, c'est la
libre manifestation de ses conséquences
dernières dans son triomphe même, Dieu
permet ce triomphe en laissant naître et se
former, grâce à un travail
d'unification graduelle, une institution
particulière qui doit devenir le
siège, le foyer et, du même coup, la
convaincante et repoussante démonstration du
mal. Cette institution, c'est celle de la
papauté.
Le sacerdoce universel des
chrétiens est si
étroitement lié
à leur vie spirituelle, que, dès le
112 siècle, chaque affaiblissement de
celui-ci en avait bien vite entraîné
un de celui-là, au profit des anciens ou
évêques établis dans chaque
église. De là la
prépondérance insensible de l'un
d'eux sur ses collègues : d'abord il devient
primus inter pares, premier entre des égaux;
puis primus, puis le voilà seul à
paître la congrégation.
L'évêque d'une église de ville
efface et, plus tard, élimine à son
profit les évêques d'églises
rurales. À leur tour, ceux des villes
métropolitaines, leurs frères des
villes secondaires. Et voilà
l'épiscopat formé; l'Église
est gouvernée par une oligarchie!
Restait à la transformer en
monarchie absolue par la subordination graduelle
des évêques métropolitains
à l'un d'entre eux devenu
l'évêque des évêques, le
chef visible de l'Église et le vicaire de
Jésus-Christ! De bonne heure, aussi, cette
seconde lutte s'engage, et se concentre finalement
tout entière entre l'Occident et l'Orient. -
Qui l'emportera? Sans être occupé
à cette époque par aucun homme
éminent, le siège de Rome avait, pour
vaincre, outre le titre d'église apostolique
soi-disant fondée par saint Pierre,
l'héritage du prestige
immense et de l'esprit organisateur, centralisateur
et absorbant du peuple romain. Très vite, de
divers côtés, on eut recours à
la médiation de son évêque.
Très vite celui-ci s'interposa, et, au
besoin, s'imposa. Quand les empereurs partirent
pour Byzance, de second qu'il était en
Italie, il y devint le premier personnage.
L'affaiblissement de l'église orientale par
la corruption impériale, par les luttes
acharnées et les triomphes alternatifs de
l'orthodoxie et de l'arianisme, plus tard, enfin,
par les conquêtes de Mahomet,
fortifièrent d'autant son pouvoir.
Rome bénéficiait
déjà de toutes les pertes d'autrui,
et s'agrandissait de toutes les ruines ! L'invasion
des barbares ajoute à son audace en
empêchant les conciles, et à son
prestige le jour où un Alaric s'incline
devant son évêque. Au VIe
siècle, le zèle missionnaire d'un
Grégoire le Grand étend, du
même coup, le royaume de Dieu et sa
suprématie; enfin, au VIIIe, la constitution
du pouvoir temporel par Pépin le Bref, et le
couronnement de Charlemagne par Léon III,
achèvent l'oeuvre des siècles
antérieurs.
La papauté est
fondée, l'Église,
unifiée; le principe païen a atteint
son but; Jésabel est sur le trône: les
complaisances ou les lâchetés des uns,
l'intérêt, les rivalités et les
discordes des autres, la lassitude et la
dégénérescence de tous l'y ont
laissée monter! Pour s'y maintenir, comme
Jésabel, la papauté saura,
maintenant, tout employer : vertus et vices;
bienfaits et forfaits; droits réels et
droits usurpés; voies directes et voies
détournées; impostures, intimidations
et flatteries; témérités et
bassesses; collation de bénéfices et
dépouillement des évêques;
exploitation des rivalités entre nations et
des convoitises des princes; interventions dans la
vie des peuples et dans la conduite privée
des rois; répression d'abus et
perpétration d'horribles crimes ;
excommunications et dispenses; interdits et
indulgences, tout, absolument tout lui sera bon;
et, comme elle exploitera tous les
événements, elle saura aussi
enfanter, à l'heure opportune, des
institutions ou des hommes aveuglement
dévoués à sa cause; un jour
elle provoquera les croisades dont elle sera seule
à profiter; un autre jour la naissance de
certains ordres puissants, celui
des franciscains, par exemple, ou celui de saint
Dominique avec son abominable tribunal; plus tard
celui de Loyola.
Alors malheur à ses ennemis!
Sanguinaire, comme Jésabel, jamais elle ne
se lassera de leur martyre, et, pour
exécuter ses sentences, elle aussi aura son
complaisant Achab dans le bras séculier de
l'État.
Enfin, car j'ai hâte d'en
finir avec elle, comme la païenne et impudique
Jésabel, la papauté ne
réussira que trop à corrompre les
peuples et à séduire les serviteurs
de Christ. Qu'est-ce que le culte de Marie et des
reliques? qu'est-ce que la transsubstantiation?
qu'est-ce que l'adoration de l'hostie et du pape
lui-même? qu'est-ce que la création
inépuisable et l'invocation des saints?
qu'est-ce que tant d'autres pratiques, sinon.
l'idolâtrie dans l'Église? et
qu'est-ce que le célibat forcé des
prêtres, la confession auriculaire,
l'absolution, les indulgences, les compositions
pécuniaires, et le trésor des oeuvres
surérogatoires, sinon une atteinte mortelle
à la conscience et un piège tendu
à la moralité?
Après cela, faut-il
s'étonner que, dès le IXe
siècle, une recrudescence
effroyable de vices ait, en effet, marqué
l'avènement définitif de la
papauté? Dans une Théodora et une
Marozzia, mère et fille de pape, n'est-ce
pas, réellement Jésabel qui
revécut à Rome, et ne peut-on pas se
demander même, en pensant à tous les
monstres qui s'y sont succédé, si
cette nouvelle Jésabel n'aurait pas pu en
remontrer beaucoup à la
première?
Mais mon coeur souffre d'avoir
à remuer cette fange, et j'ai hâte de
vous montrer que si l'église romaine a eu sa
Jésabel comme Thyatire, comme Thyatire aussi
elle a compté, parmi ses membres, un grand
nombre de chrétiens fidèles, à
qui nous aurions souvent beaucoup à envier.
je les classe en trois catégories
empruntées à l'histoire même
d'Achab: celle des Abdias, celle des Élies
et des Élisées, enfin celle des
« sept mille » que Dieu seul
connaît (3)
!
Bien que serviteur d'Achab et de
Jésabel, à titre d'intendant, Abdias
craignait Dieu et protégeait ses
prophètes : combien l'église romaine
n'a-t-elle pas compté de ces Abdias qui,
dévoués à la papauté
dont ils subissaient du plus au moins la funeste
influence, n'en ont pas moins été des
enfants de Dieu, nos frères et souvent nos
supérieurs?
Je ne parle pas seulement de tous
ces grands missionnaires qui, du Ve au VIIe
siècle, recommencèrent à
porter l'Evangile aux païens, les saint
Séverin, apôtre des peuples du Danube,
les Colomban, les Gall qui le furent des
Helvètes, les Emmeram, Wigbert, et Wulfram,
missionnaires en Allemagne, les Kilian, Livin,
Willebrord, Ansgar et d'autres, ni d'un Bède
le vénérable et de tant de moines
appartenant aux pieux couvents de l'Irlande et de
l'Ecosse. je pense à d'autres chez qui le
serviteur de Christ l'emporte moins
évidemment sur celui de la papauté :
à un Winfried ou saint Boniface; à un
Pierre l'Ermite, au temps des croisades; plus tard
à un Bernard de Clairvaux; à un saint
Louis; à une Elisabeth de
Hongrie; au frère Berthold, grand
prédicateur du Xllle siècle;
même à un François d'Assise;
peut-être à un saint Dominique, tout
fondateur qu'il ait été de l'ordre de
l'inquisition; à un Gerson, à un
Clémengis, voire même à des
papes, tels que Grégoire le Grand, et
à cent autres pareils dont la vie
présente un singulier mélange de
lumière et de ténèbres, de
vertus admirables qui sont à eux, et de
graves erreurs, quelquefois d'aberrations qui leur
viennent de Rome : hommes de contrastes, comme
Thyatire, et comme leur propre église qui
les fascinait et les séduisait; pour la
plupart, beaucoup plus victimes que responsables du
système, et chez qui le Seigneur, juste
juge, le Seigneur « qui sonde les coeurs,
» saura séparer tout l'or
précieux, qui vient de lui, des scories et
des gangues impures que la papauté y a
mêlées!
Mais, après les Abdias, voici
venir les Élies et les
Élisées, les Michées et tous
les fils des prophètes ! Voici venir tous
ceux qui, du IXe au XVIe siècle, protestants
avant le protestantisme,
s'élevèrent contre
les doctrines et la conduite de
Jésabel.
Voici d'abord, au IXe siècle,
et, peut-être, le premier de tous, Claude de
Turin, aussi savant que pieux, commentateur de
presque toute la Bible, prédicateur du salut
par grâce, et qui, avec un zèle
apostolique, combattit le culte des images et des
saints, la suprématie papale et le
semi-pélagianisme de Rome; c'est lui qui
disait: « Dieu nous commande de porter la
croix et non de l'adorer. »
Voici, au XII, siècle, Pierre
de Bruys, élève d'Abélard,
missionnaire populaire, fougueux et austère,
un vrai Jean-Baptiste, un peu trop iconoclaste, et
qui remua longtemps tout le midi de la France par
ses attaques contre la messe, les images et tout ce
que l'église romaine met entre l'âme
et Jésus-Christ. Vingt ans poursuivi sans
succès, il fut brûlé en
1124.
Non moins ferme, quoique plus
modéré, Henri de Lausanne continua
immédiatement son oeuvre; son
éloquence entraînante lui gagna de
nombreux adhérents en Suisse et en France,
dans le peuple et dans le clergé. Il finit
sa vie en prison.
Mais, quelque trente ans plus tard,
le flambeau de la vérité,
tombé de ses mains mourantes, était
relevé par un chrétien modeste, un
humble marchand de Lyon, qui, converti par la mort
subite d'un ami, ne se douta pas, le jour où
il vendit ses biens pour faire traduire la Bible et
la prêcher aux foules, qu'un peuple tout
entier naîtrait de sa résolution
sainte, un peuple de martyrs dans les Alpes du
Piémont et un peuple
d'évangélistes ou de colporteurs en
Europe, qui, de village en village et de
château en château, propageraient en
France, en Italie et jusque dans la Sicile, en
Angleterre, en Allemagne et en Bohême la
vérité pure soustraite aux âmes
par la tyrannie de la papauté!
Après Pierre Valdo, l'humble
marchand de Lyon, ce sera, au XIV, siècle,
en Italie, un Marsilius de Padoue qui, s'appuyant
sur la Bible contre la tradition, présentera
Christ comme Sauveur des âmes, et Christ
comme seul Chef de l'Église! Ce sera, en
Angleterre, un Wyclef et tous les
wycléfites; en Suisse et en Alsace, Nicolas
de Bâle et son disciple Tauler; en
Bohême, moins de cinquante ans avant Jean
Huss et Jérôme de
Prague, un Conrad de Waldhausen et un Jean Milicz,
grands prédicateurs populaires, le second
surtout, qui, de chancelier de l'empire, devenu,
par une brusque résolution,
prédicateur de Jésus-Christ, aura une
telle action sur les foules, qu'il
dépeuplera à Prague le quartier de la
débauche, et, constitué, par donation
de l'empereur, propriétaire de ces repaires,
les fera détruire pour y élever un
refuge. Enfin un Matthias de Janow qui
écrira, dans un moment de pressentiment
prophétique : « Nous n'avons plus
qu'à attendre la réforme par la ruine
de l'Antéchrist; relevons la tête, la
délivrance est proche! »
Mais ce n'est pas tout! Restent les
« sept mille » inconnus qui n'ont pas
fléchi le genou devant Bahal, le dieu de
Jésabel. On se demande par quel chiffre il
faut multiplier ce nombre au moyen âge,
quand, dès le Xle siècle, on y voit
apparaître et pulluler tous ces modestes
conventicules et toutes ces communautés
libres des béguines et des bégards;
au XIIIe siècle, celles des henriciens et
des pétrobrusiens, des patarènes et
des vaudois, des cathares et des albigeois,
malheureuses victimes du
despotisme d'Innocent III et de l'atrocité
d'un Simon de Montfort; enfin, au XIVe et au XVe
siècle, celles des amis de Dieu,
illustrées par un Tauler ; des frères
de l'unité, successeurs, moins
l'épée, des hussites de Bohême;
et de ces innombrables « frères de la
vie commune » qui ont préparé
l'Europe pour la réforme, comme, autrefois,
les prosélytes juifs le monde
gréco-romain pour l'évangile de
Jésus-Christ.
Gerhard Groot, de Deventer,
prélat savant mais mondain, converti tout
à coup par les avertissements d'un homme
austère, fut le fondateur de ces «
sociétés de la vie commune. »
Instruire la jeunesse ; évangéliser
le peuple; copier et distribuer en grand nombre des
fragments de la Bible et des traités
religieux; se fortifier contre les influences du
temps par la prière et l'étude de la
Bible; prendre soin des pauvres et de l'enfance; en
un mot, s'occuper de tout ce que nous appelons
mission intérieure, tels furent leur but et
leur occupation constante. On doit Érasme
à leurs écoles; à leur
mysticisme évangélique, Jean Goch,
Thomas A-Kempis, l'auteur de l'Imitation de
Jésus-Christ, et ce Jean
Wessel qui, petit garçon déjà,
pressé d'invoquer Marie par Thomas A-Kempis,
répondit: « Père, pourquoi ne me
conduisez-vous pas à Jésus, l'ami des
âmes fatiguées? » et, mourant,
prononça cette dernière parole :
« Rien que, Jésus, et Jésus
crucifié ! » - je ne voudrais certes
pas vous présenter tous ces hommes comme
autant d'orthodoxes; l'inexpérience, les
excès de la réaction, des influences
complexes mêlent souvent chez eux des erreurs
plus ou moins graves à une
piété profonde. Mais que le Seigneur
ait pu constater dans leur âme et dans leur
vie, comme chez les fidèles de Thyatire, un
ardent amour pour sa personne, une foi intense et
naïve, un dévouement extraordinaire
pour les petits et pour les ignorants, une
héroïque patience dans les innombrables
auto-da-fé qui les consumaient partout,
c'est ce qu'on est heureux de pouvoir affirmer,
quand on a vécu dans leur
société par leurs écrits ou
par les récits de l'histoire.
Oui, honneur à ces
frères connus ou inconnus! honneur aux
obscurs anonymes! honneur à tous ces «
sept mille » du moyen âge qui,
dépréoccupés de
popularité et de gloire humaine, amoureux de
vérité et
soupirant pour la délivrance, nous ont
frayé la voie vers la lumière et la
liberté! À travers les siècles
ils nous tendent la main et nous leur tendons la
nôtre. Quand l'Église tombe en
putréfaction comme un cadavre, ils
reforment, eux, la véritable Église,
et continuent la chaîne d'or qui, des
apôtres, vient aboutir à nous!
Retenant ce qu'ils possèdent de foi et de
vie, ils attendent le lever de «
l'étoile du matin. » Et «
l'étoile » ne tardera pas beaucoup
à paraître! Encore quelques
années, et le Chef de l'Église va
venir pour sauver son Église, Quand un
bûcher brûlera Savonarole, le dernier
de ces réformateurs avant la réforme,
l'enfant du mineur d'Eisleben, le futur petit moine
de Worms sera déjà là pour sa
grande mission. Bientôt il va faire trembler
Jésabel, sans toutefois la convertir.
Frappée, autrefois, de ce coup terrible qui
s'appelle le schisme d'Orient.. celui de là
réforme, qui lui enlèvera
quatre-vingts millions de victimes, et, plus tard,
la chute de son pouvoir temporel, ne la feront pas
chrétienne. Améliorée dans ses
moeurs partout où elle sera
surveillée, devenue même respectable
jusque dans ses pontifes, et, quoiqu'elle
doive compter encore dans son
sein un bon nombre de fidèles qui nous
devancent au ciel, des hommes et des femmes dont le
dévouement pratique nous couvre de honte,
par son système elle sera toujours pire. Une
logique impitoyable la poussera à ses
dernières conséquences. On assistera
à l'éclosion de tous les mensonges
que renfermait son principe. En dépit des
plus nobles résistances elle consommera son
blasphème par le dogme de
l'infaillibilité, et sa lugubre histoire
montrera ce que peut devenir une âme ou une
institution chrétienne quand, ayant
jeté par-dessus bord sa boussole, elle est
condamnée à s'égarer sur
l'océan de l'erreur sans pouvoir jamais s'y
arrêter.
III
D'où vient, en effet, tout le mal
à Rome et tout le mal à Thyatire? Un
mot va nous le révéler :
Jésabel « se dit prophétesse.
» Elle s'est attribué l'inspiration!
Aux paroles de Dieu elle a voulu
ajouter sa propre parole. Or, quand un mortel
s'attribue l'inspiration, il n'est pas longtemps
sans mettre sa pensée au-dessus de la
pensée divine. Alors, livré à
lui-même, ou plutôt à l'esprit
de mensonge, à Satan, dont il devient
l'organe, il tombe dans toute espèce
d'erreurs monstrueuses dont l'histoire des sectes
gnostiques, au Ile siècle, et celle des
enthousiastes de Zwickau, au XVIe, ne nous donnent
que de trop effrayants exemples !
C'est donc la prétention
à l'inspiration qui a perdu Thyatire, et
c'est elle qui a plongé l'église
romaine dans les erreurs où elle croupit. Ne
pensez pas, en effet, que des calculs, aussi
habiles que perfides, aient fait naître
chaque dogme et chaque élément de son
système! Non, non, plus que de la
préméditation, il y a eu
entraînement, développement presque
fatal de faux principes dus à une erreur
première qui remonte très
haut.
Au IVe siècle, le monde
païen entre dans l'Église; mais cette
cause de tout le mal a, elle-même, une cause
plus ancienne, qui est une déviation de
l'enseignement scripturaire par
l'importance donnée
à la tradition. Dès le IlIe
siècle, dès le Ile peut-être,
on ne distingue pas assez la pensée de Dieu
de la pensée de l'homme; bientôt
celle-ci sera sur le même rang, puis
au-dessus de celle-là, jusqu'à la
couvrir, plus tard, et à s'y substituer dans
la promulgation de nouveaux dogmes; alors, en
possession du droit d'innover, l'Église
prophétesse ne s'arrêtera plus;
grâce à elle le christianisme
deviendra méconnaissable. Mais ce n'est pas
tout; d'abord insuffisante, l'Écriture
deviendra incommode! La tradition sera la
vérité; la Bible, un obstacle
à son triomphe! Il faudra la prohiber; il
faudra supprimer cette source d'oppositions sans
cesse renaissantes; il faudra en venir au plus
horrible des crimes, après celui de Juda! Il
faudra brûler la Bible et brûler ceux
qui lisent la Bible, et c'est Innocent III, le plus
grand des papes, qui s'en chargera! La confiscation
graduelle de la Bible au profit de l'inspiration
humaine, voilà donc la cause du mal! Le
retour à la Bible, le contrôle de la
pensée humaine par la Bible, tel sera le
remède! Et c'est celui qu'emploient
invariablement tous ces hommes dont je vous ai
parlé. Tous, j'en ai
acquis la certitude en vivant
avec eux ces dernières semaines, tous y
puisent leur force et leur patience, leur amour et
leurs connaissances; au-dessus de leurs
différences, c'est le point commun qui les
réunit. C'est la Bible qui les
préserve des superstitions de Rome, et c'est
elle qui les sauve des écarts du mysticisme
ou des négations de
l'incrédulité. Les plus puissants
d'entre eux, ce sont les plus bibliques.
Savonarole, par exemple, n'est fort que lorsqu'il
le devient; il tombe lorsqu'il cesse de
l'être.
Quelle preuve de la divinité
de la Bible, et quel appel à un retour
incessant à la Bible ! La Bible, rien que la
Bible; la Bible, règle infaillible,
règle unique de foi et de conduite; la
Bible, pierre de touche de toute doctrine; la
Bible, source de vie pour l'Église et pour
les âmes, voilà ce qui, pour moi,
ressort de cette étude avec une
évidence et une force que je voudrais vous
faire mieux sentir.
Eh bien, la Bible joue-t-elle. ce
glorieux rôle dans notre église et
dans notre vie? Protestants de nom, sommes-nous
aussi protestants de fait? Au moyen âge la
Bible était l'objet d'un très
grand respect! On l'enluminait,
on la portait dans les processions; au jour de leur
ordination, on la posait sur la tête des
évêques; elle avait la place d'honneur
dans lit salle des conciles. Mais on ne la lisait
pas. Hélas 1 n'a-t-elle pas le même
sort chez beaucoup de protestants
évangéliques? Ne se contente-t-on pas
trop souvent d'une foi toute faite, qui ne se
retrempe pas incessamment dans la Bible? Le
Seigneur nous dit aussi « de retenir ce que
nous avons; » mais, pour le retenir, il faut
l'entretenir; il faut revenir sans cesse à
la source où nous l'avons puisé,
à la Bible, laborieusement sondée;
à la Bible lue à genoux, pour ainsi
dire; à la Bible éclairée d'en
haut par la lumière de
l'Esprit-Saint.
Et puis, payons-nous notre dette
envers la Bible? Possesseurs d'un tel
trésor, consacrons-nous notre vie, nos
facultés et notre fortune à la
révéler à d'autres?
Sommes-nous, comme ces obscurs chrétiens du
moyen âge, dévorés du besoin de
communiquer la vérité? Où
êtes-vous, pauvres vaudois des vallées
qui, dans votre indigence, sûtes donner un
jour quinze cents écus d'or pour la version
d'Olivétan ? Où sont vos vieux barbes
et vos infatigables missionnaires? Où sont
vos colporteurs et vos ministres en sabots?
Où sont les Lollards d'Angleterre? Ces pays
que vous parcouriez au temps de l'inquisition
romaine, la France et l'Italie, sont rouverts
à l'Évangile. Inspirez-nous votre
amour et votre zèle, ou, plutôt,
Esprit de Dieu qui, jadis, fis surgir ces
témoins pour éclairer
l'Église, suscites-en de nouveaux, afin de
l'enrichir et de la sanctifier! Amen.
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