Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE RELIGION.




Suite
(p 471)

La galère la Patronne est de la même construction que la Grande Réale, et de la même grandeur. Les équipages aussi sont en même nombre, excepté quelques officiers majors de moins. Lorsque le lieutenant général va en mer, il monte la Patronne. Elle a pourtant son capitaine qui est un chef d'escadre, et elle porte le pavillon carré au grand mât, lorsque la Grande Réale n'est pas en mer.
Les casaques des chiourmes et leurs bonnets dans ces deux galères sont de couleur bleue, au lieu que les chiourmes des autres galères sont en rouge.

Grades des officiers majors des galères.
Un capitaine a rang de colonel.
Un lieutenant celui de lieutenant-colonel.
Un sous-lieutenant celui de capitaine.
Un enseigne celui de lieutenant.
Un chef d'escadre a rang de lieutenant-général.
Un lieutenant-général celui de général.

Des chaloupes d'une galère armée.
Une galère armée a toujours deux chaloupes, une grande, et l'autre plus petite. La grande, qu'on nomme le Caïque, a dix hommes libres, qui rament chacun avec une rame, et un timonier qui la gouverne. Cette chaloupe sert à lever l'ancre, lorsqu'on veut partir d'un ancrage. Elle sert aussi pour porter l'eau douce à la galère, et autres fardeaux.

La petite chaloupe, qu'on nomme le Canot, a huit hommes libres qui la rament, avec son timonier. Elle est uniquement pour l'usage des officiers majors.

Lorsqu'on part d'un port ou d'une rade, on embarque ces deux chaloupes sur la galère, l'une à la droite, l'autre à la gauche avec des palans à poulie. Elles sont placées sur deux potences, qu'on nomme chevalets, élevées de six pieds au-dessus des bancs qu'elles couvrent; si bien qu'elles ne prennent aucune place, et n'empêchent aucune manoeuvre : car les rameurs rament aussi facilement sous ces chaloupes ainsi posées, que s'il n'y en avait pas. Lorsqu'en mer on veut aller parlementer avec quelque navire qu'on rencontre, on débarque dans un moment ce canot avec beaucoup de facilité, et le caïque de même si on en a besoin ; et on les rembarque fort aisément lorsqu'on s'en est servi; et aussitôt qu'on mouille l'ancre, on les débarque toutes les deux, les attachant au derrière de la galère, toujours avec bonne garde, de peur que les esclaves, principalement les Turcs, qui sont toujours déchaînés, et n'ont qu'un anneau de fer à la jambe, nuit et jour, ne se sauvent par le moyen de ces chaloupes.
On leur permet pourtant, de même qu'à ceux de l'équipage, d'y aller fumer ; car dans les galères il est défendu à qui que ce soit d'y fumer sous peine d'avoir le nez et les oreilles coupés. Les officiers majors eux-mêmes, ni le capitaine n'y oserait fumer; tant la défense en est rigoureuse de la part du Roi; et cela à cause qu'une galère de France, il y a longues années, sauta en l'air, le feu s'étant mis à sa poudre; et ou crut, que cet accident avait été causé par un turc, qui fumait auprès de la soute à poudre.

Des habillements de la chiourme.
Chaque galérien reçoit tous les ans deux chemises de toile, un peu moins grosse que celle dont on se sert dans ce pays pour nettoyer les maisons et qu'on nomme dweyldoeck; deux caleçons de la même toile, qu'on coud sans canons, et comme une jupe de femme, parce qu'il faut les mettre par-dessus la tête à cause de la chaîne. Ce caleçon, ainsi fait en jupe, descend jusqu'aux genoux. Plus une paire de bas ou chausses, faits de grosse étoffe rouge ; et point de souliers. Mais lorsqu'on emploie les galériens pour aller à terre y travailler pour le service de la galère, comme il arrive souvent en hiver; pour lors l'argousin leur fournit des souliers, qu'il reprend lorsque ces galériens rentrent dans la galère.
Tous les deux ans, une casaque d'une grosse étoffe rouge. Il ne faut pas être habile tailleur pour tailler une telle casaque. C'est un morceau de cette étoffe, doublée en deux; une moitié pour le devant, et l'autre pour le derrière; et au haut une fente pour y passer la tête; et ainsi cousue de chaque côté, avec deux petites manches, qui viennent sans taillures ni façon jusqu'au coude. Cette casaque a la forme de ce qu'on nomme en Hollande un kiel, que les charretiers portent ordinairement par-dessus leurs habits; mais pas si long, car ceux des galériens ne leur viennent sur le devant qu'un peu au-dessus des genoux, et le derrière en pend un demi-pied plus bas. De plus on leur donne tous les ans un bonnet de laine rouge fort court; car il ne faut pas qu'il couvre les oreilles.
On leur donne aussi tous les deux ans une capote de gros bourras, fait de poil de boeuf, dont la chaîne est de grosse laine. Cette capote est faite comme une robe de chambre, et pend jusqu'au talon. Il y a une têtière, faite comme le capuchon d'un capucin. C'est, de tout l'habillement d'un galérien, ce qu'il a de meilleur; car cette capote lui sert de matelas et de couvertes pour se reposer le nuit; et l'hiver il s'en enveloppe pendant le jour.

De l'occupation des galériens en hiver, lorsque la galère est désarmée.
L'ordre de la Cour pour désarmer les galères étant venu, ce qui est ordinairement vers la fin d'octobre, les galères, avant d'entrer dans le port, débarquent leur poudre à canon; car on n'entre jamais dans un port avec la poudre. Ensuite on entre les galères, et on les range le long du quai, selon le rang d'ancienneté des capitaines, le derrière de la galère contre le quai. On dresse un pont, qu'on nomme la planche, pour aller de la galère sur le quai. On met bas les mâts qu'on enferme dans le coursier, et leurs antennes tout du long sur les bancs. On décharge ensuite l'artillerie, et les munitions de guerre et de bouche, voiles, cordages, ancres, etc. On congédie les matelots de rambade, qui ne sont pas entretenus, et les pilotes côtiers. Le reste de l'équipage à Dunkerque logeait dans les casernes de la ville. Les officiers majors y avaient leurs pavillons ; mais ils n'y logeaient que rarement; la plupart allant passer leur quartier d'hiver à Paris, ou chez eux. Ceux qui restaient, pour se distinguer, louaient les plus belles maisons de la ville; car ces messieurs sont presque tous des premières maisons du royaume, la plus grande partie cadets de leur famille, lesquels, comme on sait, n'héritent de leur patrimoine que l'éducation, et ne vivent que des bienfaits du Roi. C'est pourquoi ils sont presque tous chevaliers de Malte qui, faisant entre autres le voeu de chasteté, ne se peuvent marier. Et comme, après leur mort, tout ce qu'ils laissent va à la religion de Malte, ils ne s'attachent pas à laisser du bien après eux, mais vivent fort splendidement; ce qu'ils peuvent bien faire; car leurs appointements sont gros.

Enfin la galère étant entièrement vide, la chiourme s'y trouve assez au large pour que chacun des galériens y établisse son pauvre et chétif quartier d'hiver. Chaque banc se procure quelques bouts de planche qu'ils mettent en travers sur les bancs, et où ils font leur lit; mettant pour tout matelas dessous leur corps une vieille serpilière de capote, et se couvrant ou plutôt s'enveloppant dans leur capote. Les vogue-avant, qui sont les premiers de la rame, et par conséquent les chefs du banc, se couchent mieux; ayant la banquette pour eux, qui est le marchepied du banc, de la largeur de deux pieds, et assez longue pour s'y coucher de son long. Son second se couche aussi assez bien tout de son long dans le ramier, qui est l'endroit du banc sur le tillac, où la rame aboutit; et comme en hiver les rames en sont ôtées, cette place sert de lit au second rameur de la rame. Les autres quatre s'accommodent avec leurs bouts de planche, comme je l'ai dit ci-dessus, ou à la bande.

Galère désarmée.

Dès que le temps se met au froid, au lieu d'une tente, on en met deux l'une sur l'autre. Celle de dessous est ordinairement de gros bourras, de la même étoffe que les capotes; ce qui tient la galère assez chaude, au moins pour empêcher d'y mourir de froid: car ceux qui n'y sont pas accoutumés, et qui se chauffent dans leur maison auprès d'un bon feu, n'y sauraient résister vingt-quatre heures sans périr, lorsqu'il gèle un peu fort.
Si ces misérables galériens pouvaient avoir un peu de feu pour se chauffer, et de la paille pour se coucher, ils s'estimeraient très heureux ; mais il n'en entre jamais sur les galères.

Dès la pointe du jour les comites, qui couchent toujours dans la galère, de même que les argousins et pertuisaniers, pour la garde de la chiourme, font entendre leurs sifflets pour réveiller et faire lever la chiourme. Cela ne manque jamais à la même heure ; car la commandante des galères tire le soir après soleil couché, et le matin au point du jour, un coup de canon, qui est l'ordre pour le coucher et le lever des chiourmes, et si le matin quelqu'un est assez paresseux pour n'être pas d'abord sur pied au coup de sifflet du comite, les coups de corde ne lui manquent pas.
La chiourme étant levée, leur premier soin est de plier leur lit, et de mettre le banc en ordre, le balayer, et y jeter plusieurs seaux d'eau pour le rafraîchir et le nettoyer. On élève la tente avec de gros bâtons, longs de vingt pieds, qu'on appelle boute-fort, et qu'on met de chaque côté de la galère pour donner l'air et la clarté. Mais quand il fait froid, on n'ouvre la tente que du côté qui est à l'abri du vent. Cela étant fait, chacun s'assied dans le banc, travaillant de ses mains à son profit.

Il faut savoir, que personne de la chiourme ne peut être sans rien faire. Les comites, qui sont tout le jour à observer la chiourme, s'ils en voient quelqu'un qui soit à rien faire, ils lui demandent la corde à la main, d'où vient qu'il ne travaille pas. S'il dit, qu'il ne sait point de métier, il lui fait donner du coton filé, pour qu'il en broche des bas; et s'il ne sait pas brocher , il ordonne à un galérien de son banc de le lui enseigner. Ce métier est bientôt appris; mais comme il s'en trouve toujours, qui outre qu'ils sont fainéants, n'apprennent pas facilement, ou s'opiniâtrent à ne pas apprendre, les comites ne manquent pas de le remarquer, et ils les rossent d'importance. Que s'ils voient qu'un tel paresseux ou entêté n'apprenne pas du tout ce qu'on lui enseigne, alors ils lui donnent un boulet de canon à éclaircir, en le menaçant, que s'il ne l'a pas rendu clair comme de l'argent du matin au soir, il sera roué de coups. C'est une chose impossible que d'éclaircir un boulet de canon; et quand ce misérable y travaillerait toute sa vie, il aurait beau y employer tout le sable qu'il pourrait trouver, et tout le tripoli de l'univers, il n'en viendrait pas à bout. Ainsi il est toujours immanquable qu'il sera rossé; et tous les jours c'est à recommencer, jusqu'à ce que ce malheureux se résolve enfin à apprendre à tricoter; car un comite n'en démord jamais. Il y en a plusieurs, parmi la chiourme, qui savent des métiers, et qui les apprennent à d'autres; comme tailleur, cordonnier, perruquier, graveur, horloger, etc. Ceux-là sont heureux en comparaison de ceux qui ne savent que brocher; car dans l'hiver, lorsque les galères sont désarmées, on leur permet de dresser de petites baraques de planches sur le quai du port, chacun vis-à-vis de sa galère. L'argousin les y enchaîne tous les matins, et au soir il les renchaîne dans la galère. Cet argousin pour sa peine, et pour celle de veiller sur eux, à un sol par jour, que chacun d'eux paie exactement.

Les turcs pour la plupart n'ont point de métier, et on ne les oblige pas à tricoter; car, comme ils sont assez intrigants d'eux-mêmes, et qu'ils ne sont jamais enchaînés, en payant un sol par jour à l'argousin, ils vont rôder par la ville, et travaillent chez les bourgeois, qui les veulent occuper, soit à fendre du bois, ou autres ouvrages pénibles ; et tous les soirs ils reviennent à la galère, n'y ayant presque pas d'exemple, qu'aucun tâche à se sauver. Aussi n'en ont-ils pas la facilité, tout libres qu'ils soient; car ils sont si reconnaissables par leur teint d'ordinaire brûlé, et par leur langue franque, qui est un véritable baragouin, qu'ils ne seraient pas à demi-lieue de la ville, qu'on les ramènerait en galère; car il y a vingt écus de prime pour ceux de la ville ou de dehors, qui ramènent un turc ou un forçat, qui s'est évadé ; et lorsqu'il arrive que quelqu'un de la chiourme s'évade, les galères ont la précaution de tirer un coup de canon de distance à autre, pour avertir de cette évasion. Alors tous les paysans, principalement à Marseille, courent après cette curée avec leur fusil et leur chien de chasse; et il est comme impossible, que ce pauvre fugitif ne tombe dans leurs mains. J'en ai vu divers exemples à Marseille. Pour ce qui est de Dunkerque, les Flamands avaient cette chasse en horreur; mais la soldatesque, dont tout était rempli à Dunkerque et aux environs, n'y regardait pas de si près pour gagner vingt écus. Par parenthèse, il est arrivé à Marseille (ce que je ne sais pourtant que par tradition, mais la chose n'en est pas moins certaine), qu'un fils ramena son propre père aux galères, d'où il s'était sauvé. Il est vrai que l'intendant en eut tant d'horreur, qu'après avoir fait compter les vingt écus au fils pour son exécrable salaire, il le fit mettre à la chaîne comme forçat, sans dire pourquoi, et sans sentence; si bien qu'il y resta toute sa vie, aussi bien que son malheureux père, tant il est vrai, que la nation provençale est généralement perfide, cruelle et inhumaine!
Il me souvient, qu'en traversant la Provence pour aller à Marseille, étant enchaînés à la grande chaîne, nous tendions nos écuelles de bois à ceux qui se trouvaient sur notre passage dans les villages, pour les supplier de nous y mettre un peu d'eau pour nous désaltérer. Mais ils avaient tous la cruauté de n'en vouloir rien faire.Les femmes mêmes, auxquelles nous nous adressions plutôt, comme au sexe ordinairement le plus susceptible de compassion, nous disaient des injures en leur langage provençal. «Marche, marche, nous disaient-elles, là où tu vas, ne te manqueras pas d'eau.»

Je reprends mon sujet de l'occupation des chiourmes en hiver. On voit donc le long du quai, où sont les galères, une longue rangée de ces baraques avec deux, trois ou quatre galériens dans chacune, exerçant chacun leur métier ou leur industrie pour gagner quelques sols. Je dis, industrie: car il y en a, qui ne s'occupent qu'à dire ce qu'on appelle la bonne aventure, ou à tirer l'horoscope. D'autres vont plus loin, et contrefont les magiciens pour faire trouver les choses perdues ou volées; et toute leur magie consiste dans leur industrie. J'en dirai ici un exemple, arrivé de mon temps à Marseille.

Il y avait sur la Grande Réale, où j'étais pour lors, un vieux galérien, nommé père Laviné. Cet homme avait le renom de ne jamais manquer à faire retrouver les choses perdues ou volées. Un jour un marchand de Marseille avait oublié de serrer dans sa caisse vingt louis d'or, qui étaient restés dans son comptoir sur son pupitre, et qui furent éclipsés. Ce marchand ayant fait toutes les recherches possibles pour trouver ses vingt louis, et n'y pouvant réussir, s'adresse à mon rusé magicien Laviné, qui l'assura, que quand ses louis seraient en enfer, il les lui ferait retrouver. Il accorde à un louis pour lui, et prie le marchand de lui donner une liste de toutes les personnes, qui composaient sa famille et son domestique; ce que le marchand fit. Il ordonna de plus, que toutes ces personnes se trouveraient le lendemain matin dans la maison du marchand, sans qu'il en manquât une seule ; ce qui fut fait. Ce même matin Laviné fut chez le marchand, portant dans ses mains un coq tout noir, et un vieux bouquin tout graisseux, qu'il disait être son grimoire.
D'entrée il demanda au marchand, si tous ceux de sa maison étaient là. Celui-ci répondant que oui, Laviné les fit tous assembler dans une chambre. Il y en avait une autre à l'opposite; il pria le marchand de faire bien fermer ces deux chambres pour qu'elles fussent entièrement obscures; ce qui étant fait, Laviné récita tout haut, en un langage barbare et incompréhensible, quelques passages de son grimoire. Ensuite il avertit tout haut le marchand, qu'il savait, que le voleur de ses louis était dans la chambre; qu'il l'allait bientôt connaître par le chant de son coq, qui ne manquait jamais; mais il le pria de ne pas s'étonner, si le diable emportait le voleur; car, dit-il, c'est son dû, et le diable ne fait rien pour rien. Il disait cela d'un air à en imposer aux plus incrédules. Après quoi, dans l'obscurité, sans que personne le vît, il remplit le dessus du dos de son coq de noir de fumée; et se tenant à la porte à l'opposite de celle, où étaient tous ceux de la maison, il les appela tous par leur nom, l'un après l'autre, leur ordonnant qu'en passant auprès de lui chacun mît la main sur son coq, qu'il tenait par les pattes, en les assurant par son grimoire infaillible, que le coq ne sentirait pas plutôt la main du voleur sur son dos, qu'il chanterait; et gare, disait-il, la griffe du diable, qui l'emportera comme une mouche.

Or il arriva, qu'une servante, qui avait fait le vol, se sentant coupable, et cependant voulant passer par l'épreuve plutôt que d'avouer le fait, s'avisa d'une ruse pour empêcher, que, si,le coq chantait sous sa main, le diable ne l'emportât. Elle résolut, à la faveur de l'obscurité, de passer sans toucher le coq. Laviné donc appelle tout le monde de cette chambre, et en passant leur disait de passer la main sur le coq. Chacun le fit hardiment à la réserve de la servante coupable, qui passa la main à côté sans toucher le coq ; si bien que cette revue ne produisit aucun chant du coq. Mais Laviné, ayant fait ouvrir tous les volets de cette chambre, ordonna à un chacun de présenter sa main ouverte; et il ne se trouva que celle de la servante, qui fut blanche, celle des autres étant toute noircie par le noir de fumée, qui était sur le dos du coq. Laviné s'écria d'abord : «Voici la voleuse des louis ; je m'en vais appeler le diable pour l'emporter. » Cette servante eut tant de frayeur, qu'elle demanda grâce à genoux, avoua le vol, et rendit les louis. Ce Laviné était si fertile en inventions, qu'à chaque occasion, il en exerçait une nouvelle. J'en sais plusieurs, que lui-même m'a racontées, mais qui grossiraient trop ces mémoires, qui ne sont pas destinés à de pareilles fadaises. Je n'ai raconté celle-ci que pour donner un exemple de l'industrie des galériens pour attraper l'argent des bonnes gens. Il y a aussi dans ces baraques des joueurs de gibecière, de faux joueurs à la jarretière, des escamoteurs qui, priant les passants de leur changer un écu, en touchant leur petite monnaie, la leur enlèvent ou escamotent sans qu'ils s'en aperçoivent le moins du monde; et quand ils ont fait leur coup, ils changent d'avis sous quelque prétexte pour ne pas changer leur écu.
Il y a aussi des écrivains, les meilleurs notaires du monde pour faire de faux testaments, de fausses attestations, de fausses lettres de mariage, de faux- congés pour les soldats; mais ce dernier leur est trop dangereux; car si cela vient à se découvrir, ils sont pendus sans rémission.

Ces écrivains savent contrefaire toute sorte d'écritures. Ils ont des sceaux et cachets de toutes les sortes; sceaux de villes, sceaux d'évêques, archevêques, cardinaux, etc. Ils ont aussi bonne provision de toutes sortes de caractères pour les contrefaire dans les occasions ; toutes sortes de papier de différentes marques, et sont très habiles pour effacer et enlever plusieurs lignes d'écriture d'un acte authentique, et pour y en écrire d'autres du même caractère sans qu'il y paraisse. Enfin ce sont de très habiles fripons, et qui travaillent à très bon marché pour attirer des chalands.

Les gens de métier, qui travaillent dans ces baraques, ne sont pas moins fripons. Le tailleur vole l'étoffe; le cordonnier fait des souliers, dont la semelle, au lieu de cuir, est une petite planchette de bois, qu'il couvre d'une peau de stockfisch, collée par-dessus, et où il fait des points artificiels, qui ressemblent parfaitement à la couture d'une semelle; et cette peau ainsi collée paraît de couleur et de force comme le meilleur cuir du monde. Le bon marché qu'ils font, fait que quantité de lourdauds s'y attrapent. Si je voulais décrire tous leurs tours de friponnerie, je n'aurais jamais fini.

Il y a aussi beaucoup de turcs dans ces baraques, mais qui n'y travaillent pas, ils n'y font que négocier. Les uns font les fripiers, les autres vendent du café, de l'eau-de-vie, et semblables choses. Mais tous en général sont grands receleurs de toutes sortes de vols; et s'ils y sont découverts, ils en sont quittes pour rendre. Il n'en alla pourtant pas ainsi d'un turc de la galère, où j'étais à Dunkerque. Ce qui lui arriva, mérite par sa singularité d'être rapporté. Voici le fait:

Deux voleurs volèrent un jour dans la grande église de Dunkerque divers ornements, entre autres la boîte d'argent des saintes huiles destinées à l'administration du sacrement de l'extrême onction. Ils portèrent cette boîte à un turc de notre galère, nommé Galafas, qui était dans sa baraque, et la lui. vendirent. Galafas, après l'avoir achetée, demanda à ces voleurs, si cela n'était pas robesanta, c'est-à-dire,chose sacrée. Les voleurs le lui avouèrent; ce qui intrigua un peu Galafas, qui crut devoir faire changer de forme à cette boîte. Pour cet effet, il sort l'huile avec le coton imbibé qui y était, en graisse ses souliers pour mettre tout à profit, et avec un marteau aplatit la boîte pour en changer la forme. Ensuite il fait un trou dans la terre au dedans de sa baraque, et y enfouit cette boîte ainsi aplatie. Mais par malheur l'un de ces voleurs fut pris, et convaincu du vol. On lui demanda ce qu'il avait fait de cette boîte aux saintes huiles. Il confessa l'avoir vendue au turc Galafas. On mène ce voleur à la baraque de Galafas, qui avoua le fait ingénument. On lui demanda où était la boite. Il montra l'endroit, où il l'avait enfouie. On en avertit d'abord le curé de la ville, afin qu'il vînt lui-même lever cette précieuse et sainte relique, qu'aucun autre qu'un prêtre n'avait droit de toucher. Le curé avec ses prêtres y accourt en surplis, et avec la croix, comme à une procession. On fouille dans la terre à l'endroit que le turc leur disait. On y trouve la boîte écrasée à coups de marteau : et comme on ne voyait point d'huile répandue, on demande au turc ce qu'il avait fait de l'huile, qui était dans la boîte. «J'en ai graissé mes souliers, dit-il. Si j'avais eu de la salade, je l'en aurais garnie; car j'ai goûté cette huile, qui était très bonne.»
Alors tous ces prêtres à crier: à l'impiété! au sacrilège! et au turc à rire, et à se moquer d'eux. Cependant on fit déchausser au turc ses souliers. Ce fut le curé lui-même qui le déchaussa ; car quel autre que lui aurait osé porter ses mains profanes sur ces souliers sanctifiés par ces saintes huiles? Ce fut enfin avec de grandes cérémonies, et des battements de poitrine, qu'on mit les souliers de Galafas, la boîte aplatie, et toute la terre, qu'on jugea qui avait touché cette boîte, dans une nappe de l'autel, que quatre prêtres portaient, tenant chacun un coin de la nappe, et chantant des hymnes d'affliction jusqu'à la grande église, où le tout fut enterré sous l'autel. Il ne manqua pas de se faire des miracles à la baraque de Galafas. Toutes les nuits on y voyait des visions célestes, tantôt deux anges assis sur le toit de la baraque, tantôt la sainte Vierge pleurant, d'autres fois une troupe d'anges faisant la procession autour de la baraque; et que sais-je, combien d'autres apparitions? Mais quoique cette baraque fût tout proche et vis-à-vis de notre galère, d'où je pouvais la voir la nuit comme le jour, je n'y vis ni entendis jamais rien. Et comme je m'en expliquais un jour avec notre aumônier, dont j'étais ami, il me répondit, que mon incrédulité me bandait les yeux, et qu'efficace d'erreur m'était donnée. Je lui répondis, pour croire au mensonge. Il me donna un petit coup sur la joue, en souriant, et s'en alla. Je m'assure qu'on s'impatiente de savoir ce qu'on fit au turc. J'y vais satisfaire.

La baraque de Galafas fut fermée, ensuite démolie, et on en rendit la place hors d'aucun usage, en y amoncelant des pierres et des débris, comme un monument du sacrilège commis. On mit Galafas dans la galère, enchaîné de doubles chaînes, et les menottes aux mains. Mais personne ne travaillait à son procès, à cause d'un conflit de juridiction. Le conseil de guerre des galères prétendait l'office, et le clergé se le voulait approprier. Il y avait une autre raison, pour laquelle le commandant ne pouvait livrer Galafas au pouvoir du clergé, qui est que la Cour avait réglé depuis maintes années, qu'aucun tribunal de justice du royaume ne pourrait se saisir d'aucun forçat, ou esclave des galères du Roi, que préalablement un tel forçat ou esclave ne fût délivré, par une grâce du Roi, du supplice des galères, et que le forçat ou esclave n'eût de sa bonne et pure volonté, accepté cette grâce, lui étant permis de l'accepter ou de la refuser; et en ce dernier cas, il devait rester toute sa vie aux galères. Le clergé de Dunkerque, bien informé de ceci, sollicita la Cour pour obtenir cette grâce ; à quoi ils réussirent facilement.

Cependant Galafas était enchaîné à double chaîne, et s'attendait à passer fort mal son temps; lorsqu'un jour le major des galères lui vint annoncer sa liberté, le félicitant de ce qu'au lieu de périr entre les mains de la justice, le Roi au contraire lui faisait grâce.
Galafas, qui ignorait le piège qu'on lui tendait, accepta sa grâce avec joie. Sur-le-champ le major le fit déchaîner; et lui mettant sa lettre de grâce ou passe-port dans la main, lui dit qu'il était libre. Galafas ne fit qu'un saut pour sortir de la galère: mais le clergé, qui avait machiné cette affaire, et qui n'avait d'autre crainte que celle que Galafas refusât sa grâce, avait si bien aposté les suppôts de la justice sur le quai aux avenues de la galère, que le pauvre turc n'en fut pas plutôt descendu, qu'il se vit arrêter et conduire aux prisons de la ville. Il eut beau crier, que le Roi lui avait fait grâce de tout le passé. On lui répondit que Sa Majesté ne lui avait fait grâce que de sa détention comme esclave, et non du crime qu'il venait de commettre. Enfin il en fallut passer par là.
La justice, à la requête du clergé, lui fit son procès dans les formes, et ayant atteint et convaincu ledit Galafas de sacrilège au premier chef, le condamna à être brûlé vif, et ses cendres jetées au vent. Galafas en appela au parlement de Douai. On l'y transféra pour y faire confirmer sa sentence. Mais comme il se passa beaucoup de temps depuis sa détention et pendant qu'il était à Douai, les turcs des galères de Dunkerque trouvèrent le moyen de faire tenir une lettre à Constantinople, qui fut remise entre les mains du Grand Seigneur, lequel aussitôt fit appeler l'ambassadeur de France, et lui déclara, que si on faisait mourir Galafas pour un fait de cette nature, que les Turcs ignorent être un crime, lui Grand Seigneur ferait mourir du même supplice cinq cents chrétiens esclaves français.
Sur cette déclaration, l'ambassadeur de France dépêcha un exprès à sa Cour, qui donna ses ordres au Parlement de Douai, en vertu desquels Galafas en fut quitte pour avoir le fouet le long du quai de Dunkerque, et au lieu d'esclave qu'il était, il fut condamné aux galères perpétuelles ; ce qui fut ensuite son bonheur; car peu de temps après il fut délivré à plein, soit par politique envers le Grand Seigneur, ou en vertu de quatre cents livres, qu'il donna pour sa délivrance. J'ai abrégé autant qu'il m'a été possible cette narration, pour ne pas ennuyer mon lecteur.

Je reprends l'occupation des chiourmes. Pendant qu'une partie s'occupe sur le quai dans leurs baraques, le reste, qui fait le plus grand nombre, est à la chaîne dans leurs bancs, à la réserve de quelques-uns, qui se font déchaîner pendant le jour, moyennant un sol. Ceux-là peuvent se promener par toute la galère, et y faire leur négoce. La plupart de ces déferrés font les vivandiers; ils vendent du tabac (car l'hiver on peut fumer), de l'eau-de-vie, etc. D'autres ont dans leur banc une petite boutique de beurre, fromage, poivre, vinaigre, du foie de boeuf, et des tripes cuites, qu'ils vendent à la chiourme pour peu d'argent, car pour cinq ou six deniers, qui font un demi-sol, on s'y pourvoit pour faire son repas avec le pain que le Roi donne.
A l'exception donc de ceux qui sont déchaînés, en payant un sol par jour, tous les autres sont assis dans leur banc, tricotant des bas. On me demandera, où ces galériens prennent le coton pour travailler. Le voici :

Plusieurs turcs, du moins ceux qui ont de l'argent, font ce négoce, où ils ont un profit visible et clair, principalement à Marseille, où il y a quantité de marchands, qui font un gros négoce de ces bas de coton. Ces marchands livrent à ces turcs autant de coton qu'ils en veulent; et les turcs leur payent le coton en bas de coton; l'un et l'autre à un prix que chacun y trouve son compte. Ces turcs livrent tant de livres de coton filé aux forçats pour le brocher, et en faire des bas de toute grandeur, leur étant indifférent de brocher de grands ou de petits bas, parce que le prix du brochage se fait par livre pesant; si bien que le forçat, qui a reçu, par exemple, dix livres de coton filé, rend le même poids de coton broché, en bas de la grandeur qu'on lui a ordonnée ; et le turc lui paye pour la façon des bas tant par livre, selon qu'ils en sont convenus ; mais c'est ordinairement un prix fixe. Il faut que le forçat prenne bien garde de ne pas friponner le coton, qu'on lui a confié; car s'il en manque la moindre chose, ou que le forçat ait mis le coton dans un lieu humide pour lui faire reprendre le poids qu'il en a détourné, on lui donne une cruelle bastonnade. Cela arrive fréquemment; car les forçats sont si adonnés à boire, qu'un grand nombre parmi eux, pour se satisfaire à cet égard, s'exposent à ce cruel supplice, dont rien ne les peut garantir. Ils n'ont pas même l'espérance de cacher leur friponnerie.
Un voleur, un meurtrier, tous les autres criminels, se flattent toujours que leur crime ne viendra pas au jour, mais ceux-ci n'en peuvent concevoir la moindre espérance. Cependant il arrive très souvent, que lorsqu'ils ont reçu le coton de leur maître (ainsi les appellent-ils), ils le vendent au premier turc d'une autre galère, qui pour ce sujet vont d'une galère à l'autre. Ayant reçu l'argent, ils se mettent trois ou quatre de compagnie pour boire tant que cet argent dure; et souvent, quand il est fini, les associés buveurs vendent aussi le coton, qu'ils ont de leur maître; et n'ayant plus rien, ils attendent patiemment, et en gaussant de leur future bastonnade, que leur maître vienne demander leur travail.

J'oubliais de dire, que la façon se paye d'avance; ce qui occasionne qu'ils vendent leur coton. Car ils s'enivrent de l'argent de la façon, et dans cet état ils bravent le péril inévitable. Lorsque le turc vient demander l'ouvrage, ils lui disent effrontément: «Voilà de quoi te payer,» en frappant sur leur dos. Le turc s'en plaint au comite; et le matin à neuf heures, que le Major vient régulièrement à l'ordre, tous les comites s'assemblent autour de lui, et chacun lui rapporte ce qui se passe sur sa galère ; et sans autre forme de procès, on fait dépouiller ces vendeurs de coton, et on leur donne la bastonnade telle que je l'ai dépeinte plus haut, vingt-cinq, trente coups, ou, si c'est une récidive, cinquante. Ces derniers n'en reviennent guère. J'en ai vu un sur notre galère, qui ayant reçu le travail de son maître, et ayant bu l'argent de la façon avec un de ses camarades, nommé Saint-Maur, et se trouvant encore altéré, Saint-Maur lui conseilla de vendre la laine ; car c'étaient des bas de laine. L'autre en faisait quelque difficulté, alléguant la bastonnade; mais Saint-Maur l'encouragea, en lui disant: «Camarade, si tu reçois la bastonnade, je te ferai voir, que je suis honnête homme, et que je veux la recevoir aussi bien que toi;» comme si les coups de l'un adoucissaient ceux de l'autre! Enfin l'accord fut fait à cette condition. Ils burent à tire larigo, en chantant et se divertissant, tant que l'argent de la laine dura; et lorsqu'il fallut rendre le travail au maître, ils montrèrent leur dos pour tout paiement. Le Major vint faire donner la bastonnade au délinquant. Saint-Maur, pendant qu'on frappait son camarade, se dépouillait et se préparait à danser à son tour. Ses camarades de son banc avaient beau le vouloir dissuader de se faire donner la bastonnade de gaieté de coeur. «Je suis honnête homme, disait-il; j'ai bu ma part de l'argent de la laine; il est juste que je paye mon écot.»

Après que le Major eut fait bastonner le vendeur de la laine, il allait sortir de la galère; car il n'avait rien à faire avec Saint-Maur. Mais celui-ci l'appelant, le Major vint voir ce qu'il avait à lui dire. «C'est, Monsieur, dit-il, que je vous supplie de me faire donner autant de coups de bastonnade, que mon bon ami vient d'en recevoir,» lui alléguant son honneur et sa parole donnée. Le Major, indigné de la bravade de ce coquin, lui fit donner une telle bastonnade, qu'il en mourut peu de jours après. Concluons de là que le vice suit toujours ces misérables, qui souffrent pour leurs crimes; et qu'au lieu de s'amender par un châtiment si rigoureux, ils regimbent contre l'aiguillon, le bravent, et même s'y endurcissent à un point, qu'il semble qu'ils ont quitté tout sentiment d'hommes pour prendre toute la méchanceté du démon.
On ne peut, en un mot, rien imaginer d'horrible en méchanceté, que ces misérables ne possèdent au suprême degré. Les blasphèmes les plus exécrables, dont ils s'étudient à inventer de nouveaux formulaires, les crimes les plus affreux, qu'ils se vantent d'avoir commis, et qu'ils désirent de pouvoir encore commettre, font hérisser les cheveux d'horreur. Cependant les aumôniers leur font faire de gré ou de force leur devoir de religion, tout au moins une fois l'an. Ils vont tous à confesse à Pâques, et reçoivent l'hostie consacrée, ou la communion. Mais bon Dieu ! en quel état ces malheureux s'en approchent-ils? Forcenés de rage, maudissant les aumôniers et comites, qui les y forcent, ils reçoivent enfin ce sacrement, que les prêtres et les dévots de la religion romaine regardent comme la chose la plus auguste et la plus sainte de toute leur religion, ils le reçoivent, dis-je, avec aussi peu d'apparence de contrition, et aussi peu de dévotion, que s'ils étaient dans un cabaret, à boire bouteille. Les aumôniers n'y prennent pas autrement garde. Pourvu qu'ils les obligent à faire cet acte de catholicité, ils ne s'informent pas du reste.

Il faut pourtant avouer, que tous les galériens de la chiourme, condamnés pour leurs crimes, ne sont pas également méchants et scélérats. J'en ai connu de très honnêtes gens, et qui vivaient moralement bien. Il y en avait, qui étaient condamnés pour désertion, parmi lesquels se trouvaient de bons paysans et artisans, qu'on avait enrôlés de force ou par surprise; d'autres, pour avoir fait la contrebande; d'autres, qui, quoique condamnés pour meurtre, n'avaient tué qu'à leur corps défendant; quelques-uns aussi (et j'en ai connu de tels), qui étaient innocents du crime, pour lequel on les avait condamnés, et qui ont vérifié leur innocence dans la suite. Tous ces gens-là, du moins la plus grande partie, se distinguaient par leur manière de vivre, et se montraient tout autres que ces infâmes scélérats, nourris et accoutumés à exercer les crimes les plus terribles. Cependant, comme je crois l'avoir fait remarquer dans le cours de ces mémoires, tous ces scélérats, quelque méchants qu'ils fussent, témoignaient toujours beaucoup d'égards et de respect pour nous autres réformés. Ils ne nous appelaient jamais que Monsieur, et n'auraient jamais passé devant nous sans nous saluer.
J'en avais cinq dans mon banc à Dunkerque, un condamné pour meurtre et assassinat; un autre, pour viol et meurtre; le troisième pour vol de grand chemin; le quatrième aussi pour vol; pour le cinquième, c'était un turc esclave; mais je puis dire en bonne vérité, que ces gens-là, tout vicieux qu'ils étaient, me portaient une vraie révérence ; et c'était à qui serait le premier à me rendre de petits services. Lorsque les plus méchants parlaient de nous, ils ne balançaient pas à dire: «Ces messieurs sont respectables en ce qu'ils n'ont point fait de mal, qui mérite ce qu'ils souffrent, et qu'ils vivent comme d'honnêtes gens qu'ils sont.»
Les officiers mêmes, du moins la plupart, aussi bien que l'équipage, nous considéraient; et s'il se trouvait, qu'il y eût dispute ou quelque différend entre les autres galériens, et qu'un réformé se trouvât à portée d'en décider, ou de rendre témoignage de la vérité du fait, on en passait toujours par sa décision. Tant il est vrai, que la vertu, lors même qu'elle se trouve confondue parmi les vicieux, n'en reluit que davantage.

Je prie le lecteur de ne pas porter ici ses réflexions jusqu'à concevoir, que nous nous encensions nous-mêmes. En mon particulier, j'ai toujours senti en moi les infirmités d'un homme faible et pécheur devant Dieu; et ce n'est qu'à sa grâce opérante en nous, que j'attribue la constance d'avoir confessé son saint nom. Mais je crois devoir rendre la justice qui est due à mes chers frères et compagnons de souffrance, qui ont, par cette même grâce divine, non-seulement constamment persévéré dans leur rude et longue épreuve ; mais même vécu religieusement et mené sur les galères une vie sans reproche.

Je reviens à l'occupation de la chiourme en hiver. J'ai dit, que la chiourme y était toujours occupée, tant dans les baraques que sur les galères, à gagner quelques sols pour s'aider à vivre. Les comites y donnent de grands soins ; et c'est leur intérêt ; car faisant vendre le vin à leur taverne à leur profit, tout le gain de la chiourme, du moins la majeure partie, entre par ce moyen dans leur bourse. Une autre raison, c'est qu'il paraît impossible, que la chiourme puisse vivre avec le pain et l'eau, que le Roi lui donne. Ajoutez à cela, que l'occupation de ces malheureux pour gagner leur vie, les empêche de porter toutes leurs pensées à se sauver de la galère.

Outre l'occupation des galériens pour travailler à gagner quelque chose, ils ont celle du service de la galère au dehors et au dedans. Le service de dehors consiste en ceci : c'est que tous les jours, vingt ou vingt-quatre galériens par galère sont commandés pour aller ce qu'on nomme à la fatigue. C'est ordinairement à l'arsenal de la marine, qu'on les fait travailler à visiter les agrès, apparaux et ustensiles des galères et navires du Roi ; changer de place, souvent sans nécessité, les mâtures, ancres, artillerie, etc.; ce qui est un rude travail. Voici comme on y conduit ces galériens.

On les enchaîne deux à deux à la jambe, et chacun a une ceinture, autour des reins, où pend un croc de fer, auquel chacun des deux accroche sa chaîne, qui leur vient ainsi jusqu'aux genoux; si bien que ce sont leurs reins, qui supportent la pesanteur de la chaîne, laquelle, sans l'aide de ce croc, les empêcherait de marcher et d'agir. Ces deux hommes, ainsi enchaînés, se nomment un couple. Les dix ou douze couples par galère s'assemblent tous devant la galère la commandante. Chaque galère fait conduire ses couples par un seul pertuisanier, et un comite ou sous-comite, qu'on commande chacun à son tour, les accompagne de là à l'arsenal, et fait travailler ces galériens aux ouvrages qui leur sont ordonnés, ayant le gourdin ou la corde à la main; et le soir tous ces couples sont ramenés chacun à sa galère. Les turcs n'en sont pas exempts.
Pour moi, je n'ai jamais été à cette fatigue; en donnant trois ou quatre sols à un galérien, qui y allait pour moi, j'en étais quitte ; chacun a la liberté d'en faire de même.

Le service du dedans de la galère n'est pas moins pénible. On y fait la bourrasque, au moins deux fois par semaine; et certaines galères, dont les comites sont plus exacts, ou, pour mieux dire, plus méchants, la font faire tous les jours. Cette bourrasque ou veresque est le nettoiement de la galère. Quand on veut le faire, le premier comite donne un coup de sifflet qui le désigne ; les deux sous-comites s'arment de leur gourdin sur le coursier, courant de banc en banc, pour dégourdir les paresseux. Chaque banc se démonte, pièce à pièce. Il faut racler avec une racle de fer, dont chaque banc en a une, toutes les pièces du banc, qui sont le banc, la banquette, la pedagne, contre-pedagne et les quartiers ou planches. Cela étant fait, les comites examinent de banc en banc, si le tout est bien blanc et bien raclé. Pendant cet examen, le gourdin tombe sur les dos nus des galériens, comme la pluie. Le raclement étant fini, on leur fait laver le tillac à force de seaux d'eau, qu'on puise à la mer; ce qui étant fait, et le tout au son du sifflet, et le corps nu comme la main, de la ceinture en haut, on remet chaque chose à sa place, et on range le banc. Cet exercice dure trois bonnes heures. Outre cet exercice et les occupations journalières pendant tout l'hiver, il en arrive très souvent d'extraordinaires. C'est lorsqu'il se trouve en ville des étrangers de distinction. Quelquefois le gouverneur leur donne le plaisir de monter sur les galères pour y voir faire l'exercice, dont je viens de parler. D'autres fois c'est l'intendant, ou le commissaire de la marine; mais très souvent ce sont les capitaines et lieutenants des galères, qui donnent ces fêtes à leurs amis, en les régalant de collations, et même de repas splendides sur leur galères.
Nous étions sur la nôtre, qui était la commandante, presque toujours chargés de cette fatigue extraordinaire, à cause que notre commandant, qui était très magnifique, y entretenait une belle symphonie de douze joueurs de divers instruments, tous galériens, distingués par des habits rouges, et des bonnets de velours à la polaque, galonnés d'or, et leurs habits galonnés de jaune, qui était sa livrée. Le chef de cette symphonie, et qui l'avait formée, était un nommé Gondi, un des vingt- quatre simphonistes du Roi, qui par débauche et libertinage avait été chassé de la cour; et s'étant enrôlé dans les troupes, en avait déserté. Ayant été repris, il fut condamné aux galères, et mené sur la commandante de celles de Dunkerque. C'était un des plus habiles musiciens de France, et il jouait de toutes sortes d'instruments. Sa symphonie nous attirait donc souvent beaucoup de visites fatigantes; et voici en quoi cette fatigue consistait.

On avertissait le comite de faire tout préparer pour recevoir la visite. On commençait par faire d'extraordinaire une bourasque, ou nettoiement de la galère. On faisait raser tête et barbe à la chiourme, changer de linge et revêtir leur casaque rouge, et bonnet de la même couleur. Cela étant fait, qu'on se représente toute la chiourme, qui s'assied dans leurs bancs sur la pedagne, de sorte qu'il ne paraît d'un bout de la galère à l'autre que des têtes d'hommes en bonnet rouge. Dans cette attitude, ou attend les seigneurs et dames, qui entrant un à un dans la galère, reçoivent le salut de la chiourme, par un cri rauque et lugubre de hau. Ce cri se fait par tous les galériens ensemble sur un coup de sifflet; de sorte qu'on n'entend qu'une voix. Chaque seigneur et dame reçoit un hau pour salut; à moins que leur qualité ou leur caractère ne demande une distinction. Alors on crie deux fois, hau, hau. Si c'est un général, ou un duc et pair de France, on crie trois fois, hau, hau, hau; mais c'est le plus, le Roi même n'en aurait pas davantage. Aussi nomme-t-on ce dernier salut, le salut du Roi.
Pendant ce salut, les tambours appellent,ou battent au champ, suivant le salut; et les soldats fort propres sont arrangés à la bande des deux côtés de la galère, le fusil sur l'épaule. Et comme dans ces occasions on dresse les mâts, et souvent on met les rames, les pavillons de toutes couleurs, et les banderoles, et que les grandes flammes rouges, et à fleurs de lis jaunes sans nombre, y sont pendues et déployées au vent ; le tout ensemble fait un très beau coup d'oeil. La guérite, ou chambre de poupe, qui est faite en berceau, sans autre couverture qu'une forte toile cirée pour être garantie de la pluie, est aussi, dans ces occasions de visites de distinction, couverte d'une tenderole de velours cramoisi, où pend une riche frange d'or tout à l'entour. Joignez à cette magnificence les ornements en sculpture de la poupe, tous dorés jusqu'à fleur d'eau; les rames abaissées dans les bancs, et élevées en dehors en forme d'ailes, toutes peintes de diverses couleurs. Une galère, ainsi parée de tous ses ornements, offre à la vue un spectacle, qui frappe d'admiration ceux qui n'en voient que l'extérieur. Mais ceux qui portent leur imagination sur la misère de trois cents galériens qui composent la chiourme, rongés de vermine, le dos labouré de coups de corde, maigres et basanés par la rigueur des éléments et le manque de nourriture, enchaînés jour et nuit, et remis à la direction de trois cruels comites, qui les traitent plus mal que les bêtes les plus viles: ceux, dis-je, qui font ces considérations, diminuent infiniment leur admiration pour ce superbe extérieur.


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