Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE RELIGION.




Suite
(p 391)

Il est vrai, que notre Souverain m'y a toujours protégé, ne voulant pas qu'aucun de ses sujets, soit ecclésiastiques, ou laïques, m'inquiète le moins du monde. Et pour vous satisfaire, ajouta-t-il, sur l'autre demande que vous me faites, je vous dirai, qu'un de mes correspondants de Marseille m'a écrit le propre jour de votre délivrance, et m'a prié, si le hasard voulait que vous passassiez par ici, de vous assister de mon mieux. Vous avez vu ce matin, par quel hasard je vous ai trouvés en rue, et je suis assuré que c'est la Providence divine qui a dirigé cette heureuse rencontre, et qui m'a inspiré de sortir de ma maison ce matin, moi qui n'en sors jamais le dimanche. »

Enfin après nous être édifiés les uns les autres, en admirant les secrètes voies dont Dieu se sert pour manifester sa puissance, aussi bien que sa grâce et sa miséricorde, à ceux qui le craignent, et qui invoquent son saint nom, nous raisonnâmes sur ce qu'il y aurait à faire pour tâcher de continuer notre route pour Genève. Les inconvénients, qui s'y trouvaient, parurent d'abord impossibles à surmonter. Le patron Jovas produisit copie de la soumission qu'il avait signée à Marseille, et qui lui défendait sous les peines que j'ai dites plus haut, de nous débarquer à Villefranche. Il n'aurait pas été difficile de justifier ce qu'il avait fait par le prétexte d'un temps contraire, par lequel les navigateurs sont toujours excusés. Mais de ne pas poursuivre de là sa route par mer jusqu'à Oneille, Livourne ou Gênes, suivant ses ordres, cela emportait une contravention manifeste. Il est vrai, que nous pouvions nous moquer impunément du patron Jovas, étant hors de la domination de la France et à l'abri de toute contrainte. Mais notre honneur et notre conscience s'y opposaient.
D'un autre côté, M. Bonijoli paraissait extrêmement alarmé pour nous, si nous allions débarquer dans un de ces trois ports de mer, Oneille, Livourne ou Gênes. Il nous représentait, que de là à Genève nous aurions des peines et des difficultés, qui lui paraissaient insurmontables, vu les montagnes nombreuses et impraticables à nos vieillards et à nos infirmes ; joint à ce que nous ne pourrions trouver des montures pour une si grosse troupe, qu'à des prix excessifs, et au-dessus de nos forces; et que nous trouvant sans aide ni secours de personne, nous serions réduits à embrasser le moyen que nous avions évité à Marseille, qui était de fréter un vaisseau pour nous porter en Hollande ou en Angleterre; ce qui nous serait trop onéreux et d'un grand retardement.

Que faire donc pour remédier à tant de difficultés? Il n'y avait, ce semble, d'autre parti à prendre que celui de manquer à la foi promise au patron Jovas. Mais nous ne le voulions pas faire, au péril même de notre vie. Ce pauvre homme, pendant le conseil, que nous tenions en sa présence, était toujours en posture de suppliant, appréhendant sans cesse, que notre conclusion ne le perdît, et que les missionnaires ne le poursuivissent à toute outrance, si nous prenions notre route de Nice à Genève. M. Bonijoli et nous le rassurâmes, en protestant devant Dieu, que nous l'affranchirions de tous risques par rapport à ses ordres ; que nous préférerions toujours son bien-être à notre propre soulagement; et que si nous ne voyions aucune autre voie pour sa décharge et sa sûreté, nous nous rembarquerions incontinent dans sa barque. Après cette assurance, notre patron se tranquillisa; mais nous, nous restions à nous regarder l'un l'autre sans pouvoir rien conclure ; lorsque tout à coup M. Bonijoli s'écria, qu'il pensait à un moyen qu'il croyait sûr, et qu'il fallait sur le champ tenter.

Il faut savoir qu'à la paix d'Utrecht, le Roi de France avait rendu la ville et le comté de Nice au duc de Savoie, et qu'après en avoir fait l'évacuation, il laissa dans Nice un commissaire pour régler les affaires soit de dette ou autres qui étaient en discussion entre la cour de France et celle de Turin.
Ce commissaire français se nommait M. Carboneau. C'était un jeune gentilhomme, qui, quoiqu'il ne fût pas Gascon de naissance, savait parfaitement bien s'en donner les airs. Chacun sait, que les gens de cette province affectent extrêmement la générosité , et qu'ils sont toujours prêts à offrir et à rendre leurs services à ceux qu'ils adoptent pour leurs amis de coeur. Il était en ces termes avec M. Bonijoli; car, comme ce dernier était le seul Français qui fût à Nice, que d'ailleurs ses fils et ses filles, parfaitement bien élevés, étaient à peu près de l'âge du commissaire, ce dernier s'était si bien impatronisé chez M. Bonijoli, et était si bon ami de lui et de sa famille, qu'il était avec eux comme l'enfant de la maison. Ce fut au, souvenir de ce commissaire français, que M. Bonijoli forma le projet qu'on va voir, et qui réussit à merveille.

Il pria le patron Jovas, de lui confier la copie de sa soumission; ce que le patron fit volontiers. Il nous pria ensuite de patienter un peu ; après, quoi il sortit, et revint une heure après accompagné du commissaire français. Ce commissaire interrogea le patron Jovas avec un air d'autorité, que sa charge lui donnait. Il lui demanda, d'où il venait, d'où il était, et de quoi sa barque était chargée.
Le patron lui ayant répondu à tout, ce commissaire lui ordonna de la part du Roi de France, de débarquer ses trente-six hommes et de les conduire à Nice; lui défendant sous peine de désobéissance, de sortir du port de Villefranche avec sa barque, que par ses ordres. Le patron s'y soumit, alla à Villefranche sur le champ, et conduisit le reste de nos frères à Nice.
M. Bonijoli, après leur avoir fait un accueil digne de son zèle, les logea dans différentes auberges, à ses frais, ordonnant de les bien traiter. Pour nous quatre, il nous retint dans sa maison, nous faisant la meilleure chère qu'il lui fut possible pendant trois jours, que nous séjournâmes dans cette ville. Ces trois jours furent employés à satisfaire la vanité du commissaire. Il nous faisait venir tous les matins devant sa maison, et se tenant sur un balcon en robe de chambre, avec une liste de nos noms à la main, il nous appelait l'un après l'autre, nous demandait, d'un air d'autorité et de petit-maître, qui nous faisait rire en nous-même, d'où nous étions, le nom de nos parents, quel âge nous avions, et autres inutilités semblables; le tout pour faire voir sa petite autorité, qu'il estimait très grande, à une foule de bourgeois de la ville, qui s'assemblaient devant sa maison, pour voir ce que c'était.
M. Bonijoli nous avait prévenus, que ce sieur commissaire s'en faisait un peu accroire, et il nous exhorta à nous soumettre par politique à ce qu'il exigerait de nous; quoiqu'en vérité sa suffisance fût un peu outrée; car il nous faisait tenir une heure ou deux devant lui, le chapeau bas, avec un air de soumission, que nous n'étions pas obligés d'avoir à son égard, et que nous n'aurions pas pris, étant hors de la domination de la France, sans l'espérance que nous avions, que ce commissaire nous aiderait efficacement à poursuivre notre route de Nice à Genève.
En effet, le troisième jour de cet exercice, et après s'être rassasié de l'encens qu'il s'était donné, il fit venir chez lui le patron Jovas et lui mit un papier en main, lui disant de le lire, et de lui dire s'il en était content.

Ce papier, très authentique, étant honoré des armes du Roi imprimées, et portant en grosses lettres un de par le Roi, disait que lui commissaire ordonnateur pour Sa Majesté Très-Chrétienne, ayant appris qu'il était entré dans le port de Villefranche, une barque française, qui avait été chassée et poursuivie, jusqu'à l'entrée dudit port, par deux corsaires napolitains; il s'était rendu audit Villefranche, et avait trouvé cette barque être de Marseille, chargée de trente-six hommes, délivrés des galères de France, allant en Italie, et qu'ayant visité et examiné, tant la barque que les hommes;, il avait trouvé qu'ils étaient dénués de tous vivres, et qu'ils n'avaient pas le moyen de s'en pourvoir; que d'ailleurs les deux corsaires napolitains attendaient en mer à la vue de Villefranche, que cette barque sortît pour s'en saisir; que cette considération, et celle de l'état où ces trente-six hommes se trouvaient sans vivres, ni argent, avait porté lui commissaire, toujours attentif aux intérêts de la nation française, à ordonner, de la part du Roi, au patron de cette barque nommé Jovas, de débarquer ces trente six hommes pour qu'ils prissent de là leur route pour Genève, lieu de leur destination; et que, malgré la protestation, que ledit patron avait faite, en vertu d'une soumission qu'il avait signée à Marseille, s'engageant sous de grosses peines à ne les pas débarquer à Villefranche, lui commissaire l'y avait contraint et forcé, en vertu de l'autorité, que Sa Majesté lui avait confiée dans le comté de Nice, etc.


Ayant remis cette déclaration au patron Jovas, il lui demanda s'il en était content,
«Très content, Monsieur, répondit le patron.
- Eh bien, repartit le commissaire, tu peux faire voile pour Marseille, quand tu voudras, et tu n'as qu'à jeter sur moi toute la faute qu'on t'imputera, comme t'ayant forcé à m'obéir. »
On peut juger, si ce patron était satisfait. Il se voyait affranchi d'un plus long voyage, et son argent, que nous lui payâmes d'abord, facilement gagné. Il partit donc pour Marseille, et en prenant congé de nous, il nous promit d'avertir les deux autres barques, qu'il rencontrerait sur sa route, de venir à Villefranche pour y recevoir le même traitement que lui, de cet honnête commissaire, qui n'avait pas dédaigné d'inventer tant de prétextes faux pour lui faire plaisir, et à nous. La suite a fait voir que le patron Jovas nous tint parole; car les deux barques suivantes furent à Villefranche, et firent le même manège que lui. Ainsi tous les cent trente-six délivrés débarquèrent dans ce dernier port, et de là firent route pour Genève.

Après le départ du patron Jovas, M. Bonijoli se prépara à nous faire partir. Il loua trente-six montures, la plupart des mules, pour nous porter, à ses frais, jusqu'à Turin, avec un postillon ou guide pour nous y conduire. Nous partîmes donc de Nice, au commencement de juillet, nous trente-six, chacun sur sa monture. Nous avions quelques vieillards décrépits, qui nous donnèrent bien de la peine, ne pouvant se tenir à cheval. Nous traversâmes avec beaucoup de fatigue, quantité d'affreuses montagnes, nommément celle qu'on appelle le col de Tende, dont la cime est si haute, qu'elle paraît toujours être dans les nues; et quoique nous fussions dans le plus chaud de l'été, et qu'au bas de cette montagne on brûlât de chaleur, étant arrivés sur sa cime nous souffrions un tel froid, qu'il nous fallut descendre de cheval, et marcher pour nous réchauffer. La neige et le verglas est toujours là d'une hauteur prodigieuse. Cependant on n'a pas de peines à monter cette montagne, toute haute et escarpée qu'elle est; car elle a trois lieues de montée, et l'on y a pratiqué un chemin fort commode, en zigzag, par lequel on monte sans s'apercevoir de la roideur de la montagne.

Nous la redescendîmes pour entrer dans la plaine du Piémont, le plus beau et agréable pays du monde. Sans m'arrêter à décrire les villes, bourgs et villages, par où nous passâmes, et dont aussi bien les noms me sont la plupart échappés, nous arrivâmes à Turin, capitale du Piémont, et la résidence de Sa Majesté Sardinoise. Nous logeâmes dans des auberges, et dès le lendemain au matin nous eûmes la visite de plusieurs Français protestants, dont il y en a toujours bon nombre, qui font leur résidence dans cette ville, pour leur commerce, et qui vont dans les vallées prochaines des Vaudois, assister au service divin.
Ces messieurs, à qui M. Bonijoli avait annoncé notre arrivée, nous reçurent avec zèle et cordialité, nous défrayant de tout pendant trois jours, que nous séjournâmes dans cette grande ville; après quoi nous ayant préparé des montures pour poursuivre notre route, ils furent supplier le Roi de Sardaigne de nous faire donner un passeport pour traverser ses États jusqu'à Genève.

Sa Majesté, qui était pour lors Victor- Amédée, voulut nous voir. Six de nous furent admis à son audience. Les ambassadeurs de Hollande et d'Angleterre s'y trouvèrent. Sa Majesté nous fit un favorable accueil, et pendant une demi-heure nous interrogea sur le temps que nous avions été sur les galères, la cause pourquoi, et les souffrances que nous avions endurées. Et après que nous lui eûmes succinctement répondu, il se tourna vers les ambassadeurs; et leur dit: «Voilà qui est cruel et barbare. »

Ensuite Sa Majesté nous demanda, si nous avions de l'argent pour faire notre voyage; Nous lui dîmes, que nous n'en avions pas beaucoup, mais que nos frères, nommément M.Bonijoli de Nice, avaient eu la charité de nous défrayer jusqu'à Turin; et que nos frères de Turin se préparaient à en faire de même jusqu'à Genève. On nous avait avertis de répondre ainsi à cette demande; sur quoi Sa Majesté nous dit: «Vous pouvez rester dans Turin tout autant qu'il vous plaira pour vous y délasser; et lorsque vous en voudrez partir, vous pourrez venir à ma secrétairerie, y prendre un passeport, que je donnerai ordre de tenir prêt.»
Nous dîmes à Sa Majesté, que, si elle le trouvait bon, nous partirions dès le lendemain. « Allez donc à la garde de Dieu, » nous dit ce prince, et il ordonna sur le champ au secrétaire d'État de nous expédier un passeport favorable; ce qui fut fait.

Ce passe-port contenait, non seulement de nous laisser passer par tous ses États, mais ordonnait même à tous ses sujets, de nous aider et secourir de tout ce dont nous aurions besoin pendant notre route.
Nous ne fûmes pas dans le cas, grâces à Dieu, et à nos frères de Turin, qui pourvurent abondamment à tout, et nous défrayèrent jusqu'à Genève. Il se trouva à Turin, un jeune homme de cette dernière ville, horloger de profession, qui voulant aller à Genève, nous pria de souffrir sa compagnie dans notre route; ce que lui ayant accordé volontiers, il nous suivit à pied jusqu'à deux journées de Genève, où il prit congé de nous, disant qu'il savait de là une route pour les voyageurs à pied, qui lui abrégerait le chemin d'un jour. Nous lui souhaitâmes bon voyage.
Effectivement il arriva à Genève un jour avant nous, et ayant raconté dans la ville que trente- six confesseurs, délivrés des galères de France, devaient arriver le lendemain à Genève, le vénérable magistrat de cette ville le fit appeler, pour qu'il leur confirmât cette nouvelle, Le lendemain, jour de dimanche, nous arrivâmes à un petit village, sur une montagne, à environ une lieue de Genève, d'où nous voyions cette ville avec une joie qui ne peut être comparée qu'à celle des Israélites à la vue de la terre de Canaan.
Il était environ midi, lorsque nous arrivâmes à ce village, et nous voulions poursuivre sans nous y arrêter pour dîner; tant notre ardeur était grande, d'être au plus tôt dans une ville que nous regardions comme notre Jérusalem! Mais notre postillon nous dit, que les portes de Genève ne s'ouvraient le dimanche qu'après le service divin, c'est-à-dire, à quatre heures de l'après-midi. Il nous fallut donc rester dans ce village jusqu'à ce temps-là, lequel venu nous montâmes tous à cheval.

A mesure que nous approchions de la ville, nous apercevions une grande affluence de peuple qui sortait. Notre postillon en parut surpris, mais bien plus, lorsque arrivant dans la plaine de Plain-Palais à un quart de lieue de la ville, nous aperçûmes venir à notre rencontre trois carrosses entourés d'hallebardiers, et une foule innombrable de peuple de tout sexe et de tout âge, qui suivait les trois carrosses. D'aussi loin qu'on nous vit, un serviteur du magistrat s'avança vers nous, et nous pria de mettre pied à terre pour saluer avec respect et bienséance Leurs Excellences de Genève, qui venaient à notre rencontre pour nous souhaiter la bienvenue. Nous obéîmes. Les trois carrosses s'étant approchés, il sortit de chacun un magistrat et un ministre, qui nous vinrent tous embrasser avec des larmes de joie et avec des expressions si pathétiques de félicitations et de louange sur notre constance et notre résignation, qu'elles surpassaient de beaucoup ce que nous méritions. Nous répondîmes en louant et magnifiant la grâce de Dieu, qui seule nous avait soutenus dans nos grandes tribulations. Après ces embrassements, Leurs Excellences donnèrent permission au peuple d'approcher.

On vit alors le spectacle le plus touchant qui se puisse imaginer ; car plusieurs habitants de Genève avaient divers de leurs parents aux galères; et ces bons citoyens ignorant si ceux, pour qui ils soupiraient depuis tant d'années, étaient parmi nous, dès que Leurs Excellences eurent permis à ce peuple de nous approcher, on n'entendit qu'un bruit confus: «Mon fils, un tel, mon mari, mon frère, êtes- vous là?» Jugez des embrassements, dont furent accueillis ceux de notre troupe, qui se trouvèrent dans le cas.
En général, tout ce peuple se jeta à nos cous avec des transports de joie inexprimables, louant et magnifiant le Seigneur de la manifestation de sa grâce en notre faveur; et lorsque Leurs Excellences nous ordonnèrent de remonter à cheval pour faire notre entrée dans la ville, nous ne pûmes y parvenir qu'avec peine, ne pouvant nous arracher des bras de ces pieux et zélés frères, qui semblaient avoir encore peur de nous reperdre de vue. Enfin nous remontâmes à cheval, et suivîmes Leurs Excellences, qui nous conduisirent comme en triomphe dans la ville.

On avait fait à Genève un magnifique bâtiment pour y alimenter les bourgeois qui tombaient en nécessité. Cette maison venait d'être achevée et meublée, et on n'y avait encore logé personne. Leurs Excellences trouvèrent à propos d'en faire la dédicace en nous y logeant. Ils nous y conduisirent donc, et nous mîmes pied à terre dans une spacieuse cour. Tout le peuple s'y élança en foule. Ceux qui avaient leurs parents dans la troupe, supplièrent Leurs Excellences de leur permettre de les amener chez eux; ce qui leur fut très volontiers accordé. M. Bousquet, l'un de nous, avait à Genève sa mère et deux soeurs, qui étaient venu réclamer. Comme il était mon intime ami, il pria Leurs Excellences de lui permettre de m'amener avec lui ; ce qu'Elles lui permirent sans aucune. difficulté.
A cet exemple, tous les bourgeois, hommes et femmes s'écrièrent, demandant à Leurs Excellences d'avoir la même consolation, de loger ces chers frères dans leurs maisons. Leurs Excellences ayant d'abord permis à quelques-uns d'en prendre, une sainte jalousie s'éleva entre les autres, qui murmuraient et se plaignaient, disant qu'on ne les regardait pas comme de bons et fidèles citoyens, si on leur refusait la même grâce; si bien qu'il fallut que Leurs Excellences nous abandonnassent tous à leur empressement, et il n'en resta aucun dans la maison Française (c'est ainsi que se nomme ce magnifique

Quant à moi, je ne fis pas grand séjour à Genève, et avec six de notre troupe, trouvant l'occasion d'une berline, qui avait apporté à Genève le résident du Roi de Prusse, et qui s'en retournait à vide, nous fîmes marché avec le cocher pour nous mener jusqu'à Francfort-sur-le-Mein. Messieurs de Genève eurent la bonté de payer notre voiture, et nous donnèrent de l'argent pour notre dépense.

Nous partîmes donc de Genève à nous sept, dans cette berline, et arrivâmes à Francfort en bonne santé. Mais il ne faut pas que j'oublie la générosité chrétienne des seigneurs de Berne. Le grand Avoyer de cette dernière ville, ayant eu avis de Genève, que nous devions passer par Berne, donna ordre à la porte de la ville, qu'une berline avec sept personnes y arrivant, la sentinelle l'arrêterait, et la dénoncerait au capitaine de la garde, à qui ledit seigneur Avoyer avait donné ses ordres: arrivé à la porte de la ville, noire cocher fut fort surpris de se voir arrêter par la sentinelle, qui ayant appelé le capitaine de la garde, ce capitaine demanda en haut allemand, que nous n'entendions pas, d'où il venait, où il allait, et qui nous étions.
A ce dernier article, le cocher ne savait que répondre; car pour éviter les empressements charitables des protestants, par les villes de qui nous devions passer, nous avions défendu au cocher de dire, que nous venions des galères. Le cocher donc fort étonné de la demande du capitaine, vu que la chose n'était pas d'usage à Berne, et craignant quelque mauvaise affaire, se tourna vers nous tout effaré, et nous dit: « Messieurs, je ne puis éviter de dire qui vous êtes. » Nous lui dîmes qu'il n'avait qu'à le dire; ce qu'ayant fait, le capitaine lui ordonna de suivre une escorte qu'il lui donna de quatre soldats, et un sergent. L'alarme redoubla à notre cocher, qui était un bon Allemand, et qui crut fermement qu'on l'allait arrêter avec sa voiture. Il ne cessait de se justifier à l'escorte, disant qu'il n'avait rien commis, ni contre l'État ni contre personne. Le sergent, pour s'en divertir, lui mettait de plus en plus la puce à l'oreille, jusques à ce que cette escorte nous eût conduits à l'auberge de la ville, nommée le Coq. C'est le lieu ,.où les ambassadeurs et autres seigneurs de distinction sont défrayés par l'État.

Étant descendus, nous y trouvâmes le secrétaire d'État, qui nous souhaita la bienvenue d'une manière aussi tendre que si nous eussions été ses propres enfants. Il nous dit, qu'il était le secrétaire d'État. Il fit bien de nous le dire, car nous ne l'aurions jamais connu pour tel, ni à ses habits ni à son équipage; tant il y a peu de différence dans ce pays-là entre les bourgeois et les seigneurs. Il ajouta qu'il avait ordre de nous tenir compagnie, et de nous défrayer avec distinction tout le temps qu'il nous plairait de rester à Berne.
Nous fûmes magnifiquement traités dans cette auberge; et le secrétaire, qui ne nous quittait que le soir, nous occupa pendant quatre jours à visiter Leurs Excellences de Berne, depuis le grand Avoyer jusques au moindre seigneur de cette régence.
Nous fûmes partout reçus et caressés, comme si nous avions été les plus chers de leur famille. On nous pria d'une manière toute pleine de bonté de les honorer (c'était ainsi qu'ils s'exprimaient) de notre présence dans leur ville pendant quelques semaines, et aussi longtemps que nous souhaiterions. Nous y aurions fait en effet un plus long séjour, si ce n'est que notre cocher supplia instamment Leurs Excellences de nous laisser partir, devant se rendre incessamment à Berlin. Notre séjour ne fut donc que de quatre jours, au bout desquels le secrétaire d'Etat nous fit préparer un bon déjeuner; et en prenant congé de nous, il nous mit à chacun dans la main, vingt rixdalers de la part de Leurs Excellences. Nous le priâmes de leur en témoigner notre parfaite reconnaissance, et nous partîmes dans notre berline, qui nous porta jusques à Francfort-sur-le-Mein.

Il ne se passa rien dans ce voyage de digne d'être mis dans ces mémoires, l'ayant toujours fait incognito, de crainte d'être encore retenus par le favorable accueil, qu'on nous aurait fait dans tous les pays protestants, où nous avions à passer, en Suisse et en Allemagne.
Nous arrivâmes donc à Francfort au commencement d'août. Nous y étions recommandés par messieurs de Genève à M. Sarazin, négociant et ancien de l'Église réformée de Bockenheim, à une petite lieue de Francfort: car comme tout le monde sait, il n'y a point d'église réformée dans la ville de Francfort, mais tous ceux qui forment l'assemblée de cette église, tant Allemands que Français, demeurent à Francfort et sont obligés d'aller assister au service divin audit Bockenheim.
Nous arrivâmes à Francfort un samedi, jour de préparation à la sainte Gène. Nous descendîmes chez M. Sarazin, qui nous attendait, et nous y vîmes bientôt arriver les membres du consistoire, tant allemand que français. Ils nous reçurent avec des démonstrations de joie et de.zèle inexprimables, nous menèrent en carrosse à Bockenheim pour y entendre la prédication de préparation, qui fut prononcée par M. Matthieu, ministre français de cette église. Ces messieurs nous prièrent instamment de communier le lendemain avec eux ; mais nous ne nous y trouvâmes pas assez bien préparés, surtout moi qui n'avais jamais communié, n'en ayant pas eu l'occasion.

A l'issue du sermon nous retournâmes à Francfort chez M. Sarazin, qui nous traita magnifiquement dans sa maison. Le lendemain il nous mena à Bockenheim, et au sortir de l'église on nous fît tous entrer dans la chambre du consistoire, où nous prîmes un repas frugal avec tous les membres de ce corps, Allemands et Français.Ces messieurs nous sollicitèrent fortement de rester quelques jours à Francfort, mais nous les priâmes si fort de nous permettre de.poursuivre notre voyage pour la Hollande, qu'ils y acquiescèrent ; et le soin de notre départ et de nous défrayer fut commis à M. Sarazin, qui s'en acquitta avec beaucoup de zèle. Il nous acheta un bateau léger, couvert d'une tente, avec deux hommes pour ramer et conduire ledit bateau jusques à Cologne. Il nous y fit mettre les provisions nécessaires, avec ordre aux bateliers de nous descendre tous les soirs à terre dans les endroits commodes et convenables pour y coucher, et nous rafraîchir; surtout de se tenir, autant qu'ils pourraient, proche de terre du côté de l'empire, où l'armée de cette nation était cantonnée le long de la rivière.
L'armée de France, qui assiégeait pour lors Landau, étant de l'autre côté, nous craignions fort de tomber entre ses mains. M. Sarazin, avant de nous faire embarquer, nous mena à la maison de ville pour prier le magistrat de nous donner un passeport.

Ces seigneurs (tous luthériens, comme on sait) nous firent beaucoup de caresses et de félicitations sur notre délivrance. Ils portèrent la chose jusqu'à dire, que nous étions le sel de la terre; titre qui nous humilia par le sentiment que nous avions de nos infirmités, qui mettaient une immense distance entre les saints disciples du Seigneur Jésus, à qui ce sacré nom appartenait, et nous, qui nous sentions de si fragiles pécheurs. Aussi le témoignâmes-nous par notre réponse, rendant gloire à Dieu, qui seul, par sa grâce, avait fortifié notre constance et notre résignation à sa sainte volonté.
Ces seigneurs parurent si contents de nos discours que j'en vis quelques-uns, qui répandaient des larmes; et après nous avoir exhortés à la persévérance; et nous a voir recommandés aux soins de M. Sarazin, ils nous donnèrent un passeport extraordinairement ample, et nous le firent expédier gratis. Nous les remerciâmes de notre mieux, et nous nous retirâmes. M. Sarazin nous conduisit au bateau qu'il avait fait préparer pour nous, et nous nous y embarquâmes, en témoignant à ce bon Israélite notre grande reconnaissance pour tant de bontés qu'il avait pour nous.

Notre navigation jusques à Cologne fut assez longue, parce que naviguant toujours, terre à terre, du côté de l'empire, où j'ai dit que l'armée de cette nation était cantonnée, on nous arrêtait à chaque poste, ou corps de garde, pour y présenter et faire viser notre passeport. Nous fûmes quelquefois escarmouchés par les Français qui étaient à l'autre bord; mais, Dieu merci, sans nous faire aucun autre mal que la peur.

Huit jours après notre départ de Francfort, nous arrivâmes à Cologne en bonne santé. Nous y vendîmes notre bateau ; et le lendemain, nous partîmes de cette ville par la barque ordinaire pour Dordrecht, après avoir visité quelques messieurs protestants, à qui M. Sarazin nous avait recommandés et qui nous firent un favorable accueil.
Nous arrivâmes à Dordrecht, et de là, sans y faire aucun séjour, nous partîmes pour Rotterdam, où étant arrivés, nous y fûmes accueillis avec toute l'amitié possible du nombreux troupeau, tant français que hollandais, de cette ville. Nous y restâmes deux jours, toujours défrayés partout.
Enfin nous arrivâmes à Amsterdam, le but de notre voyage. De vous dire la réception fraternelle, qu'on nous fit dans cette grande ville, si zélée pour les confesseurs de la vérité de notre sainte religion, je n'aurais jamais fini. Aussi me serait-il impossible de la pouvoir dépeindre. Nous fûmes en corps à la vénérable compagnie du consistoire de l'Église wallonne pour leur témoigner notre gratitude de la constante bonté, qu'ils nous avaient témoignée pendant un si grand nombre d'années, en nous secourant si efficacement dans nos grandes tribulations. Cette pieuse compagnie eut la bonté de répondre à nos remerciements par des assurances de la continuation de leur zèle. Ensuite elle nomma deux d'entre ses membres pour aller nous présenter au consistoire hollandais, qui s'assembla exprès pour nous recevoir.
Il y eut là des démonstrations de zèle et de charité, qu'il est plus facile de comprendre que d'exprimer. Ces messieurs nous embrassèrent tous, les yeux baignés de larmes de joie, et nous firent une exhortation pathétique .de donner des marques de notre sainte foi, en édifiant l'Église par une vie sans reproche, qui répondît à la constante profession de confesseurs de la vérité, que Dieu nous avait fait la grâce de soutenir sur les galères. Ensuite cette vénérable compagnie résolut une libérale bénéficence pour aider à nous procurer le nécessaire , et remercia les députés de l'Église wallonne de la bonté qu'ils avaient eue de nous présenter à leur compagnie, leur témoignant leur en savoir gré.

Nous restâmes ensuite, pour ainsi dire, ambulants pendant trois ou quatre semaines, n'ayant pu songer à nous fixer, à cause des caresses qu'un chacun nous faisait. C'était à qui nous aurait, nommément mes chers compatriotes de Bergerac (chacun de nous avait les siens).
La connaissance des familles, les diverses persécutions, la parenté, et surtout l'amitié qui animait nos conversations, nous attachait à eux d'une manière si intime, que nous ne pouvions nous en séparer. Je commençais pourtant à songer tout de bon à m'occuper à quelque chose d'utile, lorsque messieurs du consistoire de l'Église wallonne me prièrent d'être l'un des députés, qu'on avait résolu d'envoyer en Angleterre pour deux fins: l'une pour remercier Sa Majesté Britannique de la délivrance qu'elle nous avait obtenue; et l'autre pour donner quelque poids aux sollicitations qu'on faisait à Sa Majesté pour faire délivrer ceux qui restaient encore sur les galères, au nombre d'environ deux cents. On juge bien que je ne pouvais qu'acquiescer. Je partis donc pour Londres avec deux de nos frères; et dans peu nous nous y trouvâmes douze députés, tous, comme on nous appelait, galériens.
MM. les marquis de Miremont et de Rochegude nous présentèrent à la Reine, qui nous admit à l'honneur de lui baiser la main. Le marquis de Miremont fit à Sa Majesté une courte mais très pathétique harangue sur le zèle de sa Majesté, et sur sa puissance d'avoir obtenu la délivrance des confesseurs de la vérité, d'entre les mains de ceux qui avaient juré de prolonger leurs souffrances autant que leur vie, etc. S
a Majesté nous assura de sa royale bouche, qu'elle était bien aise de notre délivrance, et qu'elle espérait de faire bientôt délivrer ceux qui étaient restés sur les galères ; après quoi nous nous retirâmes.

M. le marquis de Rochegude, qui possédait à fond la politique des Cours, jugea à propos de nous présenter au duc d'Aumont, qui était pour lors ambassadeur du Roi de France à la Cour de Londres : et voulant faire naître l'envie à cet ambassadeur lui-même de nous voir, il lui alla faire sa cour, et lui parla de la députation que les galériens protestants que Sa Majesté très chrétienne avait fait délivrer, avaient envoyée à Londres pour remercier la Reine de sa favorable intercession auprès du Roi de France, ajoutant que ces députés, au nombre de douze, seraient déjà venus rendre leurs respects à Son Excellence, s'ils eu avaient osé prendre la liberté.
Le marquis avait jugé que cette démarche pourrait être utile pour la liberté de ceux qui étaient restés sur les galères. L'ambassadeur paraissant très curieux de nous voir, il fut arrêté que le lendemain le marquis nous introduirait à l'audience de Son Excellence; ce qui fut fait. Son Excellence nous reçut fort gracieusement, nous touchant à tous dans la main et nous félicitant de notre délivrance; il nous demanda combien de temps nous avions souffert le supplice des galères et à quelle occasion nous y avions été condamnés. Chacun de nous répondit à cette demande séparément; car le temps et l'occasion étaient différents. Nous avions préalablement fait notre compliment à Son Excellence, remerciant de tout notre coeur Sa Majesté très chrétienne, en la personne de son ambassadeur, de la grâce qu'elle nous avait faite, et la suppliant de faire délivrer ceux qui restaient encore captifs sur les galères.

Nous adressâmes ensuite nos supplications à Son Excellence, la priant instamment de faire intervenir ses bons offices à la Cour de France pour faire délivrer ces pauvres gens, qui n'étaient pas plus criminels que nous, et qui avaient obtenu la même faveur de la royale intercession de Sa Majesté Britannique auprès de Sa Majesté très chrétienne; que le Roi avait consenti que tous les galériens, généralement qui l'étaient pour cause de religion, fussent délivrés ; que cependant on n'en avait délivré que cent trente-six et retenu environ deux cents.
Son Excellence parut frappée de cette distinction, et nous dit qu'il n'y comprenait autre chose, sinon que ceux qui étaient restés devaient avoir commis quelque autre crime. Nous protestâmes le contraire, et chacun de nous en alléguant les preuves les plus plausibles; je pris la liberté de supplier M. l'ambassadeur de vouloir bien me faire la grâce de m'accorder un moment d'attention sur l'exemple que j'allais lui citer, qui prouverait clair comme le jour qu'il n'y avait pas eu de distinction de crimes qui retinssent nos frères sur les galères.

J'étais le plus jeune de la troupe, et le moins grave ; et je m'étais fait un effort sur moi-même de m'enhardir à plaider cette cause devant Son Excellence ; mais je la priai de me le permettre avec un tel air d'assurance de la convaincre, qu'elle s'attacha avec bonté et patience à m'écouter.
Je lui récitai succinctement la cause qui m'avait porté à sortir du royaume; qu'étant lié d'amitié avec un jeune homme de Bergerac, nommé Daniel le Gras, nous étions partis ensemble et avions été tous deux arrêtés à Mariembourg, et là, condamnés tous deux par la même sentence aux galères perpétuelles; que le parlement de Tournai avait confirmé cette sentence, en nous déclarant tous deux convaincus du même cas; qu'en un mot, nous étions tous deux sur la même feuille qui formait notre sentence, sans aucune distinction, soit de crime particulier ou autre contravention aux ordonnances; que cependant j'étais délivré et que mon compagnon était resté; ce qui prouvait bien clairement que la Cour de France n'avait pas fait observer de distinction de crime en en délivrant seulement cent trente-six.

M. l'ambassadeur nous fit la justice de paraître convaincu par cet exemple, et me pria de le lui donner par écrit: ce qui se fit; et il nous dit qu'il fallait donc que le ministre de la marine ou ses secrétaires eussent fait cette bévue.
Son Excellence s'adressant ensuite au marquis de Rochegude, le remercia de lui avoir procuré notre vue, ajoutant que les éclaircissements que nous lui avions donnés le satisfaisaient, et qu'il en allait écrire en Cour de France pour faire sentir que cet abus, s'il n'était pas remédié, paraîtrait et serait en effet une injustice, « Et preuve, dit-il encore à M. de Rochegude, que je parle sincèrement, donnez-vous la peine de venir demain, qui est jour de poste pour France, pour prendre vous-même ma lettre que je lirai et cachetterai en votre présence, et que vous ferez mettre ensuite à la poste. Vous y verrez, continua-t-il, de quelle manière je prends cette affaire à coeur pour ces pauvres gens. » Et se tournant vers son secrétaire d'ambassade, nommé l'abbé Nadal : « Voilà, dit-il, Monsieur l'abbé, d'honnêtes gens qui font voir, au milieu de leurs préjugés de religion, leur candeur et leur bonne foi. » Cet abbé ne répondit que par un inclinement de tête et fit bien voir par la suite que l'approbation et la bienveillance dont son maître nous honorait n'étaient pas de son goût. Car le lendemain le marquis de Rochegude étant allé chez l'ambassadeur pour prendre sa lettre, suivant qu'il était convenu,
Son Excellence le reçut bien de la manière la plus gracieuse, et lui dit qu'il lui avait tenu parole et que sa lettre était faite. Mais ayant appelé l'abbé Nadal, et lui demandant où était cette lettre: «Quelle lettre, Monseigneur? répondit l'abbé.
- Cette lettre, repartit l'ambassadeur, en propres termes, au sujet des confesseurs sur les galères. »

Ce titre honorable de confesseurs, que Son Excellence nous donnait, fit frémir l'abbé; et comme son maître insistait encore à lui demander où était cette lettre, il répondit froidement qu'elle était sur le bureau de Son Excellence : « Donnez-la donc, » lui dit l'ambassadeur. Là-dessus l'abbé lui dit qu'il avait un mot à lui dire en particulier; et lui ayant parlé à l'oreille, l'ambassadeur dit au marquis que son secrétaire le faisait ressouvenir qu'il avait écrit quelques particularités dans sa lettre qui ne regardaient pas l'affaire des galériens, et qu'ainsi il le priait de le dispenser de la lui remettre ; mais qu'il pouvait compter qu'elle serait envoyée le même jour. M. de Rochegude vit bien à quoi il s'en fallait tenir, et que l'abbé Nadal avait détourné son maître d'envoyer cette lettre. Par la suite, l'ambassadeur assura bien M. de Rochegude que la lettre avait été envoyée; mais ni lui ni nous n'en crûmes rien; et nos frères ne furent délivrés qu'un an après, par une nouvelle sollicitation de la Reine d'Angleterre. J'ai cru que je devais insérer cette particularité dans ces mémoires, pour faire voir que les honnêtes gens nous plaignaient et étaient portés à nous rendre service ; et qu'il n'y avait que les ecclésiastiques qui nous haïssaient et nous contrecarraient partout.

Cet abbé Nadal était ecclésiastique. Il était aumônier et en même temps secrétaire d'ambassade. Il donna pendant sa résidence à Londres avec le duc d'Aumont, plusieurs marques de son animosité contre les protestants.
L'ambassadeur était bon et modéré; et que ce fût, comme on dit, eau bénite de Cour ou politique, il a toujours paru très humain envers les protestants; mais l'abbé Nadal le gâtait. Cet abbé avait tellement gagné les officiers de la maison de l'ambassadeur et les avait si fort animés contre les Français réfugiés, qu'il ne se passait presque pas de jour que ces honnêtes gens n'en reçussent des affronts. Ces messieurs s'étaient rendus si hardis qu'ils tourmentaient nos gens jusque dans les églises ; et un dimanche matin que le ministre Armand du Bordieu prêchait à la grande Savoie (c'est le nom de la principale église française), comme il était à peu près au milieu de son sermon, un des officiers du duc d'Aumont eut l'irrévérence de crier tout haut : « Tu en as menti, » et se sauva au plus tôt: car cette insolence émut tellement le peuple, qu'on l'aurait mis en pièces si on l'avait tenu. Une autre fois, ce que j'ai vu de mes propres yeux, un officier de cet ambassadeur se trouvant au Café Français, proche la Bourse de Londres, disait pis que pendre des réfugiés. Quelqu'un lui ayant représenté qu'il devait être plus circonspect dans ses discours , puisque, par la grâce de Dieu, ils se trouvaient dans un pays de liberté et à l'abri des persécutions de la France ; cet insolent reprit la parole et dit fort brutalement : « Croyez-moi, Messieurs, le Roi de France a les bras assez longs pour vous atteindre au delà des mers, et j'espère que vous le sentirez bientôt. » Mais un négociant de Londres, nommé M. Banal, bon réfugié, se trouvant à portée de faire éclater sa colère contre cet officier, lui appliqua un des plus rudes soufflets que j'aie jamais vu donner, en lui disant : « Ce bras, qui n'est pas si long que celui de ton Roi, t'atteindra de plus près. »

Cet officier voulut mettre l'épée à la main; mais tous les Français qui se trouvaient là se jetèrent sur lui, lui donnèrent plusieurs coups et conclurent unanimement de jeter cet impertinent par les fenêtres d'un second étage; ce qui serait arrivé certainement, sans la maîtresse du café, qui vint supplier à mains jointes qu'on le laissât sortir par la porte. On le fit en considération de cette femme, non sans l'avoir rossé d'importance et tout moulu de coups. Il courut en porter sa plainte à M. l'ambassadeur, qui, bien loin de le justifier, lui dit qu'il avait ce qu'il méritait de la part de ces réfugiés, et qu'il méritait une seconde punition de la part du Roi; qu'il n'entendait pas que ses officiers d'Ambassade insultassent personne.
Cet ambassadeur était bon naturellement et bon politique; mais quoiqu'il en soit, je suis persuadé que Sa Majesté très chrétienne aurait, de son côté, désapprouvé l'action de cet officier, aussi bien que de celui qui commit dans l'église de la Savoie le scandale que j'ai rapporté, et les en aurait fait punir. Mais que ne font pas les Jésuites et ceux qui leur ressemblent ? Ils ne cherchent qu'à nous persécuter dans les asiles même les plus sûrs. Qu'on juge par là avec quelle faveur ils nous ont traités lorsque nous étions en leur puissance.


Je reprends ce qui me regarde, pour finir ces Mémoires avec l'année 1713, terme auquel j'ai promis au commencement de m'arrêter, n'y ayant rien dans la suite de ma vie qui puisse intéresser mon lecteur, à qui je m'étais uniquement proposé de faire le récit des persécutions qu'on a exercées sur moi pour la religion, tant dans les prisons que sur les galères de France pendant les treize années que j'y ai souffert.

Ayant séjourné à Londres environ deux mois et demi, et n'y ayant plus rien qui m'y retînt, j'en partis au mois de décembre avec l'approbation du marquis de Rochegude. Une partie de nos frères y resta pour solliciter auprès de la Reine la délivrance de nos frères restants. J'arrivai en bonne santé à La Haye, où je fis rapport aux personnes qui s'y intéressaient, de ce qui s'était passé à Londres, sans oublier les louanges que méritaient un nombre infini de bonnes âmes de cette grande ville, tant Anglais de nation que Français réfugiés, qui nous accueillirent tous d'une manière tout à fait chrétienne et charitable. Outre les divers présents des particuliers, le consistoire de l'Église de Savoie nous défraya tous pendant notre séjour à Londres. Je m'arrêtai quelques semaines à La Haye. M. le ministre Basnage m'en pria pour comparaître avec lui chez divers seigneurs qui sollicitaient pour nous obtenir une pension, laquelle Leurs Hautes Puissances nous accordèrent peu de temps après, avec beaucoup de bonté. Nous n'avions mérité ce bienfait par aucun endroit; et ce n'est qu'à leur charité chrétienne que nous le pouvons attribuer.
En mon particulier, j'en conserve une reconnaissance au-dessus de toute expression ; et en considérant cette générosité de LL. HH. PP., je ne puis qu'admirer leur piété, leur zèle pour la gloire de Dieu et leur amour pour le prochain, qui les porte à se conformer constamment au saint précepte de faire du bien à tous, mais principalement aux domestiques de la foi. Dieu veuille être lui-même le rémunérateur de leurs vertus, et combler jusqu'à la fin des siècles cette République de ses plus précieuses bénédictions!.


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