Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Deux compagnons d'infortune 

Jérémie DUPUY, de Caraman - Jean MASCARENC, de Castres


 Lettres d'Henri Mascarenc, avocat à Castres
A Castres, ce 15 novembre 1763
(reçue le 6 décembre)

 

MONSIEUR ET CHER NEVEU,

Il ne m'est pas possible de vous exprimer le plaisir que j'ay ressenty en recevant votre lettre du 30 7bre que j'ay reçue le 16 8bre ; je craignais seulement que votre père n'existoit plus, mais qu'il n'avoit pas laissé de successeurs. Les dernières nouvelles que j'avois de luy etoit de 1720; sa lettre étoit datée de Plaisance en Terre-Neuve, terre du Chapeau Rouge, où il commandait ; les nouvelles publiques m'avoient appris en 1758 qu'un Mascarenc avoit été élevé au grade de major général des troupes angloises ; je me doutois bien que c'etoit votre père ou un de ses enfans, mais je n'avois point de certitude. Enfin, mon cher neveu, nous voilà retrouvés et votre chère lettre m'annonce que non seulement vous souhaitez de savoir votre origine, mais encore que vous souhaitez d'avoir une correspondance avec vos plus proches parents, ce que j'accepte en qualité de plus proche, et le seul qui puisse assez vous instruire de ce que vous désirez savoir , ayant conservé très-soigneusement toutes les lettres et ouvrages de votre grand-père, dont je pourray vous faire part dans les suittes ; la chose me seroit bien plus aysée si Dieu m'avoit voulu conserver la vue, que j'ay perdue depuis 1745 ; un cachot où j'ay resté sept mois (1) pour fait de religion n'a pas peu contribué à cette perte, elle est au point que je suis privé absolument de toute lecture, la cause de cette perte en adoucit beaucoup la peine et m'en fait suporter la privation avec patience et résignation.

L'histoire de cet excellent homme, Jean Mascarenc, votre grand-père, que vous ne sçavez que fort imparfaitement par les notes que votre père vous a laissées, dont il ne pouvait pas être exactement informé, étant sorti à l'âge de 11 années. je vais vous la tracer, et pour que vous puissiez y voir clair, je vous envoye une généalogie que je fais remonter seulement au père de votre trisayeul ; cette histoire est trop gravée dans mon coeur pour que j'en perde le souvenir je suis d'ailleurs souvent en même de la rendre il n'y a point de vieillard dans ce paï (de ceux qui pensent comme nous), qui l'ignore ; et en même temps point de jeune qui ne désire de la sçavoir, ce qui me met souvent en mesme de la réciter ; tous ceux à quy j'en ay parlé ont admiré sa constance et sa fermeté ; en un mot, votre grand-père est regardé comme un modèle de vertu, quy a porté l'héroïsme chrétien au plus haut point, et quy, en un mot, a tout quitté pour suivre son Dieu. Voici son histoire en abrégé :

Jean Mascarenc étoit né le 20 avril 1660, il avoit très-bien étudié, surtout la religion, ce qui lui fut d'un grand secours dans toutes ces callamités ; il etoit conseiller référandaire au Parlement, c'est-à-dire à la Chambre de l'Edit qui resta longtemps à Castres. 11 fut marié avec Marguerite de Salavy, le 5 août 1684, duquel mariage fut procréé Jean-Paul, votre père. je dois vous dire quelques particularités de cette naissance et vous observer que la Révocation de l'Edit de Nantes est en 8bre 1685.

Avant que l'Edit portant révocation ne fût publié, on annonça des gens de guerre pour être logés à discrétion chez ceux qui ne voudroient pas abjurer la religion protestante ; on menaçoit votre grand-père d'une préférence qu'on ne manqua pas de luy donner ; l'état de son épouse prête à accoucher le détermina d'aller à une métairie qu'il avoit au-dessus d'Anglès, éloignée d'environ 5 lieues de Castres, et près de la plus haute montagne que nous ayons qu'on appelle de Nore, où heureusement il eut le temps de se réfugier avec sa femme ; et son bien fut livré à la discrétion d'une compagnie de dragons qui, fâchés de ne pouvoir pas exercer leur barbarie contre votre grand-père et grand-mère, vendirent généralement tous les meubles, bestiaux, foin, paille, et enfin tout ce qu'ils purent, firent des recherches pour trouver votre grand-père, dequoy étant informé il résolut de s'enfuir dès que son épouse auroit accouché, ce qui arriva à la fin de l'année 1685 (je n'ay point de date certaine) d'un garçon, qui fut nommé Jean-Paul ; c'est votre père qui fut mis au monde sur ladite montagne de Nore chez un païsan chez lequel il resta quelques temps. Il fut caché jusques au temps qu'il fut sevré, le feu de la persécution s'étant un peu relenti. Sa grand-mère le prit et le fit éllever comme elle put, craignant toujours qu'il ne lui fust enlevé. je laisse ici votre père âgé de 11 ans pour reprendre votre grand-père, qui prit, en s'enfuyant, la route de Bordeaux.

C'étoit au commencement de février 1686 qu'il partit de sa retraite et arriva sans accident à Agen le 20 février (2) de ladite année 1686, petite ville située sur la Garonne, distante de Castres d'environ 30 lieues, d'où il prit un bateau de poste sur ladite rivière pour Bordeaux, où il alloit se réfugier pour pouvoir se procurer quelques ressources et continuer sa route.. A peine fut-il dans le bateau qu'un officier d'un régiment de Touraine, qui commendoit un détachement, demanda à cet excellent homme : « N'êtes-vous pas de ceux quy professent la R.P.R. ? » - « Pardonnez-moy » répondit-il. - « je vous ordonne de la part du Roy de me suivre, avec cette dame qui sans doute est votre épouse. » - « Cela est vray », dit-il. L'un et l'autre suivirent ledit officier quy les conduisit dans les prisons du présidial d'Agen ; on fouilla mon oncle, on luy trouva des tablettes dans lesquelles il y avoit un quart de feuilles de papier sur lequel étoit marqué un cadran, et dans le corps desdites tablettes, trois adresses pour diverses personnes, l'une à Genève, l'autre à La Haye et la troisième à Londres. Ces trois adresses furent les principaux chefs d'accusation qu'on porta contre luy.

La divine Providence qui le guidoit dans toutes ces actions, luy fit prendre la précaution de faire remarquer les tablettes à l'officier quy l'arrêta, au sergent et au concierge ; cette précaution luy servit beaucoup puisque le présidial ayant été pour l'ouïr, il ne répondit jamais à aucun des interroges, il insista toujours a demander son renvoi devant son juge naturel, mais lorsqu'il luy présenta lesdites tablettes où il se trouva un sonnet en langue gasconne en dérision des conversions qui se faisoient alors, il fut nécessité de protester qu'il n'entendoit pas cette langue, qu'il n'avoit pas écrit, ni leu, ni entendu dire ledit sonnet, et qu'il avoit été mis par l'officier ou sergent, qu'il les appeloit à témoin, de même que le concierge, auxquels il avoit fait remarquer lesdittes tablettes lorsqu'il les avoit remises, et qu'il persistoit à demander son renvoy devant son juge. Le présidial n'osant passer outre, il le renvoya devant le juge criminel de Castres, où après avoir subi plusieurs interrogats dans diverses séances, le juge criminel luy parla du sonnet susdit, il protesta comme je vous l'ay déjà dit et demanda que l'officier, sergent et concierge luy fussent confrontés, à quoy le juge de Castres n'eut aucun égard, et rendit sa sentence le 19 aoust 1686 (3), qui condamne ce généreux athlète aux galères perpétuelles, 3000 # d'amande envers le roy, et tous ses biens confisqués. Cette sentence ne l'épouvanta point, il déclara sans s'émouvoir son appel au Parlement et proféra ces paroles : Dieu a tout quitté pour moy, il a expiré sur une croix, il est bien juste que je luy fasse le petit sacrifice auquel je suis condamné ; je suis persuadé qu'il ne m'abandonnera pas tant que je luy seray fidelle.

N'êtes-vous pas impatiant de sçavoir ce que faisoit Margueritte de Salavy, votre grand-mère, pendant que son mary étoit dans la situation la plus critique ? Le voici : je n'ay plus parlé d'elle depuis son arrestation à Agen, où elle se sépara de son digne mary. Elle demanda au présidial d'Agen son ellargissement, veu l'offre qu'elle faisoit d'abjurer ; son offre fut acceptée, elle fut ellargie et revint à Castres, où elle mena une vie que je passe sous silence, crainte de ne pas garder la modération qu'il convient d'avoir pour le sexe ; son fils, qui arriva à Genève le 14 déc. 1696, l'hautorisoient, en qualité de seule succedente de son dit fils, de s'emparer de tous ses biens, son abjuration luy rendoit la chose aisée, Louise de Balarand, qui etoit une fille unique et riche, qui avoit des hypothèques considérables sur les biens de son mary, menaça votre grand-mère d'agir en justice pour les faire valoir.

La justice de cette demande fit craindre votre grand-mère, ou pour mieux dire ses adherans et, par la mediation des amis communs, elles passèrent une transaction le 28 8bre 1698, par laquelle votre grand-mère relâchait tous les biens dont elle s'étoit emparée, moyennant la restitution de sa dot et augment et à quelques droits de succession de deux frères de votre grand-père, ce quy alloit à une vingtaine de mille livres, et en la jouissance d'une métérie et à une maison à Anglès, qui donnoit en tout plus de 300 # de rente. je dois vous observer qu'elle s'etoit emparée de tous les meubles et effets qu'on avoit cachés et qu'on avoit sauvés du naufrage.

Finissons ce récit désagréable pour reprendre le cher oncle ; il faut pourtant vous faire part des deux maris qui succédèrent à mon cher oncle. Après la transaction susdite, elle se retira à Anglès, dont je vous ay déjà parlé, et en 1699 elle se maria avec M. d'Albié, avec lequel elle vécut environ trois ans, et n'en eut point d'enfans. Le troisième mariage fut avec M. de juges de Fabrègues, petit-fils de M. de Jaussaud, ministre ; ledit sieur de Fabrègues avoit été joindre le sieur de Jaussaud en Hollande (où il s'etoit retiré) ; sans doute que ce climat ne fut pas du goût du Sr de Fabrègues ; il revint en France et épousa votre grand-mère en l'année 1704, duquel mariage fut procréé deux enfans ; elle décéda à Castres en may 1734, ayant préalablement emporté tout ce quy en étoit susceptible, si bien que Louise de Balarand ne trouva pas de quoy remplir entièrement ses hipotèques comme j'auray occasion de vous le dire plus bas.

Suivons cette histoire désagréable et reprenons le cher et respectable oncle que j'ay laissé dans les prisons de Castres, après avoir déclaré l'appel de la sentance du juge dudit Castres ; en conséquence, il fut conduit de suitte au parlement de Toulouse, où il fallut subir plusieurs interrogats particuliers, faire défendre sa cause par M. Duri ad.r ; j'ai l'instruction qu'il donna au dit Sr Devis avec le... fait sur la dite instruction ; dans les interrogats particuliers, l'histoire du sonnet trouvé sur les tablettes ne fut pas oubliée, les adresses pour Genève, La Haye et Londres faisoit une preuve, disait-on, qu'il vouloit sortir du Royaume, il soutint la négative et cita l'article 12 de l'Edit de Révocation qui permet à tous ceux qui ne voudront pas abjurer, de se retirer dans cette ville du Royaume que bon leur semblera, qu'à la faveur de cet art. il se retiroit à Bordeaux pour quelques temps, en attendant qu'il plût au Roy de prononcer sur l'état de ceux qui le soutiendroit ; toutes ces séances particulières n'étoient rien en comparaison de la publique, qui fut le 7 may 1687, qu'il comparut sur la scellette en présence de toute la Chambre criminelle, composée ordinairement de 15 juges ; la posture humiliante où il étoit, les fers aux pieds, la présence de 15 juges, tout cela ne l'épouvanta point, il garda un sang-froid admirable, il ecouta tous les juges, il répondit à chacun sans se troubler, et enfin il fallut entrer dans la controverse, il se défendit très-bien, jusques là qu'il obtint de la cour (ce qui est sans exemple) d'interroger un de ses juges qui luy avoit fait quelque question, il confondit ce juge, sur quoy la cour s'étant regardée, le président luy demanda s'il avoit eu soin de s'instruire, à quoy il répondit ouy, persistez-vous toujours dans votre croyance ?

Ouy, répondit-il, je suis prêt à suivre mon Dieu partout où il voudra m'appeller, il a tout quitté pour moy, il est bien juste que je quitte tout pour luy. On le renvoya aux prisons du Palais, et le lendemain on le transfera dans celle de l'Hôtel de Ville ; c'est ainsi qu'on pratique à l'égard des criminels qu'on va exécuter ; ce fut alors que ce cher oncle crut que la fin de toutes ses peines étoit prochaine ; sa crainte étoit fondée ; trois jours s'étant passés sans qu'on luy notifiât l'arrêt, il se rassura, et après enfin qu'il eut appris que l'arrêt qui étoit intervenu avoit renvoyé au greffe pour conclure sur l'appel et lettres que le produisant avoit présentées en cassation de la procédure contre luy faite tel fut l'arrest et il n'y en a jamais eu d'autre il passa environ une année dans les prisons de l'Hôtel de Ville à solliciter un arrest définitif sans pouvoir y parvenir, soins, argent, amis, tout fut mis en usage, mais inutilement; j'ay son audition sur la scellette écrite de sa main, que je lis toujours avec un nouveau plaisir, je pourray vous la faire passer dans les suittes, avec une Elegie à son épouse, et une prière en vers commençant par ces mots : 0 Roy des rois, souveraine puissance... Il fit cette prière dans les prisons de l'Hôtel de Ville, après son audition sur la scellette ; ses peines, sa prison et sa confiance en Dieu en font le sujet.

Enfin, au commencement d'avril de l'année 1688, après avoir retenu ce digne prisonnier pendant :2 ans 2 mois, le croiries-vous ? on le conduit où il vouloit aller lorsqu'on l'arrêta le avril 1688, un bon matin le lieutenant du guet (c'est un officier d'une troupe bourgeoise entretenue par la ville de Toulouse), lorsque cet officier entra dans la chambre de mon oncle, qu'il trouva au lit; allons Mr, luy dit cet officier, il faut se lever au plustôt ; à quoy mon oncle répondit : donnes-moy le tems de faire ma prière, et je suis prêt d'aller partout où Dieu voudra m'appeler ; il ne douta point que son dernier moment n'approchât ; dans demy heure, l'officier sort un mouchoir de sa poche, luy bande les yeux et le fait mettre dans une litière dans laquelle l'officier se met aussy, il conduisit mon oncle sur la frontière et luy déffendit de la part du Roy de revenir en France, il remercia l'officier du soin qu'il avoit prit de luy et luy dit qu'il ne valoit pas la peine de l'avoir retenu pendant deux ans pour l'ammener où il desiroit d'aller lorsqu'on l'arretta, qu'il se consoloit de toutes les souffrances qu'il avoit faittes, qu'il regardoit comme rien en comparaison de la gloire à venir, de laquelle il esperoit fermement de jouir ; il arriva à Genève le 10 avril 1688 (4), n'ayant pour tout bien que ce qu'il portoit sur le corps, ce fut alors que ma grand-mère luy envoya tout le secours qu'elle peut.

J'ay mis tout en usage pour trouver la procédure, elle ne se trouve pas dans le greffe du Parlement, j'ay toujours cru qu'elle avoit resté entre les mains de M. de Sevin raporteur, et cette famille est éttainte ; j'aurois bien voulu la trouver, enfin ce cher oncle a vécu 10 années au pais etranger, où il est décédé à Utrech le 6 avril 1698 ; quoy que son fils fut arrivé à Genève le 14 Xbre 1696, c'est-à-dire 16 mois avant sa mort, il n'eut pas la satisfaction de le voir ; M. de Rapin (5) l'avoit gardé pour luy apprendre la langue, et il arriva à Utrech le surlendemain de la mort de son père ; ainsi termina sa carrière ce digne et vertueux confesseur, âgé de 38 années.

Venons à présent à Jean-Paul, votre père, qui fut éllevé, comme je vous l'ay déjà dit, par Louise de Balarand, ma grand-mère, et par César Mascarenc, mon père. Margtte de Salavy s'embarrassoit peu de luy, Jean-Paul ayant atteint l'âge de I I années, et en état de soutenir une route à cheval, mon père, pour satisfaire mon oncle qui dans toutes ses lettres sollicitoit ma grand-mère de luy envoyer son fils ; mon père, dis-je, hasarda le voyage à la fin de 8"' 1696 ; il fit faire au jeune homme un habit de livrée vert ; dans le dessein de faire passer Paul pour son laquais, on avoit eu soin de l'exercer et il avoit très-bien réussi ; un autre homme de confiance qui avoit servi, nommé La Grandeur, étoit le palafrenier. Tout étant disposé, on prend la routte de Lion, au lieu d'aller au St-Esprit, on va à un village qui est tout près et qu'on nomme Seissel (6), un peu au-dessus du port de l'Ecluse, où il falloit passer le Rhône sans être veus ; il n'etoit pas possible de passer sur le pont de St-Esprit sans un passe-port, ce que mon père n'avoit point ; il falloit donc faire connoissance avec quelque batellier pour passer le Rhône.

Il s'adressa à un qui portoit du foin, de Seissel de l'autre côté du Rhône ; ce batellier se chargea de passer Paul et son portemanteau, mais pour mon père et le palefrenier, ils devoient rester à Seissel ; il fallut se résoudre ; Paul, aussi ferme qu'un homme de 25 ans, quitte l'habit vert pour prendre celuy de matelot, on enveloppe son porte-manteau dans une botte de foin, on s'embrasse, et Paul prend la rame ; il passe heureusement le Rhône et prend le chemin de Genève, où il arriva, je ne sais comment, le 14 décembre 1696, il fut reçu par Mrs de Rapin, qui eurent soin de son éducation comme vous l'ay déjà dit ; j'ay oublié de vous dire que mon père partit seul de Castres pour Anglès, où il avoit deux petites météries, et Paul quelques jours après fut le joindre ; le jour que Paul partit de Castres fut celuy que mon père partit d'Anglès ; Paul étoit adressé à Anglès à Mr du Caïla, bon amy de mon père et de votre grand-père ; Paul resta caché quelques jours chez ledit Sr du Caïla, et comme on ne savoit aucune nouvelle de luy, on fit courir le bruit à Castres qu'on l'avoit enlevé ; ma grandmère fit des recherches très-exactes, mon père se mit en campagne et au lieu de chercher Paul, ils prirent la route de Lion avec Paul, qu'il n'eut pas peine à trouver ; on sent enfin qu'il étoit à Genève, mais il n'y a jamais eu que des amis qui aient su de quelle manière il avoit passé à Genève; je tiens tout ceci de mon père ; cette évasion causa beaucoup de chagrin à ma grand-mère, on la rélégua plusieurs fois, on mit son bien en régie, c'est-à-dire que le roy s'en empara ; elle ne l'avoit pas plutôt racheté qu'on l'y remettoit, et enfin elle a été dans le cas de le racheter trois fois dans moins de 6 années.

En 1702, ma grand-mère, de 11 enfans qu'elle avoit, se trouvant seule avec César, son cadet, pensa à le marier, ce qu'elle fit en ladite année 1702, et par contrat de mariage luy fit donation de tous ses biens ; ce changement de propriété ne mit pas mon père à Fabry de la régie, il mit tout en usage pour l'en sortir et il réussit enfin d'obtenir la main-levée et la permission de faire dégrever son bien, à concurrence des hypotèques que Louise de Balarand, sa mère, avoit sur les biens de son deffunct mary ; ce qu'il fit et obtint santance de decret l'année 1719 ; on le laissa alors tranquille jusques en l'année 1730 qu'il est décédé ; trois années après, on feignit d'avoir oublié la main levée et le décret, on remit le bien en régie et je fus obligé de notifier mon décret au registeur, qui m'a laissé depuis en repos; je suis heureux que mon père sacrifiât une somme pour obtenir le décret, sans quoy je risquerois fort d'être dépouillé de tous mes biens.

Voilà, mon cher neveu, la triste histoire de votre famille et de la mienne, elle serviroit de sujet à un volume considérable, comme votre lettre me demande le détail que je vous fais. je n'ay jugé à propos d'en parler à personne, et comme celle-cy fait un paquet considérable, je crains qu'il n'incite la curiosité de quelqu'un, je prends la précaution de la faire remettre à Pézenas, où il y a actuellement une foire. A l'adresser, je pourray vous écrire par Bordeaux, où j'ay des amis négociants ; il y arrive souvent des vaisseaux anglois, surtout le 1er mars et 1er 8bre qu'il y a une foire considérable ; par cette voye, je pourray vous faire passer quelques ouvrages de votre grand-père. Au reste, je remercie Mr Bosc (7) du plaisir qu'il m'a fait, je vous prie de l'assurer de mes humbles obéissances, sa maison étoit vis-à-vis celle de mon épouse, fille à Mr Baudecour, vous pouvès luy dire que sa soeur est en bonne santé, vous m'auriès fait plaisir de m'envoyer votre proffession, je vous prie de m'en instruire par la 1ère. je seray charmé de sçavoir aussy si vos soeurs sont établies, le nom de leurs maris, avec leur profession ; il y a plusieurs réfugiés à Londres qui sont de Castres ; le général Ligonnié (8) est oncle d'un de mes amis ; une soeur d'un autre amy, fille de Mr Dubuisson (9), mariée à un ambassadeur dont je ne me rappelle pas le nom ; Mr de Lagayé (10), que je crois dans le commerce, et autres que je ne me rappelle pas. je finis en vous priant d'excuser l'erudittion de ma lettre, j'en ay fait la minute, mais je ne puis pas la lire, ma soeur qui est veuve (11), et que j'ay avec moy, éprouve par droit de suitte les malheurs dont notre famille a été agittée jusqu'à aujourd'huy, ma soeur, dis-je, a mis au net la présente. je suis, mon cher neveu, avec l'estime la plus parfaite, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

MASCARENC.

 

J'avois oublié de vous dire que votre grand'mère, depuis son dernier mariage, a vécu en pratiquant les mêmes principes qu'elle avoit reçus dans sa jeunesse. je dois vous dire encore que notre famille est une des plus anciennes qu'il y ait dans le pais et passe pour telle ; elle à toujours été dans la Robe ou dans les armes, beaucoup plus dans la première que dans l'autre.'

Dittes-moy, je vous prie, la ville où vous faittes votre résidence, comme aussy où je dois adresser mes lettres, sans quoy je me serviray de celle que vous m'avez donnée. La mienne est à Mascarenc, advocat en parlement à Castres, Haut-Languedoc ; mon épouse, soeur et filles, me chargent de vous dire bien des choses pour elles et vous assurent de leur amitié. Nos respects, je vous prie, à Madame votre épouse et soeurs ; nous embrassons la chère famille.

Je suis impatient d'aprendre que vous avès reçu la présente ; envoyes-moi, je vous prie, coppie de toutes les nottes que votre père vous a laissées, vous en aurès l'occasion par la foire prochaine de Bordeaux, qui commence le 1er mars, y ayant seuremment des vaisseaux anglois qui vont à cette foire ; vous pouvès adresser à Mr Nayrac ayné, ou à M. Baour (12) pour me faire passer, je me serviray de la même voye pour vous faire passer les ouvrages de votre grand-père, dont je vous ay parlé. N'attendès pourtant au mois de mars pour m'accuser la réception de la présente.

A MONSIEUR

MONSIEUR JEAN MASCARENC,

au café de la Nouvelle-Angleterre, in Schreadmelle St,

London.

 

Castres, 15 novembre 1763.

(Lettre pour mon oncle).

MONSIEUR JOHN MASCARENC AT CAMBRIDGE NEAR BOSTON NEW ENGLAND TO THE CARE OF MESSRS LANE & BOOTH, MARCHANTS.

IN LONDON.

 

A Castres, 20 février 1764,

MONSIEUR ET CHER NEVEU,

J'ay reçu le 18 janvier votre lettre du 26 Xbre. J'ay veu que vous avès reçu ma dernière avec plaisir ; quoique je sois entré dans un certain détail, j'ai supprimé bien des choses ; si je puis être un peu tranquille, je vous promets d'y faire un supplément ; mon état demande un temps plus long que je ne voudrois ; jusqu'à présent, ma soeur et moy nous sommes occupés à transcrire les pièces principales de ce vénérable confesseur ; je les envoye à mes amis, M" Baour frères, négocians à Bordeaux, avec prière de vous le faire passer par le premier vaisseau qu'ils trouveront pour Londres à l'adresse que vous m'avez donnée. Ce sont de très-honnêtes gens et gros négocians armateurs ; si vous faites des affaires à Bordeaux, vous pouvès en toute seurité négocier avec eux.

Je suis bien fâché de n'avoir peu déterminer le frère ou neveu du Général (13) de me donner une lettre ; ce seigneur est si circonspect qu'il n'écrit que deux fois l'année et fort brièvement. Vous jugerès de sa circonspection par ce que je vay vous dire. Son neveu, capitaine dans le régiment de Touraine, estant à l'armée, où son oncle fut fait prisonnier, il ne voulut le voir que deux fois (même en public) ; le capitaine quy est ici m'a dit qu'il n'oserait luy demander aucune grâce, même pour luy.

Vous me demandés notre cachet, vous en trouverès l'empreinte ici inclus. J'ay remarqué le vôtre, il est tel que mon oncle l'avoit pris ; il l'avoit augmenté d'une étoile, qui servoit de couronne aux trois, avec cette devise (ce n'est pas par la lumière de ce monde que je marche, c'est l'étoile qui me conduit). En 1698, le roy fit procéder à un armoirial général, et un chacun fut obligé

Le général de Ligonier avait été fait prisonnier à Lawfeld par le maréchal de Saxe et avait été présenté à Louis XV qui l'admit à sa table. (juillet 1747). de faire enregistrer ses armoiries. Ma grand-mère alors supprima la devise et l'étoile, j'en ignore les raisons, mais je pense que le malheur des temps en fut la cause. Les armes sont donc à présent portant d'argent au lion de gueules au chef couru d'azur chargé de trois étoiles d'argent.

Il ne paroit pas que vous soyez gêné pour écrire en françois, après tout ce n'est pas le stile qui m'affecte, mais bien le plaisir de m'entretenir avec vous ; ainsi, cher neveu, ne négligeons pas, je vous prie, de profiter de cette satisfaction ; je pourrois vous envoyer des lambeaux de lettres du cher et respectable oncle à sa mère, qui sont des sermons d'exhortation ; pour les ouvrages, je n'en ay pas d'autres que ceux que je vous envoye ; si vous en avès, vous m'obligerez beaucoup de me les faire passer à l'adresse des amis Baour, négocians à Bordeaux. je vous suis sensiblement obligé de la généalogie que vous m'avès envoyée, vous m'annoncès de me la donner plus juste ; je la joindray alors ; celle que je vous ay envoyée ne va qu'à Martin Mascarenc ; si vous souhaitez le surplus, je puis vous l'envoyer, je remonte jusqu'à l'année 1247.

Vous m'avès affligé en me disant qu'en 1746 vous avez été des deux infortunes ; Dieu veuille vous relever et vous combler de ses grâces les plus précieuses ; nous souhaitons ardemment que vous réussissiez auprès du Gouvernement, tant sur vos demandes d'intérêt que pour la commission que vous espérez d'avoir dans l'estat civil à Boston ; nous serons toujours très-flattés d'apprendre votre prospérité ; ma soeur et moy sommes bien récompensés de la petite peine que nous avons prise pour vous, votre satisfaction nous est trop chère pour penser différant. Soyès-en persuadé, mon cher neveu, comme aussy que j'ay l'honneur d'être avec l'estime la plus parfaite, monsieur et cher neveu,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

MASCARENC.

Mon épouse, soeur et filles me chargent de vous dire pour elles les choses les plus obligeantes, aquittès-vous, je vous prie, avec votre chère épouse et soeurs, sans oublier le reste de vos familles.



Table des matières

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(1) Il avait été enfermé au château de Ferrières par ordre du 5 décembre 1744 pour crime. d'assemblée.
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(2) Ou plutôt le 22 février, d'après Dupuy.
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(3) Lisez le 19 avril 1686.
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(4) Exactement le 12 avril, d'après Dupuy.
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(5) La famille des Rapin, seigneurs de Mauvers (dans le Montalbanais), avait une branche fixée à Castres à laquelle appartenait le célèbre historien Paul Rapin de Thoiras.
Plusieurs de ses membres quittèrent la France lors de la Révocation et, après avoir parcouru plusieurs pays, se fixèrent surtout en Angleterre.
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(6) Seyssel, chef-lieu de canton de l'Ain, sur les bords du Rhône, qui le sépare d'une autre localité, portant le même nom et située dans le département de la Haute-Savoie, qui était alors terre étrangère.
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(7) Une famille Bosc, de Castres, avait émigré à Londres lors de la Révocation, et fit sa reconnaissance publique le 25 août 1687 dans l'Eglise de la Savoye.
En 1744, Jean-Daniel Bosc, praticien à Castres, avait été mis en possession des biens de son frère fugitif.
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(8) Jean-Louis de Ligonier, né à Castres en 1680, s'expatria en 1698, se fixa en Angleterre et devint lieutenant-général d'artillerie, gouverneur de Guernesey, enfin feld-maréchal et commandant en chef des forces du roi d'Angleterre ; créé comte anglais, il mourut à Londres en 1770 et fut inhumé à Westminster.
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(9) Louis de Ligonier, sieur du Buisson, cousin du général dont il est parlé ci-dessus, né à Castres en 1670, officier de cavalerie, époux de Suzanne de Génas de Beauvoisin, se réfugia à Genève ; sa fille aînée, Marguerite, épousa d'abord François-Louis de Pesmes, sieur de St-Saphorin, ancien ambassadeur d'Angleterre, puis en deuxièmes noces, le chevalier Schaub, diplomate anglais d'origine suisse ; elle mourut veuve à Londres en 11793 ; son frère Pierre-Louis habitait Castres où il mourut en 1773.
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(10) Jean-David Malecare, sieur de La Gayé, habitant Castres, avait un frère, Jean, fixé à l'étranger, faisant du commerce en Portugal et même en Caroline.
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(11) Anne Mascarenc était veuve de Jean-Mariet d'Olier, seigneur de Roquecaude et de Laboulbène ; elle vivait chez son frère, tandis que ses trois enfants, Henri, Elisabeth, Marie-Olympe, lui avaient été enlevés et étaient placés dans des établissements catholiques, ce qui explique l'amertume de la phrase suivante.
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(12) Négociants bordelais originaires de Castres.
Pierre-David Nayrac, né à Castres, en 1695, s'établit à Bordeaux où il mourut en 1759, laissant de nombreux fils qui parvinrent à une haute situation, et parmi lesquels il faut ranger le correspondant de Mascarenc.
Pierre Baour, né à Castres, vers 1720, s'était établi à Bordeaux en 1747 et avait été reçu bourgeois de Bordeaux en 1760
Ces deux noms sont encore aujourd'hui portés à Bordeaux de la façon la plus honorable.
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(13) Le général de Ligonier, qui occupait alors un si haut rang en Angleterre, avait à cette époque un frère à Castres : Abel de Ligonier, seigneur de Montcuquet, qui mourut seulement en 1769, laissant deux fils : Charles, seigneur, de Montcuquet, et Henri, sieur de Latour (ces domaines sont situés dans la région de Lautrec) ; ce dernier était en effet capitaine en la Compagnie ordinaire du 3' régiment d'infanterie de Touraine.

 

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