Les septs Eglises d'Asie
SECOND DISCOURS
SMYRNE
ou
L'ÉGLISE DES
MARTYRS
Écris aussi à l'ange
de l'église de Smyrne : Le premier
et le dernier, qui a été
mort et qui a repris vie, dit ces choses :
je connais tes oeuvres, ton affliction et
ta pauvreté (mais tu es riche), et
les blasphèmes de ceux qui se
disent juifs, et qui ne le sont point,
mais qui sont la synagogue de Satan. Ne
crains rien des choses que tu as à
souffrir. Voici, il arrivera que le diable
mettra quelques-uns d'entre vous en
prison, afin que vous soyez
éprouvés, et vous aurez une
affliction de dix jours. Sois
fidèle jusqu'à la mort, et
je te donnerai la couronne de vie. Que
celui qui a des oreilles écoute ce
que l'Esprit dit aux églises :
Celui qui vaincra sera mis à
couvert de la seconde mort. (Apoc. 11, 8-
11.)
|
Mes frères,
À quinze lieues, environ, de
l'emplacement où se voient encore les
vestiges d'Éphèse, s'étale,
assez majestueusement assise sur un golfe de la mer
de l'Archipel, l'une des plus commerçantes
cités de l'Orient. Toutes les grandes
nations européennes y ont des consuls et des
colonies; sa population atteint le chiffre de
cent-quatre-vingt mille âmes, et le mouvement
de son exportation annuelle, celui de cent millions
de francs. Elle est le siège d'un
archevêché grec, d'un autre
arménien et de plusieurs
établissements
d'évangélisation ou de bienfaisance
qui se rattachent à la confession
protestante. Parmi les mahométans, qui
forment à peine la majorité de la
population, environ quatre-vingt-dix mille
chrétiens, de diverses dénominations,
rappellent, sinon tous par leur vie, du moins par
leur profession de foi, le nom de notre commun
Sauveur, Jésus-Christ.
Cette ville est Smyrne. Souvent
frappée de terribles fléaux, souvent
bouleversée par des
tremblements de terre ou
consumée par des incendies, Smyrne, qui
était très chétive au temps de
saint Jean, s'est toujours relevée de ses
ruines et toujours agrandie, jusqu'à prendre
rang parmi les grandes villes, tandis
qu'Éphèse, Sardes et Laodicée
ont complètement disparu!
On ignore quand et comment se forma la
congrégation à laquelle est
adressée l'épître dont nous
nous occupons. Ce fut probablement durant le long
séjour de Paul à
Éphèse. Quelqu'un de ses disciples ou
lui-même se sera rendu dans cette
localité, y aura prêché
l'Évangile, et converti assez de païens
et de juifs pour en faire le premier noyau d'une
petite église. À l'époque de
Jean nous ne savons d'elle que ce que nous apprend
l'Apocalypse, et c'est au IIe siècle que
cette congrégation devient illustre par les
persécutions dont elle est affligée,
et, surtout, par le glorieux martyre de son
évêque Polycarpe, celui qui,
sommé par les juges de blasphémer le
nom de Christ, répondit avec une
fermeté digne et calme : « Il y a
quatre-vingt-six ans que je le sers, et il ne m'a
fait aucun mal; comment donc pourrais-je maudire
mon Roi qui m'a sauvé? »
Malgré les lacunes de l'histoire,
nous nous intéresserons à cette
petite et patiente église qui a, elle aussi,
quelque chose à nous enseigner, puisque
Jésus nous invite à écouter ce
que le Saint-Esprit lui dit.
I
Le premier trait qui nous frappe dans le
portrait de l'église de Smyrne, c'est
qu'elle est pauvre et, cependant, riche! Pauvre en
biens de ce monde; pauvre en influence terrestre;
pauvre en membres d'une condition
élevée ou d'une science
étendue. Comme à l'église de
Corinthe, on peut lui dire : « Vous
n'êtes pas beaucoup de sages selon la chair,
ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles.
» Les chrétiens qui la composent
appartiennent tous ou presque tous aux classes
inférieures. Mais ce qui est grand aux yeux
des hommes ne l'est pas toujours à ceux de
Dieu, et ce qui est méprisable pour nous
est, souvent, plein de noblesse pour lui.
Pauvre en biens de ce monde, Smyrne est
riche des vraies richesses : riche en Dieu; riche
de ces oeuvres qui constituent dans le ciel un
trésor où les vers, les larrons et la
rouille ne peuvent rien gâter, prendre ou
détruire. Elle est riche des richesses du
coeur, c'est-à-dire des richesses
spirituelles; riche en foi, riche en
charité, riche en amour pour son divin Chef;
riche en courage dans les souffrances pour son nom;
riche en décision, riche en zèle,
riche en espérance, riche en joie
chrétienne. Elle est riche! « je
connais ta pauvreté, mais tu es riche!
» Oh! quel bel éloge! Mes
frères, peut-il nous être
adressé? Sommes-nous riches des richesses de
Smyrne, riches de ces richesses qui ne corrompent
pas et ne se corrompent pas? Notre église
est-elle riche? Chacun de nous est-il riche? riche
en victoires sur le péché; riche en
renoncement et en esprit de sacrifices; riche en
humilité, en support, en douceur, en
bienveillance; riche en amour fraternel et en amour
des âmes; riche en foi et en fruits de
l'Esprit?
Smyrne était
particulièrement riche en patience, et il
lui' en fallait à un haut degré, car
Smyrne était la plus
affligée et la plus persécutée
des sept églises.
Calomniés et
dénoncés par les juifs, ces
instigateurs de mainte persécution à
cette époque, les chrétiens de Smyrne
ont déjà souffert et auront encore
beaucoup à souffrir. Depuis longtemps ils
portent la croix de Jésus-Christ, mais ils
auront à la porter davantage. Le Seigneur ne
les laisse pas dans l'illusion! Il ne leur promet
pas de délivrance, pas même de
soulagement sur cette terre. Disciples du
Crucifié, ils sont voués à la
mort. Balayures du monde, ils doivent être
pourchassés et rejetés par le monde.
Une crise est imminente : Satan va se
déchaîner encore plus contre eux. La
rage de leurs ennemis n'est pas assouvie : la
constance des chrétiens n'a réussi
qu'à l'irriter. Si l'on s'est borné
jusqu'ici à des insultes et à des
attaques isolées, on va prendre, maintenant,
des mesures plus générales.
Instruments zélés de la haine de
Domitien, païens et juifs, coalisés
contre les chrétiens, comme naguère
Hérode et Pilate contre Jésus-Christ
lui-même, vont jeter en prison, et, plus
tard, tuer, dans d'atroces supplices, ceux dont la
vie gêne la leur. Dix jours
durant, et ces dix jours désignent,
probablement, selon l'habitude des
prophètes, dix mois ou dix années,
cette église aura à endurer de
cruelles souffrances, prélude d'autres
douleurs qu'elle partagera avec toute
l'Église chrétienne pendant les
siècles suivants.
Le Seigneur n'a donc aucun reproche
à faire à Smyrne! Comme église
cette congrégation n'a pas commis de fautes;
elle n'est déchue ni de sa foi ni de sa
charité premières. - Est-ce à
dire qu'elle soit parfaite? Non, l'église ne
saurait l'être quand ceux qui la composent
sont imparfaits eux-mêmes. Pour être
sans aucune tache, il faudrait qu'elle fût
déjà dans le ciel. Mais si, dans
chaque membre de cette église, le Seigneur
constate une lutte incessante et habituellement
victorieuse contre le vieil homme; si, au lieu
d'interdits, il voit des progrès
réguliers., pourquoi exigerait-il
actuellement davantage, et ne s'occuperait-il pas
plutôt de consoler, d'encourager et de
préparer pour l'avenir ce petit troupeau
persécuté? Il ne lui impose, en
effet, aucun autre devoir que celui de souffrir.
À d'autres il demande la
fidélité dans l'action, à
celui-ci la constance dans la
passion! Exhortations et
promesses, tout dans cette lettre tend à ce
but.
II
Si Éphèse est le type de
l'Église apostolique, et de toute
église à son déclin, Smyrne
est donc celui de toute église qui souffre
pour le nom de Jésus-Christ. Et quand les
chrétiens ont-ils enduré plus
d'indicibles maux et avec plus de charité,
qu'à l'époque classique connue dans
l'histoire sous le nom d'époque des
persécutions? Quand plus qu'au Ile et au
IIIe siècle?
Comme celle de Smyrne, l'Église
de ces premiers siècles est, en effet,
pauvre, très pauvre aux yeux des hommes, La
plupart de ses membres appartiennent au peuple :
beaucoup d'artisans et beaucoup de soldats;
beaucoup d'esclaves et d'affranchis; quelques
personnes haut placées, quelques hommes de
lettres, telle est, en général, sa
composition. Si l'Évangile n'est pas
exclusivement annoncé aux pauvres, c'est, en
tout cas, des pauvres qu'il est
le plus souvent reçu. Celse, le terrible
railleur du Ile siècle, le Voltaire du
temps, prend en pitié cette secte où
tous les rangs se confondent, et qui se recrute
dans les classes les plus basses et les plus viles.
Les chrétiens ne sont, à ses yeux,
que des charlatans, qui, incapables de s'adresser
à des esprits sages et cultivés,
ramassent la lie du peuple sur la place publique,
et ambitionnent les suffrages des enfants, des
esclaves et des ignorants.
Mais, comme Smyrne, cette Église
est riche aux yeux du Seigneur. Son activité
est immense; le zèle missionnaire de chaque
chrétien étend rapidement ses
conquêtes jusqu'aux extrêmes limites de
l'empire. Sur plus d'un point celles-ci sont
franchies. On connaît la
célèbre tirade de Tertullien : «
Nous ne sommes que d'hier et nous remplissons tout
l'empire, vos villes, vos îles, vos
forteresses, vos municipes, vos conseils, les camps
eux-mêmes, les tribus, les décuries,
les palais, le sénat et le forum. » La
lettre consternée de Pline à
l'empereur Trajan confirme cette déclaration
pompeuse. La superstition a, selon ce rapport
officiel, passé, comme une contagion, des
villes dans les campagnes; les
temples sont abandonnés; en maint endroit
les cérémonies sacrées,
interrompues. On n'achète plus de victimes
pour offrir aux dieux.
Réduite à ses seules
ressources, non-seulement l'Église pourvoit
à son propre entretien et à celui de
ses nombreux missionnaires, de ses anciens, de ses
pasteurs et de ses évangélistes, mais
encore, par des sacrifices incessants et
incalculables, elle nourrit les pauvres, entretient
ses orphelins, ses veuves, ses vieillards, ses
infirmes; elle vient en aide aux naufragés;
elle rachète des captifs; elle fait passer
des secours aux chrétiens condamnés
aux mines, et, dans les temps de famine ou
d'épidémie, elle étend son
dévouement à tous, sans distinction
de nationalité ou de religion, de
bienveillance ou d'hostilité à son
égard.
Riche en zèle, riche en
largesses, l'Église de cette époque
est également riche en vertus. Entre sa
pureté morale et les souillures du paganisme
le contraste est aussi grand que du jour à
la nuit! Prise dans son ensemble, elle est le plus
grand miracle de ce monde avili. Le nom
de l'un de ses nombreux membres
ne figure jamais sur une liste de condamnés.
Ses apologistes peuvent mettre les païens au
défi de citer un seul fait qui soit à
sa charge. Il faut calomnier pour l'accuser, car
elle déjoue la plus sévère
critique.
Mais, parmi toutes ces vertus
chrétiennes, c'est encore son
héroïque patience qui est le plus en
vue!
Pendant plus de deux siècles, la
rage de l'homme naturel se déchaîna
contre l'Église. Le sang des
chrétiens coula à flots; c'est
probablement par centaines de milliers qu'il faut
compter les martyrs. Depuis le décret de
Trajan, en l'an 101 jusqu'à l'édit de
tolérance promulgué par Galère
en 310, la persécution fut en permanence. La
raison d'État en fit comme un devoir aux
meilleurs princes. Assoupie par moments, elle se
réveillait, plus furieuse, sous l'aiguillon
d'un danger public. Que le Tibre vint à
sortir de son lit, ou le Nil à manquer aux
campagnes d'Égypte; que le ciel fût
d'airain, ou le sol secoué par un
tremblement de terre, aussitôt retentissait
le terrible signal : « Aux lions les
chrétiens! » - Mais,
dans cette effroyable tempête, il y a eu,
cependant, dix moments de ténèbres
plus épaisses éclairées par le
sinistre feu des bûchers; dix époques
de recrudescence de la violence; comme à
Smyrne, dix journées particulièrement
cruelles; dix époques auxquelles sont
attachés les noms de dix empereurs
(1).
Vous retracer tout cet horrible drame,
en vous promenant à travers l'empire pendant
ces deux siècles, sur les places où
s'élèvent les bûchers, dans les
prisons où l'on décapite, au fond des
mines où l'on maltraite, et jusque dans les
cirques où les bêtes
déchirent, cela ne serait ni possible ni
désirable. Un seul épisode, bien
connu de plusieurs, suffit à mon
but.
Nous sommes à Lyon, sous
Marc-Aurèle, en l'an 177. Des ordres cruels
sont arrivés de Rome. Ils portent que les
chrétiens doivent être
recherchés, jugés et mis à
mort - les citoyens romains, par le glaive; tous
les autres, dans le cirque ou par les tortures.
Pour l'exécution de ce décret la
population entière va prêter son
concours. On connaît les chrétiens :
ne sont-ils pas leurs propres dénonciateurs?
Qu'ils parlent ou qu'ils se taisent, qu'ils
agissent ou qu'ils se cachent, tout les trahit.
Leur vie entière dépose contre eux :
l'idolâtrie se mêle trop à tout
pour qu'on puisse briser impunément avec
elle. Les voilà donc surpris et saisis!
Voyez cette foule de bêtes fauves
altérées de sang qui débouche
sur la place publique, traînant ou poussant,
vers le tribunal, des hommes, des vieillards et des
femmes. On fait un semblant de procès.
L'iniquité du juge est telle qu'un
témoin de la scène, Epagathe,
d'indignation ne peut se contenir et demande
à défendre les victimes. Cet
élan du coeur le trahit;
on lui demande s'il est aussi
chrétien; il l'affirme, et,
immédiatement réuni aux martyrs, il
ira mourir avec eux. La fureur du gouverneur et du
peuple s'attache surtout à la personne de
Sanctus, diacre de l'église dé Lyon.
Mais voici qu'arrive, porté par des soldats,
le bienheureux Pothin, vieillard plus que
nonagénaire, évêque de
l'église, et qui, dans un corps cassé
par l'âge, faisait paraître les
sentiments d'une âme jeune et vigoureuse. La
vue prochaine du martyre illumine ses traits. Ses
membres, exténués par les
années et par une récente maladie, ne
retiennent plus son âme que pour faire
triompher Jésus-Christ. On vocifère,
on l'accable d'injures. Quand le gouverneur lui
demande quel est le Dieu des chrétiens, lui,
pour prévenir des blasphèmes,
répond fièrement : « Tu le
sauras dès que tu en seras digne. »
Cette parole est le signal des coups. Sans respect
pour son âge, on lui jette tout ce qu'on
trouve. Enfin Pothin est emmené en prison;
il y expire deux jours après.
Mais c'est dans l'âme d'une jeune
fille que se révéla, d'une
façon extraordinaire, la puissance de
Jésus-Christ. Âgée de quinze
ans, seulement, cette jeune
chrétienne, une esclave nommée
Blandine, était d'une complexion si faible
que tous les chrétiens tremblaient pour
elle. Sa maîtresse, surtout,
arrêtée elle aussi,
appréhendait qu'elle n'eût ni la
hardiesse ni la force de confesser sa foi. Mais
cette frêle créature lassa les
différents bourreaux qui la
torturèrent de la pointe du jour
jusqu'à la nuit. Ceux-ci s'avouèrent
vaincus. « je suis chrétienne,
s'écriait fréquemment la jeune
martyre, il ne se commet chez nous aucun mal;
» et ces paroles émoussaient la pointe
de ses douleurs. Dans cette jeune esclave on put
voir l'image de l'Église des martyrs : comme
Blandine, pauvre et méprisée; comme
Blandine, faible par nature; comme Blandine,
persécutée à outrance; mais,
comme Blandine, héroïque; comme
Blandine, se fortifiant dans la vue
anticipée de Jésus; comme Blandine,
souriante à ses bourreaux; comme Blandine,
destinée à lasser ses ennemis en
arrachant, enfin, au plus dur de tous, à
Galère, cet édit de tolérance
que j'ai mentionné, édit où
l'empereur déclare qu'ayant vainement
cherché à détruire les
chrétiens, il leur permet de se
réunir et leur demande, en
retour, des prières pour sa
santé.
Toutefois ce moment de la
délivrance n'était pas encore
là! il fallait que l'Église souffrit
encore, comme Blandine aussi, qui, exposée
de nouveau aux plus atroces tourments, dut
être achevée par un coup de poignard,
sans qu'on pût lui arracher une seule parole
d'abjuration ou d'insulte!
L'impression que laisse l'Église
de cette époque est donc inexprimable. Non
pas, je le répète, que la marque de
notre condition présente lui fasse
absolument défaut. À
côté des hérésies
proprement dites, qu'on ne peut lui reprocher
puisqu'elle les a condamnées, le gnosticisme
et le montanisme au IIe siècle, le
sabellianisme, le manichéisme, au IIIe, il y
a dans les plus respectables défenseurs de
l'Évangile, même dans les successeurs
immédiats des apôtres, dans les
écrits des Pères apostoliques,
certaines tendances encore vagues, certaines
altérations presque insaisissables de la
doctrine du salut gratuit, par exemple, dans le
culte et dans l'organisation ecclésiastique,
un commencement de cristallisation,
c'est-à-dire de formalisme
et de hiérarchie qui, plus tard, en
s'accentuant bien davantage, il est vrai, donneront
naissance au catholicisme. Dans le domaine de la
vie, on signale un certain relâchement
pendant les temps de calme. La mondanité
tend à rentrer dans l'Église. Le
niveau de la piété s'abaisse; aussi,
dès que la persécution éclate,
y a-t-il un moment d'hésitation et de
panique au sein des congrégations. Des
défections, ouvertes ou dissimulées,
affligent les vrais disciples de
Jésus-Christ. Il se fait un triage entre ce
qui est réel et ce qui est factice. Parfois,
aussi, au courage chrétien se mêle du
fanatisme; on court au martyre; on tend à y
voir un mérite. Mais la
généralisation de tels faits serait
une erreur et une injustice. Pour avoir ses taches,
ce soleil du Ile et du IIIe siècle, surtout
du Ile, n'en est pas moins un soleil! jamais
tentative de vengeance; nulle provocation; aucune
injure ! L'Église est menée à
la tuerie comme la brebis muette : elle n'ouvre la
bouche que pour pardonner et bénir! Elle n'a
pas seulement l'héroïsme, elle
possède aussi la charité! Elle prie
pour ses bourreaux! Elle transforme plusieurs
d'entre eux en martyrs; sa gloire
éclate au sein de son opprobre; elle
triomphe dans la mort même; en elle se
continue la passion de Jésus-Christ!
III
Quel fut le secret de son héroïsme?
Le même que celui de Smyrne! Notre
épître nous le révèle,
et les écrits des Pères sans cesse
nous le répètent. Ce fut : le
souvenir reconnaissant des souffrances expiatoires
de Christ, la certitude de la présence
réelle et toute-puissante de Christ, et la
perspective de la gloire avec lui!
En premier lieu le souvenir des
souffrances de Christ. Le Sauveur les rappelle dans
le préambule de sa lettre à Smyrne :
« Celui qui a été mort, »
dit-il. Que de choses dans ce mot! Quoique saint et
juste, Jésus a, lui aussi, lui, le premier,
subi la mort la plus ignominieuse et la plus
atroce, accrue de toutes les horreurs de l'abandon
de Dieu! Eh bien, si Jésus a tant souffert
pour l'Église,
l'Église ne peut-elle pas souffrir pour
Jésus? achever ses souffrances en
poursuivant son oeuvre? Qui dira la force que les
persécutés de tous les temps ont
puisée dans cette contemplation de la croix
du Sauveur?
À lui seul, ce sentiment de
reconnaissance eût pu les soutenir. Mais il
s'y ajoutait encore celui de l'assistance
continuelle du Christ au milieu de son
Église. Jésus a été
mort, oui, mais maintenant il vit, il vit pour les
siens, il vit dans les siens; avec eux il se
réjouit; avec eux il pleure; en eux, c'est
lui qu'on reçoit ou qu'on rejette. « je
connais tes oeuvres, ton affliction et ta
pauvreté. » Jésus connaît
mon état, pouvait se dire chaque martyr; ma
position ne lui est pas cachée; il a
pesé le fardeau qu'il m'impose, et
préparé d'avance le secours
proportionné; il est fidèle. Et, en
effet, pour les chrétiens de cette
époque, Jésus est dans les prisons,
dans les mines, au désert, sur le
bûcher ou dans le cirque; c'est lui qui
souffre. « Oh! quel spectacle pour Dieu!
» écrira Cyprien, par exemple. «
Qu'il fut sublime! avec quelle joie lé
Christ n'a-t-il pas combattu et vaincu dans les
siens 1 Il était présent
au combat, relevant, fortifiant,
animant les champions de sa cause. Celui qui, pour
nous, a vaincu la mort, ne cesse pas d'en triompher
en nous! » À Carthage, au temps de
Septime Sévère, les gardiens de
Félicité lui disent-ils que les
souffrances qu'elle vient d'endurer, en accouchant
dans la prison, ne sauraient être
comparées avec celles qui l'attendent au
cirque : « Ici, répond la jeune femme,
c'est moi qui ai souffert; mais au cirque, un autre
souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour
lui ! »
Enfin, avec le souvenir du passé
et la pensée du présent, la vue
anticipée de l'avenir. « Sois
fidèle jusqu'à la mort, et je te
donnerai la couronne de vie! » Combien de fois
les chrétiens captifs ne virent-ils pas, en
rêve, à la veille de leur supplice,
Jésus-Christ lui-même qui, une
couronne à une main, de l'autre leur
montrait la croix, et, derrière la croix, le
ciel !
IV
Mes frères, les miracles que la foi,
l'espérance et l'amour ont accomplis dans
l'église de Smyrne et dans celle des
premiers siècles, plus tard, au XVIe et au
XVIle, dans celles de la réforme en France,
en Italie, en Espagne, en Angleterre, en
Écosse, en Hongrie et aux Pays-Bas, et, ne
l'oublions pas, de la fin du XIIe jusqu'au XVIIIe
parmi les héroïques vaudois des
vallées, plus récemment enfin dans
les champs missionnaires, à Madagascar par
exemple, ou à l'époque de certains
réveils, ces mêmes vertus pourraient
bien avoir à les produire encore!
A-t-on raison de croire le temps des
persécutions définitivement clos? Ne
se fait-on pas à cet égard
d'étranges illusions?
Et d'abord, avons-nous seulement lieu de
nous en féliciter et de nous en
réjouir? je veux dire : est-il bien certain
qu'il faille en attribuer la fin
aux seules victoires des
principes chrétiens sur la cruauté et
les aberrations de l'homme? Ah! quand on se
rappelle les déclarations
catégoriques de la Bible sur les effets
inévitables d'une foi vivante et d'un
christianisme conséquent, par, exemple cette
parole de Paul : « Tous ceux qui veulent vivre
selon la piété en Jésus-Christ
souffriront persécution, » ou celle-ci
du Sauveur : « Nul serviteur n'est plus grand
que son maître; s'ils m'ont
persécuté, ils vous
persécuteront aussi; » ou, enfin, son
étrange promesse - « En
vérité, je vous dis qu'il n'y a
personne qui ait laissé ou maison, ou
frères,... ou champs pour l'amour de moi et
de l'Evangile, qui n'en reçoive maintenant
cent fois autant avec des persécutions, et,
dans le siècle a venir, la vie
éternelle; » quand on réunit et
médite de telles déclarations, on se
demande, quelque compte qu'on tienne de la
différence du temps et de la
diversité des dispensations de Dieu envers
son peuple, si la cessation des persécutions
ne serait pas, peut-être, moins à
l'honneur de la société qu'à
la honte des chrétiens? et s'il ne faudrait
pas l'expliquer davantage par les
défaillances de ceux-ci que par les
progrès de
celle-là? Est-ce le monde mondain qui est
régénéré, ou le monde
chrétien
dégénéré? Les moeurs
sont-elles plus pénétrées de
l'Esprit de Christ, ou notre coeur pas assez? Le
sel n'aurait-il pas perdu de sa saveur, plus que
l'homme naturel de son implacable haine? On se pose
ces questions; on hésite à y
répondre dans un sens ou dans un autre. On
sent que ce phénomène a des causes
multiples, les unes réjouissantes, mais les
autres humiliantes, et, en tout cas, avant de
répéter avec notre
épître : « Sois fidèle
jusqu'à la mort, » on éprouve le
besoin de se dire : tout d'abord sois-le
jusqu'à l'opprobre.
Après cela, je
répète ma question: A-t-on raison de
croire le temps des persécutions
définitivement clos? je ne le pense pas. -
je n'ai aucun goût à faire le
prophète; il faut être très
sobre de telles prédictions. je ne veux donc
pas vous dire, avec M. de Rougemont, que, si le
XVIIIe siècle s'est terminé par le
règne de la terreur, la fin du nôtre
pourrait bien voir le règne de l'horreur; je
ne vous parlerai ni, d'une coalition future de
l'Internationale rouge avec l'Internationale noire,
ni même des prévisions, si
vraisemblables, de M. Godet sur
un Antéchrist juif, suprême
incarnation de la haine et de la violence; je me
borne à vous demander si, pour peu qu'on
connaisse les passions féroces et le
despotisme du coeur naturel, le besoin diabolique
de bâillonner la conscience d'autrui quand on
a tué la sienne, la concentration croissante
des diverses tendances en deux camps absolument
opposés, enfin le développement
rapide de la « démolâtrie, »
- permettez que je crée ce mot pour
désigner ce culte du peuple qui a ses
pontifes et, surtout, comme naguère
l'impérialisme romain, sa raison d'Etat, -
l'on peut douter que tôt ou tard, et sous des
formes moins barbares, ne renaisse, avec le
zèle de l'Eglise chrétienne,
l'ère de la contrainte. et des
persécutions?
Eh bien, mes frères, y
serions-nous préparés? Nous y
préparons-nous comme si nous la devions
voir? Notre foi est-elle assez personnelle et assez
vivante, nos convictions assez puissantes,
ont-elles pris assez d'empire dans notre coeur,
passent-elles assez avant nos intérêts
et nos affections, sommes-nous assez
détachés des biens de la terre,
réagissons-nous suffisamment, par une
communion intense avec le
Seigneur, contre les influences énervantes
de cette époque de décadence morale
pour que nous fussions en état d'accomplir
les mêmes sacrifices que nos
devanciers
Que notre imagination ne nous abuse
point. Loin de nous les rêves trompeurs de
dévouements fantastiques! Sans doute, le
Seigneur serait là pour soutenir! Mais qui?
Ceux qui, le suivant aujourd'hui où qu'il
les conduise, recevraient de lui la force d'aller
demain où qu'il les
précédât! Avant de penser
à exposer notre vie pour notre foi, sachons
donc d'abord nous compromettre! Reculer maintenant
devant un léger opprobre; trembler à
l'idée du ridicule; sacrifier le devoir
à l'intérêt et ses convictions
à des convenances; avoir honte de confesser
Christ dans ce temps de tolérance
générale: en un mot, n'être pas
fidèle dans les petites, dans les
très petites choses, est-ce le moyen de se
préparer à le devenir dans les
grandes? Nous ne pouvons, il est vrai,
posséder aujourd'hui la force qui nous sera
demain nécessaire. Dieu ne la donne pas
d'avance. Mais encore faut-il en avoir dès
maintenant le principe, en
posséder la source. Encore faut-il se mettre
et rester sur le chemin où Dieu a
préparé plus loin, avec une tache
plus ardue, des grâces plus
élevées et plus abondantes. Eh bien,
sommes-nous tous sur ce chemin? Sommes-nous
à Christ? Christ nous possède-t-il
tout entiers? A-t-il pu commencer et continue-t-il
en nous une oeuvre profonde? Tout pleins du
souvenir de ce mot : « Point de croix, point
de couronne, » suivons-nous le grand
Persécuté en portant son opprobre?
Oh! mes frères, pour qu'il puisse un jour,
s'il le faut, souffrir en nous, il faut que,
dès maintenant, il vive, il vive
continuellement en nous; et pour qu'il vive en
nous, il faut que nous vivions en lui!
Mes frères, là est la
force, là est le bonheur au sein de
l'affliction; là est la patience! Là
sera le secret de votre courage, pour vous qui
endurez les petites persécutions d'atelier,
de comptoir ou de famille. Courage "à vous,
fidèles témoins de
Jésus-Christ! Rappelez-vous que
Jésus-Christ connaît votre
état. Tels coups d'épingle,
incessamment répétés, sont
presque aussi douloureux que des coups de poignard.
Telles morsures de la moquerie ou
de la calomnie, aussi déchirantes, pour un
coeur sensible, que, pour la chair, la dent des
bêtes féroces. Mais le Seigneur
connaît votre affliction. Soupçons
injustes, froideurs, abandon, accusations fausses
et traitements odieux, rien ne lui échappe,
et comme il les permet pour que vous le glorifiez,
il vous donne et vous donnera la force de les
subir. Continuez donc à être
fidèles, fidèles dans la patience et
dans la charité, fidèles dans
l'humilité, fidèles dans la
contemplation et l'imitation de votre divin
modèle: soyez fidèles, soyons
fidèles, et nous recevrons un jour,
bientôt peut-être, la couronne de la
vie. Amen.
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