Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Deux compagnons d'infortune 

Jérémie DUPUY, de Caraman - Jean MASCARENC, de Castres


 DEUXIÈME PARTIE

Jean Mascarenc
Lettres et Souvenirs

 

La famille Mascarenc était fort ancienne ; originaire d'Anglès, il lui arrivait parfois d'habiter Castres, comme ce fut le cas pour deux frères de cette famille, sur lesquels les Mémoires de Gaches, relatifs aux guerres civiles du XVIe siècle, se sont longuement étendus.

Jacques et Antoine Mascarenc sont ces deux frères :

Jacques fut un des trois soldats désignés par La Grange et La Garrigue, chefs protestants, pour s'introduire par surprise dans la ville de Castres, alors au pouvoir des catholiques ; c'était en 1573. Ces trois hommes entrèrent, par une nuit fort obscure, dans les grilles du moulin de Villegoudou, mais l'alarme ayant été donnée, le projet ne put s'exécuter, et il n'eut lieu avec un plein succès que l'année suivante. A cette prise de la ville (1574), le nom de Jacques Mascarenc, ainsi que celui de son frère Antoine, figure au nombre des treize héros dont Gaches nous a conservé les noms.

Depuis lors, les deux frères Mascarenc sont indiqués comme capitaines ; tous deux participèrent à la prise de Lisle-sur-Tarn (1577), se portèrent au secours d'Anglès, qu'une infâme trahison avait mis à deux doigts de sa perte (1580), allèrent secourir Millau, en Rouergue (1580) (1).

Jacques mourut en 1594, laissant une veuve, Jeanne de Thomas, et deux filles:

1° Esther, qui épousa vers 1610 M. de la Fontaine ;2° Anne, qui épousa Jean Dacier, pasteur à Vabre (dont Jean Dacier, avocat à la Chambre de l'Edit, ép. en 1651 Suzanne de Falguerolles, dont André Dacier, célèbre écrivain apostat)

Antoine s'étant querellé avec Balthazar de Bonnes, seigneur de Marguerites, fut tué par ce dernier en 1581, étant à la chasse des cailles. il fut « regretté comme brave et courageux » dit Gaches ; et son frère Jacques, pour s'être plaint du retour injustifié du meurtrier, qui avait d'abord été exilé, fut condamné en 1585 à quitter Castres.

Les différentes branches de cette famille (voy. sa généalogie à l'appendice III), possédaient au XVIIe siècle plusieurs terres à Anglès.

Le cadastre de 1686 mentionne les suivantes

Etienne Mascarenc, sieur de La Rivière :

Daniel Mascarenc, sieur de Las Planes, possède: les terres du Jouclas, la métairie de Limozi, la métairie de Las Planes.

Jean Mascarenc, avocat, possède la métairie de Carrelle, la métairie de Las Crouzettes.

Le sieur Louis Mascarenc de Rivière sera en compois 21 livres, 18 sols, savoir 16 livres, 16 sols, 4 deniers pour la métairie des Jouclas, et 5 livres, I sol, 8 deniers pour la métairie de Limousy, par luy acquise de Auguste de Mascarenc, sieur de Las Planes, par contrat du 29 décembre 1719, reçu par M. Alba, notaire à Anglès, fait ce 3 avril 1720.

Jean Mascarenc naquit à Castres le 20 avril 1660 (2) ; il appartenait à une des meilleures familles de la ville et était apparenté à tout ce qu'il y avait de considérable dans le pays ; son père, qui portait aussi le nom de Jean, était docteur et avocat à la Chambre de l'Edit et au Parlement ; il avait épousé le 26 avril 1659 Louis de Balarand, fille unique d'un conseiller du roi.

Comme je l'ai dit, la famille Mascarenc était originaire d'Anglès, où résidaient les sieurs de Rivière et de Rayssac, formant la branche aînée; quant à la branche cadette, à laquelle appartenait celui qui nous occupe, elle s'était fixée à Castres à cause de ses fonctions à la Chambre, mais elle possédait plusieurs domaines à Anglès.

Le jeune Jean était l'aîné d'une famille de onze enfants, dont huit moururent jeunes ; il fut probablement instruit à l'Académie de Puylaurens, comme l'avait été son père.

Il fut, comme son père, avocat à Castres ; mais, très attaché à sa foi, il reçut l'ordre, le 1er juillet 1683, de se défaire en faveur d'un catholique de son office de conseiller référendaire de la chancellerie du Parlement de Toulouse (3).

Le 26 septembre 1684, il épousait dans le temple de Castres (contrat du 5 août 1684, Bérailh, notaire à Castres) Marguerite de Salavy, née en 1664, fille de Jean, avocat, et d'Anne d'Olier.

Photo Skplimowski, Mazamet
METAIRIE DE CARRELLE, PRES D'ANGLES
 

Il habitait à Castres, dans la maison qu'il possédait dans la rue des Panadeutes (actuellement rue Borrel) ; après sa condamnation et son départ pour l'étranger, son frère César fut mis en possession des biens de son frère aîné, et il possédait encore cette maison en 1710, quoiqu'il habitât la grand'rue allant à l'Albinque.

Tout en résidant à Castres, il se rendait souvent à Anglès dans ses métairies de Carrelle (4), de Combericard et de Las Crouzettes. C'était alors l'année fatale de la Révocation de l'Edit de Nantes ; harcelés par leurs ennemis de Castres, notamment par un nommé Calvet, fils d'un consul de Castres, Mascarenc et sa femme passèrent l'été de 1685 dans leur métairie de Carrelle (5), où ils pensaient que naîtrait paisiblement l'enfant attendu pour octobre.

Mais les dragons du régiment de Koenigsmark devancèrent cette date et troublèrent ces projets (6) ; ils arrivèrent à Carrelle juste au moment où les propriétaires venaient d'en partir ; ceux-ci, en effet, prévenus par des amis, avaient quitté Carrelle quatre ou cinq jours après la fête de St-Michel de Septembre (c'est-à-dire le I" ou le 2 octobre) pour aller on ne sait où (7) ; « Tout le monde du côté d'Anglès ayant été surpris que la femme dudit Mascarenc qui étoit preste à accoucher se fut mise en chemin en cest état (8). » Alors les dragons s'emparèrent des bestiaux qu'ils vendirent à Anglès.

On comprend l'angoisse de ce jeune couple errant sans foyer, dans ces montagnes glaciales à la mauvaise saison, sans un lieu sûr pour recevoir l'enfant attendu. Celui-ci, Jean-Paul, vint au monde le 25 octobre 1685, dans un lieu inconnu de cette montagne, que les documents appellent la Montagne de Nore ou Montagne-Noire ; cet enfant fut placé en nourrice chez des paysans de l'endroit, et, lorsqu'il fut sevré, sa grand'mère, Louise de Balarand, qui était restée à Castres, le réclama et l'éleva en l'absence de ses parents.

Ceux-ci, en effet, avaient résolu de fuir à l'étranger pour y exercer librement leur culte, mais avant de quitter leur fils, ils le firent baptiser par le pasteur d'Anglès, Jacques Oulès, dont l'Eglise déjà n'existait plus. Ils furent eux-mêmes recueillis chez des amis de la région d'Anglès, notamment chez le sieur de Cantaussel ; en février, ils passèrent quelques jours à Toulouse où ils s'embarquèrent sur la Garonne, pensant aller de là à Bordeaux puis à l'étranger ; ils s'y retrouvèrent en nombreuse compagnie (9) ; arrivés le :22 février 1686 à Agen, ils y furent aussitôt arrêtés, sur la dénonciation d'un certain Boisset, de Castres, qui les connaissait particulièrement ; toute la petite troupe fut aussitôt enfermée, les hommes dans les prisons de la sénéchaussée, les femmes dans l'hôtellerie de St-Jacques.

Le surlendemain, 24 février, le sieur de Faure, consul d'Agen, interrogea tous les prisonniers ; les hommes refusèrent de répondre, objectant qu'ils n'appartenaient pas à cette province ; Mme Mascarenc répondit à peine, mais elle consentit à abjurer et fut aussitôt élargie.

On comprend la douleur de son mari qui poursuivit seul son pénible calvaire. Son compagnon Dupuy nous le détaille minutieusement, et nous renvoyons pour tout cela le lecteur à la première partie de cet ouvrage.

Mascarenc ne suivit pas Dupuy à la citadelle de Puymirol, et ce fut une rude épreuve que la séparation de ces deux amis si unis et si inébranlables ; il resta dans les prisons d'Agen pendant près d'un mois, « dans un cachot, dit Dupuy, parce qu'il n'avait pas voulu changer non plus que moi, et il fut toujours dans la suite le cher compagnon de mes souffrances ». Vers le milieu de mars (10), Dupuy vint le rejoindre et tous deux furent conduits à Castres, par étapes et dans des conditions fort pénibles, puis incarcérés dans la prison de la Tour-Caudière ; on comprend l'impression du prisonnier qui, jusque là considéré de tous, se trouvait dans le lieu le plus infamant de sa ville natale. En plus des mauvais traitements, il était particulièrement en butte aux efforts des convertisseurs : « M. Mascarenc n'en fut pas quitte à si bon marché, dit Dupuy, il fut plus importuné que moi ; car, comme il était de Castres, et qu'il y était connu pour un homme d'une grande piété, Mgr l'Evêque de Castres crut que sa conversion serait d'un grand éclat, et d'un grand exemple dans cette ville ; c'est pourquoi l'on s'attacha à lui si fortement, mais ce fut inutilement ; sa piété était à l'épreuve de toutes choses. »

Le 24 mars 1686, Mathieu Barbara de la Beloterie, juge de Castres et subdélégué de l'Intendant, procéda à un premier interrogatoire des accusés.

Mascarenc ne répondit pas grand'chose, si ce n'est qu'il a fait baptiser son fils par le pasteur Oulès, d'Anglès (11).

Le second interrogatoire du 19 avril 1686 fut plus important ; il eut lieu dans l'auditoire de la Tour-Caudière. Barbara avait fait citer plusieurs témoins d'Anglès, mais leurs dépositions n'eurent rien de défavorable pour l'accusé ; les consuls d'Anglès et plusieurs métayers, dont certains étaient au service de Mascarenc, ne purent avancer autre chose que le départ, vers fin septembre, de Mascaenc et de sa femme de leur métairie de Carrelle, sans qu'on les ait jamais revus.

La déposition la plus importante, qui avait eu lieu le 12 avril, était celle de Jounard Duraquy, âgé de 35 ans, natif du lieu des Zivirs (?) en Dauphiné. C'était le précepteur des enfants d'un gentilhomme protestant de la région d'Anglès ; il était alors emprisonné à Sénégats, nous ne savons pour quelle cause. Barbara comptait beaucoup sur son témoignage pour accabler Mascarenc, mais il fut déçu, car voici ce que dit le témoin :

« Il y a environ quatre mois qu'estant chez le sieur Dumas, sieur de Cantaussel, dans le consulat d'Anglès de la distance du lieu d'environ une lieue, pour précepteur des enfants dudit sieur de Cantaussel, il vit par deux diverses fois que le sieur Mascarenc, advocat de ceste ville faisant profession de la religion prétendue réformée, fut se réfugier dans la maison dudit sieur de Cantaussel où il resta la première fois environ cinq à six jours, et la seconde une nuict et un jour, et cela dans le temps que des détachemens des troupes du Roy qui sont dans ce pays feurent audit lieu d'Anglès et qu'ils eurent pris les bestiaux des métairies dudit Mascarenc. Il ouït dire en présence dudit sieur de Cantaussel qu'il mouroit plus tôt avant de faire abjuration de la religion prétendue réformée, ayant vu que ledit sieur de Cantaussel le reçut à bras ouverts. »

Mascarenc, qui n'avait rien objecté aux dépositions de ses métayers, fit des réserves sur celle-ci : « Il accorde ladite déposition, sauf qu'il (Duraquy) a dit m'avoir paru rester cinq à six jours chez ledit Dumas de Cantaussel, et que ce fut dans le commencement du mois de novembre dernier qu'il y coucha en passant. »

Duraquy maintint sa déposition (12).

La condamnation prévue fut prononcée : Mascarenc et Dupuy furent condamnés aux galères perpétuelles et à la confiscation de leurs biens (13); peu de jours après, en ayant appelé au Parlement, ils étaient conduits dans les prisons de Toulouse ; mais sans tarder, ils furent séparés, et Mascarenc fut détenu dans les prisons de l'Hôtel de Ville, où on le fit languir pendant de longs mois.

Pendant cette longue solitude, il fut en butte aux visites du grand vicaire de l'archevêque de Toulouse, le père Morel, dont Dupuy nous a parlé à plusieurs reprises. C'est pour l'écarterd'une façon définitive qu'il a écrit sa confession que nous donnons ci-après :

 

.

CONFESSION DE FOY DE M. MASCARENC

par luy rendue à un grand vicaire, dans les prisons de l'Hôtel de Ville de Toulouse

 

I. je ne veus pour objet de ma religion qu'un Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit.

2. je ne veus l'adorer qu'en esprit et en vérité.

3. je ne veus invoquer que luy.

4. je ne veus fléchir religieusement les genoux que devant luy.

5. je ne veus reconnoitre pour notre intercesseur que Jésus-Christ,

6. ni d'autre chef de l'église que luy,

7. ni d'autre vicaire qu'il ayt laissé pour la conduite de l'Eglise Universelle que son Saint-Esprit.

8. je ne veus reconnoitre d'autre sacrifice propitiatoire qu'une seule oblation, une fois faite du corps et du sang de mon Sauveur,

9. ni d'autres mérites que nous puissions mettre en avant pour être exhaucés dans nos prières, que les mérites de Jésus-Christ,

10. ni d'autres satisfactions dont nous puissions payer la justice divine que ses souffrances,

11. ni d'autre purgatoire que son Précieux sang,

12. ni d'autre indulgence que sa grâce.

13- je ne reconnois d'autre manducation de la chair de J.-C. que la spirituelle dont il est parlé au 61, de saint Jean.

14. Enfin, je ne reconnois personne quy ayt droit de retrancher le calice que Jésus-Christ donna à ses communiants en leur disant Beuvès-en tous et faites ceci.

Ayant ces sentiments dans le coeur, je suis persuadé, Mr, qu'il n'y a aucun de vous qui me conseillât de faire une profession extérieure de votre religion. D'autre cotté, je vous proteste, Mr, avec toute la sincérité dont je suis capable, qu'il m'est impossible de changer ces sentiments, qu'il n'est pas même en mon pouvoir de souhaiter le changement, et qu'au contraire je ne demande rien à Dieu avec tant d'ardeur que la grâce d'y persévérer. »

Puis, non content de se fortifier lui-même, notre noble confesseur voulut aussi fortifier ceux qui souffraient comme lui.

Un gentilhomme du Montalbanais, âgé de 70 ans, David de Caumont, baron de Montbeton, avait essayé de fuir le royaume lorsqu'il fut arrêté à Bordeaux et condamné le 5 février 1687 aux galères perpétuelles ; l'on vit alors ce noble vieillard septuagénaire, chargé de fers comme un malfaiteur, traîné à travers toutes les villes du Midi avec, douze ou quinze compagnons d'infortune, et exposé à dessein aux insultes de la populace. Il resta enchaîné avec les forçats jusqu'au mois d'août, où on lui fit la grâce des galères, en l'emprisonnant à la citadelle de Montpellier, où il fut maintenu jusqu'en 1689.

Voici la lettre que Mascarenc écrivit au gentilhomme dès qu'il eut appris sa condamnation, et la réponse qu'il en reçut ; il faut fixer cette correspondance au mois de mars 1687.

 

.

LETTRE DE M. MASCARENC

 

A M. LE BARON DE MONTBETON

Monsieur et très-honoré frère en notre Seigneur Jésus-Christ,

Bien loin d'avoir honte de votre chaîne, je la regarde comme une marque et comme un gage certain de la couronne que Jésus-Christ vous prépare dans le ciel. je la regarde comme la joye des anges, la gloire de l'Eglise, l'édification et la consolation des fidelles, l'admiration et l'étonnement des ennemis de la vérité, et comme un éguilIon puissant pour porter ceux qui sont tombés à la repentance que vous faites éclater d'une manière si illustre. je, souhaite que nos frères, qui sont les compagnons de vos souffrances, soient aussy les imitateurs de votre fermeté, et que loin de tourner leurs regards du costé du monde, ils ne regardent comme vous qu'à Jésus, le chef et le consommateur de notre foy. je vous prie de vous souvenir de moy dans vos prières, comme je me souviens aussy de vous dans toutes les miennes. Dieu veuille vous bénir et vous accompagner partout.

 

RÉPONSE DE M. LE BARON DE MONTBETON

A M. MASCARENC,

écrite de Bordeaux lorsqu'il fut attaché à la chaîne

Votre billet m'est un cordiaque contre les foiblesses de l'âme, et peut me servir d'épithème contre les sincopes et les maux de coeur. Généreux confesseur de Christ, il vous confessera devant son Père. Brave atlète, vous combattez le bon combat, vous remporterès la couronne de gloire. Pour ma chaîne, mes amis savent qu'en me l'attachant je dis :

Benite soit la chaîne
Qui m'attache à mon Dieu,
Je n'ay douleur ny peine
Qui dans le sacré lieu
Ne soit un jour changée
En douceur, en plaisirs.
Heureuse destinée,
Tu combles mes désirs.

Voilà, mon très-cher frère, mes sentiments et l'état de mon âme. je suis votre imitateur et de tout mon coeur votre obéissant serviteur.

C. M.

Nos très-chers compagnons vous embrassent de tout leur coeur.

 

Enfin, le 7 mai 1687, Mascarenc fut appelé devant ses juges, et oui « sur la sellette » ; dans la lettre reproduite plus loin, écrite par son neveu Henri Mascarenc, en 1763, nous voyons combien son attitude fut noble : « La posture humiliante où il était, les fers aux pieds, la présence de quinze juges, tout cela ne l'épouvanta point, il garda un sang-froid admirable, il écouta tous les juges, il répondit à chacun sans se troubler. »

Nous avons, sur cette comparution importante, les propres lettres de Mascarenc, et nous les donnons ci-après ; tout d'abord, les lettres qu'il écrivit à sa femme et à sa mère :

 

.

LETTRE DE MASCARENC A SA FEMME

du 7 may 1687 (14)

MA CHÈRE FEMME,

J'ay comparu devant mes juges lorsque j'y pensois le moins. Hier au matin, étant encore au lit, le concierge vint m'advertir qu'il me falloit aller à la Tournelle. Dès que je feus habillé et que j'eus fait ma prière à Dieu et imploré sa grâce pour me soutenir dans cette nouvelle tentation et l'assistance de son Saint-Esprit, afin de pouvoir rendre rayson de ma foy à ceux qui me devoient interroger, on me mit les fers aux pieds et je fus porté en chaise jusques à la grande porte du palais (15). De là je traversay toute la cour à pied, et fus conduit à la porte du bureau de la Tournelle, attendant qu'on eût fait sortir M. Dupuy, qui y avoit été mené avant moy.

Avant que j'entrasse, le murmure de tous les plaideurs qui estoient à la porte de la chambre aussy bien que mon procureur ne me presageoient rien de bon. Il n'y avoit personne qui doutat que la sentence de notre premier juge ne fût confirmée, tellement que je me trouvay sur le point d'etre bientot au rang des galériens. Cependant Dieu me fit la grâce de n'estre point troublé par une crainte qui ne paraissoit que trop légitime.

J'entray, et après avoir preté le serment en la forme de notre Religion, le president commença à m'interroger, et je respondis presque avec autant de tranquillité que si j'eusse parlé à des personnes de ma connoissance. je garday pourtant devant mes juges tout le respect et toute la modération qu'il me fut possible ; mais aussi la justice de la cause que je soutiens fit qu'il ne parut point de timidité dans mes paroles ni dans mon action.

Après que le président m'eut fait quelques interrogats sur quelques faits de la procédure, je luy fis le détail de tout suivant et conformément à mes premières auditions en donnant les mêmes raisons de ma conduite que j'avois données devant le premier juge, à savoir l'état où tu te trouvais et le danger évident où tu etois de périr toy et ce que tu portois, si nous n'eussions trouvé quelque espèce d'azile pendant l'allarme qui s'etoit répandue partout. Pour le reste, je fis remarquer l'art. 12 de l'Edit du Roy quy révoque celuy de Nantes, dans lequel article il est permis à tous ceux qui n'ont pas abjuré la Religion d'aller librement par toutes les villes du royaume.

Toutes les questions qu'on me fit sur la procédure eurent bientôt fini. M. le président me demanda si je voulois toujours persister dans ma religion ? A quoy je répondis qu'ouy. Ensuite, un autre juge me demanda ce que je pretendois faire dans le royaume, ma religion n'y étant plus soufferte ? A quoy je répondis que j'attendois patiament ce que Sa Majesté ordonnerait à l'égard de ceux qui ne voudroient pas abjurer la religion. M. le Président me demanda si je ne savois pas qu'il etoit deffendu par le dernier Edit de Sa Majesté de faire aucun exercice de notre Religion, et si je ne voyois pas que par là j'etois dans la contravention aux ordres de Sa Majesté. je répondis à cela que c'etoit de l'exercice public qu'il etoit parlé dans l'Edit et qu'ainsi je n'etois point dans le cas. L'un des juges qui m'avoit déjà interrogé me parla ainsi : Vous n'ignorès pas que la volonté du Roy est qu'il n'y ait qu'une religion dans son royaume. Vous donc qui etes fidèle suject de Sa Majesté (car vous avez toujours accoutumé de dire que vous estes des sujects fidelles et obéissants), pourquoy ne voulez-vous pas maintenant obéir à sa volonté et embrasser la religion qu'il veut que vous embrassiez ? Comme il acheva de prononcer ce qui est contenu dans cette parenthèse, je répondis que non seulement nous le disions, mais que nous Fetions en effet ; et, lorsqu'il eut achevé, je répondis que dans toutes les choses qui ne blessoient pas ma conscience, j'etois prest à obéir aux ordres de Sa Majesté avec une parfaite soumission, que mon âme et ma conscience relevoient de Dieu immédiatement, et que j'etois bien marri qu'il se trouvât un point où il fallût que ma volonté fût contraire à celle du Roy.

 

M. le Président me demanda pour la deuxième fois si j'etois entièrement resollu à persister dans ma religion, à quoy je répondis qu'ouy, après quoy un autre juge me parla en ces termes : Estant éclairé comme vous estes, vous devriès profiter de vos lumières pour reconnoitre la vérité de la religion catholique romaine et l'embrasser. Nous ne vous regardons pas, dit-il, comme un de ces criminels que nous avons accoutumé de voir à nos pieds, mais nous serons contraints de vous juger suivant les déclarations du Roy et de vous condamner aux peines qui y sont portées.

Un autre juge poursuivit à peu près de la même manière, me disant que mon opiniatreté seroit cause qu'ils m'envoyeroient chargé de chaînes dans des lieux dont je ne pourrois pas sortir quand je voudrois, et que je ne pouvois eviter cela que par la grâce du prince, à laquelle je devois avoir recours. Il me représenta comme ils souhaitaient tous, de même que tous mes parents, et tous ceux qui me connoissoient, que je me misse en repos. je répondis en leur protestant devant Dieu que ce n'etoit point par opiniatreté que je perseverois dans ma religion, et que c'etoit parce que je la reconnoissois véritable, pure et conforme à la Parole de Dieu. je suis prest, leur dis-je, à suivre mon Sauveur partout où il m'appellera. Il a tout quitté pour moy, il est venu mourir pour moy sur une croix ; je suis obligé à tout abandonner pour luy et à tout souffrir pour l'amour de luy.

Un juge qui n'avoit point encore parlé me demanda comment etions-nous assurés de la vérité de notre Religion. je répondis que nous conférions la doctrine qui nous est proposée avec les Ecritures, à l'exemple des fidèles de Bérée, dont il est parlé dans les actes des apostres. Il tacha d'éluder la force de cest exemple, et me demanda ensuitte si je ne croyois pas que Dieu voulût sauver les ignorants aussy bien que les sçavants ? je répondis qu'ouy. Il me répliqua que les ignorants etoient incapables d'examiner la religion par l'Ecriture sainte ; à quoy je répondis que dans l'Ecriture sainte les ignorants pouvoient connoitre, aussy bien que les sçavants, tout ce quy est nécessaire pour le salut, et par là estre en estat de rejetter tous les articles que l'on voudroit ajouter à ceux de la foy chrestienne ; que saint Paul presupposoit cette vérité quand il disoit dans l'une de ses épîtres : « Or quand nous-même ou un ange du ciel vous évangileseroit autre ce qu'il vous a été evangélisé, qu'il soit anathème (16). »

Le juge, dans beaucoup de paroles, ne répondit rien à proprement parler, et à la fin de son discours il me demanda d'où est-ce que je savois que l'Ecriture Sainte est l'Ecriture Sainte ? De l'Ecriture Sainte, luy répondis-je ; et comme il m'eût répété à peu près la même question, j'adjoutay que l'Ecriture Sainte avoit des caractères de divinité plus que suffisants pour se faire reconnoitre pour Parole de Dieu ; qu'elle etoit reconnue pour telle par tous les chrestiens, et que d'ailleurs tant d'efforts que les payens avoient fait pour l'éteindre sans pouvoir en venir à bout m'estoit un témoignage certain que c'etoit un livre divin, puisque la divine Providence avoit pris un soin si particulier de nous le conserver dans tous les siècles, et qu'enfin je ne reconnoissois que l'Ecriture Sainte pour le fondement et la règle de notre foy. Il me fit ensuitte quelques difficultés pour me persuader que, sans le secours de l'Eglise, nous ne pouvions estre assurés que ce que nous appelons l'Ecriture Sainte fût la Parole de Dieu, et conclud, après un long discours, qu'il falloit reconnoître l'Eglise avant que de pouvoir etre certains que l'Ecriture Sainte fût la Parole de Dieu. Sur cela, je suppliay la Cour de vouloir permettre que je fisse une question au juge qui me parloit, et les juges s'estant regardés, M. le Président me dit que je le pouvois.

M'adressant donc au juge, je luy demanday d'où est-ce qu'il sçavoit qu'il y avoit une Eglise qui ne peut nous enseigner que la vérité ? Mon juge ne peut s'empêcher d'avoir recours à l'Ecriture ; sur quoy je lui fis remarquer qu'il etoit contraint de poser aussy bien que moy l'Ecriture pour premier fondement, et qu'ainsi toutes les difficultés qu'il pouvoit me faire pour me faire doutter que l'Ecriture Sainte fût la Parole de Dieu, se tournoit maintenant contre luy. Il continua à rapporter des passages pour prouver la prétendue infaillibilité de l'Eglise visible, et conclut en disant que cette Eglise rendoit témoignage à l'Ecriture, et l'Ecriture à cette Eglise, et que c'estoit une encheneuse de vérités qui étoient inséparables ; mais cela ne pouvoit pas le tirer de ce pas-là, et pour le reste les passages qu'il apporta pour la prétendue infaillibilité de l'Eglise visible, qui étoient tirés des promesses que notre Seigneur Jésus-Christ fait à son Eglise et des qualités qu'il luy attribue ; ces passages, dis-je, ne pouvoient être appliqués légitimement qu'à l'Eglise qui est le corps des élus qui sont les vrais membres de Jésus-Christ.

J'aurois bien souhaité de luy faire voir comme les articles de notre religion sont bien autrement enchaînés avec des passages de l'Ecriture clairs et formels, après quoy j'aurois bien voulu luy demander à quel passage de l'Ecriture Sainte est enchaîné le sacrifice qu'on prétend faire tous les jours à la messe du corps et du sang de Jésus-Christ. J'aurois peu faire la même question sur l'adoration qu'on y rend au sacrement de l'Eucharistie, ainsi sur la transsubstantiation, sur le culte qu'on rend aux saints, à leurs reliques et aux images. J'aurois peu demander à quel passage de l'Ecriture Sainte est enchaîné le purgatoire, et ainsi de tout ce qui a esté adjouté à la religion chrétienne.

Mais il fallut écouter un autre juge, qui me fit un grand discours dans lequel il m'estala les grandeurs et les prospérités de l'église romaine et les calamités et les misères de la nôtre ; auquel je répondis par ces mots : « Notre règne n'est point de ce monde (17). » Un autre me dit que si je croyois ma religion bonne, il me falloit rester dans ma maison, y souffrir le logement des gens de guerre, y voir dissiper mon bien sans regret, et y mourir martyr, si on eût voulu, comme faisoit les anciens chrétiens, et non pas fuir comme j'avois fait. A cela je répondis que je pouvois justifier ma conduite par un verset de l'Evangile, j'entendois ce que notre Seigneur disoit à ses disciples : « Quand on vous persécutera à un lieu, fuyez en un autre (18). » Et outre cela, leur dis-je, j'ay donné une raison bien forte pour excuser mon absence, sçavoir l'état où ma femme se trouvoit, et le péril évident où elle étoit.

M. le Président me demanda si j'avois eu soin de m'instruire. je répondis qu'ouy. Il me répliqua que c'etoit aparamment dans les livres de nos ministres qui avoient accoutumé de nous défigurer la religion catholique romaine, et que si j'eusse pris soin de lire les livres de leurs docteurs et de leurs conciles, je n'y aurois rien trouvé de ce que les ministres supposoient à l'Eglise Romaine. A quoy je répondis que si la cour vouloit le permettre, je rapporterois quelques passages de leurs docteurs et de leurs conciles qui me faisoient: de la peine et que je trouvois opposés à la pureté de la religion chrétienne. Sur quoy s'étant regardés et quelques-uns d'entre eux se demandant ce que je voulois proposer, ils me firent connoitre qu'ils n'avoient pas le loisir de m'entendre là-dessus. je me préparois à leur reporter le canon du deuxième Concile de Nicée, qui commande l'adoration des images, accompagné d'un passage de saint Thomas, leur docteur angélique, et d'un autre de Gabriel Biel, un de leurs fameus théologiens.

Je leur allois rapporter l'endroit du Concile de Trente qui commande l'adoration souveraine du sacrement de l'Eucharistie, et le canon qui authorise la pratique d'offrir des messes à l'honneur des saints pour obtenir leur intercession, le canon du Concile de Constance qui retranche la coupe au peuple avec si peu de respect pour la volonté de notre Seigneur et pour la pratique de l'Eglise pendant tant de siècles, et plusieurs autres choses de cette nature.

Un autre juge me dit si j'avois leu le livre (19) d'un de mes compatriotes (parlant de M. Pélisson), ayant, me dit-il, tant de douceur et de docilité que vous en faites paroître, je m'assure que vous reconnoîtriez la vérité de la religion C. R. et que vous n'auriès pas fait difficulté de vous y ranger. je répondis que j'avois leu le livre de M. Pélisson, et que je n'y avois rien trouvé qui m'eut déterminé à cela ni qui m'eût donné seulement la moindre pensée d'abandonner ma religion. Enfin M. le Président me demanda pour la troisième fois si j'etois entièrement résolu à persister dans ma religion ? je répondis que c'etoit là ma résolution et que j'esperois que Dieu me fairoit la grâce de m'y tenir. Il. me demanda encore si je sçavois à quoy j'ettois condamné, et comme j'eus repondu que j'avois été condamné pax le 1er juge aux galères, il me demanda si j'ettois appelant. Après que j'eus répondu qu'ouy, il me congédia, en me disant que la Cour me rendroit justice. J'éprouve avec joye que Dieu me fortifie de jour en jour et me fait la grâce de me disposer à toutes sortes d'événements avec une entière résignation à sa volonté. Tu peux t'imaginer que je souhaite avec passion de te voir avant qu'on me fasse transférer. je ne crois pas de rester longtemps (20). je te souhaite toutes sortes de bénédictions.



Table des matières

Page précédente:

.
(I) En 587 Jacques Mascarenc fut délégué avec deux autres citoyens, auprès du due de Montmorency, et pour courir au secours de Roquecourbe prit part au combat de La Cieutat où il fut fait prisonnier (1587), néanmoins nous le retrouvons à Castres en 591.
.
(2) « Le onze du mois de may (1660) par M. Daneau, pasteur, a esté batizé Jean, fils de maître Jean Mascarenc, advocat en la cour, et de damoiselle Louise de Balarand, présenté par M. Jean Mascarenc, père pour le sieur Jean Mascarenc, bourgeois d'Anglès, ayeul du baptisé, et damoiselle Madeleine de Curvalle, son aïeule, femme de maître Jean de Balarand, conseiller du roy et référendaire en la chancellerie de la cour et chambre, né le 20 d'apvril. »
.
(3) Archives de l'Hérault, C. 159.
.
(4) La métairie de Carrelle est située à 5 km. à l'est d'Anglès ; vers 1860, le domaine a été partagé en deux propriétés distinctes, avec construction d'une seconde métairie située à 500 mètres de la première et appelée Carrelle-Haut.
Celle qui nous intéresse est Carrelle-Bas ou le Vieux, dont nous donnons une vue, bien que les bâtiments aient été récemment reconstruits, et que la maison d'habitation des Mascarenc ait disparu depuis une cinquantaine d'années.
.
(5) Ce logement de Carrelle ne se composait que d'une pièce, et Mascarenc avait l'intention de l'agrandir pour y résider plus longtemps chaque année lorsque survinrent les événements qui lui firent quitter le pays.
.
(6) En même temps l'Eglise d'Anglès fut supprimée, le temple fut abattu et son emplacement nivelé ; le cimetière fut affermé pour le prix de quatre livres distribuées aux pauvres ; la cloche du temple, brisée en plusieurs morceaux lors de la chute du clocher, fut abandonnée au ministre pour le payer d'une année de gages.
Le dernier consistoire d'Anglès se composait de Charles Mascarenc de Rayssac, Pierre Cabrol, Jean Alquier, Jean Dougados. Pierre Fabre, Pierre Bonnet, Pierre Savaric, Jean d'Olès de la Fontézié.
.
(7) Déposit. des métayers d'Anglès à l'interrogatoire du 19 avril 1686.
.
(8) Déposit. de Daniel Sire, métayer de St-Martin, consulat d'Anglès, le même jour (Arch. du Tarn, B. 241).
.
(9) Voy. plus haut pages 57 et suivantes, les circonstances de ce fatal voyage.
.
(10) D'après le témoignage de Mascarenc lui-même, ce serait 18 jours après son arrestation qu'on l'aurait conduit à Castres, donc le 12 mars. (Voy. Bulletin du Protestantisme, année 1887, page 474).
.
(11) Archives du Tarn. B. 241.
.
(12) Archives du Tarn, B. 241.
.
(13) Les biens de Mascarenc mis en régie rapportaient environ 1.400 livres.
.
(14) Il faut probablement lire le 8 mai.
.
(15) Mascarenc était alors dans la prison de l'Hôtel de Ville (Le Capitole), à une certaine distance du Palais.
.
(16) Galates, I : 8.
.
(17) Jean 18 :36.
.
(18) Mathieu, 10 :23.
.
(19) C'est le volume de Paul Pélisson : Réflexions sur les différends de la religion. (Voy. plus haut page 118).
.
(20) Il devait passer encore près de onze mois en prison.

 

- haut de page -