MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE
RELIGION.
Suite (p 471)
La galère la Patronne est de la
même construction que la Grande Réale,
et de la même grandeur. Les équipages
aussi sont en même nombre, excepté
quelques officiers majors de moins. Lorsque le
lieutenant général va en mer, il
monte la Patronne. Elle a pourtant son capitaine
qui est un chef d'escadre, et elle porte le
pavillon carré au grand mât, lorsque
la Grande Réale n'est pas en mer.
Les casaques des chiourmes et leurs bonnets dans
ces deux galères sont de couleur bleue, au
lieu que les chiourmes des autres galères
sont en rouge.
Grades des officiers majors des
galères.
Un capitaine a rang de colonel.
Un lieutenant celui de lieutenant-colonel.
Un sous-lieutenant celui de capitaine.
Un enseigne celui de lieutenant.
Un chef d'escadre a rang de
lieutenant-général.
Un lieutenant-général celui de
général.
Des chaloupes d'une galère
armée.
Une galère armée a toujours deux
chaloupes, une grande, et l'autre plus petite. La
grande, qu'on nomme le Caïque, a dix
hommes libres, qui rament chacun avec une rame, et
un timonier qui la gouverne. Cette chaloupe sert
à lever l'ancre, lorsqu'on veut partir d'un
ancrage. Elle sert aussi pour porter l'eau douce
à la galère, et autres fardeaux.
La petite chaloupe, qu'on nomme le Canot, a
huit hommes libres qui la rament, avec son
timonier. Elle est uniquement pour l'usage des
officiers majors.
Lorsqu'on part d'un port ou d'une rade, on embarque
ces deux chaloupes sur la galère, l'une
à la droite, l'autre à la gauche avec
des palans à poulie. Elles sont
placées sur deux potences, qu'on nomme
chevalets, élevées de six pieds
au-dessus des bancs qu'elles couvrent; si bien
qu'elles ne prennent aucune place, et
n'empêchent aucune manoeuvre : car les
rameurs rament aussi facilement sous ces chaloupes
ainsi posées, que s'il n'y en avait pas.
Lorsqu'en mer on veut aller
parlementer avec quelque navire qu'on rencontre, on
débarque dans un moment ce canot avec
beaucoup de facilité, et le caïque de
même si on en a besoin ; et on les rembarque
fort aisément lorsqu'on s'en est servi; et
aussitôt qu'on mouille l'ancre, on les
débarque toutes les deux, les attachant au
derrière de la galère, toujours avec
bonne garde, de peur que les esclaves,
principalement les Turcs, qui sont toujours
déchaînés, et n'ont qu'un
anneau de fer à la jambe, nuit et jour, ne
se sauvent par le moyen de ces chaloupes.
On leur permet pourtant, de même qu'à
ceux de l'équipage, d'y aller fumer ; car
dans les galères il est défendu
à qui que ce soit d'y fumer sous peine
d'avoir le nez et les oreilles coupés. Les
officiers majors eux-mêmes, ni le capitaine
n'y oserait fumer; tant la défense en est
rigoureuse de la part du Roi; et cela à
cause qu'une galère de France, il y a
longues années, sauta en l'air, le feu
s'étant mis à sa poudre; et ou crut,
que cet accident avait été
causé par un turc, qui fumait auprès
de la soute à poudre.
Des habillements de la chiourme.
Chaque galérien reçoit tous les ans
deux chemises de toile, un peu moins grosse que
celle dont on se sert dans ce pays pour nettoyer
les maisons et qu'on nomme dweyldoeck; deux
caleçons de la même toile, qu'on coud
sans canons, et comme une jupe de femme, parce
qu'il faut les mettre par-dessus la tête
à cause de la chaîne. Ce
caleçon, ainsi fait en jupe, descend
jusqu'aux genoux. Plus une paire de bas ou
chausses, faits de grosse étoffe rouge ; et
point de souliers. Mais lorsqu'on emploie les
galériens pour aller à terre y
travailler pour le service de la galère,
comme il arrive souvent en hiver; pour lors
l'argousin leur fournit des souliers, qu'il reprend
lorsque ces galériens rentrent dans la
galère.
Tous les deux ans, une casaque d'une grosse
étoffe rouge. Il ne faut pas être
habile tailleur pour tailler une telle casaque.
C'est un morceau de cette étoffe,
doublée en deux; une moitié pour le
devant, et l'autre pour le derrière; et au
haut une fente pour y passer la tête; et
ainsi cousue de chaque côté, avec deux
petites manches, qui viennent
sans taillures ni façon
jusqu'au coude. Cette casaque a la forme de ce
qu'on nomme en Hollande un kiel, que les
charretiers portent ordinairement par-dessus leurs
habits; mais pas si long, car ceux des
galériens ne leur viennent sur le devant
qu'un peu au-dessus des genoux, et le
derrière en pend un demi-pied plus bas. De
plus on leur donne tous les ans un bonnet de laine
rouge fort court; car il ne faut pas qu'il couvre
les oreilles.
On leur donne aussi tous les deux ans une capote de
gros bourras, fait de poil de boeuf, dont la
chaîne est de grosse laine. Cette capote est
faite comme une robe de chambre, et pend jusqu'au
talon. Il y a une têtière, faite comme
le capuchon d'un capucin. C'est, de tout
l'habillement d'un galérien, ce qu'il a de
meilleur; car cette capote lui sert de matelas et
de couvertes pour se reposer le nuit; et l'hiver il
s'en enveloppe pendant le jour.
De l'occupation des galériens en hiver,
lorsque la galère est
désarmée.
L'ordre de la Cour pour désarmer les
galères étant venu, ce qui est
ordinairement vers la fin
d'octobre, les galères, avant d'entrer dans
le port, débarquent leur poudre à
canon; car on n'entre jamais dans un port avec la
poudre. Ensuite on entre les galères, et on
les range le long du quai, selon le rang
d'ancienneté des capitaines, le
derrière de la galère contre le quai.
On dresse un pont, qu'on nomme la planche,
pour aller de la galère sur le quai. On
met bas les mâts qu'on enferme dans le
coursier, et leurs antennes tout du long sur les
bancs. On décharge ensuite l'artillerie, et
les munitions de guerre et de bouche, voiles,
cordages, ancres, etc. On congédie les
matelots de rambade, qui ne sont pas entretenus, et
les pilotes côtiers. Le reste de
l'équipage à Dunkerque logeait dans
les casernes de la ville. Les officiers majors y
avaient leurs pavillons ; mais ils n'y logeaient
que rarement; la plupart allant passer leur
quartier d'hiver à Paris, ou chez eux. Ceux
qui restaient, pour se distinguer, louaient les
plus belles maisons de la ville; car ces messieurs
sont presque tous des premières maisons du
royaume, la plus grande partie cadets de leur
famille, lesquels, comme on sait, n'héritent
de leur patrimoine que l'éducation, et ne
vivent que des bienfaits du Roi. C'est pourquoi ils
sont presque tous chevaliers de Malte qui, faisant
entre autres le voeu de chasteté, ne se
peuvent marier. Et comme, après leur mort,
tout ce qu'ils laissent va à la religion de
Malte, ils ne s'attachent pas à laisser du
bien après eux, mais vivent fort
splendidement; ce qu'ils peuvent bien faire; car
leurs appointements sont gros.
Enfin la galère étant
entièrement vide, la chiourme s'y trouve
assez au large pour que chacun des galériens
y établisse son pauvre et chétif
quartier d'hiver. Chaque banc se procure quelques
bouts de planche qu'ils mettent en travers sur les
bancs, et où ils font leur lit; mettant pour
tout matelas dessous leur corps une vieille
serpilière de capote, et se couvrant ou
plutôt s'enveloppant dans leur capote. Les
vogue-avant, qui sont les premiers de la rame, et
par conséquent les chefs du banc, se
couchent mieux; ayant la banquette pour eux, qui
est le marchepied du banc, de la largeur de deux
pieds, et assez longue pour s'y
coucher de son long. Son second
se couche aussi assez bien tout de son long dans le
ramier, qui est l'endroit du banc sur le tillac,
où la rame aboutit; et comme en hiver les
rames en sont ôtées, cette place sert
de lit au second rameur de la rame. Les autres
quatre s'accommodent avec leurs bouts de planche,
comme je l'ai dit ci-dessus, ou à la bande.
Galère
désarmée.
Dès que le temps se met au froid, au lieu
d'une tente, on en met deux l'une sur l'autre.
Celle de dessous est ordinairement de gros bourras,
de la même étoffe que les capotes; ce
qui tient la galère assez chaude, au moins
pour empêcher d'y mourir de froid: car ceux
qui n'y sont pas accoutumés, et qui se
chauffent dans leur maison auprès d'un bon
feu, n'y sauraient résister vingt-quatre
heures sans périr, lorsqu'il gèle un
peu fort.
Si ces misérables galériens pouvaient
avoir un peu de feu pour se chauffer, et de la
paille pour se coucher, ils s'estimeraient
très heureux ; mais il n'en entre jamais sur
les galères.
Dès la pointe du jour les comites, qui
couchent toujours dans la galère, de
même que les argousins et
pertuisaniers, pour la garde de
la chiourme, font entendre leurs sifflets pour
réveiller et faire lever la chiourme. Cela
ne manque jamais à la même heure ; car
la commandante des galères tire le soir
après soleil couché, et le matin au
point du jour, un coup de canon, qui est l'ordre
pour le coucher et le lever des chiourmes, et si le
matin quelqu'un est assez paresseux pour
n'être pas d'abord sur pied au coup de
sifflet du comite, les coups de corde ne lui
manquent pas.
La chiourme étant levée, leur premier
soin est de plier leur lit, et de mettre le banc en
ordre, le balayer, et y jeter plusieurs seaux d'eau
pour le rafraîchir et le nettoyer. On
élève la tente avec de gros
bâtons, longs de vingt pieds, qu'on appelle
boute-fort, et qu'on met de chaque
côté de la galère pour donner
l'air et la clarté. Mais quand il fait
froid, on n'ouvre la tente que du côté
qui est à l'abri du vent. Cela étant
fait, chacun s'assied dans le banc, travaillant de
ses mains à son profit.
Il faut savoir, que personne de la chiourme ne peut
être sans rien faire. Les comites, qui sont
tout le jour à observer la chiourme,
s'ils en voient quelqu'un qui
soit à rien faire, ils lui demandent la
corde à la main, d'où vient qu'il ne
travaille pas. S'il dit, qu'il ne sait point de
métier, il lui fait donner du coton
filé, pour qu'il en broche des bas; et s'il
ne sait pas brocher , il ordonne à un
galérien de son banc de le lui enseigner. Ce
métier est bientôt appris; mais comme
il s'en trouve toujours, qui outre qu'ils sont
fainéants, n'apprennent pas facilement, ou
s'opiniâtrent à ne pas apprendre, les
comites ne manquent pas de le remarquer, et ils les
rossent d'importance. Que s'ils voient qu'un tel
paresseux ou entêté n'apprenne pas du
tout ce qu'on lui enseigne, alors ils lui donnent
un boulet de canon à éclaircir, en le
menaçant, que s'il ne l'a pas rendu clair
comme de l'argent du matin au soir, il sera
roué de coups. C'est une chose impossible
que d'éclaircir un boulet de canon; et quand
ce misérable y travaillerait toute sa vie,
il aurait beau y employer tout le sable qu'il
pourrait trouver, et tout le tripoli de l'univers,
il n'en viendrait pas à bout. Ainsi il est
toujours immanquable qu'il sera rossé; et
tous les jours c'est à
recommencer, jusqu'à ce
que ce malheureux se résolve enfin à
apprendre à tricoter; car un comite n'en
démord jamais. Il y en a plusieurs, parmi la
chiourme, qui savent des métiers, et qui les
apprennent à d'autres; comme tailleur,
cordonnier, perruquier, graveur, horloger, etc.
Ceux-là sont heureux en comparaison de ceux
qui ne savent que brocher; car dans l'hiver,
lorsque les galères sont
désarmées, on leur permet de dresser
de petites baraques de planches sur le quai du
port, chacun vis-à-vis de sa galère.
L'argousin les y enchaîne tous les matins, et
au soir il les renchaîne dans la
galère. Cet argousin pour sa peine, et pour
celle de veiller sur eux, à un sol par jour,
que chacun d'eux paie exactement.
Les turcs pour la plupart n'ont point de
métier, et on ne les oblige pas à
tricoter; car, comme ils sont assez intrigants
d'eux-mêmes, et qu'ils ne sont jamais
enchaînés, en payant un sol par jour
à l'argousin, ils vont rôder par la
ville, et travaillent chez les bourgeois, qui les
veulent occuper, soit à fendre du bois, ou
autres ouvrages pénibles ; et tous les soirs
ils reviennent à la
galère, n'y ayant presque
pas d'exemple, qu'aucun tâche à se
sauver. Aussi n'en ont-ils pas la facilité,
tout libres qu'ils soient; car ils sont si
reconnaissables par leur teint d'ordinaire
brûlé, et par leur langue franque, qui
est un véritable baragouin, qu'ils ne
seraient pas à demi-lieue de la ville, qu'on
les ramènerait en galère; car il y a
vingt écus de prime pour ceux de la ville ou
de dehors, qui ramènent un turc ou un
forçat, qui s'est évadé ; et
lorsqu'il arrive que quelqu'un de la chiourme
s'évade, les galères ont la
précaution de tirer un coup de canon de
distance à autre, pour avertir de cette
évasion. Alors tous les paysans,
principalement à Marseille, courent
après cette curée avec leur fusil et
leur chien de chasse; et il est comme impossible,
que ce pauvre fugitif ne tombe dans leurs mains.
J'en ai vu divers exemples à Marseille. Pour
ce qui est de Dunkerque, les Flamands avaient cette
chasse en horreur; mais la soldatesque, dont tout
était rempli à Dunkerque et aux
environs, n'y regardait pas de si près pour
gagner vingt écus. Par parenthèse, il
est arrivé à Marseille (ce que je ne
sais pourtant que par tradition,
mais la chose n'en est pas moins certaine), qu'un
fils ramena son propre père aux
galères, d'où il s'était
sauvé. Il est vrai que l'intendant en eut
tant d'horreur, qu'après avoir fait compter
les vingt écus au fils pour son
exécrable salaire, il le fit mettre à
la chaîne comme forçat, sans dire
pourquoi, et sans sentence; si bien qu'il y resta
toute sa vie, aussi bien que son malheureux
père, tant il est vrai, que la nation
provençale est généralement
perfide, cruelle et inhumaine!
Il me souvient, qu'en traversant la Provence pour
aller à Marseille, étant
enchaînés à la grande
chaîne, nous tendions nos écuelles de
bois à ceux qui se trouvaient sur notre
passage dans les villages, pour les supplier de
nous y mettre un peu d'eau pour nous
désaltérer. Mais ils avaient tous la
cruauté de n'en vouloir rien faire.Les
femmes mêmes, auxquelles nous nous adressions
plutôt, comme au sexe ordinairement le plus
susceptible de compassion, nous disaient des
injures en leur langage provençal.
«Marche, marche, nous disaient-elles,
là où tu vas, ne te manqueras pas
d'eau.»
Je reprends mon sujet de l'occupation des chiourmes
en hiver. On voit donc le long du quai, où
sont les galères, une longue rangée
de ces baraques avec deux, trois ou quatre
galériens dans chacune, exerçant
chacun leur métier ou leur industrie pour
gagner quelques sols. Je dis, industrie: car il y
en a, qui ne s'occupent qu'à dire ce qu'on
appelle la bonne aventure, ou à tirer
l'horoscope. D'autres vont plus loin, et contrefont
les magiciens pour faire trouver les choses perdues
ou volées; et toute leur magie consiste dans
leur industrie. J'en dirai ici un exemple,
arrivé de mon temps à Marseille.
Il y avait sur la Grande Réale, où
j'étais pour lors, un vieux galérien,
nommé père Laviné. Cet homme
avait le renom de ne jamais manquer à faire
retrouver les choses perdues ou volées. Un
jour un marchand de Marseille avait oublié
de serrer dans sa caisse vingt louis d'or, qui
étaient restés dans son comptoir sur
son pupitre, et qui furent éclipsés.
Ce marchand ayant fait toutes les recherches
possibles pour trouver ses vingt louis, et n'y
pouvant réussir,
s'adresse à mon rusé magicien
Laviné, qui l'assura, que quand ses louis
seraient en enfer, il les lui ferait retrouver. Il
accorde à un louis pour lui, et prie le
marchand de lui donner une liste de toutes les
personnes, qui composaient sa famille et son
domestique; ce que le marchand fit. Il ordonna de
plus, que toutes ces personnes se trouveraient le
lendemain matin dans la maison du marchand, sans
qu'il en manquât une seule ; ce qui fut fait.
Ce même matin Laviné fut chez le
marchand, portant dans ses mains un coq tout noir,
et un vieux bouquin tout graisseux, qu'il disait
être son grimoire.
D'entrée il demanda au marchand, si tous
ceux de sa maison étaient là.
Celui-ci répondant que oui, Laviné
les fit tous assembler dans une chambre. Il y en
avait une autre à l'opposite; il pria le
marchand de faire bien fermer ces deux chambres
pour qu'elles fussent entièrement obscures;
ce qui étant fait, Laviné
récita tout haut, en un langage barbare et
incompréhensible, quelques passages de son
grimoire. Ensuite il avertit tout haut le marchand,
qu'il savait, que le voleur de ses louis
était dans la chambre;
qu'il l'allait bientôt connaître par le
chant de son coq, qui ne manquait jamais; mais il
le pria de ne pas s'étonner, si le diable
emportait le voleur; car, dit-il, c'est son
dû, et le diable ne fait rien pour rien. Il
disait cela d'un air à en imposer aux plus
incrédules. Après quoi, dans
l'obscurité, sans que personne le vît,
il remplit le dessus du dos de son coq de noir de
fumée; et se tenant à la porte
à l'opposite de celle, où
étaient tous ceux de la maison, il les
appela tous par leur nom, l'un après
l'autre, leur ordonnant qu'en passant auprès
de lui chacun mît la main sur son coq, qu'il
tenait par les pattes, en les assurant par son
grimoire infaillible, que le coq ne sentirait pas
plutôt la main du voleur sur son dos, qu'il
chanterait; et gare, disait-il, la griffe du
diable, qui l'emportera comme une mouche.
Or il arriva, qu'une servante, qui avait fait le
vol, se sentant coupable, et cependant voulant
passer par l'épreuve plutôt que
d'avouer le fait, s'avisa d'une ruse pour
empêcher, que, si,le coq chantait sous sa
main, le diable ne l'emportât. Elle
résolut, à la
faveur de l'obscurité, de
passer sans toucher le coq. Laviné donc
appelle tout le monde de cette chambre, et en
passant leur disait de passer la main sur le coq.
Chacun le fit hardiment à la réserve
de la servante coupable, qui passa la main à
côté sans toucher le coq ; si bien que
cette revue ne produisit aucun chant du coq. Mais
Laviné, ayant fait ouvrir tous les volets de
cette chambre, ordonna à un chacun de
présenter sa main ouverte; et il ne se
trouva que celle de la servante, qui fut blanche,
celle des autres étant toute noircie par le
noir de fumée, qui était sur le dos
du coq. Laviné s'écria d'abord :
«Voici la voleuse des louis ; je m'en vais
appeler le diable pour l'emporter. » Cette
servante eut tant de frayeur, qu'elle demanda
grâce à genoux, avoua le vol, et
rendit les louis. Ce Laviné était si
fertile en inventions, qu'à chaque occasion,
il en exerçait une nouvelle. J'en sais
plusieurs, que lui-même m'a racontées,
mais qui grossiraient trop ces mémoires, qui
ne sont pas destinés à de pareilles
fadaises. Je n'ai raconté celle-ci que pour
donner un exemple de l'industrie des
galériens pour attraper
l'argent des bonnes gens. Il y a aussi dans ces
baraques des joueurs de gibecière, de faux
joueurs à la jarretière, des
escamoteurs qui, priant les passants de leur
changer un écu, en touchant leur petite
monnaie, la leur enlèvent ou escamotent sans
qu'ils s'en aperçoivent le moins du monde;
et quand ils ont fait leur coup, ils changent
d'avis sous quelque prétexte pour ne pas
changer leur écu.
Il y a aussi des écrivains, les meilleurs
notaires du monde pour faire de faux testaments, de
fausses attestations, de fausses lettres de
mariage, de faux- congés pour les soldats;
mais ce dernier leur est trop dangereux; car si
cela vient à se découvrir, ils sont
pendus sans rémission.
Ces écrivains savent contrefaire toute sorte
d'écritures. Ils ont des sceaux et cachets
de toutes les sortes; sceaux de villes, sceaux
d'évêques, archevêques,
cardinaux, etc. Ils ont aussi bonne provision de
toutes sortes de caractères pour les
contrefaire dans les occasions ; toutes sortes de
papier de différentes marques, et sont
très habiles pour effacer et enlever
plusieurs lignes d'écriture d'un acte
authentique, et pour y en
écrire d'autres du même
caractère sans qu'il y paraisse. Enfin ce
sont de très habiles fripons, et qui
travaillent à très bon marché
pour attirer des chalands.
Les gens de métier, qui travaillent dans ces
baraques, ne sont pas moins fripons. Le tailleur
vole l'étoffe; le cordonnier fait des
souliers, dont la semelle, au lieu de cuir, est une
petite planchette de bois, qu'il couvre d'une peau
de stockfisch, collée par-dessus, et
où il fait des points artificiels, qui
ressemblent parfaitement à la couture d'une
semelle; et cette peau ainsi collée
paraît de couleur et de force comme le
meilleur cuir du monde. Le bon marché qu'ils
font, fait que quantité de lourdauds s'y
attrapent. Si je voulais décrire tous leurs
tours de friponnerie, je n'aurais jamais fini.
Il y a aussi beaucoup de turcs dans ces baraques,
mais qui n'y travaillent pas, ils n'y font que
négocier. Les uns font les fripiers, les
autres vendent du café, de l'eau-de-vie, et
semblables choses. Mais tous en
général sont grands receleurs de
toutes sortes de vols; et s'ils y sont
découverts, ils en sont quittes pour rendre.
Il n'en alla pourtant pas ainsi
d'un turc de la galère, où
j'étais à Dunkerque. Ce qui lui
arriva, mérite par sa singularité
d'être rapporté. Voici le fait:
Deux voleurs volèrent un jour dans la grande
église de Dunkerque divers ornements, entre
autres la boîte d'argent des saintes huiles
destinées à l'administration du
sacrement de l'extrême onction. Ils
portèrent cette boîte à un turc
de notre galère, nommé Galafas, qui
était dans sa baraque, et la lui. vendirent.
Galafas, après l'avoir achetée,
demanda à ces voleurs, si cela
n'était pas robesanta,
c'est-à-dire,chose sacrée. Les
voleurs le lui avouèrent; ce qui intrigua un
peu Galafas, qui crut devoir faire changer de forme
à cette boîte. Pour cet effet, il sort
l'huile avec le coton imbibé qui y
était, en graisse ses souliers pour mettre
tout à profit, et avec un marteau aplatit la
boîte pour en changer la forme. Ensuite il
fait un trou dans la terre au dedans de sa baraque,
et y enfouit cette boîte ainsi aplatie. Mais
par malheur l'un de ces voleurs fut pris, et
convaincu du vol. On lui demanda ce qu'il avait
fait de cette boîte aux saintes huiles. Il
confessa l'avoir vendue au turc
Galafas. On mène ce voleur à la
baraque de Galafas, qui avoua le fait
ingénument. On lui demanda où
était la boite. Il montra l'endroit,
où il l'avait enfouie. On en avertit d'abord
le curé de la ville, afin qu'il vînt
lui-même lever cette précieuse et
sainte relique, qu'aucun autre qu'un prêtre
n'avait droit de toucher. Le curé avec ses
prêtres y accourt en surplis, et avec la
croix, comme à une procession. On fouille
dans la terre à l'endroit que le turc leur
disait. On y trouve la boîte
écrasée à coups de marteau :
et comme on ne voyait point d'huile
répandue, on demande au turc ce qu'il avait
fait de l'huile, qui était dans la
boîte. «J'en ai graissé mes
souliers, dit-il. Si j'avais eu de la salade, je
l'en aurais garnie; car j'ai goûté
cette huile, qui était très
bonne.»
Alors tous ces prêtres à crier:
à l'impiété! au
sacrilège! et au turc à rire, et
à se moquer d'eux. Cependant on fit
déchausser au turc ses souliers. Ce fut le
curé lui-même qui le déchaussa
; car quel autre que lui aurait osé porter
ses mains profanes sur ces souliers
sanctifiés par ces saintes huiles? Ce fut
enfin avec de grandes cérémonies, et
des battements de poitrine,
qu'on mit les souliers de Galafas, la boîte
aplatie, et toute la terre, qu'on jugea qui avait
touché cette boîte, dans une nappe de
l'autel, que quatre prêtres portaient, tenant
chacun un coin de la nappe, et chantant des hymnes
d'affliction jusqu'à la grande
église, où le tout fut enterré
sous l'autel. Il ne manqua pas de se faire des
miracles à la baraque de Galafas. Toutes les
nuits on y voyait des visions célestes,
tantôt deux anges assis sur le toit de la
baraque, tantôt la sainte Vierge pleurant,
d'autres fois une troupe d'anges faisant la
procession autour de la baraque; et que sais-je,
combien d'autres apparitions? Mais quoique cette
baraque fût tout proche et vis-à-vis
de notre galère, d'où je pouvais la
voir la nuit comme le jour, je n'y vis ni entendis
jamais rien. Et comme je m'en expliquais un jour
avec notre aumônier, dont j'étais ami,
il me répondit, que mon
incrédulité me bandait les yeux, et
qu'efficace d'erreur m'était
donnée. Je lui répondis, pour
croire au mensonge. Il me donna un petit coup
sur la joue, en souriant, et s'en alla. Je m'assure
qu'on s'impatiente de savoir ce qu'on fit au turc.
J'y vais satisfaire.
La baraque de Galafas fut fermée, ensuite
démolie, et on en rendit la place hors
d'aucun usage, en y amoncelant des pierres et des
débris, comme un monument du
sacrilège commis. On mit Galafas dans la
galère, enchaîné de doubles
chaînes, et les menottes aux mains. Mais
personne ne travaillait à son procès,
à cause d'un conflit de juridiction. Le
conseil de guerre des galères
prétendait l'office, et le clergé se
le voulait approprier. Il y avait une autre raison,
pour laquelle le commandant ne pouvait livrer
Galafas au pouvoir du clergé, qui est que la
Cour avait réglé depuis maintes
années, qu'aucun tribunal de justice du
royaume ne pourrait se saisir d'aucun
forçat, ou esclave des galères du
Roi, que préalablement un tel forçat
ou esclave ne fût délivré, par
une grâce du Roi, du supplice des
galères, et que le forçat ou esclave
n'eût de sa bonne et pure volonté,
accepté cette grâce, lui étant
permis de l'accepter ou de la refuser; et en ce
dernier cas, il devait rester toute sa vie aux
galères. Le clergé de Dunkerque, bien
informé de ceci, sollicita la Cour pour
obtenir cette grâce ; à quoi ils
réussirent
facilement.
Cependant Galafas était
enchaîné à double chaîne,
et s'attendait à passer fort mal son temps;
lorsqu'un jour le major des galères lui vint
annoncer sa liberté, le félicitant de
ce qu'au lieu de périr entre les mains de la
justice, le Roi au contraire lui faisait
grâce.
Galafas, qui ignorait le piège qu'on lui
tendait, accepta sa grâce avec joie.
Sur-le-champ le major le fit
déchaîner; et lui mettant sa lettre de
grâce ou passe-port dans la main, lui dit
qu'il était libre. Galafas ne fit qu'un saut
pour sortir de la galère: mais le
clergé, qui avait machiné cette
affaire, et qui n'avait d'autre crainte que celle
que Galafas refusât sa grâce, avait si
bien aposté les suppôts de la justice
sur le quai aux avenues de la galère, que le
pauvre turc n'en fut pas plutôt descendu,
qu'il se vit arrêter et conduire aux prisons
de la ville. Il eut beau crier, que le Roi lui
avait fait grâce de tout le passé. On
lui répondit que Sa Majesté ne lui
avait fait grâce que de sa détention
comme esclave, et non du crime qu'il venait de
commettre. Enfin il en fallut passer par
là.
La justice, à la requête du
clergé, lui fit son procès dans les
formes, et ayant atteint et
convaincu ledit Galafas de sacrilège au
premier chef, le condamna à être
brûlé vif, et ses cendres
jetées au vent. Galafas en appela au
parlement de Douai. On l'y transféra pour y
faire confirmer sa sentence. Mais comme il se passa
beaucoup de temps depuis sa détention et
pendant qu'il était à Douai, les
turcs des galères de Dunkerque
trouvèrent le moyen de faire tenir une
lettre à Constantinople, qui fut remise
entre les mains du Grand Seigneur, lequel
aussitôt fit appeler l'ambassadeur de France,
et lui déclara, que si on faisait mourir
Galafas pour un fait de cette nature, que les Turcs
ignorent être un crime, lui Grand Seigneur
ferait mourir du même supplice cinq cents
chrétiens esclaves français.
Sur cette déclaration, l'ambassadeur de
France dépêcha un exprès
à sa Cour, qui donna ses ordres au Parlement
de Douai, en vertu desquels Galafas en fut quitte
pour avoir le fouet le long du quai de Dunkerque,
et au lieu d'esclave qu'il était, il fut
condamné aux galères
perpétuelles ; ce qui fut ensuite son
bonheur; car peu de temps après il fut
délivré à plein, soit par
politique envers le Grand
Seigneur, ou en vertu de quatre cents livres, qu'il
donna pour sa délivrance. J'ai
abrégé autant qu'il m'a
été possible cette narration, pour ne
pas ennuyer mon lecteur.
Je reprends l'occupation des chiourmes. Pendant
qu'une partie s'occupe sur le quai dans leurs
baraques, le reste, qui fait le plus grand nombre,
est à la chaîne dans leurs bancs,
à la réserve de quelques-uns, qui se
font déchaîner pendant le jour,
moyennant un sol. Ceux-là peuvent se
promener par toute la galère, et y faire
leur négoce. La plupart de ces
déferrés font les vivandiers; ils
vendent du tabac (car l'hiver on peut fumer), de
l'eau-de-vie, etc. D'autres ont dans leur banc une
petite boutique de beurre, fromage, poivre,
vinaigre, du foie de boeuf, et des tripes cuites,
qu'ils vendent à la chiourme pour peu
d'argent, car pour cinq ou six deniers, qui font un
demi-sol, on s'y pourvoit pour faire son repas avec
le pain que le Roi donne.
A l'exception donc de ceux qui sont
déchaînés, en payant un sol par
jour, tous les autres sont assis dans leur banc,
tricotant des bas. On me demandera, où ces
galériens prennent le
coton pour travailler. Le voici :
Plusieurs turcs, du moins ceux qui ont de l'argent,
font ce négoce, où ils ont un profit
visible et clair, principalement à
Marseille, où il y a quantité de
marchands, qui font un gros négoce de ces
bas de coton. Ces marchands livrent à ces
turcs autant de coton qu'ils en veulent; et les
turcs leur payent le coton en bas de coton; l'un et
l'autre à un prix que chacun y trouve son
compte. Ces turcs livrent tant de livres de coton
filé aux forçats pour le brocher, et
en faire des bas de toute grandeur, leur
étant indifférent de brocher de
grands ou de petits bas, parce que le prix du
brochage se fait par livre pesant; si bien que le
forçat, qui a reçu, par exemple, dix
livres de coton filé, rend le même
poids de coton broché, en bas de la grandeur
qu'on lui a ordonnée ; et le turc lui paye
pour la façon des bas tant par livre, selon
qu'ils en sont convenus ; mais c'est ordinairement
un prix fixe. Il faut que le forçat prenne
bien garde de ne pas friponner le coton, qu'on lui
a confié; car s'il en manque la moindre
chose, ou que le forçat ait mis le coton
dans un lieu humide pour lui
faire reprendre le poids qu'il en a
détourné, on lui donne une cruelle
bastonnade. Cela arrive fréquemment; car les
forçats sont si adonnés à
boire, qu'un grand nombre parmi eux, pour se
satisfaire à cet égard, s'exposent
à ce cruel supplice, dont rien ne les peut
garantir. Ils n'ont pas même
l'espérance de cacher leur friponnerie.
Un voleur, un meurtrier, tous les autres criminels,
se flattent toujours que leur crime ne viendra pas
au jour, mais ceux-ci n'en peuvent concevoir la
moindre espérance. Cependant il arrive
très souvent, que lorsqu'ils ont reçu
le coton de leur maître (ainsi les
appellent-ils), ils le vendent au premier turc
d'une autre galère, qui pour ce sujet vont
d'une galère à l'autre. Ayant
reçu l'argent, ils se mettent trois ou
quatre de compagnie pour boire tant que cet argent
dure; et souvent, quand il est fini, les
associés buveurs vendent aussi le coton,
qu'ils ont de leur maître; et n'ayant plus
rien, ils attendent patiemment, et en gaussant de
leur future bastonnade, que leur maître
vienne demander leur travail.
J'oubliais de dire, que la façon se
paye d'avance; ce qui occasionne
qu'ils vendent leur coton. Car ils s'enivrent de
l'argent de la façon, et dans cet
état ils bravent le péril
inévitable. Lorsque le turc vient demander
l'ouvrage, ils lui disent effrontément:
«Voilà de quoi te payer,» en
frappant sur leur dos. Le turc s'en plaint au
comite; et le matin à neuf heures, que le
Major vient régulièrement à
l'ordre, tous les comites s'assemblent autour de
lui, et chacun lui rapporte ce qui se passe sur sa
galère ; et sans autre forme de
procès, on fait dépouiller ces
vendeurs de coton, et on leur donne la bastonnade
telle que je l'ai dépeinte plus haut,
vingt-cinq, trente coups, ou, si c'est une
récidive, cinquante. Ces derniers n'en
reviennent guère. J'en ai vu un sur notre
galère, qui ayant reçu le travail de
son maître, et ayant bu l'argent de la
façon avec un de ses camarades, nommé
Saint-Maur, et se trouvant encore
altéré, Saint-Maur lui conseilla de
vendre la laine ; car c'étaient des bas de
laine. L'autre en faisait quelque
difficulté, alléguant la bastonnade;
mais Saint-Maur l'encouragea, en lui disant:
«Camarade, si tu reçois la
bastonnade, je te ferai voir,
que je suis honnête homme, et que je veux la
recevoir aussi bien que toi;» comme si les
coups de l'un adoucissaient ceux de l'autre! Enfin
l'accord fut fait à cette condition. Ils
burent à tire larigo, en chantant et se
divertissant, tant que l'argent de la laine dura;
et lorsqu'il fallut rendre le travail au
maître, ils montrèrent leur dos pour
tout paiement. Le Major vint faire donner la
bastonnade au délinquant. Saint-Maur,
pendant qu'on frappait son camarade, se
dépouillait et se préparait à
danser à son tour. Ses camarades de son banc
avaient beau le vouloir dissuader de se faire
donner la bastonnade de gaieté de coeur.
«Je suis honnête homme, disait-il; j'ai
bu ma part de l'argent de la laine; il est juste
que je paye mon écot.»
Après que le Major eut fait bastonner le
vendeur de la laine, il allait sortir de la
galère; car il n'avait rien à faire
avec Saint-Maur. Mais celui-ci l'appelant, le Major
vint voir ce qu'il avait à lui dire.
«C'est, Monsieur, dit-il, que je vous supplie
de me faire donner autant de coups de bastonnade,
que mon bon ami vient d'en recevoir,» lui
alléguant son honneur et
sa parole donnée. Le
Major, indigné de la bravade de ce coquin,
lui fit donner une telle bastonnade, qu'il en
mourut peu de jours après. Concluons de
là que le vice suit toujours ces
misérables, qui souffrent pour leurs crimes;
et qu'au lieu de s'amender par un châtiment
si rigoureux, ils regimbent contre l'aiguillon, le
bravent, et même s'y endurcissent à un
point, qu'il semble qu'ils ont quitté tout
sentiment d'hommes pour prendre toute la
méchanceté du démon.
On ne peut, en un mot, rien imaginer d'horrible en
méchanceté, que ces misérables
ne possèdent au suprême degré.
Les blasphèmes les plus exécrables,
dont ils s'étudient à inventer de
nouveaux formulaires, les crimes les plus affreux,
qu'ils se vantent d'avoir commis, et qu'ils
désirent de pouvoir encore commettre, font
hérisser les cheveux d'horreur. Cependant
les aumôniers leur font faire de gré
ou de force leur devoir de religion, tout au moins
une fois l'an. Ils vont tous à confesse
à Pâques, et reçoivent l'hostie
consacrée, ou la communion. Mais bon Dieu !
en quel état ces malheureux s'en
approchent-ils? Forcenés
de rage, maudissant les
aumôniers et comites, qui les y forcent, ils
reçoivent enfin ce sacrement, que les
prêtres et les dévots de la religion
romaine regardent comme la chose la plus auguste et
la plus sainte de toute leur religion, ils le
reçoivent, dis-je, avec aussi peu
d'apparence de contrition, et aussi peu de
dévotion, que s'ils étaient dans un
cabaret, à boire bouteille. Les
aumôniers n'y prennent pas autrement garde.
Pourvu qu'ils les obligent à faire cet acte
de catholicité, ils ne s'informent pas du
reste.
Il faut pourtant avouer, que tous les
galériens de la chiourme, condamnés
pour leurs crimes, ne sont pas également
méchants et scélérats. J'en ai
connu de très honnêtes gens, et qui
vivaient moralement bien. Il y en avait, qui
étaient condamnés pour
désertion, parmi lesquels se trouvaient de
bons paysans et artisans, qu'on avait
enrôlés de force ou par surprise;
d'autres, pour avoir fait la contrebande; d'autres,
qui, quoique condamnés pour meurtre,
n'avaient tué qu'à leur corps
défendant; quelques-uns aussi (et j'en ai
connu de tels), qui étaient innocents du
crime, pour lequel on les avait
condamnés, et qui ont vérifié
leur innocence dans la suite. Tous ces
gens-là, du moins la plus grande partie, se
distinguaient par leur manière de vivre, et
se montraient tout autres que ces infâmes
scélérats, nourris et
accoutumés à exercer les crimes les
plus terribles. Cependant, comme je crois l'avoir
fait remarquer dans le cours de ces
mémoires, tous ces scélérats,
quelque méchants qu'ils fussent,
témoignaient toujours beaucoup
d'égards et de respect pour nous autres
réformés. Ils ne nous appelaient
jamais que Monsieur, et n'auraient jamais
passé devant nous sans nous saluer.
J'en avais cinq dans mon banc à Dunkerque,
un condamné pour meurtre et assassinat; un
autre, pour viol et meurtre; le troisième
pour vol de grand chemin; le quatrième aussi
pour vol; pour le cinquième, c'était
un turc esclave; mais je puis dire en bonne
vérité, que ces gens-là, tout
vicieux qu'ils étaient, me portaient une
vraie révérence ; et c'était
à qui serait le premier à me rendre
de petits services. Lorsque les plus
méchants parlaient de nous, ils ne
balançaient pas à dire: «Ces
messieurs sont respectables en
ce qu'ils n'ont point fait de mal, qui
mérite ce qu'ils souffrent, et qu'ils vivent
comme d'honnêtes gens qu'ils sont.»
Les officiers mêmes, du moins la plupart,
aussi bien que l'équipage, nous
considéraient; et s'il se trouvait, qu'il y
eût dispute ou quelque différend entre
les autres galériens, et qu'un
réformé se trouvât à
portée d'en décider, ou de rendre
témoignage de la vérité du
fait, on en passait toujours par sa
décision. Tant il est vrai, que la vertu,
lors même qu'elle se trouve confondue parmi
les vicieux, n'en reluit que davantage.
Je prie le lecteur de ne pas porter ici ses
réflexions jusqu'à concevoir, que
nous nous encensions nous-mêmes. En mon
particulier, j'ai toujours senti en moi les
infirmités d'un homme faible et
pécheur devant Dieu; et ce n'est qu'à
sa grâce opérante en nous, que
j'attribue la constance d'avoir confessé son
saint nom. Mais je crois devoir rendre la justice
qui est due à mes chers frères et
compagnons de souffrance, qui ont, par cette
même grâce divine, non-seulement
constamment persévéré dans
leur rude et longue épreuve ; mais
même vécu
religieusement et mené sur les
galères une vie sans reproche.
Je reviens à l'occupation de la chiourme en
hiver. J'ai dit, que la chiourme y était
toujours occupée, tant dans les baraques que
sur les galères, à gagner quelques
sols pour s'aider à vivre. Les comites y
donnent de grands soins ; et c'est leur
intérêt ; car faisant vendre le vin
à leur taverne à leur profit, tout le
gain de la chiourme, du moins la majeure partie,
entre par ce moyen dans leur bourse. Une autre
raison, c'est qu'il paraît impossible, que la
chiourme puisse vivre avec le pain et l'eau, que le
Roi lui donne. Ajoutez à cela, que
l'occupation de ces malheureux pour gagner leur
vie, les empêche de porter toutes leurs
pensées à se sauver de la
galère.
Outre l'occupation des galériens pour
travailler à gagner quelque chose, ils ont
celle du service de la galère au dehors et
au dedans. Le service de dehors consiste en ceci :
c'est que tous les jours, vingt ou vingt-quatre
galériens par galère sont
commandés pour aller ce qu'on nomme à
la fatigue. C'est ordinairement à
l'arsenal de la marine, qu'on
les fait travailler à visiter les
agrès, apparaux et ustensiles des
galères et navires du Roi ; changer de
place, souvent sans nécessité, les
mâtures, ancres, artillerie, etc.; ce qui est
un rude travail. Voici comme on y conduit ces
galériens.
On les enchaîne deux à deux à
la jambe, et chacun a une ceinture, autour des
reins, où pend un croc de fer, auquel chacun
des deux accroche sa chaîne, qui leur vient
ainsi jusqu'aux genoux; si bien que ce sont leurs
reins, qui supportent la pesanteur de la
chaîne, laquelle, sans l'aide de ce croc, les
empêcherait de marcher et d'agir. Ces deux
hommes, ainsi enchaînés, se nomment un
couple. Les dix ou douze couples par galère
s'assemblent tous devant la galère la
commandante. Chaque galère fait conduire ses
couples par un seul pertuisanier, et un comite ou
sous-comite, qu'on commande chacun à son
tour, les accompagne de là à
l'arsenal, et fait travailler ces galériens
aux ouvrages qui leur sont ordonnés, ayant
le gourdin ou la corde à la main; et le soir
tous ces couples sont ramenés chacun
à sa galère. Les turcs n'en
sont pas exempts.
Pour moi, je n'ai jamais été à
cette fatigue; en donnant trois ou quatre sols
à un galérien, qui y allait pour moi,
j'en étais quitte ; chacun a la
liberté d'en faire de même.
Le service du dedans de la galère n'est pas
moins pénible. On y fait la bourrasque, au
moins deux fois par semaine; et certaines
galères, dont les comites sont plus exacts,
ou, pour mieux dire, plus méchants, la font
faire tous les jours. Cette bourrasque ou veresque
est le nettoiement de la galère. Quand on
veut le faire, le premier comite donne un coup de
sifflet qui le désigne ; les deux
sous-comites s'arment de leur gourdin sur le
coursier, courant de banc en banc, pour
dégourdir les paresseux. Chaque banc se
démonte, pièce à pièce.
Il faut racler avec une racle de fer, dont chaque
banc en a une, toutes les pièces du banc,
qui sont le banc, la banquette, la pedagne,
contre-pedagne et les quartiers ou planches. Cela
étant fait, les comites examinent de banc en
banc, si le tout est bien blanc et bien
raclé. Pendant cet examen, le gourdin tombe
sur les dos nus des galériens, comme la
pluie. Le raclement étant
fini, on leur fait laver le tillac à force
de seaux d'eau, qu'on puise à la mer; ce qui
étant fait, et le tout au son du sifflet, et
le corps nu comme la main, de la ceinture en haut,
on remet chaque chose à sa place, et on
range le banc. Cet exercice dure trois bonnes
heures. Outre cet exercice et les occupations
journalières pendant tout l'hiver, il en
arrive très souvent d'extraordinaires. C'est
lorsqu'il se trouve en ville des étrangers
de distinction. Quelquefois le gouverneur leur
donne le plaisir de monter sur les galères
pour y voir faire l'exercice, dont je viens de
parler. D'autres fois c'est l'intendant, ou le
commissaire de la marine; mais très souvent
ce sont les capitaines et lieutenants des
galères, qui donnent ces fêtes
à leurs amis, en les régalant de
collations, et même de repas splendides sur
leur galères.
Nous étions sur la nôtre, qui
était la commandante, presque toujours
chargés de cette fatigue extraordinaire,
à cause que notre commandant, qui
était très magnifique, y entretenait
une belle symphonie de douze joueurs de divers
instruments, tous galériens,
distingués par des habits
rouges, et des bonnets de velours à la
polaque, galonnés d'or, et leurs habits
galonnés de jaune, qui était sa
livrée. Le chef de cette symphonie, et qui
l'avait formée, était un nommé
Gondi, un des vingt- quatre simphonistes du Roi,
qui par débauche et libertinage avait
été chassé de la cour; et
s'étant enrôlé dans les
troupes, en avait déserté. Ayant
été repris, il fut condamné
aux galères, et mené sur la
commandante de celles de Dunkerque. C'était
un des plus habiles musiciens de France, et il
jouait de toutes sortes d'instruments. Sa symphonie
nous attirait donc souvent beaucoup de visites
fatigantes; et voici en quoi cette fatigue
consistait.
On avertissait le comite de faire tout
préparer pour recevoir la visite. On
commençait par faire d'extraordinaire une
bourasque, ou nettoiement de la galère. On
faisait raser tête et barbe à la
chiourme, changer de linge et revêtir leur
casaque rouge, et bonnet de la même couleur.
Cela étant fait, qu'on se représente
toute la chiourme, qui s'assied dans leurs bancs
sur la pedagne, de sorte qu'il ne paraît d'un
bout de la galère à
l'autre que des têtes
d'hommes en bonnet rouge. Dans cette attitude, ou
attend les seigneurs et dames, qui entrant un
à un dans la galère, reçoivent
le salut de la chiourme, par un cri rauque et
lugubre de hau. Ce cri se fait par tous les
galériens ensemble sur un coup de sifflet;
de sorte qu'on n'entend qu'une voix. Chaque
seigneur et dame reçoit un hau pour
salut; à moins que leur qualité ou
leur caractère ne demande une distinction.
Alors on crie deux fois, hau, hau. Si c'est
un général, ou un duc et pair de
France, on crie trois fois, hau, hau, hau;
mais c'est le plus, le Roi même n'en
aurait pas davantage. Aussi nomme-t-on ce dernier
salut, le salut du Roi.
Pendant ce salut, les tambours appellent,ou battent
au champ, suivant le salut; et les soldats fort
propres sont arrangés à la bande des
deux côtés de la galère, le
fusil sur l'épaule. Et comme dans ces
occasions on dresse les mâts, et souvent on
met les rames, les pavillons de toutes couleurs, et
les banderoles, et que les grandes flammes rouges,
et à fleurs de lis jaunes sans nombre, y
sont pendues et déployées au vent ;
le tout ensemble fait un très beau coup
d'oeil. La guérite, ou
chambre de poupe, qui est faite en berceau, sans
autre couverture qu'une forte toile cirée
pour être garantie de la pluie, est aussi,
dans ces occasions de visites de distinction,
couverte d'une tenderole de velours cramoisi,
où pend une riche frange d'or tout à
l'entour. Joignez à cette magnificence les
ornements en sculpture de la poupe, tous
dorés jusqu'à fleur d'eau; les rames
abaissées dans les bancs, et
élevées en dehors en forme d'ailes,
toutes peintes de diverses couleurs. Une
galère, ainsi parée de tous ses
ornements, offre à la vue un spectacle, qui
frappe d'admiration ceux qui n'en voient que
l'extérieur. Mais ceux qui portent leur
imagination sur la misère de trois cents
galériens qui composent la chiourme,
rongés de vermine, le dos labouré de
coups de corde, maigres et basanés par la
rigueur des éléments et le manque de
nourriture, enchaînés jour et nuit, et
remis à la direction de trois cruels
comites, qui les traitent plus mal que les
bêtes les plus viles: ceux, dis-je, qui font
ces considérations, diminuent infiniment
leur admiration pour ce superbe extérieur.
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