LE PÈLERINAGE
DOULOUREUX
de
L'ÉGLISE A
TRAVERS LES ÂGES
4.
Münster
A cette époque se
passèrent à Münster, en Westphalie, des
événements qui, tout en ne se rattachant pas aux
congrégations chrétiennes, furent, en Allemagne, plus
nuisibles à la cause évangélique que tout ce qui
avait précédé. En ces temps d'excitation, on
pouvait s'attendre à voir des esprits mal
équilibrés tomber dans des extrêmes. La
cruauté avec laquelle on avait traité des gens
innocents, à cause de leur foi, provoqua une sauvage
indignation chez beaucoup de gens qui n'avaient pas les mêmes
croyances. D'autre part le massacre systématique des meilleurs
éléments de la nation, soit les anciens et les
conducteurs des églises, fit disparaître les hommes
mêmes qui, par leur pondération, auraient pu combattre
les extravagances et le fanatisme, et donna ample occasion à
des gens inférieurs d'exercer leur influence. Le spectacle de
cruelles persécutions et de meurtres en amena beaucoup
à croire que la fin des temps approchait, ainsi que le jour de
la vengeance, dans lequel les oppresseurs seraient
châtiés. Certains hommes prétendirent être
prophètes et annoncèrent le prochain
établissement du Royaume de Christ.
Münster (74) était la
capitale d'une principauté, gouvernée par un
évêque qui cumulait les fonctions de chef civil et
ecclésiastique. Il levait les impôts et confiait tous
les postes importants de l'État à des membres du
clergé. Il en résultait un état de
mécontentement perpétuel chez les citoyens. Bernard
Rothmann, jeune théologien avide de s'instruire, alla visiter
Luther. Toutefois il fut plutôt influencé par Capiton et
Schwenckfeld, qu'il rencontra à Strasbourg. Il prêchait
bien, avait une profonde sympathie pour tous les opprimés, et
menait une vie plutôt ascétique. Quand il vint à
Münster, il attira la foule par sa prédication et fit une
si forte impression que beaucoup de citoyens
pénétrèrent dans l'église de St-Maurice
et détruisirent les images qui s'y trouvaient. Pour mettre fin
à ce désordre, l'évêque employa la force
militaire. Mais Philippe, landgrave de Hesse, intervint, et il en
résulta que Münster fut déclarée
cité évangélique et enrôlée dans la
Ligue de Smalhalde des états protestants. Ce changement
attira, des contrées catholiques avoisinantes à
Münster, une multitude de croyants persécutés y
cherchant un refuge. Mais, à côté de ceux qui
avaient souffert pour l'amour de Christ et que l'on reçut avec
joie, il y avait des fanatiques, dont la présence
compromettait la paix de la cité. La plupart des
réfugiés étaient dénués de tout
et, selon les instructions et l'exemple de Rothmann, furent
reçus avec bonté et générosité.
L'un des Immigrants convainquit Rothmann que le baptême des
enfants était contraire à l'Écriture et, pour
obéir à sa conscience, Il refusa de le pratiquer. Pour
cette raison, les magistrats de la ville le déposèrent
de ses fonctions comme prédicateur; mais sa popularité
était si grande que les citoyens s'opposèrent à
la chose. A la suite d'une dispute publique sur le baptême, en
estima que Rothmann avait gagné sa cause. Parmi les
étrangers récemment arrivés, se trouvait un
prédicateur anabaptiste qui, par la violence de ses discours,
excita des émeutes. Les magistrats le firent arrêter,
mais les corporations le libérèrent, et le conflit
s'envenima si bien que les magistrats furent relevés de leurs
fonctions et remplacés par un conseil anabaptiste.
Entre-temps,
l'évêque avait réuni des troupes. Il investit la
cité et intercepta les vivres, ce qui était d'autant
plus sérieux qu'il y avait là un grand nombre
d'étrangers dépourvus de tout et que l'on devait
nourrir. Parmi les émigrants se trouvaient deux Hollandais qui
en vinrent à exercer une influence prédominante
à Münster, Jan Matthys et Jan Bockelson; ce dernier, un
tailleur, est plutôt connu sous le nom de Jean de Leyde.
Matthys, homme puissamment bâti, capable d'entraîner la
foule par son éloquence, se fit passer pour un prophète
et fut accepté comme tel. C'était un de ces fanatiques
se laissant aller aux plus violents excès, d'autant plus
dangereux qu'ils sont sincères. Il obtint le contrôle
absolu du Conseil, et son point de vue sur la séparation
d'avec le monde le conduisit à formuler une ordonnance en
vertu de laquelle aucune personne non baptisée ne pouvait
demeurer dans la cité. En quelques jours, tous devaient
être baptisés, ou quitter Münster, ou mourir.
Beaucoup furent baptisés, mais beaucoup aussi
préférèrent s'en aller. Cet ordre était
méchant et fanatique, mais pas au même degré que
l'action des Églises et des États qui, durant des
siècles et à travers toute l'Europe, avaient
condamné à des morts cruelles ceux qui ne croyaient pas
au baptême des enfants.
La ville une fois
nettoyée des «Infidèles», des changements
rapides s'y succédèrent. La communauté des biens
fut introduite, rendue urgente par les nécessités du
siège. L'observation du dimanche fut abolie, comme
étant une institution légale, et tous les jours furent
considérés semblables. La Ste-Cène fut
célébrée publiquement, à époques
fixes, et accompagnée d'une prédication. Matthys
contrôlait la distribution des vivres et d'autres choses
indispensables. Il était assisté de sept diacres qu'il
avait nommés; ceci provoqua un autre conflit. Un cordonnier,
nommé Hubert Rüscher, se mit à la tête d'un
groupe de citoyens authentiques, pour protester contre les
étrangers qui s'étaient emparés de
l'administration de la ville et pour exprimer leur Indignation et
leurs craintes des conséquences de cette usurpation. Une
assemblée populaire se tint sur la place de la
cathédrale, où Matthys condamna sans autre Rüscher
à mort. Bockelson, agissant d'après une
prétendue révélation, se constitua bourreau et
blessa grièvement le cordonnier avec sa hallebarde. Trois
hommes eurent la témérité de protester contre
cette injustice, mais ils furent jetés en prison et
échappèrent à peine à la mort. Quelques
jours plus tard, l'homme blessé fut exécuté par
Matthys et l'autorité du Conseil fut maintenue. Pendant ce
temps, on se battait contre les troupes de l'évêque et
les provisions baissaient. Un soir, Jan Matthys soupait avec
d'autres, chez un ami, lorsqu'on remarqua qu'il était
plongé dans une profonde méditation. Au bout de
quelques instants, il se leva en disant: «Père
bien-aimé, non pas ma volonté, mais la tienne»,
puis il embrassa ses amis et sortit avec sa femme. Le lendemain, il
quitta la ville avec vingt compagnons, marcha sur les postes
avancés des assiégeants et les attaqua. Les ennemis
accoururent en grand nombre et une lutte acharnée s'engagea.
Un à un, les combattants de la petite troupe tombèrent,
y compris Jan Matthys qui mourut l'un des derniers, après une
résistance désespérée.
La consternation régna
à Münster; mais Jan Bockelson prit les rênes du
gouvernement et déclara, selon une prétendue
révélation, qu'il fallait abolir le Conseil, qui
n'était qu'une institution humaine. Il devint donc chef
suprême, assisté de douze anciens nommés par lui.
Au don d'orateur, il joignait celui d'organisateur. De nouvelles lois
furent introduites qui convenaient au «Nouvel Israël»,
et le peuple se laissa persuader qu'il était l'objet
spécial de l'amour et de la grâce de Dieu, la
véritable église apostolique. Au dire de Bockelson,
Münster, sous sa forme actuelle de gouvernement, allait servir
de modèle au monde entier, qui se soumettrait un jour à
ses lois. La cité ne renfermait que peu d'hommes; les femmes
étaient en beaucoup plus grand nombre et il y avait beaucoup
d'enfants. En juillet 1534, Bockelson convoqua Rothmann et les autres
prédicateurs, ainsi que les douze anciens à
l'hôtel de ville pour leur faire l'étonnante proposition
d'introduire la polygamie. Ce fut pour eux une suggestion
inouïe, car la plupart des habitants de Münster
étaient religieux et accoutumés à une vie de
renoncement. Les conditions morales de la ville étaient
excellentes.
Quelques semaines auparavant,
on avait publié, dans la ville, un traité parlant entre
autres du mariage et le dépeignant comme l'union sacrée
et indissoluble d'un homme à une femme. La proposition de
Bockelson fut donc mal reçue par les prédicateurs et
les anciens qui la repoussèrent. Mais Bockelson persista dans
son dessein et, huit jours durant, il discuta et insista avec
éloquence. Il cita les fautes de quelques hommes pieux de
l'Ancien Testament pour prouver que l'Écriture autorisait la
polygamie. Ce faux raisonnement aurait pu s'appliquer à tout
autre péché. Son principal argument fut celui de la
nécessité, à cause de la grande
prépondérance des femmes sur les hommes à
Münster. Il obtint enfin gain de cause et, pendant cinq jours,
les prédicateurs prêchèrent la polygamie à
tout le peuple, sur la place de la cathédrale. Puis Bernard
Rothman promulgua une loi, établissant que toutes les jeunes
femmes devaient se marier et les plus âgées, faire
partie de la maison de quelque homme pour être
protégées. Bockelson - ce qui aide à comprendre
son enthousiasme pour la nouvelle foi - épousa
immédiatement Divara, veuve de Jan Matthys, distinguée
par sa beauté et ses talents. Cependant l'opposition fut si
forte que la guerre civile éclata dans la cité. Un
maître forgeron, Henri Möllenbecker, se mit à la
tête des révoltés. Ils s'emparèrent de
l'hôtel de ville, saisirent quelques-uns des
prédicateurs et menacèrent d'ouvrir les portes de la
cité aux assiégeants, si l'on ne rétablissait
pas l'ancien gouvernement. Il sembla d'abord que le règne de
Bockelson allait prendre fin, mais les prédicateurs
l'appuyèrent, ainsi que beaucoup de femmes. L'opposition fut
vaincue; l'hôtel de ville, pris d'assaut toute
résistance cessa. Les effets de la nouvelle loi furent si
désastreux qu'elle dut être abolie avant la fin de
l'année.
Malgré tous ces
désordres internes, la défense de la cité se
poursuivait avec énergie. Plusieurs victoires importantes
furent obtenues. On espérait toujours que quelque secours
viendrait du dehors. Un beau jour, Bockelson se fit proclamer roi. Il
avait son prophète, un ex-orfèvre, qui, sur la place du
marché, acclama Jean de Leyde roi de toute la terre et
instaura le royaume de la Nouvelle-Sion. Le couronnement,
également sur la place du marché, se fit en grande
pompe. Le peuple avait fourni de l'or, qui servit à faire des
couronnes et d'autres emblèmes royaux. Parmi les nombreuses
femmes de Jean, Divara fut choisie comme reine. Il était
abondamment pourvu aux besoins du roi, de ses gardes, de la cour
royale et des dames d'honneur de la reine. Tout était
somptueux et dans tous les détails. Mais le peuple, qui
souffrait des privations du siège, avait peine à se
laisser consoler par la promesse que le royaume ne tarderait pas
à triompher. Les habitants tinrent bon pourtant, et la ville
n'aurait pu être prise si elle n'avait été
livrée à l'évêque par trahison. Alors
commença le massacre de ses habitants; nul ne fut
épargné. Trois cents hommes se défendirent
désespérément sur la place du marché. On
leur promit un sauf-conduit pour quitter la cité, s'ils
déposaient leurs armes. Ils acceptèrent ces conditions,
qui ne furent pas tenues, et ils moururent comme les autres. Un
tribunal fut établi pour juger les anabaptistes qui avaient
survécu. Divara eût été
libérée, si elle avait abjuré; mais elle refusa
de le faire et mourut. Jean de Leyde et d'autres chefs furent
publiquement torturés et exécutés sur le lieu
même du couronnement. Leurs corps furent exposés dans
des cages de fer placées sur la tour de l'église de
St-Lambert (1535).
On profita de ses
événements pour appliquer le nom haï d'anabaptiste
à tous ceux qui ne s'associaient pas aux trois grandes
Églises admises. On se plut à placer une même
étiquette, et sur les congrégations de chrétiens
paisibles endurants, et sur ceux qui avaient, à Münster,
fondé un royaume et institué la polygamie, afin de
pouvoir les traiter tous indistinctement comme des êtres
appartenant à des sectes dangereuses et subversives.
Grâce au contrôle exercé pendant longtemps sur la
littérature religieuse, il fut possible au parti victorieux de
mélanger à dessein différentes catégories
de gens et de tromper les générations futures. Bien que
Mélanchton et Luther aient excusé la polygamie en
certains cas, personne n'en a conclu que le luthéranisme, dans
son ensemble, soit un système favorable à la polygamie.
Pourtant cette déduction serait aussi logique que la
première.
Plusieurs églises et
chrétiens ont été si constamment et si
violemment accusés d'erreurs et de crimes énormes, que
la calomnie a fini par être généralement
acceptée et sans l'ombre d'un doute. Ceci ne devrait pas nous
étonner, car lorsque notre Seigneur annonça ses
prochaines souffrances, sa mort et sa résurrection, Il ajouta
immédiatement que ses disciples auraient à suivre le
même chemin. Il fut incompris et faussement accusé. On
Lui préféra un brigand. Les chefs, comme la foule,
réclamèrent à grands cris sa crucifixion. Dans
sa mort, il fut mis au rang des malfaiteurs et sa résurrection
- que le monde nia - fut acceptée avec peine par ses propres
disciples. Comment donc s'étonner que ceux qui Le suivent
aient à souffrir comme Lui! Caïphe et Pilate, le pouvoir
religieux et le pouvoir civil, s'associèrent pour les
condamner aux crachats, au fouet et à une mort cruelle. La
multitude, lettrés et ignorants, n'eut qu'un cri de haine
contre eux. Ils furent crucifiés entre deux brigands: la
fausse doctrine et la vie inique, avec lesquels ils n'eurent d'autre
relation que d'être cloués au milieu. Leurs livres
furent brûlés; on inventa des doctrines propres à
,entraîner leur con. damnation. Bien qu'ils vécussent
dans la piété et dans l'amour, ils furent
représentés comme menant une conduite qui n'existait
que dans l'imagination souillée de leurs accusateurs,
désireux d'excuser la cruauté de leurs meurtriers. On
les appela Pauliciens, Albigeois, Vaudois, Lollards, Anabaptistes,
etc., noms dont la simple mention suggérait qu'il était
question d'hérétiques, de schismatiques et de
révolutionnaires. Mais tous s'en allèrent devant le
même juge qui se tenait debout pour recevoir Etienne,
lapidé par les docteurs de son temps. Puis leurs exhortations
à la tolérance, à l'amour et à la
compassion pour les opprimés sont devenues l'héritage
de multitudes qui n'ont jamais connu leurs noms.
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