HISTOIRE DES VAUDOIS.
IICHAPITRE
XXVI. (Suite)
LES VAUDOIS AU XVIII ème
SIÈCLE, ET PENDANT LA RÉVOLUTION
FRANÇAISE.(1690-1814.)
Les Vaudois sous les drapeaux de leur
prince. - Leur rétablissement dans leurs
héritages. - Leur nombre. - Édit de 1694. -
Exil des protestants français domiciliés aux
Vallées. - Colonies du Wurtemberg. - Mort d'Arnaud. -
Essais d'oppression. - Relâche. - Subsides
étrangers. - Siège de Turin, en 1706. -
Victor-Amédée aux Vallées. -
Dévouement des Vaudois. - Vexations nouvelles. -
Expulsion des Vaudois de Pragela, des Français et des
catholisés. - Édit du 20 juin 1730. -
Abrégé des édits concernant les
Vaudois. - Effets de la révolution française.
- Garde des frontières par les Vaudois. - Injustes
soupçons sur leur fidélité. - Projet de
massacre déjoué. - Arrestations. -
Requête au roi. - Minces faveurs. Esprit
révolutionnaire en Piémont. - Abdication de
Charles-Emmanuel. État nouveau des Vaudois. - Les
Austro-Russes en Piémont. - Carmagnole. -
Blessés français. Bagration. - Réunion
du Piémont à la France. - Misère aux
Vallées. Détresse des pasteurs. - Allocation
de rentes et de biens pour leur traitement. - Nouvelle
circonscription consistoriale. - Tremblement de terre. -
Coup-d'oeil sur l'état religieux des Vaudois. - MM.
Mondon, Geymet et Peyran. - Nouvelles carrières
ouvertes à l'activité vaudoise.
Quant aux dispositions de
l'édit du 20 juin, concernant les anciennes
Églises des trois Vallées Vaudoises, il
était dit que, conformément à
l'édit de 1620, leurs membres jouiraient du droit de
travailler dans leurs maisons, à huis clos, les jours
de fêtes catholiques, et qu'ils pourraient, de temps
à autre, obtenir des magistrats de cette religion la
permission de vaquer à des ouvrages publics,
lorsqu'elle serait accordée aux catholiques; que
l'acquisition et la. vente de meubles et d'immeubles leur
était loisible dans l'intérieur des limites,
et que, quant à leurs propriétés hors
de celles-ci, le sénat en déciderait, selon la
raison et la justice (1);
que les cimetières des Vaudois seraient
éloignés des habitations, à distance
des chemins publics et sans clôture ; que cependant il
ne serait rien changé à l'état de ceux
de Rora, la Tour, Villar et Bobbi. Un article
postérieur statua, que les convois funèbres
pourraient être aussi nombreux qu'on le voudrait ;
qu'aucun nouveau temple ne pourrait être construit,
leur nombre devant rester le même qu'avant 1686, que
toutefois la cabane, c'est le nom que l'édit donnait
au temple de Saint-Barthélemi, pouvait rester debout,
mais sans, être agrandie ni réparée; que
le pasteur n'habiterait point dans son voisinage, mais qu'il
retournerait se fixer à Rocheplatte comme
anciennement (2) ;
que les Vaudois étaient autorisés à
avoir des maîtres d'école, pris parmi eux et de
leur religion, pourvu qu'ils n'admissent an nombre de leurs
écoliers que des enfants vaudois, sous peine de
vingt-cinq écus d'or «amende pour chaque enfant
catholique qu'ils y admettraient, et du bannissement en cas
de récidive, pourvu encore que les susdites
écoles fassent tenues dans les quartiers où
habiteraient le moins de catholiques; enfin, dans un dernier
article, il était absolument défendu
d'admettre dans les temples des Vallées les gens du
Pragela.
On a pu se convaincre, par ce
qui précède, que Victor-Amédée
II, quoique personnellement revenu de ses
préjugés contre les Vaudois, et convaincu de
leur fidélité ainsi que des autres
qualités morales qui les distinguaient, ne leur
accorda pas de beaucoup plus grandes libertés que ses
prédécesseurs. S'il ne montra pas une
entière tolérance, s'il établit des
restrictions de plusieurs sortes à l'extension,
plutôt encore qu'au maintien de la foi
chrétienne et à l'accroissement de la
population évangélique, dans les trois
anciennes Vallées et dans celle de Pragela,
disons-le, ce fut par l'obsession des éternels
ennemis des Vaudois et, par les exigences de son belliqueux
et puissant voisin de France. Reconnaissons que, s'il ne put
faire davantage pour des sujets dont on méconnaissait
les services et, les qualités, il a eu (lu moins le
mérite de fixer définitivement, d'une main
ferme, la position civile et religieuse des Vaudois, en
confirmant les anciens édits qui la
précisaient et en eu promulguant de nouveaux. Par ces
mesures, si la condition des descendants des martyrs resta
inférieure, humiliée et gênée,
cependant elle échappa, il faut espérer, pour
toujours à l'arbitraire et à
l'incertitude.
Sous le règne de
Charles-Emmanuel III, qui monta sur le trône par
l'abdication volontaire de son père,
Victor-Amédée II, l'an 1730, le sénat
de Turin publia, en 1740, un abrégé des
édits concernant les Vaudois, en vingt-six articles,
pour servir de direction aux autorités judiciaires et
administratives. Cette publication peut être
considérée comme un nouveau bienfait royal.
Car, si elle signalait aux magistrats les restrictions
apportées à la liberté civile et
religieuse des Vaudois, elle constatait en revanche les
droits qui leur étaient concédés par le
souverain ; et par là elle rendait leur position
toujours plus stable.
Dès-lors, sous le
règne de Charles-Emmanuel III, puis sous celui de
Victor-Amédée III, qui prit la couronne en
1773, jusqu'aux jours de la révolution
française, peu d'événements saillants
interrompirent le cours de la vie uniforme des habitants des
Vallées. On peut cependant citer, comme 'titre a la
faveur de leur souverain, le brillant courage, dont ils
firent preuve au siège de Coni, en 1744, et à
la bataille de l'Assiette perdue, en 1747, par les
Français : actions d'éclat, qui leur
méritèrent les éloges des chefs
militaires (3),
ainsi que l'estime de Charles-Emmanuel III, qui les appelait
ses braves et fidèles Vaudois
(4). Pourquoi faut-il ajouter que, malgré
les preuves d'amour et de dévouement de la part des
sujets, et d'estime de la part du souverain, les Vaudois se
virent fréquemment enlever leurs enfants par les
ruses des prêtres et des moines, quelquefois
même par la violence, sans qu'il fût possible
«obtenir justice, et qu'ils durent contribuer aux frais
du culte romain, payer des dîmes, des prémices
et «autres choses encore aux curés
(5),
contrairement au texte des édits royaux qui les
dispensaient de semblables prestations.
Tels étaient les
succès qu'avait obtenus aux Vallées l'esprit
romain, quand en 1789 le retentissement des premiers pas de
la révolution française se fit sentir en
Piémont. Les Alpes ne purent arrêter
l'élan des idées nouvelles qui, longtemps en
fusion et menaçantes, s'étaient fait jour par
une explosion subite. Des théories attrayantes et
entraînantes, des promesses de liberté et de
bonheur, proclamées assez haut pour être
entendues partout, enflammèrent les esprits et
bercèrent d'une douce illusion les coeurs. Dans les
conversations dans les réunions d'amis il ne fut
bientôt plus question que des événements
qui s'accomplissaient au-delà des Alpes. Un pasteur
des Vallées se permit d'y faire allusion, dans un
sermon qu'il prononça devant le synode
assemblé, l'automne de cette même année
1789. Ses confrères, inquiets des résultats
qu'un discours aussi imprudent pourrait exercer sur
l'opinion, autant que des maux qu'il pourrait attirer sur la
population vaudoise de la part de l'autorité,
usèrent de leurs droits de discipline et suspendirent
de ses fonctions, pour six mois, l'orateur indiscret. Cette
décision était aussi sage que juste, car le
prédicateur avait manqué à son devoir,
soit comme sujet du roi, en attirant l'attention sur des
questions antipathiques à son gouvernement, soit
comme pasteur, en introduisant la politique dans la chaire
chrétienne.
Ce fait met au jour, mieux que
beaucoup de paroles, l'esprit qui animait les Vallées
à cette époque critique. Les instincts du
coeur parlaient en faveur des principes nouveaux
proclamés en France, mais le devoir envers
l'autorité défendait au sujet fidèle de
les accueillir et de les propager. Le coeur l'emporta chez
quelques-uns sur une soumission traditionnelle. Cependant,
on ne s'éloigne pas de la vérité, en
disant qu'il eût été difficile, en de
telles circonstances, que des hommes aussi Peu
favorisés du pouvoir que les Vaudois l'avaient
été, fissent preuve de plus de prudence et de
modération qu'eux. Sentant combien leur position
était délicate, ils mirent tous leurs soins
à prévenir et à éviter tout ce
qui aurait pu les compromettre.
Cette conduite leur conserva
la confiance de leur souverain, qui, en 1792, les appela
sous les armes pour la défense de leurs
frontières. Et quand, l'année suivante,
Victor-Amédée III, dépouillé par
les Français de deux de ses plus belles provinces, la
Savoie et Nice, se résolut à prendre
l'offensive et à attaquer l'ennemi, il confia la
garde des vallées de Luserne et de Saint-Martin
à la fidélité des Vaudois,
commandés par un de leurs officiers, le colonel
Maranda, sous les ordres lui-même du
général Gaudin, protestant aussi, et suisse de
nation (6).
Les Français, qui
n'ignoraient pas combien la position de ce pauvre peuple
avait été précaire et exceptionnelle,
crurent qu'ils n'auraient pas de peine à le pousser
à se révolter, à leur livrer les
passages et à faire cause commune avec, eux. lis se
trompaient. Les Vaudois estimèrent la
fidélité au serment, même dans nue
condition inférieure, préférable, aux
splendides espérances de liberté religieuse,
civile et politique, acquise par un parjure. Cette belle
conduite, ne put cependant faire taire la calomnie, ni
étouffer tout soupçon. Comment croire que des
hommes, souvent maltraités à cause de, leur
religion, renonceraient à se venger et refuseraient
l'émancipation qu'on leur promettait? On les accusa
donc de prêter l'oreille aux propositions de l'ennemi.
Quelques faits malheureux accréditèrent ces
bruits. Les milices vaudoises cédèrent sur
quelques points. Le fort de Mirabouc, au fond de la
vallée de Luserne, dans les gorges du seul passage
qui conduise en France, se rendit
(7),
et quoique> l'enquête ordonnée à
cette occasion fit ressortir de la manière la plus
évidente l'innocence des habitants des Vallées
(8),
l'exaspération, fruit de ces soupçons, alla
tellement en augmentant que, le fanatisme y aidant, elle
aboutit, chez les papistes des environs, à l'odieux
projet d'une seconde Saint-Barthélemi, dont les
Vaudois de Saint-Jean et de la Tour devaient être les
victimes.
Tous les hommes de ces deux
communes, en état de porter les armes, étaient
sur les montagnes occupés de la garde de la
frontière ; il ne restait dans les habitations de la
plaine que les femmes, les enfants, les vieillards, les
infirmes : faibles défenseurs ! L'entreprise
n'était donc point périlleuse. Dans la nuit du
14 au 15 mai 1793, une colonne d'assassins, réunis
à Luserne, devait, à un signal donné,
fondre sur ces deux contrées et y mettre tout
à feu et à sang. Le complot avait
été si mystérieusement tramé,
que pas un Vaudois n'en avait eu connaissance. Ce furent des
catholiques : un prêtre, le respectable Brianza,
curé de Luserne, et le capitaine Odetti, de Cavour,
qui le leur révélèrent. Ce dernier
arrivant à la maison de son ami, M. Paul Vertu,
à la Tour, dit en entrant : « Je viens ici pour
vous défendre, vous et les vôtres,
jusqu'à la dernière goutte de mon sang. »
Puis, il leur détailla l'affreux complot auquel il
avait refusé, de s'associer. Aussitôt des
messagers furent expédiés, coup sur coup,
à la montagne, où étaient les maris et
les frères des victimes désignées. Le
général Gaudin, sollicité de les
laisser voler à la défense de leurs familles,
refusait de croire au projet, tant il le trouvait odieux. La
liste des conjurés, au nombre de plus de sept cents,
mise sous ses yeux, ne lui permit plus de douter. Mais si,
d'un côté, il ne pouvait se résoudre
à priver de leurs défenseurs naturels tant de
créatures innocentes, de l'autre, il ne savait
comment détacher de sa division des forces
suffisantes, sans s'exposer à être forcé
par les Français, ou comment, laisser les Vaudois
s'éloigner sans éveiller les soupçons
des troupes piémontaises, avec, lesquelles ils se
trouvaient. Un stratagème le tira d'embarras. Le soir
de la nuit fatale, au déclin du jour, une fausse
alarme est donnée ; sur les hauteurs retentit le cri
: Les Français, les Français! suivi
bientôt de celui de : Sauve qui peut! Les Vaudois
quittent les premiers leurs postes élevés, et,
au milieu d'un feu de mousqueterie très-vif, ils
battent en retraite comme si l'ennemi les poursuivait.
Voyant cela, les troupes piémontaises,
échelonnées entre eux et le bas de la
vallée, commencent à leur tour un mouvement
rétrograde et se jettent dans la Tour et Saint-Jean,
qu'elles occupent pour la nuit. Les conspirateurs,
effrayés de la prétendue agression des
Français, abandonnèrent leur projet infernal.
Gaudin, appelé à Turin pour rendre compte de
sa conduite, se justifia en présentant les preuves de
la conspiration et la liste des conjurés. Les
pièces de convictions ne pouvaient être
récusées ; il fut absous. Mais il fut en
même temps éloigne des Vallées, et un
peu plus tard renvoyé du service. Son excès
«humanité lui avait fait perdre la confiance de
la cour. Des assassins, pas un ne fut puni; aucun ne fut
même recherché.
Le gouvernement inquiet et
soupçonneux, s'imaginant que les Français
avaient des intelligences aux Vallées, crut devoir y
déployer une grande sévérité. Un
Vaudois, David, officier d'ordonnance du colonel
Frésia, qui avait succédé au
général Gaudin dans le commandement, fut
livré par son maître à un conseil de
guerre et pendu comme traître. Les deux militaires les
plus élevés en grade dans les milices
vaudoises, le colonel Maranda et le major Goante, furent
aussi jetés en prison. On parlait de nouvelles
arrestations comme proclamés lorsqu'il fut possible
aux deux prévenus de démontrer leur innocence,
comme celle de leurs amis et compagnons.
La libération de
Maranda et de Goante, leur réintégration dans
leur place, ainsi que le remplacement du colonel
Frésia, détesté depuis le supplice de
David, par un officier suisse, le général
Zimmermann (9),
calmèrent aux Vallées les esprits
agités ou craintifs, en donnant, la preuve que le
gouvernement, mieux instruit de la vérité,
renonçait à ses injustes soupçons ou du
moins à ses rigueurs. La confiance se rétablit
bientôt. Zimmermann, quoique catholique romain, sut
gagner l'affection générale.
Alors les Vaudois, profitant
du moment favorable où la cour était
convaincue de leur innocence, acceptèrent l'offre que
le général leur avait faite d'être leur
interprète auprès d'elle. Par son office, ils
transmirent à leur souverain une requête dans
laquelle, après les justes protestations
d'attachement à sa personne et à sa dynastie,
ils demandaient le redressement de certains abus, et quelque
amélioration dans leur condition politique. La
démarche eut un certain succès. Le duc
«Aoste, fils aîné du roi, résidant,
alors à Pignerol, à la tête d'une
division de l'armée, transmit aux
pétitionnaires une réponse
(10)
des plus gracieuses, dans laquelle il était dit, que
les preuves constantes et distinguées qu'ils avaient
données de leur attachement et de leur
fidélité à leurs souverains, et les
sentiments récents qu'ils avaient mis au jour, en
s'offrant de concourir avec tout le zèle possible
à l'armement ordonné pour repousser l'ennemi,
disposaient leur roi à accueillir favorablement leur
mémoire. Néanmoins, la solution de la demande
de droits politiques, égaux à ceux des autres
sujets, était renvoyée à la paix
(11). Dès ce moment, du moins, on leur
octroyait généreusement la permission d'avoir
des médecins de leur religion; on promettait de
prendre des mesures contre les rapts d'enfants si
fréquents, comme aussi contre l'introduction de
catholiques incapables dans les conseils de commune, et
l'abolition de charges ou impôts grevant les seuls
Vaudois. On le voit, les faveurs royales ne
dépassaient pas les exigences les plus ordinaires de
la simple justice, et cependant le prince et les Vaudois
eux-mêmes les considérèrent comme de
gracieux dons, tant était grande l'habitude de ne
traiter les Vaudois que comme des intrus
tolérés à regret, et de regarder comme
des bienfaits extraordinaires la participation aux
principaux avantages dont jouissaient tous les autres
sujets.
La paix survint au printemps
de 1796, paix désastreuse
(12), qui enlevait au roi quelques-unes de ses
plus belles provinces et le courbait sous l'influence
écrasante de la république française et
de son jeune général en Italie,
Napoléon Bonaparte. Un nouveau roi, Charles-Emmanuel
IV, monta sur le trône ébranlé de son
défunt père, le 10 octobre 1796.
C'était le moment d'accorder à de
fidèles sujets l'égalité politique
qu'ils revendiquaient et qu'ils avaient
méritée par de loyaux services. L'ambassadeur
britannique saisit cet instant pour la réclamer
à leur profit ; mais tout ce qu'il obtint fut une
confirmation des minimes concessions faites trois ans
auparavant. Nous nous trompons : le billet royal, c'est le
nom que portait cet acte officiel, renfermait une
grâce nouvelle; il permettait de réparer les
temples!.... de les agrandir même si cela est
nécessaire, et, le croira-t-on ? car la
générosité était grande, de les
transporter dans des sites plus commodes, pourvu cependant
qu'on n'en augmentât pas le nombre et qu'on avertit
l'intendant de la province, afin qu'il put donner les
directions nécessaires
(13).
Il était impossible que
la présence de l'armée française (l'on
sait que celle d'Italie comptait dans ses rangs les
révolutionnaires les plus fougueux) n'excitât
pas les Piémontais à l'affranchissement des
servitudes féodales et à la conquête de
tous les droits politiques proclamés en France, comme
inhérents à la personnalité humaine.
À une sourde agitation succédèrent
rapidement des mouvements tumultueux, des entreprises
révolutionnaires, dans les villes et dans les
campagnes, jusqu'à Moncalier, aux portes de Turin. La
vérité exige de nous l'aveu que les
Vallées n'y restèrent pas entièrement
étrangères. Une troupe de
révolutionnaires de la vallée de Luserne
(14)
se rendit à Campiglion, au château du marquis
de Rora, Fun de ses principaux seigneurs, et lui demanda ses
titres féodaux pour les anéantir : « Mes
amis, leur répondit-il avec une présence
d'esprit et une aménité admirable, si ce ne
sont que mes titres que vous voulez, je vous les abandonne
tous très-volontiers, à l'exception d'un seul
que vous ne m'arracherez pas, je veux parler de mon titre
d'ami des Vaudois, de ma vieille affection pour mes chers et
braves Vaudois! » Ce mot dit à propos suffit
pour les désarmer. Ils se retirèrent sans
commettre le plus petit désordre.
Le général
Zimmermann, envoyé aux Vallées en apparence
pour écouter les voeux des communes, en
réalité pour reconnaître la situation,
reçut, peu après son arrivée, l'ordre
d'opérer des arrestations. En Piémont, la cour
avait recouru aux exécutions pour l'exemple. L'homme
de guerre se montra amide la paix; dans son rapport il
recommanda l'emploi de la douceur, et il eut la satisfaction
de se voir approuvé. Les Vallées
échappèrent aux emprisonnements et aux
supplices.
La situation compliquée
et les difficultés des temps rendirent insupportable
à Charles-Emmanuel le poids de sa couronne. Il
abdiqua par un acte solennel, le 9 décembre 1798. La
France lui laissait la possession de la Sardaigne.
Dès ce jour, le Piémont fut
considéré et administré comme une
province française. Cet événement,
auquel d'ailleurs les Vaudois n'avaient pris aucune part,
leur faisait une position comme ils n'en avaient jamais eue,
comme ils n'auraient jamais osé espérer de
l'obtenir. D'un jour, et comme par enchantement, ils
voyaient tomber toutes les lois prohibitives, humiliantes et
exceptionnelles, sous lesquelles ils avaient gémi si
longtemps. La barrière qui les enfermait dans
d'étroites limites, qui les condamnait à
s'entasser dans quelques vallons isolés, était
rompue. Un libre champ était ouvert à leur
industrie, à leur activité, jusqu'alors
entravée. De parias méprisés, de
barbets haïs et tenus à l'écart comme des
êtres malfaisants, ils se voyaient placés sur
un pied d'égalité avec leurs
persécuteurs les plus hautains. Ceux qu'on regardait
comme des intrus, qu'on tolérait à bien
plaire, étaient devenus citoyens aussi bien que les
autres. Les hommes qu'on traitait comme s'ils eussent
été les bâtards de l'état,
avaient enfin obtenu la reconnaissance de leur
légitimité. En un seul jour, et par un acte
unique, étranger à leur volonté, tous
les genres de liberté leur restaient acquis. Et, ce
qui devait leur être plus précieux que tout le
reste, ils allaient jouir sans entraves quelconques de cette
liberté religieuse, du droit de servir Dieu, selon,
leur conscience, pour lequel ils avaient lutté et
versé leur sang depuis des
siècles.
Mais, comme pour les avertir
que la conservation ou la prospérité de la vie
chrétienne ne devait pas cependant dépendre
des circonstances politiques, à peine la domination
française s'était-elle établie en
Piémont qu'elle courut les plus grands dangers.
L'armée d'Italie, attaquée au printemps de
1799 par Souwarow à la tête des Russes et des
Autrichiens, fut forcée à battre en retraite
précipitamment, au milieu d'une population
excitée contre elle et bientôt
fanatisée. Dans ce moment difficile, les Vaudois
restés fidèles au pouvoir, alors
légitime, durent, par ordre supérieur, se
porter dans la plaine avec d'autres troupes, et assaillir
Carmagnole où les insurgés s'étaient
concentrés. L'action s'ouvrit par un feu terrible, et
quoique ces derniers se fassent retranchés dans un
couvent et eussent illuminé la madone
(15), ils furent écrasés par la
bravoure des Vaudois et des troupes réglées.
Le général Freissinet leva une contribution de
guerre. On a fait un crime aux Vaudois de cette
expédition, on les a accusés de
sacrilège et de pillage. Mais, comment les rendre
responsables d'un combat qu'ils ne livrèrent que par
le commandement de l'autorité militaire qu'ils
reconnaissaient encore. Quant au sacrilège,
pourrait-on les en accuser sérieusement? Auraient-ils
donc du se retirer sans combattre et recevoir le feu
meurtrier qui sortait du couvent sans riposter, parce qu'une
madone illuminée avait été
placée au-devant? Pour ce qui regarde la contribution
forcée, levée par le général
français, on ne saurait la leur imputer. Si c'est
d'actes particuliers qu'il est question et qu'ils aient en
lieu, tous les Vaudois les regretteront.
Un second fait leur a
été imputé à crime : que le
lecteur en juge. Le voici, raconté sans commentaire.
Trois cents blessés français, venant de Cavour
et fuyant devant les Autrichiens, arrivèrent vers la
fin de mai sur des charrettes, au village de Bobbi,
extrême frontière du val Luserne, du
côté de la France, dans un état affreux
de dénuement et de misère. Le pasteur de
l'endroit, Rostaing, respectable vieillard, aidé de
sa femme, subvient selon ses ressources aux besoins les plus
pressants de ces malheureux. Un veau, vingt-cinq pains, du
vin, tout ce que renferme son presbytère, leur sont
apportés par ses soins. Les paroissiens
suppléent de leurs faibles moyens à ce qui
manque. Les plaies des blessés sont pansées et
bandées, après quoi des centaines d'hommes les
transportent en France à bras ou sur leurs
épaules, l'espace de dix lieues, par-dessus un col
élevé, le long des précipices, au
milieu des neiges qui rendaient impossible la marche des
bêtes de somme (16). Les Vaudois ne les quittèrent
qu'après les avoir déposés en
sûreté entre les mains de leurs compatriotes.
Ce fait fut signalé à l'armée
française dans un ordre du jour du
général Suchet (17), qui en envoya un double au pasteur
charitable ainsi qu'une lettre des plus
flatteuses.
Cette action
dévouée, jointe à la vigoureuse
résistance que les Vaudois, fidèles à
leurs serments, opposèrent jusqu'à la fin
à l'envahissement des Austro-Russes et à la
défense du gouvernement réfugié au
Perrier, auraient attiré sur eux les plus grands
malheurs, si Dieu ne leur eût envoyé du fond de
la Russie le prince Bagration pour les protéger. Au
milieu des clameurs furibondes des réactionnaires
piémontais, qui demandaient à mettre tout
à feu et à sang dans ' les Vallées, ce
prince, aide-de-camp de Souwarow, sut démêler
la vérité (18); il comprit et apprécia la conduite
que les Vaudois avaient suivie. « Ils sont sous la
protection du maréchal (Souwarow), répondit un
officier russe,au Chef du conseil suprême à
Turin, qui chargeait de reproches et menaçait les
députés des Vallées, nous n'avons que
faire de vos haines piémontaises.
»
Loin de rien entreprendre
contre eux, on leur laissa même leurs armes, pour se
défendre en cas d'attaque; on n'exigea d'eux que la
simple promesse de ne pas les employer contre les troupes
coalisées.
Les Vaudois, pendant une
année environ, restèrent placés entre
les armées belligérantes. Les échos de
leurs montagnes répétèrent les marches
étrangères, et plus d'une fois de vives
fusillades. Ils échappèrent cependant à
de plus grands maux qui les
menaçaient.
L'an 1800 parut. Le premier
consul de la république française, nouvel
Annibal, franchissant les Alpes à la tête d'une
grande armée, vint se jeter sur les Autrichiens et
les Piémontais en sécurité, leur
arracher la victoire à Marengo
(19), et avec elle la possession des plus riches
provinces. Le Piémont passa de nouveau sous la
domination de la France, et les Vaudois jouirent
immédiatement des privilèges qu'ils n'avaient
fait qu'entrevoir.
Mais ce retour à la
liberté ne fut pas, tant s'en faut, un retour
à la prospérité et au bien-être.
Toute la plaine et les Vallées aussi offraient en ce
temps-là un spectacle plus misérable qu'on ne
peut imaginer. Une extrême disette, jointe au pillage
des soldats et à la rapacité des commissaires,
tant français qu'autrichiens, avaient porté
les vivres à un prix si excessif, que c'est à
peine si les riches parvenaient à s'en procurer. Les
pauvres végétaient dans la misère,
plusieurs mouraient de faim.
La position financière
des pasteurs devint des plus critiques au milieu de ces
circonstances. Le subside royal anglais, qui formait la
meilleure partie de leurs faibles honoraires, leur avait
été retiré depuis qu'ils étaient
sujets de la France. Le subside national anglais continuait
à leur parvenir, mais irrégulièrement;
la part de chacun montait à environ 500 francs.
C'était tout leur salaire, assurément
insuffisant pour les besoins d'une famille. Le
dévouement des paroissiens s'efforçait d'y
subvenir. Dans plus «une localité, l'on vit les
anciens de l'Église parcourir les maisons,
quêtant le pain dont manquait leur pasteur. À
l'ouïe de si grandes nécessités, la
commission exécutive du Piémont prit des
mesures bien intentionnées, mais peu politiques. On
se rappelle que des paroisses catholiques romaines avaient
été formées dans toute l'étendue
des Vallées, malgré l'extrême
rareté des ouailles. Des biens et des rentes
étaient assignés aux cures qui les
desservaient. La commission exécutive pourvut d'une
autre manière à leur traitement, et remit
l'administration de ces biens et de ces rentes, quelque peu
réduits, aux modérateurs vaudois pour servir
aux besoins du culte et de l'instruction. Elle leur remit
également celle de l'hospice des
catéchumènes vaudois à Pignerol
(20)
et de ses dépendances, pour leur être un gage
que, désormais, les évangéliques des
Vallées n'auraient plus à redouter les
séductions et les violences papistes, et aussi pour
donner une petite satisfaction à la
susceptibilité vaudoise, en mettant les
persécutés en possession de la maison de leurs
oppresseurs spirituels. Il est fâcheux qu'il ait
été pourvu de cette manière à la
subsistance des pasteurs et des régents; les
catholiques y ont vu une spoliation et un acte
d'hostilité. Ce jugement est injuste, sans doute,
puisque c'est le pouvoir régulier, composé
d'ailleurs de catholiques, qui l'a prononcé et non
les Vaudois; mais, quoiqu'il fût certainement loisible
à l'autorité de donner une satisfaction
à une Église chrétienne longtemps
opprimée, il eût mieux valu que c'eût
été d'une manière moins provocatrice
envers celle qui était ainsi humiliée. Du
reste, pendant tout le temps de la domination
française, les pasteurs et les troupeaux n'ont jamais
donné lien aux curés, ni aux ouailles de
ceux-ci, de se plaindre de leur conduite. C'est une justice
qu'on leur doit.
L'administration
ecclésiastique aux Vallées resta la même
pendant les premières années de la
réunion à la France; elle était comme
par le passé entre les mains des consistoires, du
synode et de la Table ou commission supérieure
exécutive. Ce ne fut qu'en 1805, lors du passage de
l'empereur à Turin, que l'assimilation de ces
Églises aux autres Églises protestantes de
l'empire français fut projetée
(21), et quelques mois plus tard
définitivement arrêtée par un
décret du 6 thermidor an XIII
(22). D'après ce décret on groupa,
les différentes Églises en trois
consistoriales ; savoir, celles de la Tour, de Prarustin et
de Villesèche. La première comprenait les
paroisses de la Tour, le Villar, Bobbi et Rora. La seconde,
celles de Prarustin, Angrogne et Saint-Jean. La
troisième, celles de Villesèche, Pomaret,
Saint-Germain, Prali, Maneille et Pramol. Cette organisation
dura autant que la domination française, dans les
Vallées.
Pendant cette période
les Vaudois, resserrés autrefois dans leurs
étroites limites, en sortirent et acquirent des
propriétés dans la plaine. Les temples qui
tombaient en ruines furent réparés.
Saint-Jean, où tous les lieux destinés au
culte et à l'instruction avaient été
fermés depuis 1658, se construisit un
temple.
Ce vaste et bel édifice
était à peine terminé qu'il souffrit de
grands dommages du tremblement de terre qui, en 1808, jeta
la consternation dans les Vallées et dans la province
de Pignerol, et qui se fit sentir en divers lieux de la
France et de l'Italie. Durant quatre mois, du commencement
d'avril à la fin de juillet, des secousses plus ou
moins fortes ne cessèrent d'ébranler le sol et
les constructions de toute espèce. Les dommages ont
été tels, qu'on les a estimés à
deux ou trois millions pour l'arrondissement de Pignerol et
des Vallées. Des nuages d'un aspect
inaccoutumé et sinistre avaient, été
comme les avant-coureurs de ce fléau. La veille des
premières secousses, le baromètre baissa
extrêmement. Une crue d'eau subite et
très-considérable fût remarquée
dans les torrents de la vallée de Luserne. L'eau des
puits devint blanchâtre. Un vent froid et violent
commença de souffler. La première secousse,
suivie de plusieurs autres, coup sur coup, se fit sentir
dans l'après-midi du 2 avril. De toutes, ce furent
les plus terribles. Des églises, des maisons
s'écroulèrent; celles qui restèrent
debout furent toutes assez gravement endommagées. De
grands quartiers de rocs se détachèrent du
sommet des montagnes et roulèrent avec fracas dans la
vallée. Les communes du bas furent celles qui
souffrirent le plus, entre autres Saint-Jean, la Tour et
Luserne; celles du haut ne s'en ressentirent que faiblement;
mais partout la consternation était grande. Presque
personne n'osait habiter dans les maisons. La population
vivait sous des tentes; quelques individus dans de vieilles
futailles, ou dans d'autres demeures légères
et improvisées par la détresse. Ces lieux
naguère si paisibles offraient l'image d'un camp
où tout était confusion. Plus d'agriculture,
plus de commerce, plus de travaux. La peur avait tellement
saisi tous les esprits qu'on ne songeait qu'aux moyens
d'avoir la vie sauve. A cet égard, chacun
éprouva la protection de la divine Providence, car
pendant tout le temps que dura le fléau, on n'eut
à déplorer au plus que trois morts, et les
lettres du temps sont remplies de récits de
délivrances vraiment miraculeuses
(23).
Les années qui
suivirent jusqu'en 1814, si fertiles en
événements politiques et guerriers, ne
présentent, dans la,sphère de notre
récit, aucun fait qui mérite une attention
particulière. Mais, avant de passer à une
nouvelle et dernière période de cette
histoire, il importe de rechercher ce que fut l'esprit
religieux des années que nous venons de
parcourir.
La fin du XVIII ème
siècle s'était quelque peu ressentie aux
Vallées du déclin de la pensée
religieuse, généralement affaiblie partout.
Là, comme ailleurs, on aurait pu remarquer que
l'esprit chrétien, si vif, si fécond au XVI
ème et au XVIl ème siècles,
s'alimentait avec plus de lenteur à la source pure de
l'Évangile. Une raison orgueilleuse, un sens humain,
commençaient à revendiquer une place dans la
théologie, et en voulant rendre la religion plus
accessible et moins choquante dans ses dogmes, la
décoloraient et tendaient à la
défigurer. Les candidats au saint ministère
n'acquéraient plus pour la plupart, dans les
académies étrangères où ils
allaient s'y préparer, qu'une froide orthodoxie ou
les germes dissolvants du socinianisme
(24). Les premières années du XIX
ème siècle n'apportèrent aucune
amélioration. La vertu fut souvent
prêchée et exaltée plus que l'oeuvre du
Christ, plus que la foi, plus que l'amour du Seigneur. Le
titre de philosophe fut placé à
côté de celui de chrétien
(25). Le représentant vaudois de cette
tendance fut M. Mondon, mort pasteur à Saint-Jean,
homme de talent, instruit dans la littérature grecque
et latine, ainsi que dans l'histoire profane, d'un
caractère singulier, capricieux, mais courageux et
plein de franchise. Sa croyance a été
attaquée et avec raison, car elle était loin
d'être évangélique; c'est lui qui, dans
une réponse manuscrite à une lettre pastorale
de l'évêque de Pignerol, résuma les
fruits de l'Esprit, énumérés par saint
Paul, dans l'épître aux Ephésiens,
chapitre V, et dans celle aux Galates, chapitre V, par ces
mots : « En substance, voici leurs noms :
humanité, justice et raison
(26). » C'était d'ailleurs un homme
austère et d'une conduite
approuvée.
M. Pierre Geymet, pasteur
à la Tour, et modérateur pendant douze ans, se
fit remarquer aussi à cette époque, mais moins
par ses opinions théologiques et par la
prédication que par le rôle qu'il joua dans les
affaires politiques. Appelé à faire partie
d'une consulte piémontaise, à Turin, il s'y
fit remarquer, et gagna l'estime de plusieurs personnages
influents par la chaleur avec laquelle il prit la
défense de la religion, attaquée dans cette
assemblée. Lors de la réunion du
Piémont à la France, il fut nommé
sous-préfet de Pignerol et exerça treize ans
ces honorables fonctions (27). S'il rendit des services à ses
coreligionnaires, il sut conquérir le respect et
l'attachement de tous ses administrés. Il a
laissé dans ce chef-lieu, tout catholique romain, une
réputation intacte de probité, à une
époque où les hauts fonctionnaires en avaient
généralement si peu. À la restauration,
Geymet se retira à la Tour, si pauvre et si modeste
à la fois, qu'il ne dédaigna pas, lui qui
était, quelques jours auparavant, le premier
magistrat des Vallées, d'accepter l'humble place de
maître de l'école latine, dont le traitement ne
dépassait pas 700 francs, et à laquelle il
consacra ses dernières forces Jusqu'aux approches de
sa mort, en 1822.
Mais le pasteur dont le nom a le plus
attiré l'attention, du moins à
l'étranger, c'est Rodolphe Peyran, mort pasteur au
Pomaret, après avoir été
modérateur des Églises vaudoises, de 1801
à 1805, et de 1814 à 1823. Il mérita sa
célébrité par son érudition
vraiment prodigieuse, dont on a pour preuve des lettres
restées manuscrites, sur tous les sujets,
adressées à toutes sortes de personnes, et
dans lesquelles se révèle un esprit capable de
grandes choses, si le sentiment religieux et moral se
fût uni à son génie pour les produire.
Quoiqu'habile controversiste, il profita peu pour
lui-même de l'excellence des doctrines qu'il
défendit victorieusement. Il se ressentit toujours de
la vie agitée de sa jeunesse. Le meilleur souvenir
qu'il ait laissé de sa personne parmi ses
compatriotes, c'est celui d'un esprit fécond. en
saillies et plein d'originalité.
Ce n'est pas être trop
sévère, que de dire que la fin du dernier
siècle et le commencement de celui-ci
enfantèrent aux Vallées des germes de
décadence religieuse. Si la tiédeur ou les
erreurs de quelques ministres de l'Évangile, victimes
eux-mêmes de l'esprit du temps, contribuèrent
pour une part à l'affaiblissement de la foi et de la
vie chrétienne dans quelques localités,
reconnaissons que le plus grand mal vint des circonstances
politiques, du contact forcé avec les hommes de la
révolution française, avec les
zélateurs de l'impiété. Tout alors
tendait à détourner l'âme de la vie
intérieure, cachée avec Christ en Dieu. La
puissance de l'intelligence humaine, unie à la force
matérielle, s'était faite la
régénératrice du monde. Il
n'était question que d'organisation sociale, de
conquêtes matérielles, d'intérêts
purement humains, de gloire mondaine. Il ne restait pour
ainsi dire plus de place sur la terre pour les
intérêts du ciel. Les regards se portaient sur
l'homme extraordinaire, dont la grandeur obscurcissait
l'éclat de tout ce que les siècles
antérieurs avaient admiré. Napoléon
concentrait l'attention de chacun, sur sa personne et sur
son empire. Attirés par sa voix,
entraînés par son génie, les fils des
Vaudois, soumis d'ailleurs à la conscription,
coururent se ranger sous ses drapeaux, verser pour une
nation étrangère un sang précieux, et
dépenser une vie que leurs aïeux, les martyrs,
consacraient à la prospérité et
à la défense de l'Église.
Moissonnés par la mort dans les combats ou dans les
hôpitaux, peu d'entre eux revirent leur patrie.
Quelques-uns acquirent de la réputation et un rang
dans l'armée. Le nom du colonel Olivet est populaire
aux Vallées; son portrait lithographié est
dans toutes les chaumières. D'autres Vaudois se
distinguèrent, comme M. Geymet, dans la
carrière de l'administration.
Mais, tandis que la jeunesse
et les hommes dans la force de l'âge étaient
plus ou moins soulevés et entraînés par
le torrent des idées nouvelles, les vieillards, les
hommes simples, les caractères sérieux, les
montagnards des hameaux reculés, les mères de
famille et de respectables pasteurs conservaient les moeurs
antiques, les traditions vaudoises, par le récit des
souffrances de leurs ancêtres, par la lecture et par
l'enseignement de la sainte Écriture
(28).
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