Nous sommes de braves
gens
Joseph vit ses frères...
mais faisant comme s'il était un étranger pour eux, il
leur parla rudement et leur dit. Vous êtes des espions! - Non,
mon seigneur, nous sommes de braves gens...
Gen. 42. 7-11.
Alors Joseph ne put plus se
contenir... et il dit à ses frères: Je suis
Joseph!
Gen. 45. 3.
La vie n'était déjà pas
facile pour les onze fils d'Israël. Ces hommes se trouvaient aux
prises avec les problèmes économiques les plus durs. Ce
n'était pas une crise de surproduction, c'était plus
grave encore. La famine s'abattait sur toute la terre. On n'avait
plus de quoi manger. La question n'était pas de savoir comment
dénaturer notre excédent de blé ? Autrement
brûlante elle était: comment se procurer du blé ?
Ils avaient eu un ultime recours : l'Egypte, pays de cocagne
où, grâce à la sagesse de son gouverneur Joseph,
des provisions considérables avaient été
accumulées. Réduits à la dernière
extrémité, ils s'étaient mis en route, et tout
tremblants ils se prosternaient devant le gouverneur pour implorer sa
pitié qu'il veuille bien leur céder quelques sacs de
grain.
En voyant ses frères, Joseph les
reconnut; mais faisant comme s'il était un étranger
pour eux, il leur parla rudement et leur dit: «D'où
venez-vous ?» Ils répondirent: « Nous venons du pays
de Canaan pour acheter des vivres. »
Joseph ne se fait donc pas connaître.
Bien mieux, il va les accuser durement: il va les accabler:
«Vous êtes des espions!» Dénégations
des visiteurs désespérés : «Non, mon
seigneur, nous sommes venus pour acheter des vivres; nous sommes de
braves gens! » Décidément, la mémoire des
hommes est étrangement superficielle. Elle erre à
l'extérieur de leur vie et y recueille pas mal de motifs de
satisfaction. Aussi loin que porte notre regard d'homme,
s'étend la plaine de notre honnêteté, la paisible
surface de notre bonne conduite. Nous sommes de braves gens! Mais
oui; seulement, qu'est-ce qui dort au fond de l'eau ? Qu'est-ce qu'il
y a d'enseveli dans le sous-sol de notre existence ? Qu'est-ce qu'il
y a là-bas, très loin, hors de la portée des
mémoires humaines et des regards humains ? Ruben,
Siméon, Juda, Lévi, vous ne vous souvenez pas ? Non.
C'est dommage. Il le faudrait pourtant. Cela est indispensable.
Sinon, que puis-je faire pour vous ? C'est pourquoi je vais vous
mettre en prison. J'aurais bien voulu vous épargner cette
épreuve; mais puisqu'il n'est pas d'autre moyen...
Alors Joseph fait enfermer ses frères,
sous le faux prétexte de l'espionnage, et sans leur dire la
vraie raison. Car il faut que leur mémoire, d'elle-même,
se réveille dans l'épreuve. Il faut que ces braves gens
descendent un peu au fond d'eux-mêmes.
Les voilà donc en prison. Ce qu'ils
attendaient de pire, à savoir qu'on leur refuse du blé,
n'était rien à côté de ce qui leur arrive.
Tout tourne au plus mal. On imagine le désarroi de ces braves
gens, le même que le nôtre devant la guerre: «Nous
n'avions pas besoin de cela encore, comme si la vie n'était
pas déjà assez dure. Nous voici privés de la
liberté comme des criminels, accusés injustement,
exposés à la mort. Ah ! nous n'avions pas
mérité cela ! Le seigneur de ce pays est d'une
injustice révoltante. Nous ne sommes pas des espions. Nous
sommes d'honnêtes gens ! Et ils ont raison. Ils ne sont pas des
espions; et à tout autre point de vue que celui du seigneur de
ce pays, ils sont en effet de braves gens. J'imagine que leur
première journée en prison s'est passée à
ruminer sur l'injustice du gouverneur qui les avait
châtiés, et à penser que si Dieu existait, il ne
permettrait pas de pareilles choses. La seconde journée, leur
indignation étant quelque peu tombée, un cri,
peut-être, a retenti tout au fond d'eux-mêmes, une voix
infiniment lointaine, complètement oubliée et pourtant
si connue : La voix du sang de ton frère. - Quoi ? - Dites,
braves gens, vous n'aviez pas un frère autrefois ? - Ah !
cette vieille histoire, mais ça ne compte plus, qu'est-ce que
tu vas chercher là ? C'est oublié depuis longtemps.
S'il fallait s'embarrasser toute sa vie de cette affaire !
N'empêche que le coup est porté et
qu'avec une rapidité fantastique, la vieille affaire du fils
bien-aimé de leur père, dont ils s'étaient
débarrassés, est remontée du fin fond de
l'histoire pour envahir leur conscience et devenir là, dans
cette prison (là, dans ce temple), des dizaines
d'années plus tard, (des centaines d'années plus tard),
la brûlante, la terrible actualité de leur vie. Et
alors, quand après trois jours Joseph les fait sortir de
prison, ils ne disent plus : Nous sommes de braves gens. Mais,
ô miracle! ils disent tout autre chose: « Vraiment, nous
sommes punis à cause de notre frère. Car nous avons vu
l'angoisse de son âme quand il nous demandait grâce, et
nous ne l'avons point écouté ! Voilà pourquoi ce
malheur nous est arrivé! Voici que son sang nous est
redemandé. » Ainsi l'épreuve n'a pas
été vaine. Ils se souviennent enfin. Cela a
été dur, mais c'est fait, la repentance est
déclenchée. Il a suffi de trois jours de prison pour
rafraîchir la mémoire de ces hommes. (Et à nous,
combien en faudra-t-il, hélas ? Mon Dieu, faudra-t-il trois
ans de guerre pour que nous nous rappelions ce que nous avons fait de
ton fils bien-aimé, et que tu puisses de nouveau nous montrer
le visage de ta miséricorde ?)
En voyant la détresse de ses
frères, Joseph «s'éloigna d'eux pour
pleurer». Bien plus qu'à ses frères, Joseph doit
se faire violence à lui-même pour se montrer impitoyable
et ne pas se faire reconnaître. C'est pour lui-même une
épreuve qu'on ne saurait imaginer : être obligé
de paraître méchant, de paraître injuste, pour
obliger ses frères à se repentir, à
reconnaître leur méchanceté et leur injustice.
(N'est-ce pas là ce à quoi Dieu est sans cesse
obligé à notre égard, n'est-ce pas là
tout le mystère de la souffrance qui se prolonge et de Dieu
qui nous «cache sa face dans le déchaînement de sa
colère » ?) Joseph s'éloigna d'eux pour pleurer.
«Ce n'est pas volontiers que le Seigneur afflige les enfants des
hommes », dit Jérémie (Lamentations 3. 33). Oh !
non, ce n'est pas volontiers que Joseph emprisonne ses frères.
(Dieu souffre plus encore que nous de l'épreuve qu'il nous
envoie.) Il ne voudrait qu'une chose, pouvoir leur pardonner, pouvoir
tourner sa face vers eux, la face de sa miséricorde, les
embrasser tous et pleurer de joie. Mais il ne le peut pas encore.
Non, il ne le peut pas tant que les hommes ne se souviennent pas,
tant qu'ils vivent à la surface de leur vie, tant qu'ils
dorment du sommeil des braves gens.
Si Joseph se révélait trop vite
et montrait trop tôt sa miséricorde, ses frères
ne la comprendraient pas, et ce serait pis que tout, car la
miséricorde, c'est le dernier mot de Dieu. Si elle est
gaspillée, si elle n'est pas comprise dans toute son
étendue, il n'y a plus d'espoir. C'est ainsi que, comme la
bonté de Dieu à notre égard, la bonté de
Joseph est prisonnière de l'inconscience de ses frères
et qu'elle ne peut pas se révéler encore, bien qu'au
travers de l'épreuve cette révélation
s'achemine, et que toute cette dureté de Joseph ne soit
là que pour donner toute sa mesure à sa douceur. Rien
ne peut nous faire mieux comprendre le rapport entre la colère
de Dieu et sa grâce, entre Vendredi-Saint et Pâques. Dieu
est tout amour. Dieu ne veut que pardonner. Toute sa grâce nous
est promise. Il attend seulement que nous puissions la
reconnaître, que nous laissions notre propre justice.
«Jusques à quand seront-ils incapables de recevoir leur
pardon ? - demande Osée (8. 5). - Jusques à quand
diront-ils : nous sommes de braves gens ? Jusques à quand
ignoreront-ils la grande révolte que je veux leur pardonner?
» Ainsi la colère de Dieu, comme celle de Joseph, est au
service de son amour. Elle ne fait que préparer le chemin de
sa grâce. La nuit de Vendredi-Saint ne fait que préparer
le jour de Pâques. Toute notre détresse n'est qu'une
préparation dure et longue du grand jour de la manifestation
de la puissance et de la bonté de Dieu.
Mais la préparation n'est pas
terminée. Ce n'est pas encore assez. Les frères de
Joseph ne sont pas encore prêts à recevoir toute la
miséricorde du Seigneur. Ils se sont souvenus de leur crime.
Ils se sont souvenus de cette journée de Vendredi-Saint qui
dormait au fond de leur mémoire. Mais il faut que ce souvenir
les travaille davantage. Ils ne sont pas descendus au fond de leur
détresse. Ils n'ont pas mesuré toute l'étendue
de leur envie, de leur amour-propre, de leur inconscience. C'est
pourquoi Joseph ne se révèle pas encore à eux.
Il ne leur montre pas ses larmes, mais il continue à
dissimuler; il continue à ne pas exister pour ses
frères. Il reste encore un peu de temps, ce que ses
frères ont voulu faire de lui. Il faut que ces hommes qui ont
supprimé leur Seigneur et leur frère aient ce qu'ils
ont voulu et qu'ils en goûtent l'amertume. Ainsi Dieu fait le
mort. Il fait le mort que nous avons fait de Lui. C'est là
tout notre malheur. Et c'est plus amer qu'on ne peut le dire. Il
laisse aller les choses comme s'il n'existait pas, comme s'il ne nous
aimait pas, puisque nous n'avons pas voulu qu'il existe parmi nous,
et pour que nous voyions bien comme il fait bon là où
il n'existe pas. « Voici l'homme aux songes qui arrive! Venez,
tuons-le et jetons-le dans une citerne... Crucifie! ôte-le!
ôte-le!» La graine a porté son fruit. Nous vivons
dans le monde dont le Seigneur a été ôté,
et Dieu reste pour quelque temps encore celui que nous avons
ôté. C'est là notre châtiment. Qui donc
oserait s'en plaindre ? N'est-ce pas ce que nous avons voulu ? Faire
nos petites affaires sans lui. Eh bien! les choses iront encore un
certain temps sans lui, du moins sans que nous sachions qui il
est.
Les frères de Joseph remontent donc vers
Israël en Canaan avec des vivres et la vie reprend son cours.
C'est comme une trêve, une nouvelle période de paix pour
réfléchir. Mais comme la famine continue, il faut
redescendre en Egypte avec Benjamin, cette fois, et affronter
à nouveau l'effrayant gouverneur. Cette fois l'épreuve
sera plus dure encore, et l'injustice de Joseph plus manifeste, et
plus grande la violence qu'il devra se faire. De nouveau, il devra
dissimuler ses larmes. (Nous ne savons pas ce qu'il en coûte
à Dieu de rester dur avec nous.) Enfin, après avoir
fait disparaître les traces de son émotion, Joseph fait
cacher sa coupe dans le sac de Benjamin, puis il l'inculpe de vol, et
le retient comme esclave. C'est la dernière démarche de
sa colère. C'est aussi le dernier pas pour ses frères
dans la repentance. Joseph est encore mort pour eux, mais sa mort va
porter son fruit, elle va ôter vraiment leur
péché, elle va tout réparer dans leur coeur. Car
voici que Juda s'approche, celui-là même qui avait
proposé de vendre Joseph aux Arabes, et qu'il dit: «
Maintenant donc, je te prie, que moi, ton serviteur, je puisse rester
l'esclave de mon seigneur à la place du jeune homme, et que ce
dernier puisse remonter avec ses frères. Comment, en effet,
pourrais-je retourner chez mon père, si l'enfant n'est pas
avec moi ? Non, je ne saurais voir la douleur dont mon père
serait accablé. »
Que la voie du Seigneur est donc
merveilleuse!
Comme sa mort a tout accompli! Comme elle a
porté en nous le dernier fruit d'une vraie repentance ! Cet
homme qui avait livré son frère et
déchiré le coeur de son père, non seulement voit
tout le mal qu'il a fait et toute la douleur qu'il a causée,
mais il est prêt à se livrer lui-même à la
place de Benjamin. Vous voyez que la dernière étape est
franchie. Où sont la jalousie, la convoitise, l'amour-propre
qui dévoraient le coeur de ces hommes ? L'épreuve que
Joseph leur a imposée a tout balayé. Les enfants
d'Israël touchent le fond de la détresse humaine devant
ce seigneur qu'ils ne reconnaissent pas encore. Où est le
temps où ils disaient: Nous sommes de braves gens ?
Ce temps-là n'est-il pas révolu,
enterré dans la citerne où ils ont jeté leur
frère autrefois, enseveli dans le tombeau de Joseph
d'Arimathée ? Leur honnêteté, leur bonne
conscience, comme aussi leur méchanceté, c'est cela qui
est devenu de la vieille histoire. Enfin, les voilà
prêts à recevoir leur pardon. Leur coeur est
brisé. Leur coeur est changé. Ils sont à bout.
Tout est accompli. L'heure de la Révélation
approche.
Car Joseph lui aussi est à bout. Il ne
peut plus se contenir. Dans le même temps où ses
frères touchent le fond de la repentance, il touche, lui, le
fond de sa dureté. Il est libre, libre enfin de se faire
connaître, libre de déployer à jamais sa
miséricorde. « Je t'ai caché ma face un moment
dans le déchaînement de ma colère, mais dans ma
miséricorde éternelle j'ai eu compassion de toi »
(Esaïe 55), L'heure de Pâques approche. L'heure
incomparable de la reconnaissance, où celui que nous avions
livré apparaît comme le Dieu vivant, le Dieu d'amour, le
Vainqueur éternel. Elle approche, cette heure, au moment le
plus désespéré, le plus noir, dans une situation
sans issue, alors qu'il semble bien qu'à tout jamais notre
péché est sur nous et que notre Seigneur est bien mort.
L'heure approche, que toutes les créatures attendent sans le
savoir, et dont toutes les armées célestes se
réjouissent, où Dieu tournera sa face vers nous, et se
fera reconnaître et remplira tout de sa
miséricorde.
«Joseph s'écrie: «Faites
sortir tout le monde!
Il ne resta donc personne avec lui quand il se
fit reconnaître à ses frères. » La rencontre
avec le Dieu vivant est secrète. Le Ressuscité ne se
montre pas en public, mais à ses frères seulement. Il
est là, devant ces hommes effondrés. Ce sont les
dernières minutes de l'ancien monde, du grand cauchemar, les
derniers instants de la mort du Seigneur, du grand silence et de la
servitude d'Egypte; c'est la nuit de la Pâque la
dernière heure avant que la pierre soit roulée. Les
hommes ne se doutent de rien, ne s'attendent à rien. Comment
ses frères devineraient-ils qu'ils sont devant Joseph ?
Comment les apôtres songeraient-ils que tout n'est pas fini ?
Comment pourrions-nous prévoir qu'il y aura jamais autre chose
sur la terre que l'envie, le désespoir et la mort ? Rien ne
précède le jour dans cette nuit totale. Mais tout
à coup, le jour est là. Tout à coup, l'heure est
venue et toutes les cloches de l'éternité retentissent
pour annoncer l'éternelle Pâque, la
Révélation du Dieu vivant, cette Parole qui vient
d'être dite et qui change tout, absolument tout d'un instant
à l'autre: «Je suis Joseph!»
Celui que nous avons mis à mort est le
vainqueur de la mort, le Tout-Puissant. Nous avons vu le Seigneur! Le
Seigneur est vraiment ressuscité. Leurs yeux s'ouvrirent et
ils le reconnurent. Consternation et joie. Pleurs de joie, parce que
c'est Pâques, parce que Dieu nous a montré son vrai
visage et que nous l'avons reconnu; parce qu'il n'est que
bonté et amour, et que tout ce qu'Il fait dans sa
colère n'est que pour nous permettre de comprendre toute cette
bonté et tout cet amour. Amen.
PRIERE
Mon Dieu, jusques à quand les hommes
diront-ils «Nous sommes de braves gens, nous n'avons fait de mal
à personne, nous n'avons pas fait de mal à
Jésus-Christ, ni fait souffrir notre Père ?»
Seigneur, jusques à quand leur bonne conscience
t'empêchera-t-elle de tourner vers eux la face de ta
miséricorde ? Jusques à quand serons-nous incapables de
recevoir notre pardon et de te reconnaître ? Jusques à
quand t'obligerons-nous à faire comme si tu étais un
étranger pour nous ?
0 Jésus-Christ, notre Frère, Toi
qui règnes au-dessus de toute souveraineté et de tout
nom qui puisse être nommé, fais qu'en attendant le jour
où tu ne pourras plus te contenir et où tu
paraîtras dans la gloire, ta mort nous garde dans
l'humilité et dans l'espérance de ta grâce, et
que l'épreuve du temps présent (la misère, la
prison, la guerre et l'exil) serve à mieux ensevelir notre
coeur rancunier, notre vie perdue, dans la citerne où nous
t'avons jeté. Qu'il n'y ait plus en nous que cette compassion
que nous attendons de Toi. Amen.