Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome IV


LA CITE DU CIEL 

Nous sommes citoyens des cieux.

(Phil. III, 20.)


Mes frères,

Jésus-Christ a vaincu la mort et il a mis en évidence la vie et l'immortalité par l'Evangile. telle est la conclusion à laquelle nous ont conduits nos recherches. De même qu'au premier jour de la création c'est une parole souveraine qui fit jaillir la lumière sur le monde enseveli jusque-là dans la nuit, de même c'est à la voix de Jésus-Christ que se sont dissipées les ténèbres qui avant lui pesaient sur les âmes et leur cachaient l'éternité. Non-seulement Jésus-Christ nous a révélé le ciel; il nous l'a ouvert par sa rédemption. Avec lui, la foi à la vie éternelle est entrée dans le monde, et désormais cette croyance est solidaire de lui. Partout où Jésus-Christ est reçu comme le roi spirituel des âmes, la vie éternelle devient la plus inébranlable des réalités.

Ne le sentez-vous pas, à l'accent même de saint Paul dans le passage que j'ai pris pour texte? « Nous sommes citoyens des cieux. » Cette vie future jusque-là si vague a pris un corps, une substance; ces îles flottantes se changent en une terre ferme; c'est une patrie que l'Apôtre contemple et pour laquelle il éprouve ce que sent l'exilé pour son pays natal.

Mais il y a plus encore dans ces paroles. Pour comprendre l'énergie qu'elles ont, surtout dans la langue grecque dont se sert l'Apôtre, il faut se rappeler ce que signifiaient chez les anciens les mots de cité et de citoyen. Les Grecs et les Romains n'ont jamais connu deux sentiments qui pénètrent toute l'histoire moderne : cet attachement exclusif à un pays tout entier que nous appelons l'amour de la patrie, ou ce dévouement à un chef héréditaire, à une famille royale qui, en créant les monarchies, a constitué la plupart des nations européennes; chez les Grecs et chez les Romains, la cité était vraiment la patrie; c'était d'elle que chacun tenait ses droits, ses privilèges, c'était sur elle que tous concentraient leur amour, et, lorsque le monde tout entier fut courbé sous un seul maître, dans la servitude universelle, il y eut un titre, un seul dans lequel se réfugia tout ce qui restait ici-bas de dignité virile et d'indépendance, ce fut celui de citoyen romain. Quand un homme était arrêté, traduit devant un tribunal, fût-il entouré d'une multitude furieuse, de juges avides d'ennemis altérés de son sang, il n'avait qu'à prononcer ce mot : «Je suis citoyen romain, » et les passions s'apaisaient, la majesté de la cité souveraine le couvrait de son égide, et César seul pouvait le condamner à mort. Un proconsul oublia un jour cette règle, il fit fouetter de verges un citoyen romain; et ce simple fait, raconté à la tribune du forum par Cicéron suffit à faire frémir d'indignation la multitude. Saint Paul savait ce que valait ce titre qu'il possédait lui-même, et plusieurs fois il s'en était servi pour sauver sa vie; or maintenant ce mot de citoyen, il s'en empare encore, mais c'est pour l'élever à une hauteur jusqu'alors inconnue. « Nous sommes citoyens des cieux, » dit-il; il place son droit de cité dans la patrie éternelle, dans cette terre où la justice habite et où Dieu seul règne en souverain.

Je me propose aujourd'hui, mes frères, de contempler avec vous cette cité sainte qui doit être un jour notre demeure. Elevons-nous donc sur les hauteurs de la foi d'où nous pouvons la saluer d'avance. Gravissons-les, non pour nous y oublier dans une stérile extase ou dans une contemplation curieuse, mais pour y apprendre, en vivifiant nos espérances, à marcher ici-bas comme des citoyens des cieux.

Que sera le ciel? A cette question j'entends la réponse austère du spiritualisme qui me dit : « Le ciel est avant tout un état; le ciel est dans l'âme du juste; le ciel c'est la communion de Dieu. » Tout cela, je le sais, mais, appuyé sur l'Evangile qui est à la fois le plus spiritualiste et le plus humain des livres, je réponds à mon tour » et Oui, le ciel est un état, mais c'est en même temps une place. » Ne nous laissons pas arrêter ici, mes frères, par un idéalisme abstrait. Notre avenir, c'est la vie, la vie réelle et pleine. Ne peuplons pas de fantômes les royaumes de l'éternité. Nos corps ressusciteront, dit l'Ecriture. Je conviens qu'il nous est actuellement impossible de concevoir quelle sera la nature de ces corps et de leurs sensations, mais ce qui importe ici c'est que, sous prétexte de spiritualité, on n'enlève rien à la vie future de sa richesse, de sa plénitude et de son intensité. Le Dieu du ciel est aussi le Dieu de la nature.

Celui qui a semé ici-bas comme à pleines mains les magnificences de la création visible ne saura-t-il pas revêtir la terre où la justice habitera, et croyez-vous que ses splendeurs n'effaceront pas tout ce qu'ici-bas nous appelions la beauté? Vous avez remarqué sous quelles similitudes à la fois saintes et lumineuses, la Bible nous décrit le ciel. Je ne parle pas seulement ici des visions de saint Jean dans l'Apocalypse; de cette cité dans laquelle il n'y aura plus ni pleurs, ni cri, ni travail, de ce fleuve de vie dans lequel les nations viendront étancher leur soif, de ces arbres toujours verts que l'ardeur du soleil ne flétrira plus et de l'harmonie des chants des rachetés qui s'élèveront comme le bruit des océans. Toutes ces descriptions , ainsi que les images dans lesquelles l'Apôtre emprunte aux pierres précieuses leur nom et leur éclat pour donner une idée de la splendeur de la Jérusalem céleste me touchent encore moins, je l'avoue, que les comparaisons plus familières sous lesquelles Jésus-Christ nous dépeint le ciel.

Quelle est l'image que notre Seigneur emploie de préférence quand il en parle ?

C'est celle d'une maison. « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, » dit-il, et, dans ses paraboles il nous montre cette maison ouverte à tous, le festin de l'amour dressé pour les invités, les serviteurs sortant pour les convier aux noces, et le Père lui-même s'avançant à la rencontre de l'enfant prodigue et repentant. Eh bien! je vous dis sans crainte : Prenez cette image, allez au fond de toutes les idées qu'elle renferme, et voyez-y comme le touchant symbole de ce que nous promet la communion de Dieu. La maison Vous êtes-vous jamais arrêtés pour réfléchir à tout ce qu'il y a dans ce mot ? La maison, ici-bas, c'est le refuge, c'est l'asile de l'indépendance, c'est le lieu du repos... Que la tempête mugisse dans la campagne, que le vent hurle et se déchaîne, que la pluie vienne furieuse fouetter les vitres, ici c'est le foyer tranquille, avec sa flamme douce et joyeuse, Qu'au dehors grondent d'autres orages plus cruels encore; que I'âpre souffle de la haine s'acharne après vous que la calomnie et l'envie déchirent votre nom ici c'est l'affection fidèle, ici le coeur petit s'ouvrir aux longs épanchements, ici du moins l'on peut souffrir et pleurer en paix. Aussi tous les peuples qui ont eu quelque souci de leur dignité ont-ils mieux aimé mourir que de livrer à l'oppression ce dernier refuge de leur indépendance. Ecoutez ces mots d'un des plus grands orateurs de l'Angleterre : « La maison d'un Anglais peut n'être qu'une pauvre masure; les lézardes peuvent disjoindre ses murailles; son toit peut être percé par la tempête. Le vent peut y entrer, la pluie peut y entrer, mais le roi d'Angleterre n'ose pas y entrer. Tout son pouvoir, si formidable qu'il soit, vient expirer sur ce seuil. » Ainsi parlent les peuples libres, car ils savent que là où la maison n'est plus respectée, là meurt bientôt la liberté. La maison c'est plus encore, c'est un sanctuaire... Là nous nous sommes agenouillés pendant les heures funèbres d'une longue agonie, là nous avons souffert les mortelles angoisses que toute âme d'homme doit traverser ici-bas. Mais là aussi nous avons préparé un berceau. Ces murs ont entendu le cri de notre premier-né; quelque chose de notre âme est entré dans ces pierres. Aussi quand l'exil vient nous en arracher, quand nous errons parmi les étrangers, une vision nous poursuit. Devant nos yeux mouillés passe une image qui nous enchante, pais qui nous laisse ensuite plus accablés à notre morne isolement.

J'essaye de peindre la maison d'ici-bas, mais une pensée amère traverse ici mon âme. Combien sont-ils ceux qui la possèdent! Combien pour lesquels il n'y a ni foyer paisible, ni sécurité, ni pain pour quelques jours! Avez-vous vu ces malheureux que la pauvreté chasse de lieu en lieu? pour eux plus d'abri sur la terre; s'ils veulent se reposer un instant, la misère est là qui les traque et qui leur crie : « Lève-toi, le sol que tu foules ne t'appartient pas. » Avez-vous rencontré de ces êtres qui sont réduits à vendre pour un morceau de pain jusqu'au lit de leur enfant, jusqu'à leur anneau de mariage, jusqu'à ces souvenirs sacrés dont il semble qu'on ne peut se séparer sans renier son passé et mourir à la vie du coeur? Et puis, riches ou pauvres, la mort épargne-t-elle personne? Est-ce qu'elle n'est pas toujours prête à renverser d'un coup d'aile tout le bonheur que nous avions lentement et péniblement édifié ? Est-ce qu'elle ne vient pas sourde, inexorable, acharnée comme les flots de la marée montante, emporter pièce à pièce tout ce que notre coeur aimait? Heureux encore quand ce n'est pas le désordre, l'égoïsme et l'inconduite, pires que la mort elle-même, qui viennent aliéner les coeurs et changer en un foyer de haines, d'amertume et de scandale cet Eden qui devait à jamais abriter notre amour. Tout ne nous rappelle-t-il pas que nous n'avons point ici de cité permanente, et ne comprenez-vous pas ce que doit dire à nos coeurs la promesse de la maison du Père que Jésus-Christ fait luire à nos yeux au terme du chemin ? La maison du Père, édifiée non plus dans le sable mouvant d'un monde qui passe, mais sur le roc immuable de l'éternité, fermée à toutes les oppressions, à toutes les souillures, abritant les coeurs fatigués et meurtris et recueillant pour ne plus les séparer jamais ceux dont l'amour du Père a été ici-bas l'espérance, le refuge et la consolation!

Voilà ce qu'est pour nous le ciel. Mais il faut nous élever au-dessus de ces images, il faut chercher à comprendre ce que sera en lui-même l'état des rachetés. Le ciel, c'est la pleine réalisation de la vie. Etudions donc notre âme; interrogeons en elle ces aspirations profondes, que rien ne satisfait pleinement ici-bas, cette faim et cette soif de vérité, de justice et d'amour auxquelles Jésus-Christ a promis, au delà de la vie présente, un rassasiement complet.

Nous sommes faits pour savoir. Il n'est pas une question, pas un phénomène devant lequel notre curiosité ne s'éveille; or, je me demande si ce désir est satisfait par la vie présente seulement, s'il est taillé à la mesure de notre existence actuelle (1). Il pourrait le croire si la science n'était qu'une vassale de l'industrie, si elle n'existait qu'en vue de l'utilité; mais c'est pour un autre but que Dieu nous l'a donnée. La géométrie est née, dit-on, chez les Egyptiens, du besoin de replacer les limites des héritages après les inondations du Nil. L'astronomie a servi tout d'abord à guider, dans les vastes plaines du désert, les bergers de la Chaldée. Mais est-ce là toute la science et la réduirez-vous à ce rôle utilitaire ? Par la voix de ses plus grands représentants, elle protesterait contre cet abaissement. Ce qui a fait la grandeur de leurs recherches, c'est leur caractère désintéressé. De l'utile, on a pu quelquefois remonter jusqu'au vrai, mais c'est l'exception. La règle, c'est que, du vrai, on descend à l'utile. L'homme est fait pour savoir.

Eh bien ! que savons-nous, après le labeur de tant de siècles? A quels résultats sommes-nous parvenus? Suspendus entre deux infinis, l'infini de la grandeur et l'infini de la petitesse, partout nous rencontrons des problèmes qui nous déconcertent. La science progresse, elle fait de riches et de glorieuses conquêtes; mais, à chaque pas nouveau, se dressent devant elle de nouveaux phénomènes, et le dernier mot de la science contemporaine de celle qui s'appelle positive est celui-ci : que nous ne savons rien, et que nous ne saurons jamais rien de l'origine et de la fin des choses, c'est-à-dire de notre propre origine et de notre propre fin. Rien de l'origine et de la fin des choses ! Et pourtant, ce sont là les premières questions que l'humanité s'est posées. Avant qu'elle sût un mot des sciences qui pouvaient servir à son utilité, elle se demandait d'où elle venait et où elle allait. Et cette histoire de l'humanité naissante se reproduit à chaque génération. Ecoutez vos petits enfants; ils vous adressent des questions à la fois naïves et terribles. Leurs innocents pourquoi vont jusqu'à la racine même des choses, et, devant leurs interrogations, la science du dix-neuvième siècle s'arrête impuissante et déconcertée. Or, il s'agit de savoir si cette immense curiosité n'est qu'un leurre et qu'un éblouissement de l'esprit. Il s'agit de savoir si nous n'avons pas été faits pour la pleine lumière et s'il faut nous résigner à ignorer toujours cette vérité dont nous avons le pressentiment sublime. On l'affirme, et de quel droit? Quoi! cette intelligence capable d'embrasser l'univers entier dans l'une de ses pensées, cette intelligence qui saisit la loi à laquelle obéissent des milliers de mondes dans l'étendue, elle disparaîtra, elle s'éteindra dans le néant, parce qu'un atome de matière s'extravasant dans le cerveau en paralyse l'énergie, parce qu'un caillot de sang arrête chez celui qui pense les battements du coeur ! Cet esprit qui a soif de vérité, sera à jamais déçu dans son attente! Pour nous, nous ne pouvons le croire, et nous voyons dans cette aspiration infinie après la connaissance, un pressentiment de la vie éternelle !

Un jour nous connaîtrons, dit saint Paul. Vous rappelez-vous, mes frères, quel ravissement éclaira votre intelligence le jour où, après avoir longtemps pâli sur une question difficile, vous avez vu la lumière se faire enfin à vos yeux, et la vérité vous apparaître ? Et cependant, la science d'ici-bas si incomplète, nous l'avons vu, est aussi pleine de périls.

Périls de l'orgueil. Ici-bas, le savant s'érige souvent en juge vis-à-vis de la vérité, oubliant que s'il lui est donné de la comprendre, c'est pour s'incliner devant elle et pour la mieux servir; il se fait de ses découvertes un aliment à sa vanité mesquine et devient parfois d'autant plus petit par le caractère, que le cercle de ses connaissances est plus grand. Périls de la sécheresse de coeur! Ici-bas, que de fois c'est aux dépens du coeur que la science se développe! Que de fois, comme ce roi avare de la mythologie antique, qui, pour son châtiment, voyait se changer en or tout ce qu'il touchait, et jusqu'à l'eau dans laquelle il voulait étancher sa soif ardente, l'homme de science ne voit partout que des idées! la critique dessèche et tue en lui le sentiment et l'amour profond de la vérité; elle ne laisse à la place qu'une froide curiosité qui s'éprend de tout. Un jour nous connaîtrons, en adorant et en aimant. Ici-bas, nous ne connaissons qu'en partie; incapables d'embrasser dans notre pensée la vérité tout entière, elle nous apparaît comme une médaille dont nous voyons alternativement les deux faces opposées sans en pénétrer l'intime relation; nous affirmons par exemple la liberté de l'homme, et nous affirmons en même temps que toutes nos actions futures sont connues de Dieu; nous affirmons que Dieu est partout, et nous affirmons en même temps que le monde est en dehors de Dieu; nous affirmons que Dieu est tout-puissant et tout saint, et nous affirmons en même temps l'existence du mal qui est le contraire de sa volonté et de sa sainteté; quant à concilier ces affirmations opposées, c'est notre recherche anxieuse et désespérante. Insistons-nous sur l'amour de Dieu, c'est sa sainteté qui nous échappe. Proclamons-nous sa sainteté, nous voyons en tremblant s'évanouir son amour.

Un jour ces vérités se concilieront à nos yeux. Un jour les voies de Dieu nous seront expliquées, et l'harmonie resplendira là où nous apparaît aujourd'hui le désordre. Vous est-il arrivé, mon frère, dans une heure ténébreuse, d'avoir cru découvrir chez l'homme que vous aviez appris à vénérer et à aimer entre tous, la preuve effrayante qu'il vous trompait et se jouait de vous? Vous souvenez-vous des doutes affreux qui ont alors traversé votre coeur comme des éclairs livides, et du désespoir profond avec lequel vous avez alors, comme Job, maudit le jour où vous étiez né? Mais vous rappelez-vous aussi l'immense joie qui inonda votre âme, quand un mot, jusque-là ignoré, est venu tout vous expliquer, et quand, honteux de votre égarement passager, vous avez pu de nouveau aimer et vous confier? Ainsi, hélas! nous voyons ici-bas passer devant la face de Dieu des nuages qui l'obscurcissent ou la défigurent; ainsi s'étendent parfois sur nos coeurs les sinistres doutes. Un jour nous entrerons dans la pleine lumière. Un jour nous comprendrons et nous bénirons.

Nous cherchons le vrai, mais il y a en nous un désir plus impérieux peut-être, et que la conscience des hommes a toujours placé plus haut, c'est la soif du bien, qui nous apparaît sous la double forme de la justice et de la sainteté. La sainteté, c'est l'ordre, c'est l'harmonie en nous-mêmes; la justice, c'est l'ordre et l'harmonie dans la société des hommes. Eh bien! je vous demande si ces aspirations, les meilleures de notre nature, n'appellent pas une vie future et ne l'exigent pas.

Parlons de la sainteté d'abord. Etes-vous de ceux qui prennent leur parti de leurs défaites morales et de leur esclavage? Avez-vous combattu les âpres combats de la chair? Avez-vous senti s'imprimer sur votre âme ces cruelles morsures de la convoitise dont la honte est telle qu'on ne peut les confesser qu'à Dieu? Avez-vous gémi de ce désordre intérieur dont saint Paul a été le tragique interprète, quand il nous dépeint la lutte entre la loi de l'esprit et la loi du péché? Et puis, au moment où vous vous croyiez victorieux, avez-vous vu un dernier ennemi , l'orgueil, recueillir les fruits de votre triomphe, et en flétrir les joies ? Hommes qui m'écoutez , je sais que c'est là votre histoire. Je ne vous connais pas; mais au nom de la vérité, j'affirme que vous avez traversé ces honteuses défaites, et je sais que ce sont les meilleurs et les plus droits d'entre vous qui le confesseront les premiers. Il en est qui en prennent leur parti, et qui suivent, sans remords, disent-ils, ce qu'ils appellent la douce loi de la nature; mais je ne crois pas à leurs sophismes, car je sais que le jour où ils se sont trouvés brusquement placés en face de la sainteté véritable, leur conscience a frémi d'un assentiment sublime, et leur a dit : « La vérité est là. ». Je m'adresse à ceux qui sont sincères, à ceux qui souffrent de cet esclavage, et je leur dis : « Qu'est-ce qui vous soutient dans vos luttes, si ce n'est la certitude de la victoire, de la victoire complète, de l'harmonie régnant dans vos coeurs et dans votre vie ? » Or, cette harmonie, cette victoire, est-ce ici-bas que vous la trouverez? On nous parle de justes satisfaits dès ici-bas. Je ne sais où l'on trouve ces hommes, et dans quelle région inconnue ils habitent. Pour moi, qui ai cherché à vivre dans la société spirituelle des hommes de la Bible, des croyants de tous les siècles, de ceux qui se sont sacrifiés sans calcul à la vérité et à la justice, j'ai surpris toujours chez les plus saints d'entre eux l'amer aveu de leur impuissance et la soif ardente d'un meilleur idéal. Et vous venez nous dire que c'est là un vain rêve, que cette lutte ne doit pas aboutir, que la victoire est pour eux une promesse mensongère. Mais qui êtes-vous, pour qu'on vous croie? D'eux et de vous, qui risque ici de se tromper?

Un jour nous serons saints. Nous ne les avons pas oubliées, ces heures trop courtes dans lesquelles nous avons compris et goûté ce que l'Ecriture appelle la beauté de la sainteté. Il y a des joies dans ces émotions, et ceux qui les ont traversées le savent bien. Ne croyez-vous pas que l'ordre moral est au-dessus de l'ordre matériel? Ne croyez-vous pas que dans le monde de l'âme il y a des splendeurs que celles de la nature même n'égaleront jamais ? Vous vous êtes arrêté en voyage sur quelque promontoire de l'Italie ou sur une cime des Alpes, et là, dans le silence, vous avez laissé vos yeux s'égarer au loin. Là-bas s'étendait la mer immense, ou le lac scintillant aux feux du jour. La brise à vos pieds passait sur les forêts. Un frémissement de vie montait partout de la nature, un inexprimable enchantement pénétrait vos sens; tout s'apaisait au dedans de vous, et vous n'entendiez plus dans votre coeur que l'écho de l'universelle harmonie.

L'âme aussi connaît parfois des ravissements semblables. Quand, après avoir gravi l'âpre cime du sacrifice, vous avez immolé votre égoïsme devant la sainte loi du devoir, vous voyez votre horizon grandir... Le monde immense du bien moral déroule à vos yeux ses splendeurs. Les âmes soeurs de la vôtre s'approchent de vous et peuplent votre solitude, et dans votre coeur meurtri retentit d'avance l'approbation de la justice infinie. Mais que ces moments sont fugitifs, comme la défaite suit rapidement la victoire, et comme dans la victoire même l'orgueil usurpe aisément la première place ! Cette âme, visitée par les anges, voici maintenant les basses convoitises qui y entrent et qui la dégradent; cette volonté qui se croyait souveraine, la voici esclave et vaincue; voici de mesquins calculs, de honteuses jalousies ou d'opiniâtres rancunes qui déchirent notre coeur en tous sens. Après tant de luttes et de prières, voici les mêmes chutes qui nous attristent, voici nos infidélités de cette semaine, nos blessures saignantes encore, et lorsque nous comparons notre vie intérieure telle que Dieu la connaît avec nos prières et nos paroles, il nous semble parfois que nous jouions un rôle, et que nous ne soyons plus que des comédiens de sainteté. Oh! la sainteté véritable ! Oh! comme disait Wesley mourant, habiter un pays où nous ne péchions plus et où nous ne voyions plus pécher les autres ! Eh bien ! vous qui gémissez de vos misères, relevez vos fronts et vos coeurs, vous êtes citoyens des cieux. Dans la patrie vers laquelle vous marchez, le mal n'a plus d'accès; là vous pourrez grandir en connaissance, en force, sans que l'orgueil vienne flétrir votre âme; là voire coeur pourra s'épanouir sans craindre les surprises des passions coupables; là plus de ces honteuses défaillances de la chair, plus de ces plaisirs qui ne laissent après eux que le remords, plus de ces irrésolutions, de ces molles langueurs qui nous énervent; là tu pourras, ô toi qui parles des choses saintes, les proclamer sans te sentir accusé par ton propre langage. Là régnera la vraie liberté des âmes affranchies de tous les esclavages et volontairement soumises au joug de Dieu; là Dieu sera tout en tous.

Après la soif de sainteté, ai-je dit, la soif de justice. Et je me rappelle ici la grande parole qui ouvre l'Evangile : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. » Or, il s'agit de savoir si cette promesse est vraie, et si ce rassasiement leur est assuré. Je m'adresse à vous qui sur la terre avez cherché la justice, et je vous demande si ce que vous avez obtenu vous a satisfaits, et si la réparation future ne vous est pas nécessaire? Et ne me répondez pas en me disant que plus tard, ici-bas, cette réalisation sera complète, et que c'est à cela seul qu'il faut tendre; car quand ce jour brillera sur la terre, vous et moi, nous serons morts, toutes les victimes des injustices passées ou présentes seront mortes aussi, et le triomphe complet de vos principes, éclairant au vingtième ou au trentième siècle de notre ère, une génération privilégiée, ne réparera pas les iniquités sous lesquelles ont gémi toutes les générations qui l'auront précédée. Je vous le demande encore : Pouvez-vous aimer la justice sans appeler pour tous ceux que l'iniquité écrase une réparation certaine ? La justice, savez-vous ce que ce mot signifie ? Avez-vous eu à souffrir de l'iniquité? Avez-vous vu celui que vous aimiez, et que Dieu avait fait bon et confiant, aller se prendre aux piéges des habiles et des iniques, et vous revenir meurtri ? Avez-vous vu les intrigants enlacer dans leur réseau de mensonges l'homme droit et candide? Avez-vous vu au tribunal, au-dessous de l'image du Crucifié, le droit outrageusement méconnu et la fausseté dresser insolemment la tête, pendant que vous deviez courber la vôtre et garder le silence ? Avez-vous vu la force frapper l'être sans défense ? Avez-vous vu l'iniquité réussir, approuvée par ceux qu'on appelle les gens de bien ? Avez-vous entendu l'homme religieux vous conseiller alors la prudence et la sage modération ?... Et puis, vous êtes-vous alors reportés en arrière? Avez-vous réfléchi que ce qui se passait là, c'était le fond de l'histoire? Avez-vous songé à toutes les bonnes causes qui sont mortes sans espoir, à tous ceux qui ont fait le bien et n'ont recueilli que l'ingratitude et l'amertume ? Avez-vous prêté l'oreille un jour, une heure, pour écouter toutes les iniquités de détail, toutes les violences, toutes les oppressions qui se commettent, là, à deux pas de vous, dans cette immense ville, et qui écrasent« le faible, le pauvre, l'ouvrière, l'apprenti, l'enfant? Vous êtes-vous demandé alors ce qui se passe dans les pays où l'Evangile est inconnu? Hélas! comme il est vrai que la science est amère! Nous avons voulu franchir les distances, nous les avons franchies. Aujourd'hui, en quelques heures, bientôt en quelques minutes, nous touchons , par le télégraphe, aux extrémités du monde; nous savons ce ce qui se passe en Afrique, en Asie; là aussi, l'injustice et l'injustice effrayante, sans appel, sans consolation; «un despotisme stupide et, féroce, des tortures, des exécutions terribles, un sable qui boit le sang; les esclaves, la cangue au cou, frappés, vendus; partout la cruauté lâche et brutale; partout l'iniquité. Voilà ce qu'est la terre (2). »

La justice ! Oh ! dites-moi pourquoi partout ces inégalités monstrueuses devant lesquelles notre coeur s'arrête épouvanté? Ici l'abondance sans limites, là le froid et la faim. Ici, les coeurs épanouis par l'affection commune, là le deuil qui s'acharne et dévaste... Dites-moi, vous, auquel rien ne manque, pourquoi cet homme, votre frère et le mien, errera ce soir dans la grande ville, après avoir cherché vainement de l'ouvrage, hâve et défait, regardant d'un oeil morne les demeures où tout brille? Dites-moi, heureuse mère, qui allez retrouver, en rentrant au foyer, vos enfants insouciants et joyeux, pourquoi cette femme, votre soeur et la mienne, n'a pas même les haillons nécessaires pour couvrir les siens, dans sa mansarde glacée ? Dites-moi pourquoi ils sont nés, eux, les pauvres petits, joyeux et confiants comme les vôtres, pour ne trouver autour d'eux que la souffrance et peut-être la souillure? Qu'ont-ils fait pour que la misère, dont vous ne pouvez supporter un moment le spectacle sans répugnance et sans dégoût, soit l'atmosphère fétide qu'ils respirent sans cesse? Qu'ont-ils fait pour être prématurément flétris?

Et devant ces formidables problèmes, vous pensez que nous pouvons nous passer de croire à la vie éternelle! Vous pensez que vous arracherez de nos coeurs l'ardent espoir de posséder la terre nouvelle où la justice habite! Vous pensez nous consoler en nous annonçant qu'après quelques milliers d'années ou de siècles l'humanité entrera dans une phase meilleure, comme si la félicité problématique de nos descendants pouvait compenser la misère de ceux qui aujourd'hui souffrent sans espérance!

Ah! l'Evangile est plus humain que vous, et, confiants dans ses promesses, nous redisons avec une victorieuse certitude, en regardant à la réparation suprême : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. »

Ainsi, par sa soif de justice, de sainteté, de vérité, l'homme appelle et pressent la vie éternelle. Mais parmi ces voix, qui s'élèvent du fond de son être, il en est une que je n'ai pas encore nommée, c'est la voix du coeur qui a soif d'amour. L'amour! Ah! voilà bien le besoin profond, impérieux de son être; être aimé, comme on l'a dit, c'est sa joie, mais aimer, c'est sa vie. Nous sommes faits pour aimer. L'amour, ce n'est pas l'élan éphémère d'un être qui va passer demain, c'est la loi profonde, éternelle, qui relie les êtres vivants et les fait graviter non pas fatalement, mais dans l'harmonie sublime de la liberté morale, autour de leur centre qui est Dieu. Aussi, cherchez bien, et dans tout coeur que quelque vice secret, que l'égoïsme persistant, ou que l'avarice n'a pas ossifié, vous trouverez ce besoin ardent, toujours inassouvi d'amour.

Oui, mais combien sont-ils ceux qui peuvent le satisfaire? Combien, parmi ceux auxquels je parle, qui possèdent ces trésors du coeur qui sont la joie de la maison et l'enchantement de la vie ? Combien, qui les possédant aujourd'hui, sont sûrs de les posséder demain ? Cette jeune mère vers laquelle votre pensée se tourne en m'écoutant, parce que sa vie enrichie de tant d'affections vous semble l'image vivante du bonheur, vous l'enviez aujourd'hui... Demain peut-être vous aurez à la prendre en pitié, demain l'immensité de son désespoir devra se mesurer à l'immensité de sa joie actuelle... Si, du moins, nous savions aimer quand nous le pouvons; mais là même se manifeste le désordre qui est au fond de notre vie. Avez-vous gémi en voyant des froissements incompréhensibles se glisser entre les coeurs les mieux faits pour se comprendre? Avez-vous surpris, dans une heure de tempête, l'un de ces mouvements d'égoïsme ou de haine qui, comme un éclair livide, illumine les dernières profondeurs d'un pauvre coeur humain? Avez-vous senti ces lâches inerties, cette incapacité d'aimer qui parfois paralyse, ces doutes affreux qui empoisonnent la confiance? Avez-vous, en serrant une main que la mort avait glacée, senti, avec une intensité désespérée, le regret amer et poignant d'avoir aimé trop peu ! Et c'est ainsi que va notre vie, et jamais notre coeur ne se repose. Parfois, pour nous tromper nous-mêmes, nous faisons d'une créature une idole; nous concentrons sur elle toutes les énergies de nos affections, et nous croyons qu'elle va suffire à l'infini de nos désirs! Hélas! quand ce n'est pas la mort, c'est le désenchantement qui la brise, l'illusion se dissipe, et le réveil est amer... Ainsi partout se montre cette disproportion, ce désaccord étrange entre le coeur et la vie présente, qui est la source toujours ouverte de nos inquiétudes et de nos douleurs.

Aimer, aimer vraiment, oh! la chose rare et pourtant si désirée ! Nous aimerons. Alors plus de ces séparations qui, avant de nous frapper, planaient sur nous comme une perpétuelle menace et suffisaient à glacer nos élans; plus de ces divisions amères, plus de ces froissements que le péché, l'envie, faisait surgir à chaque pas; plus de ces retours d'égoïsme sauvage, plus de ces joies détestables que produisait en nous l'humiliation des autres. Alors, plus de ces soupçons et de ces doutes qui, comme un ver rongeur, s'attaquaient à notre coeur même. Rappelez-vous ces moments fugitifs et trop rares où votre coeur saisi, absorbé par un amour immense, a connu toute la plénitude de la vie. De cet état qui ne fut qu'un éclair, faites une éternité de délices. Voilà le ciel, et pour vous, chrétiens, voilà votre patrie.

Nous sommes citoyens des cieux... Et comment parler de cette cité sainte sans songer à ceux qui l'habitent ? Là nous trouverons dans la gloire tous ceux dont la terre ne fut pas digne : là nous verrons tous les témoins, tous les martyrs de la vérité; ces grandes âmes, que de loin nous avons aimées, ces âmes qui, à travers les siècles, nous ont éclairés et soutenus dans la lutte, nous les retrouverons; et ces humbles serviteurs de Dieu dont les noms furent ignorés de la terre, mais qui, au-dessous de l'histoire bruyante, furent les héros silencieux du dévouement et de la charité sans gloriole, nous les verrons resplendir dans une gloire pure, où la plus brillante auréole illuminera le front de ceux que le monde aura le plus méconnus.

Alors, aussi, nous retrouverons nos morts ; un à un, ils étaient partis nous devançant dans la patrie; vous les aviez accompagnes jusqu'au seuil mystérieux de l'éternité; par la foi, vous saviez qu'ils vivaient, que leur part était à l'abri du mal, de l'injustice et de la souffrance. Mais que le silence est long, que le voile est épais qui nous cache aujourd'hui le monde invisible! Ce voile s'abaissera enfin; vous les retrouverez, et la séparation ne sera plus. Alors, nous le verrons, Lui surtout que nous aimons sans l'avoir vu, Lui qui, à travers dix-huit siècles, a conquis nos coeurs pour jamais; ici-bas nous avions proclamé son règne, mais que 'ce règne était lent à venir, avec quelle froide ironie le monde se raillait de nos espérances! Nous le verrons, ceint de cette majesté radieuse, de cette royauté d'amour qu'il a conquise sur la croix; dans le Fils de Dieu nous retrouverons notre frère; en le contemplant, nous lui serons faits semblables. Ainsi s'accomplira sa prière suprême : « 'Père, mon désir est que là où je suis, ceux que tu m'as donnés y soient aussi avec moi, » alors nous serons un, et la vie divine circulant à travers toutes les âmes, remontera sans cesse à sa source dans un torrent d'amour et d'adoration.

Voilà notre destinée, voilà, je ne dis pas l'idéal, mais la réalité dont nous avons à prendre possession; voilà non pas l'objet d'une vague espérance, mais notre héritage assuré. Saint Paul l'a dit au nom des chrétiens : « Nous sommes citoyens des cieux. » Orgueil immense, nous dira-t-on, vaine chimère de créatures faibles et bornées qui s'éprennent de l'infini! Oui, vous avez raison; un tel rêve serait insensé, si notre imagination l'avait formé, mais quel est donc cet apôtre qui nous propose un pareil avenir, et qui ose ainsi nous placer avec lui dans l'éternelle société du Dieu saint? Est-ce un enthousiaste qui se plaise à diviniser l'homme? Est-ce un mystique qui laisse son imagination s'égarer dans des illusions séduisantes? Non, c'est un homme qui connaît à fond l'homme, qui sait nos bassesses et nos misères, un homme qui a décrit les tentations de l'âme humaine et ses chutes avec une pénétration qui confond, un homme qui a prononcé sur ses semblables les jugements les plus sévères et les plus accablants, un homme enfin qui se rangeant avec les autres sous la même sentence de condamnation s'est appelé le premier des pécheurs. C'est lui qui dit avec assurance : « Nous sommes citoyens des cieux. »

Pourquoi? Vous le demandez. Parce qu'aux yeux de saint Paul, le salut est une grâce, parce que ce droit de cité qu'il réclame il l'a reçu avec son titre de racheté des mains de son Sauveur. C'est Dieu qui l'appelle à cette destinée, et c'est parce qu'elle est ainsi venue d'en haut qu'il l'accepte et qu'il y croit. Or n'êtes-vous pas frappés ici d'un contraste? L'Evangile humilie la nature humaine; souvent , il semble l'accabler, et pourtant 'qui plus que lui la relève et lui propose de magnifiques destinées? Jamais l'orgueil humain lui-même n'a rien rêvé de plus grand ni de plus beau. Et c'est bien ainsi que le Dieu de l'Ecriture agit toujours avec l'homme. Il s'adresse au pécheur tombé, il l'appelle, il lui donne un nom qui exprime toute la grandeur de sa vocation, tout ce qu'il doit être un jour. Ainsi Jésus appelant à l'apostolat Simon fils de Jona, ce caractère mobile, impressionnable entre tous, lui donne le nom de Pierre; ainsi saint Paul écrivant à des chrétiens dont il déplore l'esprit charnel et les misères, les appelle des saints, des enfants de Dieu, des citoyens des cieux... Contraste dérisoire, dira-t-on d'abord, mais ne vous y trompez-pas ! Il y a là l'intelligence la plus sûre et la plus profonde de la nature humaine. Ces hommes sauront désormais que dans l'intention de Dieu ils sont tels que leur nom les dépeint : ce magnifique idéal, bien loin de flotter devant leurs yeux comme un décevant mirage, sera pour eux, leur état nouveau, normal, et, comprenant que le Dieu qui Peut tout veut les y garder et les y maintenir, ils puiseront dans cette pensée une force extraordinaire; ils n'avaient que le nom; ils auront tout ce que le nom désigne; et désormais il y aura sur la terre des citoyens des cieux.

Vous pouvez, au nom de l'humilité, repousser de tels titres, mais il faudrait savoir ce qu'il y a de sincère dans cette humilité. Allez au fond de votre pensée. Si ces titres sont vrais, s'il est certain que nous sommes appelés à de telles destinées, il est également certain que pour y parvenir il nous faut être changés, convertis, transformés à l'image de Dieu. Comment entrer dans la cité sainte si l'on n'appartient pas à celui qui en est le roi? Or, n'est-ce pas là au fond ce qui effraye notre orgueil et notre indépendance ? N'est-ce pas là ce qui nous porte à refuser et ce titre et ces honneurs ? Ah! soyez humbles, mais à la manière de saint Paul. Appelez-vous comme lui des pécheurs justement condamnés, confessez avec lui votre misère et votre impuissance, mais acceptez avec lui tout ce que Dieu nous a réservé dans sa gratuité magnifique.

Oui, le ciel , avec ses beautés, ses splendeurs et ses harmonies, c'est là notre patrie. Relève ta tête, enfant prodigue, on t'a dit que ce monde pouvait te suffire, on t'a trompé. J'en appelle à ce secret malaise, à ce trouble intérieur, à ce repentir, à ces aspirations qui te tourmentent... tu es fait pour la gloire, pour l'amour et pour la justice. En marche, prends à la main le bâton du pèlerin, en marche, héritier de Dieu, cohéritier du Christ, concitoyen des saints, en marche! C'est dans le ciel seul que tu pourras t'arrêter.

Nous sommes citoyens des cieux. Montrons en terminant ce que devient la vie présente quand cette conviction la domine.

Dire que notre vraie patrie est au ciel, c'est dire que nous sommes ici-bas sur une terre d'attente et que nous devons y passer (ce sont les expressions d'un apôtre) comme des étrangers et des voyageurs. Or il n'est peut-être pas un des enseignements du christianisme qui dès le commencement, ait soulevé plus de malentendus, d'opposition et de colères.

Dès que l'Evangile parut dans le monde, on accusa les chrétiens de mépriser la cité terrestre. Rien ne pouvait plus irriter les Romains; car, pour eux, la cité terrestre était tout, là était leur gloire, leur force et leur orgueil ; les ennemis de la patrie pouvaient seuls préférer à Rome une cité meilleure. C'est l'éternel reproche que l'on adresse aux premiers martyrs, et c'est à cela que déjà les apôtres répondent, quand ils prêchent avec tant d'insistance l'obéissance aux lois, aux magistrats, à César, même quand César les faisait égorger.

Aujourd'hui, sous d'autres formes, c'est la même accusation. Pourquoi sacrifier la vie présente ? nous dit-on. N'a-t-elle pas ses devoirs et ses joies ?

N'est-ce pas Dieu lui-même qui nous a rattachés à la terre par tant de liens et d'affections légitimes? Faut-il laisser tomber un regard de dédain sur tout ce qui nous préoccupe ici-bas? Chez les uns, ce reproche prend un accent plus grave encore. Je vous ai fait entendre déjà leurs plaintes et leurs accusations; c'est dans l'intérêt de la morale qu'ils combattent nos croyances. « Ne nous parlez plus de la vie future, nous disent-ils, elle a trop longtemps pesé sur l'humanité; elle a paralysé ses progrès, ses élans. Ne nous parlez plus d'une cité céleste. C'est de la terre qu'il faut s'emparer, c'est ici-bas qu'il faut exiger, sans attendre à demain, et la justice pour tous, et le relèvement des opprimés et l'égalité dans les destinées. Concentrons sur l'heure présente nos pensées et nos énergies. C'est à ce prix qu'est le salut de l'humanité. » Ainsi parlent des hommes convaincus et sincères, et c'est avec une étrange ardeur que, dans l'intérêt de la vie présente, ils se font les apôtres du 'néant éternel.

N'y a-t-il rien qui explique de semblables reproches? Ah! je voudrais le croire; mais, il faut l'avouer, tout n'est pas faux dans le langage de ces hommes. La vie future est souvent devenue entre les mains de l'Eglise un moyen, un instrument de richesse et de pouvoir. On a exploité la mort; on a fait dépendre les destinées immortelles des âmes de ces fondations pieuses, de ces donations qui effaçaient les péchés; les marchands de Jérusalem que Jésus chassa, n'avaient fait qu'envahir le temple; on a spéculé sur l'éternité, on a vendu le rachat des âmes, on a trafiqué du salut, de tous les trafics le plus odieux et le plus méprisable.

D'autres, qui auraient repoussé avec horreur un tel rôle, ont donné dans un autre excès. La vie future leur a fait mépriser la vie présente; l'éternité leur a paru si grande qu'elle les a absorbés tout entiers. Enervés par la contemplation mystique du ciel, volontiers ils auraient abandonné le monde à ses destinées; là n'est pas notre péril, sans doute; mais il y a cependant -une spiritualité fausse qui s'égare dans les mêmes tendances. On affiche un détachement complet de tout ce qui est terrestre ; on s'assied d'avance dans les lieux célestes, on professe à l'égard de toutes les grandes causes humaines une placide indifférence; on se plaît dans un langage soi-disant scripturaire, on s'isole du reste des hommes, on s'abandonne à l'esprit sectaire, cette mesquine contrefaçon de l'esprit de fidélité; on arrive, sous prétexte de détachement, à une quiétude égoïste, et l'on prétend porter ainsi sur la terre les sentiments d'un citoyen des cieux.

Tout cela s'est vu; mais ce que je nie avec énergie, c'est qu'on ait le droit de faire remonter au christianisme lui-même ces erreurs et ces excès. Où donc avez-vous vu qu'il nous enseigne à mépriser, ou même à négliger la terre et ce qui s'y rattache ? Ce qu'il nous commande, au contraire, c'est d'y agir, mais d'y agir sans nous y renfermer. La terre n'est pas, elle ne peut pas être le but du chrétien, mais elle est le théâtre de son activité, le lieu même où se prépare son avenir éternel. Mépriser la vie présente! Mais elle est à nos yeux le premier acte de la vie éternelle. Chrétiens, que pouvez-vous mépriser sur la terre? Le temps, Mais vous devez le racheter. La nature ? Mais vous y retrouvez partout l'empreinte même de Dieu. Votre corps ? Mais vous devez le respecter comme le temple du Saint-Esprit. Vos facultés? Mais elles ont été faites pour un progrès infini; ce sont des talents que Dieu vous a confiés. Les liens de la famille ? Mais Dieu veut que la famille soit tellement sainte à nos yeux, qu'il y a pris les images les plus belles et les plus touchantes de sa communion avec nous. Le travail ? Mais c'est votre loi. Le progrès? Mais en dehors des nations chrétiennes, il n'existe pas même. Le relèvement des pauvres, des opprimés? Mais en servant leur cause, l'Evangile le déclare, c'est le Christ lui-même que vous servez. Les causes élevées, nobles, généreuses ? Mais saint Paul vous dit expressément qu'elles doivent être l'objet de vos pensées. Ah ! je sais bien ce que l'Evangile veut vous apprendre à mépriser, C'est le plaisir, c'est la joie égoïste, ce sont les basses voluptés, ce sont les idolâtries mondaines, c'est le culte de la chair et de l'argent, ce sont toutes ces préoccupations qui nous absorbent, qui étouffent en nous la foi et l'espérance; mais ne me dites pas qu'il abaisse la vie présente, car c'est à sa lumière qu'elle prend une incomparable grandeur.

On prétend que si je suis citoyen des cieux, je négligerai la terre, et pourquoi ? Pourquoi opposer ces deux vies qui, dans l'enseignement de l'Ecriture, n'en font qu'une seule, la vie éternelle, commençant ici-bas pour s'épanouir au delà du voile? Quoi! c'est parce que je crois au triomphe suprême de la justice et de l'amour sur la terre renouvelée, que je le poursuivrais avec moins d'ardeur aujourd'hui ! C'est parce que je vois dans le pauvre, dans l'esclave, mon frère dans la gloire éternelle, qu'ici-bas je prendrai mon parti de le voir souffrant, méprisé! C'est parce que pour moi l'éternelle félicité sera dans l'harmonie d'une âme sanctifiée, que je combattrai moins énergiquement le mal et la souillure! Et ne voyez-vous pas que c'est là précisément que je puise la force à l'heure de la défaillance, et le relèvement dans mes chutes ? Que seraient mes espérances, mes travaux, mes affections, si l'heure qui passe doit tout emporter avec elle? Que vaut-il donc la peine de commencer ici-bas? Pour quelle cause me demandera-t-on de faire des sacrifices ? Pourquoi renoncer à ce qui se voit, au bonheur immédiat, à la jouissance hâtive, à la joie dès sens la plus prochaine et la plus facile? Bornons notre horizon, prenons à l'heure présente tout ce qu'elle peut nous donner, jouissons, car demain nous mourrons (3) C'est en vain que l'on parlera ici d'élans supérieurs, d'aspirations infinies de la nature humaine. Ces élans, ces aspirations mourront bientôt si l'éternité leur manque, comme la plante meurt si elle n'a pas l'air et la clarté du ciel. N'entendez-vous pas ce refrain éternel : « Vanité, vanité, » qui vient tinter à vos oreilles comme un glas funèbre, et laisse tomber dans votre âme la note lugubre du découragement ? Ne voyez-vous pas les meilleures causes vaincues, la droiture méconnue, l'humilité méprisée, l'amour traité de chimère, l'humanité s'usant dans un labeur éternel ? Non, si ce monde doit me suffire, si, au lieu de le traverser, je dois y rester, si cette terre est ma seule patrie et mon seul héritage, la vie n'a pour moi plus de sens; elle reste à mes yeux une énigme aussi cruelle qu'indéchiffrable, et il faut écrire sur son seuil ces mots lugubres, dans lesquels saint Paul résumait l'état des païens de son temps : « Sans Dieu, sans espérance. »

Ouvrez-moi au contraire l'éternité. Dites-moi que je suis citoyen des cieux, montrez-moi la patrie qui m'attend, apprenez-moi que la vie est un voyage, une marche en avant. Alors je puis tout commencer, tout entreprendre, et le sentiment amer de la vanité disparaît. Je puis agir, agir en face des plus navrants insuccès; je puis semer sur un sol que glacera demain *l'hiver, car je crois au printemps, je crois à la renaissance éternelle. Je puis aimer, aimer devant la mort elle-même. Ah ! la mort, la mort sans espérance, la mort avec son silence terrible, avec son impénétrable mystère; cet oeil éteint, ce coeur glacé, cette main inerte, et rien, plus rien , si vous ne croyez qu'à la terre; mais pour moi qui crois au ciel, le revoir est certain. J'ai dans le coeur une triomphante espérance que j'oppose aux cruelles déceptions de la vie. Oui, c'est parce que je n'appartiens pas tout entier à la terre, que je puis agir et souffrir ici-bas. Souffrir, car je sais que mes souffrances ont un but que l'éternité m'expliquera. Ici-bas se préparent les matériaux de l'édifice immense que Dieu doit élever dans les cieux; il faut, c'est l'Ecriture qui nous l'apprend, que nous y entrions tous comme des pierres vivantes; mais la pierre doit être taillée pour répondre au plan du divin architecte et pour occuper la place qu'il lui réserve.

L'épreuve est le ciseau avec lequel il la prépare; et de même que le sculpteur revient à la charge et creuse plus profondément les marbres qui doivent orner le portail de son monument, de même je comprends que Dieu frappe de ses coups ceux qui devront resplendir au premier rang de son temple spirituel. Avec cette conviction, je puis souffrir. Qu'on ne vienne donc plus chercher à m'arracher la foi au monde invisible en invoquant les intérêts de la vie présente; c'est au nom de la vie présente elle-même que je réclame la vie éternelle, c'est l'avenir qui me fait accepter le présent, c'est le ciel seul qui peut m'expliquer la terre. Aussi, ne comprenez-vous pas que le christianisme dit vrai quand, éclairant d'un mot révélateur la nuit de nos destinées, il a proclamé que nous ne sommes plus dans l'ordre, et que la mort, au lieu d'être la fin naturelle de la vie, en est le renversement? Ah! laissez les païens modernes effeuiller sur les coupes de leurs festins les roses du plaisir, laissez-les, devant la fuite des choses, affecter une gaieté que dément leur coeur. Depuis que le christianisme vous a dit le mot de votre destinée, vous ne pouvez plus vous laisser séduire par ces vains étourdissements. Non, la mort n'est pas dans l'ordre, et la Bible a dit vrai. Non, il n'était pas dans la volonté du Dieu d'amour et de justice que cette chose éternelle, qui s'appelle la vie, vînt aboutir à un suprême anéantissement. Il n'était pas dans l'ordre que cette intelligence qui a pressenti la lumière, qui a compris la vérité et qui en a raconté les lois sublimes, s'éteignît dans des ténèbres sans fin. Il n'était pas dans l'ordre que ce martyr qui, dans la nuit de l'iniquité a, d'une voix que les tourments n'ont pas pu étouffer, appelé la justice et d'avance annoncé son aurore, n'en vît pas apparaître la clarté souveraine et le magnifique épanouissement. Il n'était pas dans l'ordre que cette âme qui a tout sacrifié à la sainteté, qui l'a, dans ses luttes cruelles, ardemment désirée, s'en allât rejoindre dans une commune pourriture l'égoïste et le vil débauché. Il n'était pas dans l'ordre que ce coeur fait pour aimer et qui s'est donné sans calcul en vivant sacrifice aboutît à cette suprême ironie d'un néant sans réveil. Il n'était pas dans l'ordre que vous dussiez, oh! mères qui m'écoutez, serrer dans vos mains défaillantes votre enfant, rayonnante hier encore de joie, de grâce et de sourires, et l'enfermer glacée et livide dans ce cercueil où la corruption l'attend. Que le matérialiste vienne, et qu'au nom de sa science menteuse, il nous dise que telle est la loi suprême des choses et leur fin naturelle; nous, chrétiens, au nom de la vérité divine qui nous éclaire, au nom de notre coeur dans lequel cette vérité éveille un irrésistible acquiescement, nous protestons, nous disons qu'il y a là un affreux désordre, nous croyons que la mort sera vaincue , et , devant cet effroyable anéantissement, nous proclamons la vie éternelle.

Ainsi, j'ai interrogé l'âme humaine, et j'ai montré comment, par ses aspirations les plus profondes et les plus permanentes, elle appelle une autre existence. Je sais bien que ces aspirations ne prouvent pas la vie éternelle, mais elles la réclament, du moins, elles la pressentent. Dans les temps antiques, quand deux héros unis par l'amitié se séparaient, ils brisaient entre eux un anneau dont ils conservaient chacun la moitié, et, plus tard, lorsque les années avaient passé, lorsque ceux qui avaient contracté cette alliance reposaient depuis longtemps dans la tombe, si leurs fils, se rencontrant sans se connaître, dans quelque coin du monde, venaient à se montrer ces deux fragments brisés, ils les rapprochaient l'un de l'autre, puis se pressant dans une commune étreinte, ils se sentaient unis et frères à jamais. Cet anneau, c'est l'image de l'union qui reliait autrefois l'âme humaine à la vérité divine. Le péché l'a brisée, et nous n'en avons gardé qu'une moitié; à nous l'âme humaine avec ses pressentiments douloureux et sublimes. Mais que Jésus-Christ s'approche, qu'il nous apporte la vérité que pressent cette âme et l'alliance rompue par le péché se refait par la grâce. C'est à cette union que je vous ai conviés; ma joie et ma récompense, c'est de vous amener, pour la conclure, aux pieds de Celui qui a vaincu la mort, et qui seul a les paroles de la vie éternelle.

Et maintenant, mes frères, ma tache est achevée. Dieu nous a donné de gravir ensemble ces hauteurs de la foi, d'où nous découvrons les cimes blanchissantes de la terre promise... Parmi ceux qui nous y attendent, il est des êtres bien-aimés qui, il y a peu de temps encore, la contemplaient de loin avec nous. Ils sont partis les premiers, ils sont entrés dans la cité sainte; ils 'se reposent de leurs travaux et leurs oeuvres les suivent... Si la terre se dépouille, le ciel s'enrichit de nos pertes. Il en est parmi nous dont les meilleurs trésors sont auprès de Dieu. Ils pourraient redire ce que Monique disait à saint Augustin : « Mon fils, en ce qui me regarde, rien ne m'attache plus à cette vie. Qu'y ferai-je? » Ils pourraient répéter, avec saint Paul : « Tout mon désir tend à être avec Christ. »

Mais il faut quitter ces hauteurs de la foi; nous ne pouvons pas y planter nos tentes. Il faut redescendre dans la vallée, il faut reprendre le bâton du voyageur, il faut marcher sur un chemin couvert d'épines. Ah! marchons-y du moins en citoyens des cieux, semons partout sur nos pas nos vives espérances, et répandons dans la nuit du doute cette foi à la vie future qui seule explique la vie présente et la fait accepter.


Table des matières

Page précédente:

.
(1) Voir le développement de cette idée dans les belles conférences de M. Naville sur la vie éternelle. Premier discours.
.
(2) Madame de Gasparin. Les Horizons célestes.
.
(3) J'ai déjà développé cette pensée dans mon discours sur la Vue et la Foi (t. 1, p. 105), dont je reproduis ici un passage.

 

- haut de page -