HISTOIRE DES VAUDOIS.
IICHAPITRE
XXV. (suite
2)
LES VAUDOIS RÉFUGIÉS
EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN
ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX
(1686-1690).
Leur arrivée à
Genève. - Dissémination en Suisse. - Projet et
première tentative de rentrer aux Vallées. -
Offres de l'électeur de Brandebourg et des princes
allemands. - Henri Arnaud. - Seconde tentative. -
Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat
et le Wurtemberg. - Retour en Suisse de la plupart
«entre eux. - Troisième tentative. - Les
Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent
le lac, - puis la Savoie; - battent un corps d'armée
à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs
Vallées. - Difficulté de la situation, mesure
cruelle. - Les Vaudois maîtres des hautes
vallées, attaquent celle de Luserne. - Vainqueurs,
puis repoussés. - Se retirent sur les hauteurs. -
Désertions. - Forcés successivement se
réfugient à la Balsille. - Attaqués en
vain avant l'hiver. - Approvisionnement providentiel. -
Souffrances. - Essai de négociation. - Attaque de la
Balsille. - Siège. - Fuite merveilleuse. - Bonnes
nouvelles. - La paix. - Retour des prisonniers. - Bobbi
remis aux Vaudois. - Arnaud devant le duc. - Allocution de
Victor-Amédée. - Vaudois au service du duc. -
Retour des Vaudois épars dans leurs
Vallées.
Toutefois la petite armée
butinait par ci par là quelques provisions
meilleures, qu'elle mettait en réserve, et dont elle
se soutenait aussi. S'étant établie aux Prals
(Prali) pour deux jours, elle récolta dans les champs
tout le blé qu'elle put
(1),
et se hâta «en faire moudre aux moulins de ce
lieu (2).
Au milieu de ces luttes et de ces travaux, les devoirs
religieux n'étaient pas négligés.
Arnaud distribua la sainte cène aux troupes qui
l'accompagnaient. Il se rendit ensuite sur le territoire de
Bobbi, pour accomplir le même acte de foi avec les
Vaudois qui s'y trouvaient.
La petite, armée
était demeurée maîtresse du val
Saint-Martin par la retraite des troupes piémontaises
du marquis de Parelle qui, en partant, avait incendié
le Perrier. Profitant de cet avantage, elle procéda
à la récolte en grand des blés sur
pied, au battage et à leur transport dans le village
reculé de Rodoret, où elle établit son
magasin. C'était aussi la saison des vendanges dans
le bas de la vallée, ainsi que celle de la
récolte des noix, des pommes et des châtaignes
(3).
Le camp volant, vigilant et actif, captura des convois de
denrées et de vin assez considérables, de
sorte que, si aucun malheur ne survenait, l'avenir, sous le
rapport des vivres n'était point
menaçant.
La satisfaction
générale fut troublée en ce moment par
la désertion du capitaine Turel, français,
qui, bien que brave et estimé, abandonna l'espoir du
succès final et entraîna quatre amis à
fuir avec lui. L'infortuné n'échappa aux
privations qu'il redoutait que pour endurer un supplice
horrible. Ayant été saisi à Embrun il
fut roué vif, à Grenoble, entre douze
misérables, dont six furent pendus à sa droite
et six à sa gauche (4).
Le corps de Vaudois
resté sur les hauteurs de Bobbi et
considérablement affaibli par les secours
envoyés à la colonne qui parcourait le vallon
d'Angrogne, et surtout par la forte division jetée
dans la vallée de Saint-Martin, ne resta cependant
pas inactif. Il incendia et ruina le couvent
abandonné du Villar pour que, au retour de l'ennemi,
on n'en fit pas une forteresse. Il mit en cendres Rora,
renversa le temple (papiste), tua plus de trente personnes
et emmena beaucoup de bétail. Mais quand les troupes
piémontaises, stationnées dans la
vallée, eurent reçu des renforts assez
considérables pour couvrir de leurs soldats les
montagnes, les Vaudois se virent forcés
«abandonner leur refuge du Serre-de-Cruel, après
y avoir mis le feu, et de se retirer dans un asile plus sur,
aux Pausettes, au pied de l'Aiguille, pic facile à
défendre, dans les rochers duquel ils construisirent
quelques huttes pour y mettre en sûreté les
vivres que l'on apportait des Prals.
Dans plus d'une affaire, les
Vaudois, traqués comme des bêtes fauves, firent
repentir les agresseurs de leur audace. Quelquefois
même ils reprirent l'offensive, comme à Sibaut
où les soixante braves qui stationnaient aux
Pausettes forcèrent les retranchements
derrière lesquels un corps d'égale force
montait la garde. Ils jetèrent le capitaine et
quelques-uns des siens en bas les rochers et leur firent
éprouver une perte de trente-quatre hommes, n'ayant
eux-mêmes à regretter la mort d'aucun des
leurs. Mais bientôt, perdant courage à la vue
de tant d'ennemis, ils abandonnèrent leur nouveau
refuge, les fortifications des Pausettes, et enfin le poste
imprenable de l'Aiguille (5),
laissant toutes leurs provisions d'hiver à la merci
des soldats qui en répandirent sur le sol et mirent
le feu aux baraques qui contenaient le reste. Leur troupeau
même leur fut enlevé. Poursuivis de rochers en
rochers, contraints de se cacher dans des gorges horribles,
sur des précipices ou dans des cavernes
glacées, privés de leurs magasins, ne pouvant
se procurer de nourriture qu'au péril de leur vie,
ils auraient succombé misérablement, si la
Providence n'eût constamment veillé sur eux, et
ne les eût enfin réunis au corps principal qui
opérait dans la vallée de
Saint-Martin.
Comme l'indique ce qui
précède, avec l'automne avaient paru dans les
Vallées de nombreux bataillons, piémontais et
français, les premiers sous le commandement du
marquis de Parelle, lieutenant-général, les
derniers sous celui de M. de l'Ombraille. Leurs troupes
couvraient tous les villages et tous les passages, à
l'exception de quelques rares hameaux et sentiers. Le vallon
de Rodoret assailli au milieu d'octobre (en même temps
que le poste de l'Aiguille), par une troupe d'ennemis, avait
été reconnu intenable. La désertion
avait recommencé parmi les réfugiés
français. Ni la crainte de périr
misérablement comme Turel, ni de meilleurs sentiments
ne retinrent le capitaine Fonfrède, son lieutenant et
vingt soldats, qui s'enfuirent en Pragela où ils
furent bientôt arrêtés, puis pendus. La
situation de la petite armée vaudoise était
des plus critiques assurément, poursuivie sans
relâche, comme elle l'était, par des forces
vingt fois plus considérables.
Aussi, le 22 octobre, deux
mille Français ayant passé du Pragela dans la
vallée de Saint-Martin et dressé leur camp
à Champ-la-Salse, le petit résidu des Vaudois
tint-il conseil à l'entrée de la nuit,
à Rodoret, sur le parti qu'il lui convenait de
prendre. On reconnut qu'à la longue, en
présence de tant d'ennemis, ce poste ne serait pas
tenable. Mais, où se retirer ? Dans les montagnes de
Bobbi, conseillaient les uns; dans les Alpes d'Angrogne, sur
les pas du vaillant capitaine Buffa, soutenaient les autres.
Quoiqu'il semblât que ce dernier parti fût le
plus généralement goûté, les
partisans du premier ne voulaient absolument pas s'y
joindre. La division se glissait entre les chefs; l'on
courait à une ruine certaine. C'est alors que le
pieux Arnaud s'écria, qu'il fallait prier Dieu, et
sans attendre de réponse, il invoqua Celui qui donne
la sagesse, la prudence et l'union; puis, après avoir
exhorté sérieusement et chaleureusement ses
compagnons à sacrifier leurs vues
particulières au jugement des autres, il leur
conseilla un troisième parti, celui de se retirer
à la Balsille, proposition qui enleva aussitôt
tous les suffrages; si bien que la nuit même, deux
heures avant le jour, on était en route pour s'y
rendre. Voulant se dérober aux ennemis, on passa par
dos lieux si dangereux qu'il fallut souvent se servir des
mains autant que des pieds pour assurer ses pas
(6).
L'attention générale fut si occupée
dans de tels moments que les otages s'enfuirent,
après avoir corrompu leurs gardes.
Le lecteur se souvient de la
position du village de la Balsille, sur la Germanasque,
à l'extrémité habitable au nord-ouest
du val Saint-Martin, séparé du val Pragela par
les cols de Damian (ou Dalmian) et du Pis, dans la
même direction, et par celui du Clapier vers l'est. Le
groupe principal des maisons est sur le torrent, au pied de
montagnes dont les pentes rapprochées regardent le
soleil levant. Un pont de pierre, près duquel est un
moulin, unit les deux portions du village, situé
à l'est, au pied des rochers escarpés du
Guignevert qui s'élève vers l'occident et qui
est fortement boisé dans sa partie basse. De cette
paroi accidentée s'avance contre la rivière et
sur les habitations un rocher assez élevé,
aplati et abrupte par place, par étages,
véritable fortification naturelle. Trois fontaines y
fournissent de l'eau. C'est sur ce roc que les Vaudois se
postèrent avec la ferme résolution d'y
attendre de pied ferme les ennemis, sans plus se fatiguer
à courir de montagne en montagne, comme ils l'avaient
si souvent fait. Pour s'y maintenir, ils commencèrent
à se retrancher, firent des chemins couverts, des
fossés et des murailles, et creusèrent plus de
quatre-vingts cabanes dans la terre en les entourant de
canaux qui en éloignaient l'eau. Après la
prière du matin (7),
ceux qui étaient désignés allaient
travailler aux fortifications. Les retranchements
consistaient en coupures l'une sur l'autre. On en fit
jusqu'à dix-sept, là où le terrain
était le moins en pente, et on les disposa de telle
manière, qu'au besoin on pouvait se retirer de l'une
dans l'autre, et que si les assiégeants emportaient
la première, la seconde restait, puis la
troisième, et ainsi de suite jusqu'au sommet du
rocher. On retira de la Germanasque la meule que les
propriétaires Tron-Poulat y avaient jetée
trois ans auparavant, en quittant ces lieux, et on remit en
activité le moulin qui rendit de grands services
(8).
Un fortin fut aussi construit au-dessus du château que
nous venons de décrire, sur un roc plus
élevé mais attenant, séparé
lui-même de la montagne, vers le haut par une
déchirure, où l'on fit un triple
retranchement. Enfin, sur une arête
élancée, dominant leurs ouvrages, ainsi que la
vallée, on laissa continuellement un corps-de-garde
pour avertir la place du moindre mouvement, des
ennemis.
Les Vaudois n'avaient pas
commencé ces travaux depuis plus de trois 'ou quatre
jours, que les bataillons français qui, ne les ayant
pas atteints à Rodoret, n'avaient pu faire main basse
que sur leurs abondantes provisions,
pénétrèrent dans la vallée,
venant des Prals, ainsi que d'autres troupes de la
même nation, commandées par M. de l'Ombraille.
Bientôt, les Vaudois se virent enfermés de
toutes parts. Leur poste avancé de Passet, qui
couvrait l'entrée de la Balsille, leur fut en
même temps enlevé par stratagème, mais
sans perte pour eux, et, le 29 octobre, les ennemis
s'avancèrent pour attaquer le château. Dans ce
but, ils remplirent les bois, dont la montagne contre
laquelle s'appuie la Basille est couverte, de
détachements qui les bloquèrent depuis le
vendredi au dimanche soir, et qui souffrirent
extrêmement, la neige ne cessant pas de tomber. Une
chaude affaire, dans laquelle ils perdirent au passage du
pont une soixantaine d'hommes tués et autant de
blessés, leur démontra enfin
l'impossibilité de forcer pour le moment une position
aussi bien retranchée et défendue. Toutes
leurs sommations de reddition avaient été
rejetées. Les Vaudois n'avaient pas perdu un seul
homme.
Dans le cours de novembre,
comme déjà une partie des troupes
françaises se retirait découragée, de
l'Ombraille averti par les rapports d'un apostat, qui avait
visité la Balsille, que le moulin de Macel
était souvent employé par ceux du
château, y envoya cinq cents soldats qui ne
capturèrent cependant qu'un seul homme et en
tuèrent deux. C'étaient des
réfugiés français. Le survivant qui
n'était. sorti, le jour qu'il fut pris, que pour
soigner ses deux amis malades et les ramener au
château, dut porter leurs têtes à la
Pérouse, au quartier du général. Ses
discours édifiants intéressèrent si
vivement le juge du lieu que, quoique catholique romain, il
demanda, mais vainement, sa grâce à
l'inflexible l'Ombraille. Sa constance dans la profession de
sa foi, sa sérénité en montant la
redoutable échelle, firent une profonde impression
sur les Pragelains (9),
témoins de son supplice, et qui pour la plupart
avaient changé de religion par faiblesse. Sa
dernière prière leur fit répandre
beaucoup de larmes.
Soit que la saison fût
trop avancée, soit que la position de la Balsille
parût trop forte pour être enlevée par
les moyens dont ils pouvaient disposer, les ennemis
abandonnèrent les vallons supérieurs de toute
la vallée de Saint-Martin, Macel, la Salse, Rodoret
et les Prals, brûlant presque toutes les maisons, les
granges et les paillers (10), emportant ou détruisant les
provisions de blés et de denrées, et criant
aux Vaudois de prendre patience jusqu'à Pâques
en les attendant. Retirés dans de meilleurs
cantonnements, ils avaient leurs postes avancés
à Maneille et au Perrier.
Grâce à cette
retraite, les Vaudois se sentirent parfaitement libres de
leurs mouvements. Les premiers mois de leur retour dans leur
patrie s'étaient écoulés, il est vrai,
dans la privation et la souffrance, au milieu de combats
journaliers; mais du moins, anciens propriétaires du
sol, ils en étaient restés les maîtres.
Dieu, qui les avait protégés dans le moment
des premiers dangers et qui leur faisait atteindre la saison
morte, pendant laquelle personne ne s'aviserait de les venir
attaquer dans leurs montagnes, ne pourrait-il pas les
délivrer encore par la suite ? Ils étaient
donc, sinon heureux, du moins reconnaissants et pleins
d'espérance. La désertion plutôt que la
mort avait un peu éclairci leurs rangs. Toutefois
leur nombre, dans la vallée de Saint-Martin, montait
encore à quatre cents, sans compter la petite
division qui se tenait sur les monts d'Angrogne, et une ou
deux petites bandes dans les combes sauvages du val
Guichard, ou entre les rocs des Alpes de
Bobbi.
Une chose leur donnait
à penser; c'était leur nourriture... Où
la prendre? L'ennemi, qui avait détruit tout ce qu'il
avait pu en se retirant, leur fermait tous les passages vers
les lieux habités. La bonne Providence y avait pourvu
en recouvrant de neige les champs de seigle, mûri en
septembre, que les cultivateurs papistes en fuite n'avaient
pu moissonner, qu'eux-mêmes n'avaient fauchés
qu'en partie, et en les soustrayant à l'attention et
aux dévastations des soldats. Restés intacts
sous cette couche protectrice, ils fournirent un aliment
sain et abondant aux reclus de la Balsille qui les
moissonnèrent pendant l'hiver. En outre, de forts
détachements, passant à l'improviste dans les
vallées de Pragela et dit Queyras, en rapportaient du
sel, de la graisse, du vin et d'autres provisions
(11). Par ces divers moyens leur subsistance fut
assurée.
Les plus à plaindre
d'entre les Vaudois furent ceux que le cours de la guerre,
ou quelque imprudence, avaient jetés loin de leurs
frères. Le fait suivant révélera leurs
angoisses. Une bande de douze qui s'était
retirée dans une balme ou grotte isolée,
derrière l'Essart, territoire de Bobbi, se vit
contrainte par la faim à en sortir pour se procurer
des vivres. Rentrée dans son asile, elle jugea que
les traces de ses pas sur la neige pourraient être
aperçues, et se décida à en chercher un
nouveau dans la balme de la Biava, de difficile
accès. À peine en route, elle vit
derrière elle une troupe de cent vingt-cinq paysans
qui, un quart-d'heure plus tôt, l'aurait surprise et
entourée; jetant donc aussitôt son petit
bagage, elle fit diligence et atteignit une cime du haut de
laquelle elle tira avec tant d'aplomb et de justesse sur les
assaillants, que des quinze premiers coups treize
portèrent, et que lorsque les paysans eurent
demandé à parlementer, et qu'ils eurent
consenti à une retraite honorable des deux
côtés, ils avouèrent douze morts et
treize blessés. Le sang d'aucun des douze n'avait
coulé. Leur victoire néanmoins ne les avait
tirés de peine que pour un jour et pour moins de
temps encore; car, en se rendant vers le soir par des
sentiers détournés à la baume de la
Biava, ils virent cent fois la mort au fond des abîmes
sous leurs pieds. La situation de leur nouveau refuge ne
laissait rien à désirer sous le rapport de la
sécurité. Ils y eussent pu passer des mois
sans s'y voir poursuivis. Mais après deux jours,
l'intensité du froid les en chassa. Ils
redescendirent donc dans des contrées moins sauvages
pour chercher un climat plus doux, ou un meilleur gîte
au milieu de nouveaux dangers. Attristés par la
souffrance, animés d'une sombre résolution,
ils suivaient leur chemin, quand ils rencontrèrent
une bande armée. En un clin d'oeil, ils se sont
retranchés derrière une maison, et leur feu a
tué un homme à l'ennemi, quand, à leur
grande douleur comme à leur vive joie, ils
reconnaissent dans les arrivants des frères, des
Vaudois. Ce fut en versant des larmes qu'ils coururent
à eux. Ils passèrent tous ensemble le col
Giulian et vinrent chercher au château de la Balsille
le repos, le couvert, la subsistance et la
sécurité que les douze fugitifs avaient
presque désespéré de retrouver
jamais.
L'hiver se passa paisiblement
à la Balsille, dans les travaux de défense,
dans les soins d'approvisionnements et dans les
préoccupations de l'avenir, tempérées
par la confiance en Dieu que le pieux Arnaud entretenait
chez tous par sa contenance, par ses discours et par les
exercices du culte. Des visites officieuses et des messages
de parents, ou d'officiers au service du duc, interrompirent
seuls la monotonie. Toutes ces démarches tendaient au
même but, l'intimidation. On désirait amener
les Vaudois à négocier leur éloignement
définitif du sol natal. À cet effet, on
cherchait à les effrayer par des confidences sur le
sort qui les attendait. Une nombreuse armée les
envelopperait au printemps et les détruirait. S'ils
étaient sages, ils accepteraient des conditions
pendant qu'on pouvait encore les accorder. On les conjurait
de ne pas compromettre davantage la cause de leurs parents
détenus dans les prisons, non plus que les
intérêts de ceux qui, devenus papistes,
habitaient leurs anciens villages; de penser aussi à
leurs femmes et à leurs enfants qu'ils avaient
laissés en Suisse, et qui seraient privés de
leurs appuis naturels par leur inconcevable et imprudente
ténacité. On leur reprochait aussi leur
tentative, comme si elle eût été un acte
de rébellion, un crime contre leur souverain
légitime. Le dernier argument était le seul
qui méritât une réponse motivée
de la part d'hommes qui, prêts eux-mêmes
à tous les sacrifices, ne pouvaient être
détournés de leur entreprise par la
considération des souffrances de quelques personnes
isolées. Arnaud s'expliqua plusieurs fois sur ce
point, et en particulier dans une lettre que le conseil de
guerre, dont il était le président,
écrivit au marquis de Parelle, en le priant d'en
soumettre le contenu à son altesse royale. On y lit
:
1° « Que les sujets
de son altesse royale, habitant les Vallées, ont
été en possession des terres (qu'ils
réclament et) qui leur appartenaient de temps
immémorial, et que ces terres leur ont
été laissées par leurs
ancêtres.
2° » qu'ils ont de
tout temps payé exactement, à son altesse
royale, les impôts et les tailles qu'il lui plaisait
d'imposer.
3° Qu'ils ont toujours
rendu une fidèle obéissance aux ordres de son
altesse royale, dans tous les mouvements qui sont
arrivés dans ses états.
4° Qu'en ces derniers
mouvements (12), suscités contre ses fidèles
sujets par d'autres ressorts que celui de son altesse.
royale (13), il n'y avait seulement pas un procès
criminel dans les Vallées, chacun s'occupant à
vivre paisiblement dans sa maison, en rendant à Dieu
l'adoration que toutes les créatures lui doivent, et
à César ce qui lui appartient, et que
cependant un peuple si fidèle, après avoir
beaucoup souffert dans les prisons, se voit dispersé
et errant dans le monde. On ne trouvera sans doute pas
étrange si ces gens ont à coeur de revenir
dans leurs terres. Hélas ! les oiseaux, qui ne sont
que des bêtes dépourvues de raison, reviennent
en leur saison chercher leur nid et leur habitation, sans
qu'on les en empêche; mais on en empêche des
hommes créés à l'image et à la
ressemblance de Dieu. L'intention des Vaudois n'est point de
répandre le sang des hommes, a moins que ce ne soit
en défendant le leur; ils ne feront de mal à
personne; s'ils demeurent sur leurs terres, c'est pour
être, comme ci-devant, avec toutes leurs familles,
bons et fidèles sujets de son altesse royale, le
prince souverain que Dieu leur a donné. Ils
redoubleront leurs prières pour la conservation de
son altesse royale et de toute sa maison royale, et surtout
pour apaiser la colère de l'Éternel, qui
parait courroucé contre toute la terre
(14). »
Comme les Vaudois ne pouvaient
se soumettre sans condition, et que l'heure n'était
point encore venue en laquelle leur prince
reconnaîtrait la justice de leur cause, la
négociation, interrompue après quelques
pourparlers, n'eut aucun résultat.
Quand les neiges eurent
commencé à fondre dans les vallées
supérieures, et que les passages par-dessus les monts
purent être considérés comme
praticables, on vit les troupes françaises
s'acheminer vers la Balsille, du bas de la vallée de
Saint-Martin, et de celle de Pragela par le col du Clapier
et par celui du Pis. Celles qui
pénétrèrent par ce dernier passage
restèrent deux jours sur la montagne, dans la neige
et sans feu, de peur «être découvertes.
Les soldats furent réduits à se serrer
étroitement les ans contre les autres pour se
réchauffer, attendant ainsi l'ordre de se remettre en
marche et d'investir la place.
Nous avons décrit la
position du château et les moyens de défense
qu'on avait ajoutés à ceux qu'il devait
à la nature. Il en est un cependant que nous n'avons
pas encore indiqué, parce qu'il a été
organisé pendant l'hiver. L'abord, de la place
n'étant possible, avec quelque chance de
succès pour les assaillants, que du côté
d'un ruisseau qui coule au pied du château où
le terrain est moins escarpé, Arnaud avait
fortifié avec un soin particulier cette face. Il
avait fait planter de bonnes palissades et élever de
petits parapets, avec des arbres disposés de
manière que les rameaux et les branches
étaient du côté des ennemis, et le tronc
avec les racines du côté des Vaudois. Et, pour
les affermir, on les avait chargés de grosses
pierres, en sorte qu'il n'était pas plus facile de
les arracher que de les escalader.
L'illustre de Catinat,
lieutenant-général des armées du roi de
France, commandait les troupes, réunies autour de la
Balsille, au nombre de vingt-deux mille hommes, dont dix
mille Français et douze mille Piémontais;
masse, sans doute, trop considérable pour livrer
l'assaut, mais dont les deux tiers devaient être
employés à investir la place, à en
garder tous les passages, afin de faire prisonniers les cinq
cents assiégés, s'ils tentaient de s'enfuir.
Catinat, pressé de se porter ailleurs,
espérait d'en finir en un jour
(15).
Le feu commença le
lundi matin, le" mai 1690. Les dragons, campés dans
un bois à la gauche du château,
traversèrent la rivière et
s'embusquèrent le long de ses rives, sous une
grêle de balles et avec une grande perte d'hommes. Des
centaines de soldats de son altesse royale restèrent
immobiles à leur premier poste
(16). Le gros des forces ennemies s'approcha des
masures de la Balsille au pied du rocher, mais il se retira
promptement, laissant beaucoup de morts sur la place et
emportant quantité de blessés. Un
ingénieur (17)
ayant observé les abords du château avec une
lunette d'approche, et ayant cru remarquer que l'endroit le
plus faible était sur la droite, on détacha un
corps choisi du régiment «Artois, fort de cinq
cents hommes pour l'assaut. Sept cents paysans du Pragela et
du Queyras devaient le suivre pour arracher les palissades
et les parapets. Au signal donné et à la
faveur des décharges générales des sept
mille soldats entrés en ligne, le bataillon choisi
s'élance sur le retranchement désigné,
avec une ardeur sans pareille. ils crurent qu'il n'y avait
qu'à écarter les rameaux serrés et
qu'ils auraient ensuite un chemin ouvert, mais ils
s'aperçurent promptement que les arbres
étaient inébranlables et comme cloués
au sol par la masse de pierres qui les retenaient. Les
Vaudois voyant qu'ils n'en pouvaient venir à bout, et
les apercevant aussi près d'eux, commencèrent
un feu si vif, les jeunes chargeant les fusils que les plus
aguerris déchargeaient d'une main sûre, que,
malgré la neige qui tombait et qui humectait la
poudre, les rangs des assaillants s'éclaircissaient
à vue d'oeil. Et quand le désordre se glissa
parmi ces victimes de l'assaut, les Vaudois sortirent
brusquement de leurs retranchements, poursuivirent et mirent
en pièces les débris de cette troupe
d'élite, dont il n'échappa que dix ou douze
sans chapeaux et sans armes. Leur commandant, de Parat,
blessé à la cuisse et au bras, ayant
été trouvé entre des rochers, fut fait
prisonnier ainsi que deux sergents qui étaient
restés fidèlement à ses
côtés pour prendre soin de lui. Chose
surprenante! les Vaudois n'eurent ni mort ni blessé.
Les ennemis consternés se retirèrent le
même soir, les Français à Macel, les
Piémontais, qui étaient restés
tranquilles spectateurs du combat, à
Champ-la-Salse.
Trois jours plus tard, les
ennemis passèrent sur le territoire français
(val Pragela) pour s'y restaurer, bien résolus
à revenir pour venger un tel affront et à
mourir plutôt que d'abandonner leur entreprise. Le
même jour, Arnaud fit une prédication si
touchante et fut lui-même si ému, que troupeau
et pasteur ne purent retenir leurs larmes.
Au dépouillement des
morts, l'on trouva sur eux des charmes ou
préservatifs contre les attaques du malin et contre
la mort ; précaution jugée indispensable par
des hommes à qui l'on faisait croire que les barbets
avaient communication avec le diable
(18).
Catinat, profondément
blessé de l'échec qu'il avait
éprouvé, prit toutes les dispositions
nécessaires pour en tirer une éclatante
vengeance; mais il ne jugea point à propos d'exposer
une seconde fois sa personne et ses espérances au
bâton de maréchal de France, et il remit
l'exécution de l'entreprise à l'ambassadeur du
roi à l'a cour de Savoie, M. le marquis de
Feuquières.
Le samedi, 10 de mai, la garde
avancée signala rapproche des ennemis. Aussitôt
les postes extérieurs furent abandonnés, et
tout se replia dans le château. On renonça
à regret aux exercices de préparation à
la sainte cène qu'on s'était proposé de
prendre le lendemain, jour de la Pentecôte. Le
même soir, les ennemis campaient déjà
à proximité; cette fois, au nombre de douze
mille soldats seulement et de quatorze cents paysans.
Divisés en cinq corps, ils enveloppèrent
complètement la place ; deux stationnèrent
dans la vallée, au Passet, et au pied de la montagne
près de la Balsille; les trois autres sur les
hauteurs voisines du fort, l'un au Clos-Dalmian, l'autre en
haut sur les rochers, le dernier dans le bois de l'envers du
château, au Serre de Guignevert. Rompus avec la
tactique des sièges, ils s'approchèrent du
château, à la portée du mousquet, en se
retranchant derrière de bons parapets. Car, outre les
pionniers en grand nombre et les soldats de service au feu
ou à la tranchée, tous les autres
s'employaient à faire des fascines et à les
porter à la queue des travaux. De jour, l'attaque de
leurs ouvrages était impossible, car les ennemis
apercevaient à peine le chapeau d'un Vaudois qu'ils
lui lâchaient une centaine de coups de fusils, sans
courir de leur côté aucun risque,
protégés comme ils l'étaient par des
sacs de laine et par leurs parapets. Mais il ne se passa
presque pas de nuit que les assiégés ne
fissent des sorties.
Voyant que le feu de la
mousqueterie n'aboutissait qui perdre des balles et de la
poudre, de Feuquières fit porter du canon
(19)
à la hauteur du château, sur la montagne du
Guignevert ; puis il arbora un drapeau blanc et ensuite un
rouge pour faire comprendre aux assiégés que,
s'ils ne demandaient pas la paix, ils n'avaient plus de
quartier à espérer. lis avaient
déjà été invités à
se rendre et avaient répondu : « N'étant
point sujets du roi de France, et ce monarque n'étant
point maître de ce pays, nous ne pouvons traiter avec
ses officiers. Étant dans les héritages que
nos pères nous ont laissés de tout temps, nous
espérons avec raide de celui qui est le Dieu des
armées, d'y vivre et d'y mourir, quand nous ne
resterions que dix! Si votre canon tire, nos rochers n'en
seront pas épouvantés et nous entendrons
tirer. »
Le lendemain 14, le canon
tonna en effet toute la matinée. Les boulets firent
brèche aux murailles et l'assaut fut ordonné
sur trois points. Une colonne monta par le Clos-Dalmian ;
une seconde, par l'avenue ordinaire, et la troisième
par le ruisseau, sans s'inquiéter du feu des
assiégés, ni des pierres qu'ils faisaient
rouler sur elles. Les ennemis, d'ailleurs,
protégeaient les leurs par une pluie de balles qui
cependant, par un miracle de la bonté divine, ne tua
personne dans le château. Mais les Vaudois, assaillis
à la fois par tant d'endroits et par des forces si
disproportionnées, se virent contraints
d'évacuer leurs retranchements inférieurs. En
les quittant, ils ôtèrent la vie à M. de
Parat, leur prisonnier (20).
La Balsille ne pouvait
être défendue bien plus longtemps. Le
corps-de-garde placé sur un pie élevé
eu avait été chassé par les ennemis qui
le mitraillaient depuis les rochers voisins. Le fortin comme
les retranchements supérieurs du château
allaient être bientôt forcés selon toutes
les apparences. Heureusement que le jour tendait à sa
fin. Il ne restait aux Vaudois qu'un moyen de salut, la
fuite. Elle était difficile, car l'ennemi les
entourait de toutes parts. S'ils eurent un moment l'espoir
d'y réussir pendant l'obscurité, ils le
perdirent bientôt en pensant aux grands feux qu'on
allumait autour d'eux tous les soirs et qui jetaient un vif
éclat. Il ne leur restait qu'à mourir. Les
Français se réjouissaient de les voir marcher
au supplice. Les cordes pour les lier et pour les pendre
étaient toutes prêtes. Mais si la Providence,
qui les avait garantis jusqu'alors de la main de leurs
ennemis, permit qu'ils arrivassent à une semblable
extrémité, ce ne fut que pour leur faire mieux
connaître avec quel soin elle veillait à leur
conservation. En effet, un brouillard épais survint
avant la nuit, et le capitaine Poulat qui était de la
Balsille s'étant offert pour guide on se
prépara à le suivre. L'examen attentif des
postes ennemis, au moyen de leurs feux, avait
démontré à ce chef, parfaitement au
fait des localités, des mouvements et de
l'inclinaison du terrain, la possibilité
d'échapper, si Dieu le permettait, mais par un
affreux chemin, par un ravin ou précipice qu'il
indiqua.
Sans hésiter, on se
dévala à la file par une déchirure du
rocher, la plupart du temps en se glissant assis, ou en
marchant un genou à terre, en se tenant à des
branches, d'arbres, à des arbustes et en se reposant
par moments. Poulat et ceux qui étaient en tête
avec lui tâtonnaient de leurs pieds mis à nu
à dessein, aussi bien que des mains, allongeant ou
ramassant leurs corps, s'assurant de la nature et de la
solidité de l'objet qui allait les soutenir. Tous,
à mesure qu'ils arrivaient, imitaient les mouvements
de celui qui les précédait. Les abords du
château étaient si bien gardés qu'on ne
pouvait éviter entièrement de se trouver dans
le voisinage de quelque corps-de-garde. C'est ce qui arriva
: on passa tout près d'un poste français au
moment ou la ronde se faisait. Et, ô malheur !
à ce même instant, un Vaudois, devant s'aider
de ses mains, laissa tomber un petit chaudron qu'il portait
et qui, en roulant, attira l'attention de la sentinelle.
Celle-ci de crier aussitôt : Qui vive ? « Mais,
dit plaisamment Arnaud dans son récit, ce chaudron,
qui heureusement n'était pas de ceux que les
poètes feignent avoir rendu autrefois des oracles
dans la forêt de Dodone, n'ayant donné aucune
réponse, la sentinelle crut s'être
trompée et ne réitéra pas son appel.
» Parvenus au pied du précipice, les Vaudois,
gravissant les pentes latérales et escarpées
du Guignevert, se dirigèrent au sud vers Salse. Il y
avait même deux heures que le jour avait paru, qu'ils
montaient encore par des degrés qu'ils creusaient
dans les neiges. Alors, les ennemis qui étaient
campés à Lautiga, sous le rocher où les
Vaudois avaient eu leur corps-de-garde de la montagne, les
découvrirent et crièrent que les barbets se
sauvaient.
On envoya un
détachement à leurs trousses. Les Vaudois
descendirent aux Pausettes de Salse, de l'autre
côté de la montagne, où ils se
reposèrent et se réconfortèrent en y
faisant de la soupe. Ils firent de même à
Rodoret où ils se rendirent ensuite. Et ils ne se
furent pas plutôt remis en marche qu'ils
aperçurent sur les hauteurs opposées, sur
leurs derrières, une colonne ennemie qui prenait le
chemin de Rodoret. Devinant son dessein, ils gravirent le
sommet de Galmon entre Rodoret et Prali (les Prals
(21). lis s'y arrêtèrent deux heures
pendant lesquelles ils firent une revue, envoyèrent
dans une balme, nommée le Vallon,, les malades et les
blessés avec le chirurgien de M. de Parat, sous la
garde des plus valides. Puis, ils descendirent rapidement du
côté de Prali, s'embusquèrent dans le
bois de Serrelémi où ils attendirent la nuit.
Un brouillard s'étant heureusement
élevé, ils se remirent en route et
montèrent au casage (hameau) appelé la
Majère, où ils s'attristaient de ne pas
même trouver de l'eau, quand le ciel ayant
pitié de leurs souffrances leur envoya de la plaie
qui, dans cette déroute, leur fut aussi utile et
secourable que dans d'autres occasions, elle leur avait
été incommode et nuisible.
Le lendemain, 16, ils
gagnèrent Prayet, puis traversant le vallon
au-dessous de Prali par le brouillard, ils se
jetèrent dans des montagnes rocheuses et en
précipices qui 1 du Rous au midi, s'abaissent vers le
nord en se déchirant. Ils passèrent à
Roccabianca (roche blanche, belle carrière de marbre)
et allèrent coucher à Fayet, vallon
latéral de la vallée de
Saint-Martin.
Le 17, comme l'ennemi
était déjà sur leurs traces, au,
Pouèt, ils franchirent la montagne au midi et
envahirent Pramol. Ils y livrèrent un combat aux
habitants et à des soldats retranchés dans le
cimetière de l'église, leur tuèrent
cinquante-sept hommes et incendièrent le village.
Eux-mêmes eurent à regretter trois
blessés et autant de morts sans compter une de leurs
femmes (bien peu nombreuses), qui fut frappée au
moment où elle portait de la paille pour enfumer ceux
qui étaient dans le temple... Ils firent prisonnier
le commandant de Vignaux avec trois lieutenants. Le premier
de ces officiers apprit à Arnaud, en lui remettant
son épée, que Victor-Amédée
devait, dans trois jours, se décider pour l'alliance
française, ou pour la coalition que l'empereur, une
partie de l'Allemagne, la Hollande, l'Angleterre et
l'Espagne avaient formée contre Louis XIV. Arnaud,
que ses relations secrètes avec le prince
«Orange, devenu roi d'Angleterre, avaient initié
à la politique, d'alors, mais que son isolement dans
la Balsille avait privé de renseignements sûrs,
saisit à l'instant la portée qu'aurait pour
lui et sa troupe la résolution que son altesse de
Savoie allait prendre. Il y vit sa ruine ou sa
délivrance. Prévoir la détermination du
prince était impossible. il l'attendit dans une vive
anxiété.
Ce fut déjà le
lendemain, 18 mai 1690, jour de dimanche, dans un hameau
supérieur d'Angrogne (22), où les Vaudois s'étaient
rendus en quittant Pramol, que la décision prise par
Victor-Amédée leur fut annoncée et que
la paix leur fut offerte en son nom par deux particuliers de
Saint-Jean et d'Angrogne, qu'ils connaissaient parfaitement,
les sieurs Parender et Bertin,. envoyés dans ce but
par le baron de Palavicini, général de son
altesse.
Qui pourra se
représenter la joie de ces pauvres gens qu'une guerre
de neuf mois a épuisés et réduits aux
deux tiers de leur nombre primitif, que la famine poursuit
et qui, chassés de leur dernier asile, traqués
comme des bêtes fauves, de rocher en rocher, de vallon
en vallon, n'ont à attendre que la mort ou une prison
perpétuelle ? Une nouvelle aussi inattendue eût
pu être fatale à plusieurs en excitant trop
vivement leur sensibilité et en les faisant passer
sans intermédiaire des plus sombres
résolutions aux espérances les plus douces, si
la crainte qu'elle ne fût prématurée
n'eût comprimé les élans de leur
joie.
Les événements
se chargent de la confirmer peu à peu. La garnison
piémontaise du bourg de la Tour fait prisonnier, sous
les yeux des Vaudois, le détachement français
de Clérambaud qui, en poursuivant ces derniers, y est
entré pour s'y restaurer. En même temps des
vivres sont distribués, au nom de son altesse royale,
à ces pauvres échappés de la Balsille,
dont huit jours auparavant on avait conjuré la mort.
Le village de Bobbi est remis entre leurs mains; on le
confie à leur garde. Ils y voient arriver peu
après les ministres Montoux et Bastie, le capitaine
Pelenc, le chirurgien Malanot et vingt autres qui, sortis
des prisons de Turin, accourent avec des transports de joie
vers leurs frères. C'est à qui d'entre eux
racontera que le prince les a harangués avec
bonté et leur a même dit : « Qu'il ne les
empêcherait pas de prêcher partout, jusque dans
Turin. » Ils se voient aussi traités avec
confiance. Le commandant des troupes de son altesse royale
requiert leur coopération, et conjointement avec les
troupes ducales, ils passent le col de la Croix, s'aident
à battre l'ennemi, incendient Abriés et
rentrent chargés de butin à Bobbi. Ils
attaquent les troupes françaises retranchées
dans les forts de Saint-Michel de Luserne, et, de la Tour.
Le succès couronne les armes de leur prince qu'ils
sont maintenant heureux de servir.
Un de leurs capitaines ayant
fait une excursion en Pragela et y ayant saisi un courrier
avec des lettres pour le roi de France, Arnaud qui en avait
donné avis au baron de Palavicini reçut
l'ordre de les lui porter, et il accompagna ce
général en chef auprès de son altesse
royale. Victor-Amédée Il reçut la
députation vaudoise avec cordialité. «
Vous n'avez, lui dit-il, qu'un Dieu et qu'un prince à
servir.
Servez Dieu et votre prince
fidèlement. Jusqu'à présent nous avons
été ennemis; désormais il nous faut
être bons amis; d'autres ont été la
cause de votre malheur; mais si, comme vous le devez, vous
exposez vos vies pour mon service, j'exposerai aussi la
mienne pour vous, et tant que j'aurai un morceau de pain,
vous en aurez votre part. »
Si l'intérêt de
la politique avait rapproché
Victor-Amédée de ses infortunés sujets
des Vallées Vaudoises, si la nécessité
de défendre sa frontière, jointe au besoin de
soldats éprouvés, lui fit confier ce poste
«honneur à ces mêmes hommes dont il avait
méconnu le caractère et les sentiments,
disons-le, la vue de leur dévouement à sa
cause et de leur fidélité exemplaire
touchèrent son coeur et leur gagnèrent son
affection. Le prince, éclairé sur les
dispositions et sur les voeux de ses sujets de la religion,
leur rendit son estime, et il ne la leur retira plus. Ce ne
fut, il est vrai, que quelques années après
(le 13-23 mai 1694) que Pacte de pacification concernant les
affaires vaudoises fut proclamé : néanmoins,
dès le premier jour où l'offre de paix fut
faite, la réconciliation fut sincère et
complète de part et d'autre.
La confiance du prince ne se
borna pas à remettre la garde des frontières
à la troupe des anciens proscrits, ni son estime
à accorder le rang de colonel à leur chef,
Arnaud, sa justice mit le comble à leurs voeux en
consentant au retour de leurs familles aux Vallées
ainsi qu'à leur rentrée en possession de leur
antique héritage. Dès les premiers jours de
juillet, l'on voit l'infatigable Arnaud voler en poste
à Milan au-devant des bandes vaudoises qu'on y attend
(23). Ce sont, sans doute, ceux des exilés
qui étaient restés dans le nord de la Suisse,
dans les Grisons et dans le Wurtemberg, et qui, avertis des
favorables dispositions de Victor-Amédée,
rejoignent leurs frères en leur conduisant les femmes
et les enfants que ces derniers avaient confiés
à leurs généreux hôtes,
lorsqu'ils étaient partis onze mois auparavant pour
la conquête de leur patrie. Des hautes montagnes de la
Suisse, ils débouchent sur des plaines amies, dont
les souverains, comme le leur, font partie de la
coalition.
Nous regrettons de manquer de
renseignements précis sur le retour des Vaudois,
domiciliés dans la Suisse occidentale, de ceux de
Neuchâtel, par exemple, qui étaient
arrivés trop tard au bois de Prangins pour
s'embarquer (24). Mais qu'importe? Qu'il nous suffise de
savoir que la généralité des membres de
cette grande famille reprît, à peu d'exceptions
près, la route du pays de ses pères. Les plus
éloignés ne firent point défaut.
L'électeur de Brandebourg, qui les avait accueillis
avec tant d'amour dans ses états, qui pour les
établir avait fait de si grandes dépenses, ne
recula point devant de nouveaux sacrifices pour exaucer le
voeu de leurs coeurs. Il leur fournit
généreusement les moyens de s'en retourner
(25).
Pour rendre entièrement
justice à la loyauté de
Victor-Amédée, nous devons ajouter, que
non-seulement il permit la rentrée de tous les
exilés, mais qu'il consentit encore à ce que
les Vaudois, que la détresse avait asservis pour un
temps an culte romain, retournassent à la profession
de la foi de leurs pieux ancêtres et de leurs
héroïques frères. Profitant de son bon
vouloir et usant de leur liberté, un grand nombre de
jeunes gens et de filles, entrés forcément au
service de riches Piémontais pour sauver leur vie,
ainsi que des enfants enlevés lors de
l'emprisonnement de 1686 et de l'émigration de 1687,
accoururent aussi vers la demeure où ils avaient
reçu le jour, chercher des parents et revendiquer une
croyance dont le souvenir remplissait encore leur
coeur.
Qu'ils sont heureux de se
revoir, après quatre années d'une cruelle et
douloureuse séparation, sur cette terre chérie
qu'ils ont retrouvée et où ils ont cependant
tout à rétablir ! Comme autrefois, lorsque
Israël, sortant de l'exil, revint au pays de ses
pères reconstruire Jérusalem en ruines,
relever son temple et son culte, et cultiver ses champs
longtemps abandonnés, pour en donner la dîme
à l'Éternel, ce faible résidu des
anciens Vaudois, sans quitter les aimes devenues
nécessaires à la défense de son prince,
saisit la truelle, la bêche et le manche de la charrue
(26), relève ses chaumières,
répare les temples de ses villages, reconnaît
et ensemence ses jachères, et le coeur reconnaissant
rend grâces avec amour au Dieu tout sage, tout bon et
tout puissant qui, après ravoir fait passer lui et
les siens par de rudes, mais salutaires épreuves, lai
a rendu, sur le sol de ses pères, la liberté
de le servir d'un culte pur et conforme à sa
Parole.
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