LE SOIR DE
LA VIE
OU
PENSÉES
POUR LES VIEILLARDS
LA PERTE DE LA MÉMOIRE.
Notre mémoire s'affaiblit
étonnamment à mesure que nous
avançons en âge ! nous oublions
les petits événements de chaque
jour ; notre histoire passée nous
apparaît comme un rêve vague et
indistinct. Les amis et compagnons de notre
jeunesse s'effacent de notre souvenir, et il nous
arrive même d'oublier leurs noms. Il est vrai
que parfois on rencontre des personnes
âgées qui ont conservé une
mémoire aussi sûre et fidèle
que celle des jeunes gens qui les entourent, mais
c'est là une exception sur laquelle il est
plus sage de ne pas compter.
La perte de la mémoire est une
infirmité très naturelle et
très ordinaire à la vieillesse ;
ne soyons donc ni surpris, ni impatients de ce
signe, entre plusieurs autres, de notre
mortalité. Ce monde-ci n'est pas le lieu de
notre repos éternel, quoique nous soyons
trop portés à y vivre comme s'il
devait en être ainsi ; nous devons
donc envisager le déclin
de nos forces et de nos facultés, comme des
avertissements salutaires et nécessaires de
l'instabilité de notre séjour
ici-bas.
Et non seulement ils sont destinés à
nous rappeler que nous avons atteint le terme du
voyage, et qu'il faut nous préparer à
l'immortalité, mais ils nous aident à
cette préparation, en nous retirant peu
à peu de l'activité de la vie, et en
nous sevrant graduellement de notre attachement
pour tout ce qui nous entoure.
Nos faibles capacités de corps et d'esprit,
nous mettent hors d'état de prendre part aux
occupations qui nous absorbaient autrefois, mais
dans cette obligation où nous sommes de
renoncer à la vie active, nous gagnons du
temps pour la réflexion et la
méditation, tandis que les privations et les
épreuves, qui nous sont imposées,
nous font dire avec le patriarche affligé.
« Je ne voudrais pas vivre à
toujours ; » et nous font ainsi
envisager notre départ plus volontiers que
nous ne l'aurions fait sans cela.
Il n'en est pas moins vrai que la perte de la
mémoire est une épreuve fort
désagréable, et qu'il est impossible
d'y remédier. « Ma mémoire
s'en va chaque jour davantage, »
écrivait à sa soeur une femme
chrétienne qui avait atteint sa
soixante-dixième année ;
j'oublie d'une heure à l'autre où je
place les objets ; il est vrai que je pourrais
parer à cet inconvénient en ayant une
place pour chaque chose et en
ayant le soin de remettre chaque chose à
cette place ; règle excellente à
tous les âges de la vie, mais qui ne me sert
à rien, puisque j'oublie que j'oublie ;
personne, sauf ceux qui l'ont
éprouvé, ne peuvent se douter
à quel point c'est un supplice.
Les dates, les événements, tout
m'échappe ; - il faut que je note
tout ; - puis je perds mes notes. Toutefois de
grandes bénédictions me sont
accordées en compensation de ces
misères, de grandes, d'innombrables
compensations ; ma vie est cachée avec
Christ en Dieu ; mon Sauveur est ma
sûreté ; avec lui tout ira
bien ; Lui n'oublie pas. Tout ce qui me
concerne est entre ses mains, il dirigera tout,
perfectionnera tout, - finira tout. »
Au milieu des changements et des imperfections
attachées à notre vie actuelle,
quelle pensée pleine de consolation que
celle que Jésus n'oublie rien. Il se
rappelle toujours son peuple, et prend le plus vif
intérêt au moindre détail de
son existence. La femme peut-elle oublier son
enfant qu'elle allaite en sorte qu'elle n'aie point
pitié du fils de son ventre ; mais
quand les femmes les auraient oubliés,
encore ne t'oublierai-je pas moi
(Esaïe XLIX, 15).
Le temps ne peut ni affaiblir, ni détruire
la connaissance parfaite que Jésus a de nos
affaires. Et quand bien même nous perdrions
la mémoire, quand bien même elle ne
pourrait plus nous rendre le service qu'elle nous
rendait autrefois, elle peut
encore retenir avec gratitude le nom
précieux de notre Sauveur, et le souvenir de
son amour insondable.
Le pieux évêque Beveridge, sur son lit
de mort, ne reconnaissait plus ses parents ni ses
amis. Un ecclésiastique avec qui il avait
été intimement lié, vint le
voir et lui dit :
« Évêque Beveridge, me
reconnaissez-vous ? - Qui
êtes-vous ? » lui demanda le
vénérable prélat. Lorsqu'on
lui eut dit le nom de son visiteur, il secoua la
tête et dit qu'il ne le reconnaissait pas. Il
en fut de même pour d'autres amis. Sa femme
s'approcha de son lit, et lui demanda à son
tour s'il la reconnaissait, mais
l'évêque avait perdu même le
souvenir de sa femme.
Enfin, quelqu'un lui demanda : -
« Évêque Beveridge,
connaissez-vous le Seigneur
Jésus-Christ ? - Jésus-Christ,
répéta-t-il, comme si ce nom
eût exercé un charme secret sur
lui ; oh ! oui ; il y a quarante ans
que je le connais ce précieux Sauveur, il
est ma seule espérance. »
Seigneur, quand nous en viendrions à tout
oublier, puissions-nous nous souvenir de toi.
Puissions-nous regarder à toi, - nous
reposer sur toi, - demeurer en toi, - et attendre
cet heureux moment où nous serons pour
toujours avec toi.
Au ciel nous ne nous plaindrons plus de
l'imperfection de notre mémoire ; alors
nous nous rappellerons, sans
effort, sans erreur, sans rien oublier, - de quelle
manière le Seigneur notre Dieu nous a
conduits pendant tant d'années dans le
désert. Quel regard sur le
passé ! La lumière de
l'éternité éclairant nos
souvenirs, chaque page de notre vie deviendra
claire et lisible, et nous les lirons sans regret
et sans douleur.
Dans ce monde, le souvenir des jours
écoulés est souvent mêlé
de chagrin ; il nous revient à la
mémoire des scènes, des
événements sur lesquels nous n'osons
pas nous arrêter, et que nous voudrions bien
oublier. Il n'en sera pas ainsi là-haut. Le
coup d'oeil que nous jetterons sur notre
pèlerinage ici-bas sera complet et lucide au
plus haut degré ; de notre berceau
à notre tombeau, rien ne nous
échappera, mais en même temps, nous
acquerrons une connaissance si intime et si
profonde de la providence miséricordieuse de
notre Père céleste, et cette
connaissance sera accompagnée d'une
soumission si complète à sa
volonté, que nos souvenirs ne
réussiront pas à éveiller dans
nos coeurs le moindre chagrin ; au contraire,
nous découvrirons des preuves si
variées et si nombreuses de la tendresse et
de la bonté de Dieu pour nous, que nous, en
serons remplis d'une reconnaissante adoration.
En repassant avec détail les circonstances
de notre vie terrestre, nous verrons assez de la
sagesse merveilleuse de Dieu et de son amour pour
exciter nos louanges pendant
toute l'éternité.
Au lieu donc de nous lamenter de nos
infirmités actuelles, efforçons-nous
de réaliser cet affranchissement de
l'imperfection, et ces facultés
spirituelles, dont nous ne jouirons dans toute leur
plénitude que dans un état futur.
Nous nous approchons du pays où règne
une vigueur et une jeunesse
perpétuelle ; cette intelligence
affaiblie, cette mémoire qui fait
défaut sont autant de signes que nos esprits
fatigués jouiront bientôt du
repos.
Une veuve fort âgée et pauvre, pauvre
quant aux richesses de ce monde, mais riche quant
à la foi, répondit avec gaieté
à son pasteur qui lui demandait de ses
nouvelles. « Que de sujets de
reconnaissance n'ai-je pas ! combien n'en
est-il pas, qui, à mon âge, sont
retenus au lit, tandis que je puis encore aller et
venir et tenir ma maison en ordre ;
j'espère bien conserver mes facultés
jusqu'au bout.
- Je suis sûr cependant, reprit le pasteur,
que vous n'êtes pas sans remarquer que votre
tabernacle terrestre va bientôt être
détruit, aujourd'hui c'est un pieu qui
tombe, demain c'est un autre ; une fois, c'est
un côté qui s'écroule, une
autre fois c'est le côté
opposé.
- Oui, monsieur, chaque jour je m'aperçois
que mon pauvre corps est très faible ;
souvent j'ai de la peine à traverser ma
chambre, et la mémoire me manque presque
entièrement. Il m'arrive
souvent d'aller chercher quelque
chose dans la chambre à côté,
et lorsque j'y suis, d'oublier ce que je voulais y
prendre.
- Vous vous souvenez peut-être plus
distinctement de ce qui vous est arrivé
lorsque vous étiez jeune fille, que de ce
que vous avez vu pu entendu la semaine
passée.
- Oh oui ! monsieur, il me semble qu'il y a
quelques jours seulement j'étais encore une
enfant, mon père demeurait au moulin, et je
me rappelle les jeux que je faisais dans les champs
avec mes amies.
- Ma chère amie, la mémoire est
ordinairement la première faculté qui
s'affaiblît chez les vieillards ; Dieu
veut ainsi les amener à oublier les choses
qui sont derrière eux, pour ne songer
qu'à celles qui sont en avant. Il les
empêche de regarder en arrière pour
leur enseigner à regarder en
avant. »
Regardons tous en avant, et lorsque nous
envisagerons les glorieuses réalités
du ciel, pourrons-nous nous plaindre d'oublier les
choses décolorées de la terre ?
Ne vaut-il pas mieux, à mesure que nous nous
approchons des joies de l'éternité,
que les vanités du monde nous apparaissent
moins visibles et moins brillantes ? Un
brouillard se répand sur la terre, mais le
soleil de l'éternité va percer.
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