HISTOIRE DES VAUDOIS.
IICHAPITRE
XXVI.
LES VAUDOIS AU XVIII ème
SIÈCLE, ET PENDANT LA RÉVOLUTION
FRANÇAISE.(1690-1814.)
Les Vaudois sous les drapeaux de leur
prince. - Leur rétablissement dans leurs
héritages. - Leur nombre. - Édit de 1694. -
Exil des protestants français domiciliés aux
Vallées. - Colonies du Wurtemberg. - Mort d'Arnaud. -
Essais d'oppression. - Relâche. - Subsides
étrangers. - Siège de Turin, en 1706. -
Victor-Amédée aux Vallées. -
Dévouement des Vaudois. - Vexations nouvelles. -
Expulsion des Vaudois de Pragela, des Français et des
catholisés. - Édit du 20 juin 1730. -
Abrégé des édits concernant les
Vaudois. - Effets de la révolution française.
- Garde des frontières par les Vaudois. - Injustes
soupçons sur leur fidélité. - Projet de
massacre déjoué. - Arrestations. -
Requête au roi. - Minces faveurs. Esprit
révolutionnaire en Piémont. - Abdication de
Charles-Emmanuel. État nouveau des Vaudois. - Les
Austro-Russes en Piémont. - Carmagnole. -
Blessés français. Bagration. - Réunion
du Piémont à la France. - Misère aux
Vallées. Détresse des pasteurs. - Allocation
de rentes et de biens pour leur traitement. - Nouvelle
circonscription consistoriale. - Tremblement de terre. -
Coup-d'oeil sur l'état religieux des Vaudois. - MM.
Mondon, Geymet et Peyran. - Nouvelles carrières
ouvertes à l'activité vaudoise.
Servez Dieu et votre prince
fidèlement: tel avait été le passage
principal et sommaire de l'allocution de
Victor-Amédée 11, aux chefs des Vaudois, en
leur annonçant qu'il rendait son affection, comme sa
protection, à leur peuple. Paroles douces à
leurs oreilles ; car, si elles remettaient devant leurs yeux
un devoir qui, dans leur dernière lutte à main
armée, avait subi une interruption forcée,
elles mentionnaient au premier rang celui qui avait dû
lui être préféré. Le duc
lui-même plaçait la fidélité
à Dieu avant celle qui se rapportait à sa
personne. Leur conduite passée recevait ainsi sa
justification, au jugement même de celui qui
était le plus intéressé, après
eux, à ce qu'un cas de conflit entre les deux devoirs
ne se renouvelât pas. L'avenir à son tour leur
offrait quelque sécurité, puisque le prince de
son propre mouvement assignait aux deux grands devoirs, qui
régissent la vie du chrétien-citoyen, l'ordre
même dans lequel les Vaudois les avaient toujours
placés, quand ils les énonçaient en
s'appuyant sur les enseignements d'un grand apôtre :
Craignez Dieu, honorez le roi. (1 PIERRE, II,
17.)
Les Vaudois, reconnaissants
envers leur souverain pour le retour de sa bienveillance,
s'attachèrent à lui donner des preuves
palpables de leur fidélité. Et d'abord en
versant leur sang pour lui. Ils volèrent sous ses
drapeaux au premier appel et ne s'épargnèrent
point. «Ils furent d'un grand appui au duc de Savoie,
lorsque la guerre avec la France eut éclaté
» dit un auteur piémontais, Charles Botta, qui
est loin d' être prévenu en leur faveur
(1).
Le comte de Saluces, dans son Histoire militaire du
Piémont, s'exprime à leur sujet comme sait :
« Ces montagnards coururent se joindre au marquis de
Parelle qui les avait attaqués naguère, et les
petits combats qu'on livra dans ces montagnes
coûtèrent plus de mille hommes à
l'ennemi qu'on chassa de Luserne, etc.
(2).
» Le marquis Costa de Beauregard, dans ses
Mémoires historiques sur la maison de Savoie
(3),
parle de la bravoure des barbets qui se rendirent
redoutables aux Français. Il fait encore
l'éloge de leur conduite au siège de Coni
l'année suivante. « Cette forteresse, dit-il,
investie depuis le commencement de la campagne, ne fut
longtemps défendue que par ses propres habitants et
par quelques troupes de paysans des terres voisines, entre
autres par huit cents Vaudois sous le commandement d'un chef
célèbre parmi eux. »
Pendant que le bataillon des
Vallées se distinguait à la défense des
villes, comme sur les champs de bataille
(4),
et répondait ainsi au voeu exprimé à
leur chef Arnaud par leur prince
(5),
celui-ci s'intéressait selon sa promesse à
l'établissement des familles vaudoises, et donnait
les ordres nécessaires pour cela. La reprise de
possession de leur ancien héritage n'était
cependant pas aussi facile juridiquement que le fait
matériel pouvait l'être, car ces biens avaient
changé de maîtres. Une partie avait
été cédée à des
corporations religieuses ; une autre vendue à des
particuliers; une troisième avait été
remise à bail. Maintenant il fallait transiger
à l'amiable avec les divers tenanciers. Le prince y
pourvut.
C'est ici que l'on
désirerait savoir en quel nombre les Vaudois
s'établirent dans leurs villages incendiés ou
à moitié déserts. Mais les
données exactes nous manquent. Tout ce qu'on sait,
c'est que, pendant les années qui suivirent, le
nombre des Vaudois en état de manier les armes ne
surpassa point mille à onze cents
(6).
Ce qui, en tenant compte de la minime proportion d'enfants,
à leur arrivée, relativement aux adultes, ne
supposerait guère une population que de trois
à quatre mille personnes. Toutefois, elle ne tarda
pas à s'accroître rapidement par l'effet de
nombreux mariages et de naissances multipliées, comme
en font foi quelques registres paroissiaux
(7).
Au chiffre des Vaudois., il faudrait encore ajouter, pour
avoir le nombre réel des évangéliques
qui étaient venus repeupler les Vallées,
quelques milliers de Français du Pragela, du
Dauphiné et d'ailleurs, dont quelques-uns avaient
mérité cette faveur en combattant dans les
rangs des Vaudois, sous la conduite d'Arnaud, et dont les
autres, attirés par leurs frères et amis,
s'étaient joints à eux, désireux qu'ils
étaient de vivre dans des contrées
rapprochées des lieux dont Louis XIV les avait
chassés.
Victor-Amédée
qui regrettait de s'être privé, par une
persécution aussi injuste qu'impolitique, d'un peuple
courageux, et qui maintenant souhaitait de le voir reprendre
quelque consistance, permettait cet établissement
d'étrangers qui s'assimilaient à ses sujets.
Le manifeste qui devait fixer
la position des Vaudois dans l'étal,
reconnaître leurs droits à la possession du
territoire et leur assurer l'exercice de leur religion,
était pour le pouvoir, on le concevra facilement, une
pièce aussi difficile à rédiger
qu'à promulguer, à cause de l'opposition
constante de leurs ardents ennemis papistes, des
prêtres surtout, et de leurs agents. Cependant les
services réels qu'ils avaient rendus à leur
prince, dans cette guerre, étaient trop
récents, et ceux qu'on attendait encore de leur
zèle éprouvé trop nécessaires,
pour qu'on pût leur refuser cet acte authentique. On
publia donc un édit de pacification; mais on se garda
«accorder aux Vaudois aucun avantage nouveau. On les
remit sur le pied où ils étaient avant les
événements qui avaient amené leur exil.
L'édit, qui est du 13-23 mai 1694, contient en
substance la reconnaissance de leur légitime
établissement sur la terre de leurs aïeux et
dans leurs biens héréditaires, la
révocation des édits de janvier et d'avril
1686, une amnistie générale et complète
et la promesse de la faveur de leur prince. Il reçut
d'ailleurs toutes les sanctions légales
d'enregistrements nécessaires pour déployer
ses effets (8).
Ce qui prouve cependant que ce ne fut pas sans rencontrer
d'obstacles que les Vaudois obtinrent leur
réintégration, c'est que le pape Innocent XII,
dans une bulle du 19 août de la même
année 1694, déclare l'édit ducal,
concernant les Vaudois, nul et non avenu, et qu'il ordonne
à ses inquisiteurs de ne point y avoir égard
dans la poursuite de ces hérétiques. Mais le
sénat de Turin, fort de la volonté du prince,
confirma, par son rescrit du 31 août, le droit
d'exécution de l'édit du 13-23 mai et prohiba
la bulle du pape. (V. DUBOIN. - RACCOLTA, t. Il, p. 157
à 262.)
Quel que fût le mauvais
vouloir de certains hommes, la colonie vaudoise aurait
marché vers une rapide prospérité, en
se relevant de ses ruines, protégée comme elle
l'était par la bienveillance du souverain, si la
politique, avec ses moyens obliques, ses appas et ses
réserves cruelles, ne lui avait porté un coup
fatal. Victor-Amédée, séduit par les
offres brillantes de Louis XIV, qui lui restituait des
provinces perdues et qui lui demandait la main de sa fille
pour son petit-fils, héritier présomptif de la
couronne de France, consentit à rompre ses
engagements avec ses alliés et à se replacer
sous le patronage du grand roi. Si, dans le règlement
des conditions du traité, Victor-Amédée
resta fidèle à sa parole donnée de
maintenir les Vaudois dans leur héritage, et s'il les
protégea contre leur ardent ennemi, contre le vrai
auteur de leurs affreux malheurs de 1686, il consentit,
hélas ! à des mesures de rigueur contre les
Français réformés établis aux
Vallées, avec lesquels il n'avait pris sans doute
aucun engagement, mais que cinq années
d'établissement avaient pu autoriser à se
regarder comme ses nouveaux sujets. Il fut stipulé
dans ce traité, conclu en secret à Lorette, au
commencement de 1696 :
1°que les habitants des
Vallées Vaudoises n'auraient aucun commerce ni aucune
relation avec les sujets du grand roi, en ce qui concernait
la religion ; et
2° que les sujets du roi
très-chrétien réfugiés dans les
Vallées en seraient bannis. (V. DUBOIN, locis
citatis.)
Conformément au
traité, ceux des Français
réformés, établis aux Vallées,
qui servaient dans le bataillon vaudois, au service du duc,
durent quitter le camp de Frescarole et passer en Suisse.
Ils arrivèrent au commencement d'août dans la
partie française du canton de Berne. D'autres les
suivirent au mois de septembre
(9).
Ce ne fut cependant que dans le courant de 1698 que le
traité reçut sa pleine exécution. Dans
l'intervalle, à part les efforts faits pour ramener
au papisme, en les effrayant, ceux qui étaient
revenus à la foi vaudoise, pour détourner les
biens des familles par (les mariages avec des catholiques
romains et pour empêcher que la vallée de
Pérouse ne se repeuplât de Vaudois, les
Vallées ne se seraient guère aperçues
d'un changement (10). Or, le 1er juillet 1698, le duc de Savoie
publia le double décret que lui arrachait son
puissant voisin; savoir, la défense aux Vaudois
d'avoir aucun rapport, pour cause de religion, avec des
sujets français, et l'ordre à ceux-ci de
sortir des Vallées, dans l'espace de deux mois, sous
peine de mort et de confiscation. Cet édit
éloignait de force sept pasteurs, originaires du
Pragela et du Dauphiné: Montoux, le compagnon
d'Arnaud, Pappon, Giraud, Jourdan, Dumas, Javel, et enfin
Henri Arnaud lui-même. En effet, Arnaud était
Français, des environs de Die. Il ne l'eût pas
été, qu'on eût peut-être
trouvé quelque raison de se débarrasser de sa
personne ; car la jalousie et la calomnie le poursuivaient
de leur langue empoisonnée. On renouvelait
méchamment contre lui l'accusation de vouloir former
une république, bien que son rôle se
bornât, dans les affaires civiles, à concilier
quelquefois les différents que faisaient naître
dans les familles la reconstruction des maisons, le partage
des propriétés au retour de quelque parent que
l'on n'attendait plus. Sa personne était trop
vénérée, ses conseils trop
respectés et suivis avec trop de promptitude pour
qu'on ne prit pas ombrage d'un homme aussi influent parmi
son peuple adoptif. Son nom, rehaussé par le souvenir
de ses exploits, par son génie entreprenant, par sa
fermeté héroïque, ainsi que par ses
talents et ses vertus comme pasteur, le faisait
paraître redoutable au parti sans
générosité, qui, dans les conseils du
prince, excitait sourdement à la haine contre les
évangéliques. C'est le coeur serré que
l'ami, le chef, le héros, le pasteur chéri des
Vaudois quitta pour jamais ces Églises auxquelles il
avait consacré sa vie, et pour la restauration
desquelles il n'avait pas craint la mort dans les combats.
Trois mille Français, réfugiés du
Pragela, du Dauphiné et d'ailleurs,
s'éloignèrent avec lui des Vallées,
où, après de cruelles persécutions, ils
avaient trouvé un demi-repos pendant quelques
années.
Genève, qui avait
accueilli les malheureux Vaudois douze ans auparavant,
reçut encore avec charité ces nouveaux
hôtes jusqu'à leur départ pour la Suisse
et l'Allemagne. Arnaud entra dans ses murs le 30 août
1698. Les brigades des autres exilés suivirent durant
les premiers jours de septembre. (Archives de Berne, onglet
E. Correspondance de Genève.)
Toujours aux avant-postes,
Arnaud, à peine arrivé, partit pour solliciter
des cours protestantes de l'Allemagne un asile pour ses
frères. De Stouttgart, il eut la joie d'annoncer aux
magistrats bernois que le duc de Wurtemberg se montrait
favorable aux exilés et leur ouvrait ses
états.
Ils partirent, et cette fois
sans espérer plus de retourner jamais dans leurs
inhospitalières Vallées. L'amour du Seigneur
et la charité chrétienne soutenaient leurs pas
chancelants. Dans une de leurs haltes, à Knittlingen,
sur la route du Rhin à Maulbronn, à quelques
lieues seulement de leur destination, ils prirent possession
du sol, en y déposant la dépouille d'un de
leurs fidèles pasteurs, nommé Dumas, à
qui la mort ne donna guère que le temps d'arriver au
lieu du refuge pour y mourir (11).
C'est au couchant et au nord
de Stouttgart que les émigrés des Alpes
vaudoises s'établirent et qu'ils fondèrent des
colonies auxquelles, par un souvenir plein de tristesse et
de charme tout à la fois, ils donnèrent les
noms de villages aux vallées de Pérouse et de
Pragela qu'ils avaient dû quitter. Dans le district de
Maulbronn, Villar (12)
(plus communément Gross-Villar, soit Grand-Villar),
Pinache et Serres (13), Luserne ou Wourmberg, le Queyras, quartier
de Dürrmenz (14), et Schoenberg, auquel Arnaud qui s'y fixa et
qui en fût le pasteur, donnait le nom des
Mûriers (15). - Pérouse
(16), dans le district de Léonberg; -
Neu-Hengstett, qu'ils appelaient Bourset
(17), dans celui de Calw; - Mentoule
(18), aujourd'hui Nordhausen, dans celui de
Brachenheim; - la Balme, de nos jours Palmbach avec
Moutschelbach, entre Pforzheim et Dourlach; - Waldensberg,
dans le comté de Waechtersbach (Isembourg). -Un
certain nombre de familles s'établirent à
Waldorf, village de l'ancienne principauté
d'Isembourg. - Le landgrave de Hesse-Darrnstatt offrit aussi
un asile à quelques-uns des compagnons d'Arnaud dans
Rohrbach, Wembach et Hahn, ainsi qu'à Kellersbach ; -
le prince de Hesse-Hombourg, à Dornholzhausen, et le
comte de Hanau dans sa résidence
même.
Sur le sol germanique, ces
victimes de la haine fanatique de Louis XIV ne connurent
plus jamais de douleurs semblables à celles qu'ils
avaient endurées. Protégés par
d'augustes princes de leur religion, traités par eux
avec justice et bonté, aussi bien que leurs autres
sujets, ils ont vécu dans la prospérité
et dans la paix. Jusqu'au commencement du siècle
actuel, les colonies vaudoises du Wurtemberg se
régirent elles-mêmes, pour ce qui concernait
les affaires ecclésiastiques, par l'organe d'un
synode presbytérien. Conformément aux
traditions de leur Église, elles pourvurent, à
leurs propres frais, au culte et à l'instruction,
à l'entretien des temples, des cures et des
bâtiments d'école, aussi bien qu'au traitement
des régents et des pasteurs, charge
considérable pour leur pauvreté, qui leur fut
cependant allégée par les subsides de la
charitable Angleterre. Elles eurent longtemps la joie
d'être desservies par des pasteurs de leur sein ou de
la mère-patrie, et d'entendre leurs exhortations dans
la langue de leurs ancêtres. Mais, depuis quelques
dizaines d'années, elles ont été
agrégées, à contre coeur, pour la
plupart, et soumises avec quelque contrainte an consistoire
supérieur de Stouttgart. Dès-lors, la langue
du culte et des écoles est l'allemand, c'est dire que
l'élément national se perd. Dans peu leur
histoire particulière sera close, si elle ne l'est
déjà. Le patois vaudois s'oublie, quoiqu'il
soit encore en usage dans un certain nombre de villages
(19). Bientôt, il est à craindre, les
noms de familles (20), ceux des villages et des localités
particulières, rappelleront seuls l'origine de ces
hommes du Midi que leur teint basané et leurs cheveux
noirs ne suffiront plus à faire
remarquer.
C'est dans une de ces
colonies, à Schoenberg, près de Dürrmenz,
que le héros des Vaudois termina sa carrière.
Préférant l'exercice de ses devoirs pastoraux
aux honneurs et à la gloire, Henri Arnaud
résista aux invitations pressantes de Guillaume III,
roi d'Angleterre, qui lui avait envoyé un brevet de
colonel et offert un régiment. Il vint oublier, dans
un humble presbytère, l'art de la guerre et du
commandement avec le souvenir de ses exploits. Tout entier
à l'oeuvre du ministère, à la
prédication de l'Évangile, à la
consolation du pauvre et de l'affligé, il s'appliqua
à conduire le troupeau confié à sa
garde, non plus dans son ancienne patrie, comme lorsqu'il
avait reconquis le sol vaudois à la tête de 900
vaillants hommes, mais vers les demeures célestes sur
les pas du Chef et Sauveur de l'Église.
Marié deux fois,
père de trois fils et de deux filles, il mourut
à Schoenberg, le 8 septembre 1721, âgé
de quatre-vingts ans, ne laissant qu'une très-minime
succession à ses enfants, preuve évidente que,
dans ses rapports avec les grands de la terre, ainsi que
dans ses entreprises, il s'était oublié pour
ne chercher que le bien-être
général.
Dans l'humble enceinte du
temple, aux murailles d'argile, surmontées d'un
clocher qui ne dépasse guère les cerisiers du
village, la reconnaissance et le respect ont assigné
une place honorable à la dépouille mortelle du
grand homme, pour qui la modeste houlette de berger des
âmes eut plus d'attrait qu'un grade
élevé dans l'armée, que l'honneur, que
la gloire et que les faveurs des cours. Ses cendres reposent
au pied de la table de communion. Une gravure, suspendue
sous le pupitre de la chaire (1), reproduit les traits qui
distinguèrent le héros de Salabertrand et de
la Balsille; tandis qu'une inscription latine gravée
dans la pierre qui recouvre sa tombe rappelle ses exploits.
Nous traduisons : « Sous cette pierre repose le
vénérable et vaillant Henri Arnaud, pasteur
des Vaudois du Piémont, aussi bien que colonel. - Tu
vois ici ses restes mortels; mais qui pourra jamais le
dépeindre ses hauts faits, ses luttes et son courage
inébranlable. Seul, le fils de Fessé combat
contre des milliers de Philistins, et seul, il tient en
échec et leur camp et leur chef, Il mourut le 8
septembre 1721, dans la 80e année de son âge
(21). »
La population vaudoise des
vallées de Luserne, d'Angrogne, de Pérouse et
de Saint-Martin, considérablement diminuée par
l'émigration forcée des trois mille
Français dont la présence pendant plusieurs
années avait comblé les vides immenses que
leur avait faits la persécution, eut à
souffrir elle-même de mesures parfois rigoureuses et
vexatoires, aussi bien que préjudiciables à sa
prospérité. Quoiqu'il parût certain que
le coeur de Victor-Amédée n'était point
défavorable aux Vaudois., on leur faisait une guerre
sourde et cachée. Contrairement aux termes de
l'édit de rétablissement, on travaillait ceux
de leurs enfants qui avaient été
disséminés dans le Piémont, et on les
détournait de la foi par des promesses de mariage,
par d'autres moyens de séduction,, comme aussi en les
effrayant par des menaces. Sous prétexte
d'incompatibilité de religion et à
l'instigation de la France qui était limitrophe
(22), on s'opposait à ce que les Vaudois de
la demi-vallée de Pérouse rentrassent en
possession de leurs biens sur la rive gauche du Cluson et
s'y établissent. On réclamait en plein de leur
pauvreté le paiement des tailles et des impôts
depuis leur expulsion en 1686, et par conséquent
pendant le temps qu'ils avaient passé à
l'étranger lorsque leurs biens étaient
possédés par d'autres. Il était aussi
question d'anciennes dettes qu'on croyait éteintes,
qu'on faisait ascender, grâce à quelques
additions nouvelles, à 450,000 francs de France
(23), dont on exigeait l'intérêt au
trois pour cent. Par surcroît de malheur, les
impôts avaient été
considérablement augmentés et on les levait
avec rigueur. Tandis qu'il en était qu'on n'exigeait
pas des catholiques, on dépossessionnait sans retard
les Vaudois qui ne pouvaient les acquitter. Des
missionnaires papistes parcouraient les villages et les
montagnes, s'attachant surtout aux familles pauvres qu'ils
ne réussissaient que trop souvent à
entraîner dans l'apostasie. Parfois le bruit vague
d'une nouvelle et prochaine émigration forcée
se répandait de lieu en lieu, et sentait l'angoisse
dans les coeurs; tandis que, dans d'autres moments, on les
calmait et on les consolait, en répétant que
le duc était plein de bonne volonté pour ses
sujets vaudois. Toujours est-il qu'on ne leur permettait pas
de réparer oui de rebâtir les églises
renversées ou dévastées, et que les
mesures sévères, prises contre les
Français, les avaient privés de
prédicateurs en nombre suffisant. Ils en auraient
manqué, si le canton de Berne ne leur en avait
envoyé avec l'agrément de son altesse royale
(24).
Sur la fin de 1698, la
situation des Vaudois paraissait tellement précaire
qu'un de leurs pasteurs, Blachon, exprimait dans une lettre
sa crainte qu'un tel état de choses ne pût
durer encore une année, et pour ce qui le concernait,
il ne voyait de salut que dans une émigration. Les
Vaudois, à cette époque, après le
départ des protestants français,
étaient réduits au nombre de mille à
onze cents hommes en état de porter les armes. Tel
était le fruit du retour de
Victor-Amédée à l'alliance de la
France. L'intérêt de sa politique l'emportait
sur les sentiments de son coeur. Les Vaudois étaient
victimes de ses plans d'agrandissement. (Extrait des
archives de Berne,, onglet E. Correspondance de
l'ambassadeur des Pays-Bas, Walckenier. - Et DIETERICI, die
Waldenser.),
Un revirement de politique de
la cour de Savoie, ait commencement du XVIII éme
siècle, amena une légère
amélioration à la situation des
Vallées. Victor-Amédée échappa
à l'influence de Louis XIV, à l'occasion de la
succession d'Espagne, et se ligua avec l'empereur
d'Allemagne et deux grandes puissances protestantes,
l'Angleterre et la Hollande, pour faire la guerre au
monarque français. On peut supposer que, dans les
correspondances des cabinets coalisés comme dans les
entretiens des ambassadeurs, il fuit question des Vaudois,
et que l'intercession des cours protestantes ne leur fut
point inutile. On confirma sans doute les articles secrets
du traité d'alliance précédent,
signé à la Haye en 1691, par lesquels le duc
de Savoie avait garanti aux Vaudois l'exercice de leur
religion. Ce prince approuva également la protection,
accordée par ces deux puissances, aux Églises
des Vallées, et permit l'envoi des subsides
étrangers destinés à subvenir à
leur pauvreté. C'est ici le lieu d'en dire un
mot.
La reine Marie, femme de
Guillaume III, roi d'Angleterre, avait fondé un
capital, dont le revenu appelé alors et encore
aujourd'hui, le subside royal, était destiné
à salarier les pasteurs des Vallées et meule
ceux de la colonie du Wurtemberg
(25). Les Etats-Généraux de Hollande
employaient les revenus d'un fonds, obtenu par des collectes
dans leurs états, ainsi que le montant de collectes
annuelles, au paiement des honoraires des maîtres
d'école, à des gratifications aux pasteurs
émérites, aux veuves de pasteurs, au
soulagement des pauvres de chaque église, comme aussi
à l'entretien d'une école latine. Et puisqu'il
s'agit des dons de la charité chrétienne faits
en ces temps-là, ou déjà quelques
années auparavant, aux Vaudois dans la souffrance,
n'oublions pas les bourses, affectées par les Cantons
évangéliques de la Suisse, aux
étudiants des Vallées dans quelques-unes de
leurs académies; savoir, une à Bâle,
cinq à Lausanne et deux à Genève. Dans
cette dernière ville., l'une était
payée par l'état sur les fonds de
l'hôpital général
(26); la seconde provenait d'un don fait par M.
Clignet, maître des postes à Leyde, et
confié à l'administration de la bourse
italienne (27).
Tandis que les Vallées,
par l'effet du retour de leur prince dans la coalition
contre la France, se sentaient moins pressées par les
étreintes du fanatisme haineux que cette puissance
déployait alors contre les chrétiens
évangéliques, leurs milices appelées
sous les drapeaux se comportaient de leur mieux. La guerre
que Victor-Amédée eut à soutenir contre
son ancien allié fut longue et désavantageuse
à ses armes. Son courage personnel, sa
persévérance dans la lutte et de grands
efforts, ne l'empêchèrent pas d'être
comme écrasé sous les coups de son redoutable
voisin. Il se vit enlever la plupart de ses places fortes,
et enfin, en 1706, il fut investi dans Turin sa capitale. Le
récit des vicissitudes de ce siège ne rentre
point dans le plan de cette histoire; cependant nous devons
en mentionner un épisode qui se lie
étroitement à notre sujet. Les travaux
d'attaque furent brusquement interrompus par la fuite du duc
de Savoie qui sortit de la ville à la tête d'un
corps de cavalerie. Le général
français, duc de la Feuillade, le poursuivit avec une
partie des assiégeants, comptant s'emparer de sa
personne. Plus d'une fois, en effet,
Victor-Amédée, serré de près, se
vit dans un danger imminent. Atteint près de Saluces,
il se porta sur la gauche du Pô, et vint se jeter dans
les montagnes chez ses fidèles Vaudois. Citons le
comte de Saluces, qui n'est cependant pas grand ami de ces
derniers. « Le but de Victor Amédée
était, dit-il, d'animer 31. de la Feuillade à
courir après lui. Il se replia à Luserne. Les
Vaudois le joignirent eu grand nombre. Il se fortifia si
bien dans la position qu'il choisit, que le
général français, après
s'être avancé jusqu'à Briquéras,
renonça au dessein de le combattre
(28). »
L'historien piémontais
signale le fait du séjour de
Victor-Amédée au milieu des Vaudois et le
zèle de ces derniers à entourer sa personne
pour la défendre jusqu'à la mort; mais ce
qu'il ne dit pas, ce que toutefois nous ne saurions passer
sous silence, c'est que le duc vint reposer sa tête
sous le toit d'un Vaudois, au sein de l'humble population
vaudoise de Rora. C'est dire que ce prince
éclairé appréciait et estimait,
à leur valeur, l'honnêteté et la
parfaite fidélité de ses sujets,
évangéliques, que la perfidie romaine et la
haine de Louis XIV s'étaient si longtemps
attachés à lui représenter comme des
ennemis de sa personne et de son royaume, et qu'il avait
traités avec une rigueur excessive vingt ans
auparavant. Cette confiance de Victor-Amédée
fait autant «honneur à son jugement qu'aux
hommes simples et fidèles, à qui elle fut
donnée. La famille Durand-Canton, à qui
échut le privilège d'offrir
l'hospitalité à son souverain, en conserve des
preuves irrécusables; savoir, le gobelet et le
service d'argent dont il se servait, qu'il laissa en
souvenir de son passage, ainsi qu'un acte authentique
autorisant la famille qui l'avait reçu à
ensevelir ses morts dans son jardin.
Dans la retraite des
Français, battus enfin par le prince Eugène
sous les murs de Turin et contraints de fuir après
avoir levé le siège de cette ville, les
Vaudois donnèrent une seconde marque de
dévouement à leur souverain, en ne
s'épargnant pas à leur poursuite. «
L'armée française », dit le comte de
Saluces, prit la route du Dauphiné, où elle
» n'arriva pas sans éprouver de nouvelles
portes, ayant été » continuellement
harcelée dans sa marche par les Vaudois »
armés, sous la conduite du colonel de Saint-Amour
(29). » (V. Histoire Militaire,... t. V, p.
212. )
La paix d'Utrecht de 1713, si
avantageuse à Victor-Amédée, dont elle
agrandissait les états, en ceignant sa tête
d'une couronne royale, celle de Sicile,
échangée un peu forcément quelques
années plus tard contre celle de Sardaigne, eut pour
effet inévitable de reporter à
l'intérieur l'attention et l'activité,
déployées à l'extérieur par une
lutte de la plus sérieuse gravité. La
politique se préoccupa derechef de l'existence, dans
les états de sa majesté sarde, d'une
confession religieuse différente de celle de la
généralité. Les ennemis secrets des
Vaudois et de la religion dite réformée
poussèrent le gouvernement à quelques mesures
vexatoires et même injustes. Au nombre des
premières, on peut citer l'obligation imposée
à toutes les Églises vaudoises de chômer
les nombreux jours de fêtes ordonnées par
l'Église romaine, contrairement aux anciens usages et
malgré l'absence de dispositions légales
antérieures; de même encore les
difficultés ou plutôt les empêchements,
mis par la douane à l'introduction des livres
nécessaires à l'exercice de la religion, comme
aussi le refus d'admettre les Vaudois à l'office de
notaire; tout autant de griefs qui se sont constamment
reproduits dès-lors (30). Comme mesure évidemment injuste,
prise contre les Vaudois, on peut citer celle qui
contraignait les parents vaudois, dont l'enfant aurait
passé au papisme, à lui fournir les aliments
ou à lui délivrer la légitime qui
devait lui revenir en meubles et en immeubles; mesure
injuste, car elle tendait à dénaturer
l'autorité paternelle, à favoriser les enfants
vicieux et rebelles, et à réduire à
l'indigence les vieillards en les privant de biens dont ils
ne pouvaient se passer pour vivre.
Ces exigences et ces rigueurs
arrachèrent des plaintes à la population des
Vallées. Elle recourut à la justice et
à la bienveillance de son souverain; mais, quelques
démarches qu'elle fît, quelque suppliantes que
fussent les requêtes qu'elle adressa, elle ne put
réussir à les faire modifier.
C'est dans ces conjonctures
qu'un monarque, dont l'auguste maison n'a cessé de
donner aux Vaudois des preuves de sa bienveillance
éclairée et chrétienne,
Frédéric-Guillaume 1er, roi de Prusse,
intercéda en leur faveur au commencement de
l'année 1725 (31). La réponse de
Victor-Amédée, quoique évasive, exprima
des dispositions amicales envers eux. Elles se firent jour
dans un acte subséquent, dont il sera bientôt
question, sans qu'il soit possible de dire qu'elles aient
beaucoup modifié la situation des victimes des
préjugés papistes, ni qu'elles aient affaibli
considérablement l'antagonisme d'une religion
jalouse, qui ne cessait de dépeindre au prince, comme
des sujets dangereux, des hommes dont le sang avait
récemment coulé à son service. Les
principes d'une large tolérance n'ont jamais
prévalu dans l'administration des affaires vaudoises,
et il pouvait alors d'autant moins en être
sérieusement question que le gouvernement se
disposait à prendre des mesures
très-sévères contre les
chrétiens évangéliques d'une autre
partie des états de sa majesté; savoir, du
Pragela annexé au territoire piémontais par le
traité d'Utrecht.
Malgré les fureurs de
Louis XIV, et l'émigration violente à laquelle
il avait contraint, en 1698, plus de trois mille protestants
de cette contrée, il était resté dans
la vallée de Pragela quelques centaines de personnes
qui, quoique moins ferventes dans leur foi et moins
disposées à lui sacrifier leur existence, en
s'exilant ou en confessant ouvertement leur religion,
avaient néanmoins conservé en secret les
espérances, les croyances et le culte
évangéliques. Passés sous la domination
de Savoie, en 1713, et voyant que leurs coreligionnaires et
voisins des vallées de Luserne et de Saint-Martin
jouissaient de l'exercice de leur religion, ils avaient
repris courage, mis fin à leur dissimulation et
étaient venus s'édifier fréquemment
dans les temples de leurs frères. Pendant quelque
temps, on ferma les yeux sur leur retour à la foi de
leurs ancêtres, vaudois aussi bien que leurs
voisins.
Mais la susceptibilité
romaine et la politique traditionnelle du gouvernement
piémontais s'effarouchèrent bientôt de
leur hardiesse et y mirent un terme en 1730. Un édit
les contraignit à choisir entre une nouvelle
abjuration ou l'exil.
Une démarche amicale du
roi de Prusse auprès du roi de Sardaigne ne put
détourner le coup (32). Trois cent soixante individus,
relevés de leur première chute, animés
de l'amour du Seigneur, ne se sentant pas libres en leur
conscience de renier leur foi, prirent ce dernier parti. Le
pays de Vaud les vit arriver dans le courant de mai 1730. Le
gouvernement de Berne les y accueillit avec la même
charité qu'il avait déployée envers
leurs malheureux frères le siècle
précédent. Une partie d'entre eux s'y fixa
(33); les autres rejoignirent leurs parents
établis dans les colonies du Wurtemberg oui
ailleurs.
Tous les Pragelains, amis de
l'Évangile, n'émigrèrent pas. Les
faibles dissimulèrent de nouveau et allèrent
à la messe. En secret, ils continuèrent
à lire la Parole de Dieu. À la fin du
siècle, l'auteur de cet ouvrage, alors
étudiant, ayant demandé l'hospitalité
dans une maison de la vallée, s'y vit accueilli avec
affection en sa qualité de futur ministre de
l'Évangile : Nous avons la Bible, nous la lisons, lui
dit-on ; et on alla chercher le précieux et antique
volume qu'on mit sous ses yeux. Il n'y a pas
très-longtemps que l'autorité papiste, jalouse
du livre sacré, fit saisir et brûler tous les
exemplaires qu'elle put découvrir dans la
vallée. Dernière victoire sur la
vérité, brûler la Bible au XIX
ème siècle ! l'esprit de Rome est toujours le
même .....
Cette même année,
1730, Victor-Amédée II, pressé par la
cour de France de sévir contre les protestants
français qui s'étaient réfugiés
aux Vallées, et par le pape Clément XII, de
punir les relaps et les renégats, avec menace, s'il
n'était fait droit à sa demande, de rompre un
concordat avantageux à la cour de Turin, publia, le
20 juin, un édit sévère contre ces
trois classes de personnes, dans lequel se trouvaient, aussi
quelques dispositions de détail concernant les
Eglises des Vallées. Les protestants français
que le voisinage et la tolérance accordée aux
Vaudois avaient attirés, devaient sortir des
états de sa majesté dans les six mois, sous
peine de fustigation, et ensuite de cinq années de
galères. Les Vaudois qui leur donneraient asile
seraient passibles de l'estrapade
(34)
pour une première fois, puis de la fustigation
publique. Les catholiques passés au protestantisme,
et les vaudois catholisés qui étaient
retournés à leur première profession,
étaient atteints par une sentence semblable. Les
mêmes menaces étaient faites à ceux qui
les cacheraient chez eux. En vain le monarque compatissant
qui régnait sur la Prusse demanda une pleine
tolérance en faveur de ces convertis du catholicisme,
revendiquant en leur faveur l'édit de pacification de
1694, Victor-Amédée demeura inflexible
(35). Environ cinq cents prosélytes,
affermis maintenant, loin de fléchir devant l'exil,
prirent, à l'entrée de l'hiver de 1730, le
chemin de Genève où ils arrivèrent dans
le courant de décembre. (V. même
DIETERICI.)
|