HISTOIRE DES VAUDOIS.
CHAPITRE
XXI.
LES BIENFAITS DE LA PAIX
ACCOMPAGNÉS DE GRANDES MISÈRES.
Suite
Les Vallées dans la
misère secourues. - Tracasseries de la part des
prêtres. - Ordre injuste. - Intrigues. - Les
Vallées sous le gouverneur Castrocaro. - Ambassade
des princes Palatin et de Saxe. - Persécution dans le
marquisat de Saluces. La Saint-Barthélemi; attaque du
val Pérouse. - Mort de la bonne duchesse Marguerite.
- Règne de Charles-Emmanuel. - Les Vallées
sous la domination française. - Leur retour sous
celle de Savoie. - Moyens employés pour
entraîner les Vaudois au papisme. - Les bannis. -
Martyre de Coupin. - Les milices vaudoises en campagne. -
Amende au sujet de cimetières. - Le val
Pérouse occupé par les troupes du duc. -
menées de l'inquisition. - Rapt d'enfants. - Les
Vaudois à leurs frontières. - Essai
infructueux d'établir les moines et la messe dans les
communes vaudoises. Invasion des Français en
Piémont. - Une terrible maladie emporte la
moitié de la population.
Vers la fin de l'an 1599, le duc ayant
fait un voyage en France, les adversaires des Vaudois
crurent le moment favorable pour les molester. Ils voulurent
les obliger à chômer les fêtes papistes
en quelques lieux où cette sujétion n'avait
jamais existé, et fermèrent les écoles
en d'autres endroits. La moindre résistance
entraînait la prison dont on ne sortait qu'à
prix d'argent, ou en promettant d'aller à la messe.
De plus, on plaça comme curé à la Tour
un homme entreprenant, Ubertin Braide, qui revendiqua des
évangéliques la dîme dont ils
étaient affranchis dès 1561, et sur leur
refus, il fit saisir leurs effets par la justice. Il
s'ensuivit une excessive irritation chez plusieurs. L'on
craignit des troubles. Mais une députation
envoyée au duc, alors en Savoie, obtint le
redressement des griefs. Le prêtre ayant
été débouté de ses
prétentions, le calme parut renaître. Cependant
des jeunes gens mal inspirés rallumèrent, par
un acte répréhensible, le feu à peine
caché sous la cendre. Ils effrayèrent un soir
par leurs cris le prêtre retiré dans sa cure.
Celui-ci, craignant quelque vengeance, s'enfuit chez un
gentilhomme du voisinage.
L'affaire fut envisagée
comme criminelle. L'on fit des enquêtes. Les jeunes
gens bien connus devaient être conduits à
Turin. L'arrivée d'une escouade d'archers leur fit
prendre la fuite. Ne comparaissant pas à l'audience,
ils furent condamnés par contumace et bannis des
états de son altesse. Cet événement fut
la source de nombreux déplaisirs pour les pasteurs,
gardiens vigilants de la morale publique, et une cause
prolongée de troubles, même de délits et
de crimes. Car ces jeunes gens contraints de fuir leurs
demeures, sans moyen régulier d'existence,
réclamaient souvent par la force ce qu'ils
n'obtenaient pas par bienveillance. Des gens
dépravés, dont plusieurs papistes,
profitèrent de la confusion générale
pour commettre dans l'ombre des iniquités,
assurés qu'ils étaient qu'on les attribuerait
aux bannis.
Un douloureux
événement donna, au commencement de ce
siècle, la mesure de cette susceptibilité
romaine, qui ne reconnaît pas même au.
chrétien évangélique le droit de
répondre, pour sa défense, à celui qui
lui conteste l'excellence de sa religion. Un honnête
marchand de la Tour, nommé Coupin, étant
à Asti, en 1601, pour la foire, fut un soir, au
souper, entraîné par les questions des convives
à se dire Vaudois, et à nier la
présence réelle du Sauveur dans la
cène. Dénoncé comme coupable, quoiqu'il
fût resté dans les limites de défense
validées par la capitulation de 1561, il fut
jeté dans les prisons, et n'en put être
tiré, quelques démarches que ses parents, ses
amis et les Églises fissent, même auprès
du due. L'inquisition ne lâcha sa proie que
privée de vie et même ne s'en désista
point, car elle fit brûler publiquement la
dépouille du martyr trouvé mort dans sa
prison. Durant les deux années de sa
captivité, ce chrétien, aussi humble que
sincère, ne put être ébranlé un
seul moment dans sa foi, il édifia jusqu'à la
fin ceux qui étaient admis à le voir. Il
s'étonnait lui-même de la force inattendue qui
lui était communiquée, ainsi que des
réponses claires, précises,
évangéliques, que Dieu lui inspirait en face
de ses juges.
La même année de
l'arrestation de Coupin, c'est-à-dire en 1601,
l'ordre fut donné, à tous les
évangéliques du marquisat de Saluces
(1),
de sortir des états de son altesse dans le cours de
deux mois depuis la publication de l'édit.
Liberté leur était laissée de vendre
leurs biens dans le même espace de temps. Hélas
! plusieurs faillirent et devinrent papistes. Toutefois un
grand nombre de familles préférèrent
obéir à Dieu, et passèrent en France ou
en Suisse, quelques-unes obtinrent de se fixer aux
Vallées. Les anciennes Églises vaudoises dit
marquisat, Pravilhelm et les autres de la montagne, furent
enfin laissées en repos après avoir
partagé quelque temps les tribulations
communes.
L'effort papiste ne
s'arrêta pas là. On tenta d'induire à
l'abjuration, par flatteries et par menaces, les membres de
l'Église vaudoise, domiciliés dans le bourg de
Luserne ainsi que dans les villes de Bubbiana, Campillon et
Fenil, sur la lisière du Piémont, où
ils ne jouissaient pas du droit de pratiquer leur culte
publiquement. Le gouverneur de la province, Ponte, pour les
intimider, dénonçait aux récalcitrants,
par des édits publiés à grand bruit,
l'expiration de leur permis de séjour.
L'archevêque de Turin, présent aussi sur les
lieux, faisait paraître les intéressés
devant lui, les flattait par de douces paroles, ou cherchait
à ébranler leur foi par des raisons qu'il
croyait sans doute plausibles. Dans ce dernier but, et pour
leur agréer, sans penser mûrement au danger que
courait sa cause, il provoqua même une dispute
publique, qui eut lieu à Saint-Jean, entre son
délégué, le professeur et recteur des
jésuites à Turin, Marchesi, et le pasteur
Auguste Gros, ancien professeur papiste, converti depuis
longtemps, homme de talent, de science et de grande
piété. Cette dispute, qui affermit dans leur
croyance les Vaudois qu'elle avait attirés, ne fut
pas renouvelée, malgré le bon vouloir du
ministre, n'ayant pas produit les résultats que
l'archevêque en espérait.
Le bourg de Luserne
n'étant point compris dans la capitulation de 1561,
les Vaudois qui y étaient domiciliés, et qui
n'abjurèrent pas, durent se fixer ailleurs. Ceux qui
étaient établis à Bubbiana, Campillon
et Fenil, conformément au traité, ne se
laissaient pas persuader d'en sortir. Pour faire
fléchir cette résistance, on recourut à
un moyen que des prêtres seuls, plus
préoccupés de leurs conquêtes que de
l'honneur de leur souverain, pouvaient imaginer. Ils
obtinrent du duc qu'il interviendrait de sa personne
auprès des plus considérés, et qu'il
ajouterait, à ses actes précédents, le
poids de son ascendant immédiat, l'instance d'une
parole affectueuse, l'irrésistible autorité
d'une demande de sa bouche. Les imprudents ! ne voyaient-ils
donc pas que, même dans le cas le plus favorable,
celui du succès, le prince perdait plus qu'il ne
gagnait? et qu'en induisant ses sujets à renier leur
foi, il ébranlait lui-même son trône,
puisque la fidélité au souverain, si juste, si
légitime, ne l'est pas plus que celle qui est due
à Dieu, et même qu'elle n'est forte et durable
qu'autant qu'elle s'appuie sur la foi religieuse? Et dans le
cas défavorable à leur point de vue, dans le
cas de la résistance du Vaudois à la pression
morale exercée sur lui par son prince, la
majesté, du trône n'était-elle pas
compromise par un effort infructueux sur la conscience d'un
sujet, et la personne même du prince exposée
à un jugement sévère de celui qui
eût désiré pouvoir le respecter
toujours?
À un jour
marqué, les quatre personnages les plus
considérés d'entre les Vaudois de Bubbiana,
qui, par leur influence, à ce que disaient leurs
adversaires, avaient, jusqu'alors rendu inutiles les efforts
réunis du gouverneur irrité et de l'insinuant
archevêque, furent mandés à Turin, au
nom du prince, et furent introduits l'un après
l'autre en sa présence. Le premier, appelé
Valentin Boule (ou Bolla), après avoir ouï les
paroles affectueuses de son altesse, lui exprimant son vif
désir qu'il embrassât sa religion, supplia
respectueusement son souverain de lui permettre de demeurer
fidèle à Dieu selon sa Parole. Est-il
nécessaire d'ajouter que le duc n'insista pas, et
qu'il lui permit de se retirer en lui disant : Vous m'auriez
assurément fait un grand plaisir en
déférant à mes remontrances, mais je ne
veux pas faire violence à votre conscience. Pendant
que Valentin Boule s'éloignait, sans avoir pu
échanger une parole avec les trois autres, on
annonça perfidement à ceux-ci que leur
frère et ami avait cédé au désir
du duc et lui avait donné sa parole d'abjurer.
Trompés par ce rapport, déconcertés par
l'apparente défection de celui qu'ils
considéraient comme le plus fidèle, ils
promirent l'un après l'autre ce qu'on désirait
d'eux si ardemment. Une partie de leurs amis de Bubbiana
suivit leur exemple. Toutefois plusieurs rentrèrent
par la suite dans l'Église.
Quelque temps après, on
agît de même à l'égard de quelques
particuliers influents parmi les Vaudois de Pinache, dans la
vallée de Pérouse, après que le
gouverneur Ponte et l'archevêque eurent
été travailler auparavant la contrée.
Les trois Vaudois qui parurent devant le duc, les
nommés Michel Gilles, Jean Micol et Jean Bouchard,
demeurèrent fermes dans la foi, comme aussi la
plupart de leurs frères de la Pérouse et du
val Cluson, malgré les moyens divers qui furent mis
en couvre pour les entraîner au papisme. Pour
séduire les pauvres pendant la disette, qui
était fort grande cette année-là, fan
1602, l'archevêque promettait des vivres en abondance
à ceux qui iraient à la messe; il
n'épargnait, en effet, ni blé, ni argent :
néanmoins, il fit peu «avance par cette
captation immorale. Il fit aussi défendre d'employer,
comme moissonneurs, dans la plaine, les Vaudois qui ne
seraient pas porteurs d'un certificat délivré
par lui.
Encore un exemple des moyens
indirects de conversion employés par les papistes.
Sous prétexte que les nombreux Vaudois, dont les
maisons étaient sises sur la grande route de la
Pérouse, donnaient du scandale aux passants, on fit
éclore un édit qui leur défendait d'y
habiter plus longtemps, et leur ordonnait de se retirer de
l'autre côté de la rivière, vers Pramol.
Il faut ajouter cependant que, sur d'instantes
réclamations et prières, tant des victimes de
la mesure que de leurs voisins de la religion romaine, la
mise à exécution fut d'abord suspendue et
enfin abandonnée.
On comprendra toutefois que le
gouvernement et le duc lui-même,
entraînés fréquemment par les
menées des prêtres à des
démarches et à des actes de peu d'effet pour
la conversion des Vaudois au papisme, et comprenant mal les
motifs de conscience qui prescrivaient la résistance
à ceux-ci, étaient mécontents du peu de
cas qu'ils paraissaient faire de leur désir ou de
leur volonté. Les troubles que causaient les jeunes
gens, bannis pour leur conduite imprudente envers le
curé de la Tour, et maintenant fugitifs, errants,
vivant à l'aventure au jour le jour de dons ou de
rapine, ces troubles, ces désordres que les pasteurs
n'avaient pu arrêter furent représentés
au prince comme des symptômes de révolte contre
son autorité, et on en prit occasion de l'exciter
à des mesures de la dernière rigueur. On parla
même de détruire les
églises.
Les Vaudois, recevant de
divers côtés le conseil de se tenir sur leur
garde, comprirent toute la grandeur du danger; mais, au lieu
de recourir aux moyens de défense humaine, ils
n'eurent qu'une pensée, celle d'implorer l'assistance
si souvent éprouvée de leur céleste
protecteur, bien persuadés qu'ils étaient de
cette vérité que si l'Éternel ne garde
la ville celui qui la garde veille en vain. On exhorta le
peuple à la repentance et à redresser sa vole
en plusieurs points. Les pasteurs les plus aptes à la
chose parcoururent les Églises, s'attachant surtout
aux plus malades. On s'adressa aussi aux moins coupables des
bannis et on fit appel à leurs meilleurs sentiments.
Surtout, on s'humilia par un' jeûne solennel, le Il et
le 12 d'août 1602. Peu après, on vit arriver
dans la vallée de Luserne le gouverneur de Turin avec
le prévôt général et une grande
compagnie de gens de justice. Ils venaient juger les bannis
que les communes avaient eu ordre de livrer. En place de
ceux-ci, on voulut remettre au gouverneur une requête
pour son altesse, qu'il refusa. Il publia quelques ordres
sévères et s'éloigna
(2).
Les Vaudois recoururent alors
à la médiation du comte Charles de Luserne,
principal seigneur d'une des Vallées et qui
était en faveur à la cour. Ils
envoyèrent aussi une députation,
chargée de présenter à son altesse une
supplique rédigée aux Vallées, dans
laquelle ils exposaient les faits dans leur vrai jour, se
plaignaient des calomnies que leurs ennemis
répandaient sur leur compte pour les noircir aux yeux
de leur prince, et recouraient avec confiance à sa
bienveillance, comme aussi à sa haute justice. Mais,
qui le croira ? pour être présentée au
prince, la supplique dut être modifiée dans sa
forme, dès là-même, dans le fond. Il
fallait s'exprimer comme l'auraient fait des coupables. Elle
n'eut, malgré ces changements, ou peut-être
à cause de ces changements, qu'un succès
tout-à-fait partiel.
Pendant que les Églises
se préparaient à rédiger une nouvelle
requête au duc, quelques faits se passèrent qui
ne devaient pas contribuer à rétablir le
calme. Les Vaudois de Pinache (val Pérouse), ne
pouvant depuis longtemps obtenir justice à
l'égard d'un temple dont on leur contestait l'usage,
s'emparèrent de celui du Dublon, auquel ils avaient
également droit, abandonnant en retour aux papistes
leurs droits sur le précédent. Des menaces et
quelques troubles s'ensuivirent, toutefois sans issue
fâcheuse. À Luserne, un jour de marché,
en mars 1603, l'on aperçut six des bannis.
Cernés et attaqués dans une rue
étroite, ils se firent jour à main
armée, en tuant entre autres un capitaine Crespin.
L'un d'eux étant tombé plus loin, en sautant
d'une muraille, et s'étant fracturé la cuisse,
fut pris, jugé et condamné à être
écartelé. On fit venir pour l'exécution
une compagnie d'infanterie, qui demeura ensuite plusieurs
mois pour protéger Luserne contre les attaques
redoutées des bannis.
Au mois d'avril, les
Vallées reçurent l'heureuse nouvelle que, par
l'intercession du comte Charles de Luserne, le duc
Charles-Emmanuel leur accordait la plupart de leurs
demandes, notamment la grâce des bannis, à la
réserve de quelques-uns qui étaient
nommés. Cette issue réjouit bien des coeurs,
mais pour quelques jours seulement, car l'on
s'aperçut bientôt que toutes les
difficultés n'étaient pas aplanies. Comment
l'auraient-elles été, quand il semble que
c'était de principe admis, dans les relations avec
les Vaudois, de ne considérer les concessions et les
promesses qui leur étaient faites que comme un
pis-aller, en attendant qu'on pût les révoquer
ou en entraver l'exécution?
La compagnie d'infanterie de
Luserne porta le trouble dans la vallée par une
expédition sur Bobbi, dans laquelle elle eut pu
être taillée en pièces par la masse de
gens qu'elle s'attira sur les bras, et que les prudents
efforts de quelques Vaudois eurent peine à contenir.
Ces soldats provocateurs durent s'estimer heureux,
après la fuite de leur capitaine et la mort
(déplorable à nos yeux) de quelques-uns
d'entre eux, de mettre bas les armes et de se rendre
prisonniers. Au reste, sur la demande du comte Emmanuel de
Luserne et par respect pour le souverain, on les remit en
liberté, et on leur rendit leurs armes quelques jours
après.
Enfin, après une
nouvelle mission du comte Charles aux Vallées, cette
fois en compagnie du prévôt
général de justice, toutes les
difficultés parent être levées. Un
temple fut concédé à ceux de Pinache.
Les bannis furent graciés à l'exception de
cinq, et les Vallées s'engagèrent à
payer une somme convenue, à titre de
dédommagement pour les dégradations de temples
papistes attribuées à des
Vaudois.
Des jours paisibles
succédèrent à ceux assez tristes qui
venaient de s'écouler. Ils ne furent interrompus que
par des événements ordinaires. L'Église
de la Tour agrandit son temple, malgré l'opposition
des papistes, et grâce à la faveur du duc qui
intervint. L'année 1605, la dysenterie emporta
beaucoup de monde aux Vallées, entre autres le
pasteur du Villar, Dominique Vignaux, natif de
Pénasac en Gascogne, noble de naissance et de port,
de moeurs pures, très-lettré, bon
théologien, employé pour l'ordinaire dans les
affaires majeures des Églises. C'est à lui
qu'on avait confié le soin de recueillir les
écrits originaux des Vaudois en langue romane ou
vaudoise et en latin (3),
qui furent remis à Pierre Perrin, pasteur dans le
Dauphiné, d'après le voeu du synode de France,
pour l'éclairer dans ses travaux sur l'histoire des
Vaudois.
L'an 1611, les Vallées
s'effrayèrent de la présence d'un corps
considérable de troupes françaises au service
de Savoie, qui séjourna un mois dans la vallée
de Luserne et y commit quelques excès.
L'année 1613 et la
suivante, les Vaudois durent eux-mêmes prendre les
armes pour le service de leur prince. Ils fournirent
plusieurs compagnies de milices qui se conduisirent
parfaitement, tant au siège de Saint-Damian que dans
Verceil et ailleurs. On leur accorda de pouvoir se
réunir entre eux matin et soir pour faire leurs
prières accoutumées. En plusieurs lieux,
surtout dans les 'villes, ils furent reçus avec
amitié. Leurs hôtes les questionnaient sur des
points de religion et leur témoignaient le
désir de connaître la vérité;
quelques-uns même faisaient voir qu'elle ne leur
était pas étrangère. Mais dans les
lieux écartés l'on s'enfuyait à leur
approche, et l'on tremblait de leur fournir le logement.
Car, ainsi que dans les siècles reculés, la
superstition papiste les dépeignait comme des hommes
monstrueux dont plusieurs n'avaient qu'un oeil au front;
elle garnissait leur bouche de quatre rangées de
dents longues et noires, destinées à broyer la
chair et les os des petits enfants qu'ils aimaient,
racontait-elle, à rôtir sur la braise.
La population de Saint-Jean
fort accrue, se trouvant trop à l'étroit dans
le local où se faisait le service divin
accoutumé, s'était construit un temple plus
vaste. Une influence puissante à la cour le fit
fermer (4).
Le même esprit priva les Vaudois de Campillon de
l'usage de leur ancien cimetière, attenant à
celui des papistes. Les Vallées eurent même
à payer six mille ducatons pour arrêter un
déploiement de rigueurs, auxquelles une tentative
d'enterrement à main armée dans le
cimetière contesté avait donné
lieu.
Le paiement de cette somme
considérable faillit amener la désunion entre
les trois vallées, celles de Pérouse et de
Saint-Martin ayant refusé de rembourser à
celle de Luserne leur quote-part. Elles ne tardèrent
cependant pas à voir que, si elles suivaient
ultérieurement ce système égoïste,
elles s'isoleraient les unes des autres et offriraient une
proie facile à leur ennemi commun, toujours vigilant.
En effet, la vallée de Luserne ayant à payer
à l'autorité une nouvelle somme qu'on lui
arrachait sans motif bien fondé en justice, elle fit
cession à la chambre ducale, un peu par force,
prétendit-elle, de ses droits sur les valeurs qui lui
étaient dues par les autres vallées. Les
communes vaudoises se virent ainsi contraintes de solder,
par crainte de l'autorité supérieure, ce
à quoi elles auraient dû consentir de bon
gré, par amour pour leurs frères et dans
l'intérêt commun.
Les officiers de la chambre
réclamaient incessamment l'acquittement de la dette.
Alors, dans une assemblée générale des
préposés des communes de la vallée de
Pérouse, réunis pour se disculper d'un fait
grave, la soustraction de comptes mis sous scellé et
laissés à la garde de quelques-uns d'entre
eux, les papistes (seuls compromis, puisque c'était
à eux seuls que les objets enlevés avaient
été confiés) conseillèrent aux
Vaudois de se joindre à eux pour écrire une
requête en commun, dans laquelle on réunirait
les demandes que les uns et les autres avaient à
faire, et dans laquelle on offrirait en dédommagement
une somme ronde de trois mille ducatons qu'on paierait entre
tous. Les préposés vaudois se
flattèrent d'obtenir, par leur union aux papistes et
par la protection de hauts patrons que leurs amis avaient
à la cour, la remise de leur dette et la
corroboration de leurs libertés. Ils
espéraient aussi faire oublier, par cette
démarche qu'ils croyaient habile, quelques petits
actes de résistance à l'autorité qui
avaient eu lieu pour maintenir leurs privilèges. Ces
faits étaient la délivrance du ministre
Chanforan, qu'on soustrayait à sa juridiction en le
conduisant à Pignerol, pour avoir déplu aux
révérends capucins du Perrier dans une
altercation avec eux, et l'opposition que des Vaudois de
Pinache avaient faite à des officiers de justice
d'une localité éloignée, qui, ignorant
que l'usage autorisât les Vaudois à travailler
dans leurs limites les jours de fête papiste, avaient
voulu saisir quelques ouvriers occupés à la
bâtisse du clocher. Entraînés par le beau
dire de leurs collègues papistes, les
préposés vaudois signèrent donc, mais
à l'insu des pasteurs et du peuple des
Églises, une requête où la cause qu'ils
prétendaient servir n'occupait qu'une fort mince
place. Pleins d'une confiance aveugle, ils
abandonnèrent au châtelain, rusé
papiste, la conduite de la négociation et les
communications verbales.
Doit-on s'étonner que
le résultat ait trompé leur espoir et les ait
jetés dans des perplexités nouvelles? La
réponse favorable aux papistes mettait les trois
mille ducatons entièrement à la charge des
évangéliques; de plus elle les condamnait,
à démolir six de leurs temples, sous le
prétexte qu'ils étaient hors des limites, ce
qui n'était nullement. Tel était donc le fruit
amer de la division des Vallées, et de l'union des
Vaudois avec les ennemis de leur religion. Mais ceux du val
Pérouse n'étaient pas au bout de leurs peines.
Un mémoire explicatif, dans lequel ils demandaient
des conditions plus douces, attardé par une fatale
négligence, ne fut pas présenté
à temps. L'ordre de démolir au moins le
clocher de Pinache ayant été
répété dans l'intervalle par le
gouverneur de Pignerol, sans être suivi d'aucune
exécution, les Vaudois s'en référant
à leur requête et ne s'en mettant plus en
peine, tandis que leurs ennemis travaillaient sous main
contre eux, le prince aux yeux de qui on les avait noircis
se prépara à les châtier
sévèrement. Ceci s'était passé
en 1623.
Au commencement de 1624,
l'ordre péremptoire de démolir les six temples
arriva aux communes avec menaces, s'il n'y était pas
fait droit immédiatement, de les contraindre par les
armes. Dans les derniers jours de janvier, un
régiment de troupes françaises vint occuper
Fun des grands villages vaudois du val Pérouse;
savoir, Saint-Germain, au nord-ouest de Pignerol, au
débouché du vallon de Pramol, sur la rive
droite du Cluson. Bientôt après, toute la
vallée fut occupée par un total de six
à sept mille soldats. Dans la perplexité
où cette invasion jeta subitement la vallée de
Pérouse, les autres et même celle de Cluson
(Pragela), alors française, ne l'abandonnèrent
point. Quelques empêchements qu'on
s'efforçât d'y apporter de la part du duc et
des seigneurs, des détachements nombreux d'hommes
déterminés, traversant les montagnes couvertes
de neige, ne cessaient d'accourir de tous les points des
Vallées. Mais quel espoir raisonnable pouvait-on
nourrir de repousser hors des limites une armée aussi
considérable et aussi bien exercée que celle
du duc? Aussi, fallut-il bientôt se résoudre
à la cruelle extrémité de
démolir les six temples désignés. On se
consolait un peu par l'espoir de les relever sitôt
après le départ des troupes, ainsi qu'on
était convenu avec Syllan, commissaire ducal. Mais le
comte Taffin, qui commandait l'armée. ne semblait
nullement considérer sa mission comme
terminée; il exigeait des Vaudois qu'ils
déposassent leurs armes, et en particulier qu'ils
défissent les barricades et autres moyens de
défense, derrière lesquels ils
s'étaient retranchés sur les hauteurs de
Saint-Germain, à rentrée du vallon de Pramol.
Une telle exigence trahissant
des projets cachés, on se refusa d'y satisfaire. Une
affaire assez chaude s'ensuivit ; mais, quelque effort que
fissent les papistes, ils ne purent jamais forcer le
passage. Leur situation à eux mêmes
n'était rien moins qu'avantageuse ; ils
étaient au gros de l'hiver, mal logés, et pour
une partie d'entre eux pas du tout, souvent sans feu ni
abri, au milieu des neiges, abondantes cette
année-là, ayant devant eux des adversaires
vigoureux, dont le nombre grossissait incessamment depuis
l'assaut donné aux barricades. Dans de telles
circonstances un accommodement put être conclu assez
facilement entre le comte Taffin et les principaux des
Vallées, en présence et par les bons offices
du comte Philippe de Luserne. L'armée se retira, et
des députés de toutes les communes du val
Pérouse se rendirent devant son altesse pour
s'excuser de leur mieux et obtenir leur pardon, ainsi que la
permission de relever leurs temples.
De temps à autre,
l'inquisition trouvait moyen de faire quelque victime. Elle
en voulait principalement aux convertis du papisme,
réfugiés aux Vallées. Elle les
arrêtait lorsque, trompés par une paix
apparente, ils se hasardaient en Piémont. Ainsi,
mourut à Turin, en 169-3, sur le bûcher,
Sébastien Basan, sans compter Louis Malherbe qui, en
1626, ne sortit que mort de la prison. Combien d'autres qui
gémirent pendant des années dans les cachots,
ou qui, après une libération contestée,
périrent le plus souvent victimes d'un attentat
isolé, loin des regards.
Un moine, le père
Bonaventure, essaya aussi d'une guerre d'un nouveau genre.
Familier, flatteur, se faisant bien vouloir des enfants, il
parvint à enlever plusieurs garçons de dix ou
douze ans, dans les villages bas de la vallée de
Luserne, touchant au Piémont
(5),
où d'ancienneté les Vaudois et les papistes
vivaient entremêlés. Les enfants ne furent
jamais rendus à leurs parents. Et, quelques
démarches qu'on pût l'aire, la meilleure
réponse que l'on obtint de l'autorité civile
fut que ces actes n'étaient imputables qu'aux moines
et qu'on ne savait qu'y faire.
On jeta aussi en prison
plusieurs Vaudois des mêmes villages de la plaine de
Luserne, sous prétexte qu'ils habitaient hors des
limites, quoique cela ne fût pas. Dans les
démarches faites auprès du sénateur
Barberi et de ses acolytes, pour délivrer les
prisonniers, on put s'assurer que ces prétendus
agents de la justice outrepassaient leur mandat, et
visaient, pour le moins, autant à extorquer quelque
rançon et à lever des contributions
qu'à assouvir leur haine religieuse et celle de leurs
amis.
Une menace d'invasion du
Piémont par une armée française, sous
les ordres du marquis d'Uxel, en 1628, fournit l'occasion
aux Vaudois de prouver leur fidélité à
leur souverain et de recevoir, à leur tour, la preuve
de la pleine confiance qu'ils inspiraient. On leur confia la
garde de plusieurs passages de leurs montagnes qui
étaient particulièrement menacés, et on
leur accorda, à leur instante prière, de
servir isolément, sans être mêlés
aux autres troupes de son altesse. Leurs compagnies
étaient toutes commandées par des officiers
sortis de leurs rangs et choisis par eux. Les chefs
supérieurs seuls appartenaient à
l'armée régulière. Il ne se livra qu'un
petit; nombre de combats, dans lesquels l'armée
d'Uxel. eut le dessous, et auxquels elle mit fin
elle-même en se retirant
À cette époque
le comte de Carlisle, ambassadeur du roi de la
Grande-Bretagne auprès du duc de Savoie, entendit, de
la bouche même de son altesse, le témoignage de
satisfaction qu'elle se plut à donner à ses
fidèles sujets des Vallées,
énonçant en même temps l'intention bien
arrêtée de leur en donner des
marques.
Mais, tandis que
Charles-Emmanuel nourrissait les meilleurs sentiments envers
les Vaudois, de chauds partisans de Rome, revêtus
d'éminentes dignités, abusaient de leur
autorité et du nom de leur prince, pour introduire
furtivement aux Vallées les ennemis
irréconciliables de l'Église
évangélique, la cavalerie légère
du pape, les moines.
Déjà une
semblable tentative avait eu lieu partiellement à la
fin du dernier siècle, et avait abouti à
l'établissement définitif des capucins au
Perrier, bourg papiste de la vallée de Saint-Martin.
Mais, cette fois, il ne s'agissait de rien moins que de
doter chaque commune vaudoise d'un couvent de moines. Pour
les faire agréer aux populations, on s'y prit de
toutes les manières, sans scrupule. À Bobbi,
la finesse prédomina; à Angrogne,
l'ostentation, l'éclat et les menaces; à Rora,
la violence. Le prieur de Luserne, Marco Aurelio Rorenco, ou
Rorengo, à la tète des prêtres, le comte
de Luserne, le plus puissant des seigneurs de la
vallée, et le comte Righino Roero, au nom du
gouvernement, n'épargnèrent aucune peine pour
arriver à leur fin. On fit même intervenir
l'héritier du trône, le prince de
Piémont, Victor-Amédée. On remit de sa
part à chaque commune une lettre, dans laquelle il
annonçait d'abondantes distributions de blé et
de riz (l'hiver de 1628 à 1629 était
sévère, l'on souffrait de la disette); il
demandait pour ces denrées et pour leurs
distributeurs, qui devaient être les moines, une
maison fournie par la commune. Mais, quelque effort qu'on
fit à Angrogne, on ne put obtenir pour eux
l'hospitalité, même une seule nuit.
Après quelque temps de séjour à Bobbi,
au Villar et à Rora, ils durent céder à
la volonté générale et
s'éloigner. Comme ils résistaient avec trop
d'obstination en ce dernier lieu, quelques femmes les
emportèrent sur leurs bras une partie du chemin. Des
tentatives échouèrent dans la vallée de
Pérouse, à Saint-Germain et à Pramol.
Ainsi la messe ne put être
célébrée nulle part dans les communes
vaudoises, si l'on excepte peut-être Saint-Jean et le
bourg de la Tour, dans lequel le culte
évangélique n'était pas
toléré. C'est dans ce dernier lieu que le
moine Bonaventure (que Gilles appelle le porte-enseigne de
toute leur fourmilière) recueillit toits ses
confrères et qu'ils s'établirent. Il n'est pas
sans importance de rappeler ici, qu'à cette
époque, le culte romain ou papiste n'avait aucun
desservant, ni temple, ni autel, dans la presque
totalité des Églises vaudoises des trois
vallées.
Les Vallées se
remettaient à peine des inquiétudes que leur
avaient données les efforts des moines et de leurs
puissants protecteurs, lorsque l'arrivée d'une
armée française devant Pignerol, au printemps
de 1630, les jeta dans la plus grande perplexité. Le
maréchal de Schomberg, qui la commandait, exigeait
une prompte soumission à son roi. Les troupes, sous
ses ordres, pillaient et ravageaient les lieux accessibles
des trois vallées. Il venait de réduire
Pignerol et sa citadelle, où les milices vaudoises
tenaient garnison. Déjà il occupait
Briquéras, à une lieue de Saint-Jean, avec
mille chevaux et quinze mille fantassins. Le dernier des
quatre jours de réflexion, accordés à
grand'peine aux Vaudois, tirait à sa fin et ils
délibéraient encore. Le secours promis par son
altesse, que l'on avait avertie du danger, n'arrivait pas.
Au contraire, le bruit se répandait que le duc
retirait ses troupes derrière le Pô. Par ce
mouvement, les Vallées étaient livrées
à l'ennemi. Elles se décidèrent donc
pour la soumission, conjointement avec leurs seigneurs
papistes, toutefois à la condition que leurs milices
ne seraient point contraintes à porter les armes
contre son altesse, hors de leur territoire. Parmi les
quinze articles de la capitulation, signée et
jurée peu après, il en est un que le prieur de
Luserne, député du clergé de ladite
vallée, avait essayé, d'exclure puis de
modifier, mais sans succès; il spécifiait que
ceux de la religion réformée jouiraient de la
plénitude des droits que les édits leur
assuraient en France, quant à l'exercice de leur
religion, et que nul ne pourrait les troubler en aucune
façon. À ces conditions, les trois
vallées n'auraient guère connu d'autres maux,
pendant l'occupation française qui dura une
année, que ceux qu'amenait le passage continuel de
troupes, de France en Piémont, et le transport d'un
grand matériel, si Dieu ne les eût
visitées par une des plus sévères
épreuves qu'il leur eût jamais envoyées,
par une maladie contagieuse et épidémique,
apportée de France par l'armée, à ce
qu'il parait, et désignée comme une peste par
l'histoire contemporaine.
Les premiers cas furent
signalés au commencement de mai 1630, dans la
vallée de Pérouse, puis dans celle de
Saint-Martin, peu après dans celle de Cluson ou de
Pragela, et seulement plus tard dans la vallée de
Luserne. Les pasteurs et les députés des
Églises, réunis à Pramol pour prendre
des mesures contre un mal si terrible, ne
négligèrent rien de ce qui pouvait en
arrêter la marche. Ils pourvurent entre autres aux
achats de médicaments, ainsi qu'à l'assistance
régulière et suffisante, des pauvres. On
aurait aussi désiré de célébrer
un jeûne général et publie; mais ne
voyant pas comment il serait possible de le faire avec
solennité, au milieu d'un si grand encombrement de
troupes, d'approvisionneurs, de gens d'affaires, d'allants
et de venants, on se borna à ce que chaque pasteur
pourrait obtenir de son Église par ses exhortations
à la repentance, tant en public qu'en particulier. La
maladie étendait ses ravages et sévissait avec
fureur. Toutes les maisons, dans certaines localités,
comptaient des morts ou des mourants. Le manque de vivres,
déjà fort sensible au commencement de
l'année, augmentait tous les jours. On ne savait
où s'en procurer. L'état de
l'atmosphère contribuait aussi à
étendre le mal. En juillet et en août, la
chaleur fut excessive. Ce dernier mois fut le plus funeste.
Sept pasteurs furent emportés par la peste, dans ce
court espace de temps. Quatre autres étaient
déjà morts le mois précédent. Le
douzième mourut le mois suivant comme il
s'apprêtait à partir pour Genève,
où il était député, pour y
chercher de nouveaux pasteurs. Il n'en resta que trois,
outre un octogénaire invalide
(6).
Heureusement encore que, par une dispensation
providentielle, ils appartenaient à des
vallées différentes; en sorte que chacune
d'elles ayant le sien, aucune ne manqua absolument de
secours religieux; d'autant plus que, sans craindre la mort
qui les menaçait sans cesse, ils se multipliaient
pour ainsi dire, tant ils mettaient de zèle dans
l'accomplissement de leurs devoirs. Ils se transportaient de
village en village, prêchaient en plein air aux
valides, et visitaient à domicile des centaines de
mourants. Eux-mêmes durent veiller, à
réitérées fois, dans leurs
presbytères auprès du lit de parents
chéris. Le seul pasteur restant dans la vallée
de Luserne, Pierre Gilles, pasteur de la Tour, l'auteur
d'une histoire des Églises vaudoises, justement
appréciée (7),
que nous avons eue constamment sous les yeux dans la
rédaction de celle-ci, ne perdit pas moins de quatre
fils pleins d'espérance.
Si la peste se ralentit
quelque peu pendant l'hiver, ce ne fut que pour
s'étendre an printemps dans les bourgades
élevées qu'elle avait épargnées.
Enfin, elle cessa tout-à-fait en juillet 1631,
après avoir duré plus d'une année. La
moitié de la population avait disparu. La plupart des
maris vivants avaient perdu leurs femmes; presque toutes les
femmes étaient veuves et les filles orphelines. Des
grands-pères et des grands-mères,
chargés d'années, restaient seuls., eux qui
comptaient auparavant avec joie de nombreux enfants et
petits-enfants, soutiens et espérance de leur
vieillesse. Le coeur se serrait à l'ouïe des
cris de petits êtres, désormais orphelins,
appelant d'une voix triste et fatiguée le nom
chéri de leurs parents, de l'absence prolongée
desquels ils ne pouvaient se rendre compte.
La proportion des morts fut
à peu près la même partout; elle monta
à la moitié de la population, tant vaudoise
que papiste. La vallée de Saint-Martin estima sa
perte à mille et cinq cents Vaudois et à cent
papistes; celle de Pérouse à plus de deux
mille Vaudois; l'Église de Rocheplatte à cinq
cent cinquante, qu'il faut ajouter aux
précédents. Les morts de la vallée de
Luserne, y compris ceux d'Angrogne, montèrent
à environ six mille Vaudois, dont huit cents dans la
commune de la Tour. Ce qui fait un total de plus de dix
mille Vaudois enlevés en un an par la
mortalité. Un nombre considérable de familles
s'éteignirent entièrement. Nous n'avons point
compté les étrangers aux Vallées, qui
étaient venus demander à l'air pur des
montagnes la conservation de leur vie, et qui n'avaient
obtenu du sol qu'un tombeau. Et encore des centaines en
furent privés. Les soldats, les vivandiers, les
pauvres que la peste renversait morts, hors des routes, y
restaient sans sépulture infectant, l'air de leurs
cadavres. En divers lieux, on brûla des maisons
où plusieurs morts se trouvaient, afin de n'avoir pas
à les enterrer.
Vers la fin de l'automne, on
voyait encore en beaucoup de contrées les blés
dans les champs, les raisins dans les vignes, et toute sorte
de fruits dans les possessions, se perdre, sans que personne
les récoltât. Des terres excellentes
restèrent sans culture. Le salaire des ouvriers
augmenta prodigieusement à cause de la rareté
de ceux-ci.
Au milieu de tant de maux, une
seule chose fut prospère,... la piété,
ce fruit exquis auquel est faite la promesse de la vie
présente et de celle qui est à venir.
« Le zèle du
peuple, dit Gilles dans son langage naïf, à se
trouver és prédications en la campagne,, or
ci, or là, estoit fort grand: et chacun
s'esmerveilloit et louoit Dieu de l'assistance qu'il nous
faisoit parmi les afflictions tant cuisantes et
espouvantables. »
Pendant la peste l'on avait
appris la mort du duc Charles-Emmanuel, qui avait
régné cinquante ans et qui s'était
généralement montré favorable à
ses fidèles sujets vaudois, autant du moins que les
intrigues incessantes de leurs ennemis le lui avaient
permis.
La nouvelle de la paix conclue
entre le roi de France et le duc de Savoie, vint aussi
relever les esprits abattus par tant de secousses
successives. Les Vallées, en effet,
retournèrent, à la fin de l'année, sous
la domination de Savoie, à l'exception de la portion
du val Pérouse qui est située sur la rive
gauche du Cluson, laquelle resta aux Français ainsi
que Pignerol.
Il semblait que la guerre et
la peste, ces fléaux de Dieu, une fois
éloignées de ces campagnes et de ces vallons
désolés, il deviendrait possible aux
survivants de se remettre doucement de tant de souffrances,
de sécher leurs pleurs,... et de jouir de quelques
jours calmes et paisibles. En effet, tous les liens se
resserraient, il s'en formait aussi de nouveaux par de
nombreux mariages : tant de personnes isolées se
rapprochaient et cherchaient les unes auprès des
autres un mutuel soulagement. Les travaux reprenaient
quelque activité. L'on échangeait quelques
paroles d'espérance, assis à l'ombre des
grands châtaigniers, à l'heure du loisir, ou
auprès du feu pétillant des chalets, sur les
hautes Alpes, à la tombée de la
nuit.
Mais leurs peines
n'étaient pas finies. La jeune
génération, échappée à la
peste, devait supporter un jour tout ce que la barbarie peut
inventer de plus cruel. En attendant, elle allait se former
à la patience, au milieu des vexations et des
intrigues sourdes ou avouées qui devaient les
précéder, et que nous allons raconter au
chapitre suivant. (Voir pour ce chapitre, dans GILLES, les
chapitres XXX à LX.)
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