HISTOIRE DES VAUDOIS.
CHAPITRE
XX.
DESTRUCTION DES COLONIES VAUDOISES DE LA POUILLE ET
DE LA CALABRE.
État des colonies. - Influence de la
réforme. - Demande d'un pasteur à
Genève. Envoi et travaux fructueux de Pascal. -
Persécution. - Surprises. - Supplices affreux. -
Anéantissement des colonies. - Martyre de
Pascal.
La vie religieuse, que la réformation avait
réveillée au sein des anciennes Églises
vaudoises des Alpes, s'était aussi ranimée,
mais avec plus de lenteur, dans leurs colonies du royaume de
Naples (1). La doctrine
évangélique constamment enseignée
depuis trois siècles par les barbes vaudois, dans
leurs missions régulières chez leurs
frères de la Pouille et de la Calabre, avait maintenu
dans les coeurs de ces fils de la persécution un
éloignement indestructible pour les superstitions
romaines, en même temps qu'elle avait donné
à leurs moeurs un cachet de douceur, de
sobriété, de chasteté et de
fidélité qui frappait tous leurs entours,
quoiqu'une certaine timidité ou prudence les
contraignit, en présence de l'ennemi de leur foi,
à dissimuler une partie de leurs sentiments et de
leurs actes religieux. Aucune contrée n'était
plus paisible ni plus florissante dans tout le royaume de
Naples que celle que les Vaudois de Calabre habitaient et
cultivaient, non loin de Montalto, et dont Saint-Sixte et la
Guardia étaient alors les lieux les plus marquants.
L'activité infatigable de ces laboureurs,
leur ordre, leurs bonnes moeurs, source de bien-être
pour eux, leur avaient gagné la faveur de leurs
seigneurs qui en retiraient de notables
bénéfices, des rentes plus
élevées et une sécurité bien
plus grande que de la part d'aucuns autres vassaux.
«Les curés et les prêtres seulement, dit
un ancien auteur, se plaignaient qu'ils ne vivaient pas en
matière de religion comme les autres peuples, ne
faisant aucuns de leurs enfants prêtres, ni nonnains,
ne se souciaient de chantats, cierges, luminaires, son de
cloches, ni même de messes pour leurs morts; avaient
fait bâtir certains temples sans les vouloir orner
d'aucunes images; n'allaient point en pèlerinage;
faisaient instruire leurs enfants par certains maîtres
d'école étrangers et inconnus auxquels ils
rendaient beaucoup plus d'honneur qu'à eux, ne, leur
payant aucune autre chose que la dîme, ainsi qu'ils
avaient traité avec leurs seigneurs. Ils se doutaient
que lesdits peuples n'eussent quelque croyance
particulière, laquelle les empêchait de
s'allier ni mêler avec les peuples originaires du pays
et qu'ils ne fussent de mauvais catholiques romains. »
Toutefois l'abondance des dîmes et la
régularité avec laquelle on les acquittait,
jointes à la crainte de déplaire aux
seigneurs, avaient contenu le zèle soupçonneux
et irritable des prêtres de la contrée. (Voir
PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 197.) Mais, à la
nouvelle des triomphes de la réformation, au
retentissement qu'eurent ses doctrines, à
l'émotion profonde qu'elles excitèrent en
Italie, la défiance se réveilla, scrutant d'un
oeil inquiet les moindres démarches des hommes
intelligents et généreux. L'inquisition,
épiant sa proie, suivait comme des limiers à
la piste les traces des nombreux écrits et surtout
des livres saints répandus en tous lieux par
l'imprimerie récemment inventée. Et quand les
colonies vaudoises de la Calabre se remuèrent de leur
sommeil, agitées par le vent de l'esprit de vie qui
soufflait du septentrion, elles rencontrèrent le
regard, farouche de leur éternelle ennemie
surveillant chacun de leurs pas et s'efforçant de
lire dans leurs plus secrètes pensées.
Informées des résolutions
courageuses du synode d'Angrogne, de 1532, par les barbes
qu'on leur envoyait (2),
entraînées à glorifier ouvertement leur
Sauveur par l'exemple des Églises
réformées, comme par celui de leurs
frères du Piémont, les colonies vaudoises de
Calabre désirèrent adjoindre au barbe
Étienne Négrin, qui leur était venu des
Vallées, un ministre consacré à
Genève, la ville réformée par
excellence. Elles députèrent, à cet
effet, un de leurs notables, Marc Uscegli, qui,
arrivé dans la cité de Calvin, s'adressa
à l'Église italienne, et obtint pour elle ce
qu'il souhaitait. Un jeune Piémontais, Jean-Louis
Pascal, achevait alors ses études à Lusanne.
Il avait quitté le papisme pour l'Évangile, et
le service militaire pour celui du Seigneur
Jésus-Christ. L'opinion unanime le désigna
pour la périlleuse mission de Calabre. Il partit avec
Uscegli (3), laissant
à Genève sa fiancée qu'il ne devait
plus revoir ici-bas.
Le ministère actif de Pascal porta des
fruits. Sa prédication saisissait les âmes. La
lumière souvent cachée sous le boisseau
brillait sur le chandelier; mais sa clarté,
bienfaisante pour les yeux sains des fidèles, irrita
les yeux malades des papistes et effraya le principal
seigneur des Vaudois de Calabre, le marquis, de Spinello.
Aux cris «alarme, jetés par les dévots de
sa religion, et craignant peut-être d'être
lui-même soupçonné
«hérésie, s'il n'agissait pas, le
marquis, si indulgent jusqu'alors, recourut aux mesures de
rigueur. Il cita à son audience les principaux de ses
vassaux avec Pascal. Il les censura, les menaça et
fit jeter dans les prisons de Foscalda le fidèle
pasteur et son ami Uscegli. C'était en 1558 ou 1559.
L'évêque diocésain de Cosenza, non
content de ces arrestations, prit l'affaire en mains. Il
procéda à la conversion forcée des
prisonniers, si elle était possible, et
persécuta en même temps le troupeau
désolé, malgré les efforts secrets du
marquis pour en détourner les coups.
Le procès de Pascal et la
persévérance des fidèles Calabrais dans
la doctrine évangélique ayant attiré
l'attention du pape, celui-ci délégua le
cardinal Alexandrin, inquisiteur général, pour
mettre fin à l'hérésie dans le royaume
de Naples. Le premier essai de conversion forcée fut
tenté au printemps de 1560, à Saint-Sixte,
bourg considérable dans le voisinage de Montalto.
Promesses, exhortations, menaces, rien ne fut
négligé pour en effrayer on en séduire
les habitants.
Mais, plutôt que de se rendre à la
messe, ils s'enfuirent tous ensemble dans la montagne au
milieu des bois. Les inquisiteurs, ne pouvant les poursuivre
pour le moment, se rendirent en toute hâte dans la
ville de Guardia, vaudoise aussi, éloignée de
douze milles. Ayant fermé les portes, ils convoquent
la foule, leur annoncent faussement la rentrée des
habitants de Saint-Sixte dans le giron de l'Église
romaine. Ils feignent de les aimer et les pressent d'imiter
un si bel exemple. Le marquis de Spinello joint ses
prières à celles de ces fourbes, il leur
promet de nouveaux avantages temporels... Et ces pauvres
gens; abusés, surpris, cèdent et promettent ce
qu'on demande d'eux. Bientôt, cependant, la
vérité leur étant connue, une partie
notable s'échappe et va rejoindre les fugitifs de
Saint-Sixte. Deux compagnies de soldats sont envoyées
à leur poursuite. En vain les malheureux supplient.
qu'on traite avec eux et, qu'on leur permette
d'émigrer; on ne leur répond que par des cris
de mort. Contraints de se défendre par les armes, ils
mettent en fuite leurs agresseurs.
Cette victoire leur valut quelques jours de
repos; mais elle attira en Calabre le vice-roi en personne,
à la tête de troupes considérables. Les
fugitifs traqués dans les bois étaient suivis
à la piste par des chiens dressés à cet
usage, jusqu'aux pieds des arbres sur lesquels ils
s'étaient réfugiés, dans les taillis,
dans les creux où ils s'étaient blottis. Faits
prisonniers ou tués, presque aucun n'échappa.
Pendant que le vice-roi menaçait de tout
détruire, les inquisiteurs affectant de la compassion
et prodiguant des paroles de paix, attiraient dans leurs
filets les gens crédules qui, croyant éviter,
la fureur du lion, dit, le chroniqueur Gilles, se jetaient,
ainsi dans la gueule du serpent.
Quand ces hommes à double face se furent
emparés par cette feinte de plus de seize cents
personnes, ils jetèrent le masque et les
exécutions commencèrent. Ils auraient voulu
faire passer les victimes pour «infâmes paillards
: ils les soumirent donc, à la torture,
espérant les contraindre d'avouer que, dans leurs
assemblées religieuses, ils se livraient aux plus
honteuses turpitudes. Mais la patience des suppliciés
déjoua leur vil dessein, aucun n'avoua. Charlin
expira sur l'instrument même; les entrailles lui
sortaient du corps. Verminel, qui cependant venait de
consentir à apostasier, se laissa tenir huit heures
de suite sur l'instrument de torture, appelé l'enfer,
sans vouloir avouer d'aussi infâmes calomnies.
Marçon père fût fustige, avec des
chaînes de fer, puis assommé. L'un de ses fils
fut égorgé et l'autre précipité
d'une haute tour en bas. Bernard Conte, pour avoir
secoué loin de lui un crucifix qu'on voulait lui
faire tenir, fut conduit à Cosenza, et là,
couvert de poix, il fut brûlé comme un flambeau
de résine, supplice atroce imité de
Néron. Soixante femmes furent torturées, une
partie d'entre elles furent brûlées; d'autres
moururent de leurs blessures : les plus belles disparurent.
Quatre-vingt-huit hommes de Guardia furent
égorgés à Montalto par l'ordre de
l'inquisiteur Panza, « Franchement, dit un
témoin de cette scène, catholique romain, dans
une lettre qui nous a été conservée
(4), je ne puis comparer
ces exécutions qu'à une boucherie.
L'exécuteur est venu, il a fait avancer un de ces
malheureux, et, après lui avoir enveloppé la
tête d'un linge, il l'a conduit sur un terrain qui
touche au bâtiment, l'a fait mettre à genoux et
lui a coupé la gorge avec un couteau.
Ramassant ensuite le voile ensanglanté, il
est venu chercher un autre prisonnier auquel il a fait su le
même sort; et quatre-vingt-huit personnes ont
été égorgées de la même
manière. Je laisse votre imagination se figurer ce
terrible spectacle En ce moment même j'ai peine
à retenir mes larmes. On ne se représentera
jamais la douceur et la patience avec laquelle ces
hérétiques ont souffert ce martyre et la
mort... Un petit nombre d'entre eux, au moment d'expirer,
ont déclaré qu'ils embrassaient la foi
catholique; mais la plupart sont morts dans leur infernale
opiniâtreté. Tous les vieillards ont fini avec
un calme imperturbable; A n'y a que les jeunes gens qui
aient manifesté quelque frayeur. Tous mes membres
frissonnent encore quand je me figure le bourreau avec le
couteau ensanglanté, entre les dents, tenant à
sa main le linge dégouttant, entrer dans la maison,
le bras rougi de sang, et saisir les prisonniers l'un
après l'autre comme un bouclier s'en va prendre les
moutons qu'on veut égorger. » (Voir Revue
Suisse, 1839, t. II, p. 707.)
Leurs corps, réduits en quartiers, furent
ensuite attachés à des pieux, le, long du
chemin de Montalto à Châteauvilar, l'espace de,
trente-six milles, pour l'effroi des
hérétiques et pour la satisfaction des
catholiques!!! Ceux qui ne furent pas massacrés, et
qui néanmoins ne voulurent pas abjurer,
allèrent remplir les galères d'Espagne.
Quelques-uns seulement échappèrent par la
fuite et atteignirent les Vallées des femmes
habillées en hommes), au plus fort de la
persécution décrite au chapitre
précédent; quelques-uns plus tard encore,
après des dangers incessants, obligés qu'ils
avaient été de ne voyager que de nuit, le plus
souvent de remonter les rivières jusqu'aux lieux
où ils pouvaient les passer à gué, de
vivre chétivement de grains, de racines, de fruits et
de ce qu'ils recevaient à titre d'aumônes, ou
achetaient dans des lieux écartés. Combien
d'entre eux qui furent arrêtés en chemin et
livrés, l'ordre ayant été donné
dans toute l'Italie, à tout garde de ville,
pontonnier, marinier ou autres, de ne laisser passer, et
à tout hôtelier de ne loger aucun
étranger se présentant sans témoignage
de son curé, attesté de lieu en lieu depuis
l'endroit du départ.
Les Églises des Vallées Vaudoises
menèrent deuil sur leurs soeurs de Calabre qui
venaient d'être anéanties; les pasteurs surtout
qui avaient exercé leur ministère et qui
connaissaient chacune des victimes que les
réchappés leur nommaient. Leur coeur se fondit
en eux, lorsqu'ils apprirent le sort de leur
collègue, Étienne Négrin, qui,
après avoir résisté dans la prison de
Cosenza à toutes les sollicitations et
séductions des prêtres, y était mort de
faim ou victime d'autres tortures secrètes., Quant
à Louis Pascal, il consomma après tous les
autres, sur le bûcher, à Rome, en
présence du pape, des cardinaux et d'un peuple
immense, le sacrifice qu'il avait commencé en se
séparant temporairement de sa fiancée pour se
rendre en Calabre. Les flatteries, les obsessions, les
menaces continuelles d'une meute de moines et de
prêtres, les tourments corporels qu'il endura dans
«humides prisons où on lui refusait même
de la paille, les prières et les larmes d'un
frère chéri
(5), resté papiste,
qui le suppliait de le redevenir, et qui, pour le tenter
plus fortement, lui offrait là moitié de ses
biens, le souvenir douloureux d'une tendre amie qu'il
laissait veuve avant de l'avoir épousée, aucun
pouvoir humain, en un mot, rien ne put ébranler cette
âme fidèle et éprouvée. L'on se
décida, enfin, à le supplicier sans tarder
davantage. Le pape voulut se donner le plaisir d'assister
aux derniers moments d'un hérétique si
obstiné, qui l'avait constamment qualifié
d'Antéchrist.
Le lundi, 9 septembre 1560, une foule
agitée et curieuse se pressait vers la place du
château Saint-Ange. Un échafaud et tout
auprès un bûcher y étaient
dressés. Dans le voisinage s'élevait un
amphithéâtre de riches gradins, sur lesquels
étaient assis sa sainteté le pape, vicaire de
Jésus-Christ sur la terre, les cardinaux, les
inquisiteurs, des prêtres et des moines de toute
espèce, en grand nombre. Quand le martyr de la
vérité chrétienne partit, se
traînant à peine sous le poids de ses
chaînes, ses ennemis, qui observaient tous ses
mouvements et le jeu de sa physionomie pour triompher de la
moindre faiblesse, ne purent surprendre sur ses traits ni
altération ni crainte. C'était la même
attitude douce et résignée qui ne l'avait
jamais quitté durant tout le temps de son long
emprisonnement. Arrivé sur l'échafaud, et
profitant d'un moment de silence qui s'était fait, il
déclara au peuple que, s'il mourait, ce
n'était pour aucun crime qu'il eût commis, mais
pour avoir osé confesser avec pureté et
franchise la doctrine de son divin maître et sauveur
Jésus-Christ : « Quant à ceux,
continua-t-il, qui tiennent le pape pour Dieu en terre et
vicaire de Jésus-Christ, ils s'abusent
étrangement, vu qu'en tout et par tout il se montre
ennemi mortel de sa doctrine, de son vrai service et de la
pure religion, et que ses actes le manifestent vrai
Antéchrist. » Il ne put en dire davantage. Les
inquisiteurs venaient de donner le signal au bourreau qui,
l'enlevant de terre, l'étrangla. Son corps,
jeté sur le bûcher, fut réduit à
l'instant en cendres. « Le pape eût voulu
être ailleurs, dit un historien, ou que Pascal
eût été muet et le peuple sourd ; car il
dit beaucoup de choses contre le pape, par la Parole de
Dieu, qui lui déplurent extrêmement. Ainsi
mourut ce personnage, invoquant Dieu d'un zèle si
ardent qu'il en émut les assistants, et fit grincer
les dents au pape et à ses cardinaux. » (V.
CRESPIN, Hist. des Martyrs, fol. 520. PERRIN, Hist. des
Vaudois et des Albigeois, p. 207.)
Quant aux Églises vaudoises de la Pouille
et de quelques autres Provinces de Naples, n'ayant point
déployé une ferveur singulière, elles
échappèrent à l'attention
soupçonneuse de Rome. Ceux de leurs membres, qui
avaient de la piété, ne tardèrent pas
à réaliser leurs biens et se
réfugièrent en lieu sûr. Tous les autres
ployèrent la tête devant l'orage et
abandonnèrent la profession de l'Évangile.
Aujourd'hui l'on chercherait en vain, dans ces
contrées, les vestiges de ces colonies vaudoises si
longtemps florissantes (Pour tout le chapitre, voir BOTTA,
Storia d'Italia, t. II, p. 430 et suiv. - GILLES, Histoire
Ecclésiastique, chap. XXIX. - LÉGER Histoire
Générale, II ème part., p. 333. -
PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 199, etc. - Revue Suisse,
t. Il. - CRESPIN, foi. 515, etc.)
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