Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE RELIGION.




Suite
(p 350)

Ces deux faux huguenots ayant fait leur abjuration publique et solennelle, pour donner plus de relief à cette belle conversion, reçurent peu de jours après leur grâce de la cour, et furent sur-le-champ mis en pleine liberté. Le jour même de leur délivrance, le Père Garcin, et un autre missionnaire, allèrent de galère en galère annoncer cette faveur du Roi, qu'ils disaient faite à deux de nos frères. Ils vinrent donc aussi sur la Grande Réale, où nous étions, comme je l'ai déjà dit, au delà de quarante réformés. Ils ordonnèrent à l'argousin de nous déchaîner tous pour leur aller parler dans la chambre de poupe. Nous nous y rendîmes, et après les flatteuses civilités, à quoi ces Pères ne manquent jamais, ils commencèrent leurs harangues dans ce sens : « Messieurs, nous dirent-ils, vous savez les peines et les soins, que nous nous sommes toujours donnés pour votre conversion, nommément en dernier lieu, que nous vous avons fait à tous une exhortation générale, sans en tirer pourtant tout le fruit que nous avions espéré. Mais, comme Dieu dispense ses grâces à qui il lui plaît, deux des vôtres, à qui le Seigneur a donné de nous écouter plus docilement, ont embrassé les vérités que nous leur avons enseignées, et ont fait leur abjuration avec grand zèle entre nos mains. Et comme nous savons que rien ne peut faire un plus grand plaisir à Sa Majesté, que la conversion de ses sujets errants, nous n'avons pas manqué de lui apprendre cette bonne nouvelle ; et voici ce qu'Elle a ordonné à M. de Pontchartrain, son ministre, de nous écrire. » Sur quoi il nous lut la lettre de ce ministre, qui contenait en substance, que Sa Majesté était bien aise d'avoir appris, que deux des principaux hérétiques calvinistes des galères avaient fait abjuration de leurs erreurs, entre leurs mains, et que Sa Majesté espérait, suivant les assurances qu'ils lui en donnaient, que tous les autres, qui se trouvaient encore sur les galères, suivraient bientôt ce bon exemple ; qu'en ce cas Sa Majesté leur promettait, non seulement leur délivrance, mais aussi ses faveurs royales, comme à de bons sujets.
Il nous fut facile de juger par cette lettre, que les missionnaires avaient fait jouer ce ressort pour persuader Sa Majesté, que ces deux derniers convertis étaient, pour ainsi dire, les arcs-boutants qui soutenaient les autres, et que, dans cette idée, Sa Majesté n'écouterait aucune sollicitation pour nous, y opposant toujours, que nous étions tous convertis, ou en train de l'être.

Voyez, je vous prie, la hardiesse de ces missionnaires, qui tâchaient, par cette fourberie insigne, d'en imposer au Roi. Considérez aussi l'impiété de ces imposteurs, qui se jouent impunément de la religion, et qui sacrifient la vérité à leur exécrable mensonge : mais rien ne coûte à ces messieurs, pourvu qu'ils viennent à bout de leurs pernicieux desseins. Impiété, mensonge, hypocrisie, cruautés, et enfin tous les crimes les plus atroces ne sont chez eux que peccadilles, pourvu qu'ils les exercent pour la destruction de ce qu'ils appellent hérésie, et pour assouvir leur haine et leur vengeance contre leurs ennemis, qui ne le sont que parce qu'ils ne pensent pas comme eux.
Voilà un échantillon du caractère de ces fameux directeurs des consciences, qui sont en même temps les plus cruels, et les plus formidables ennemis des pauvres réformés. Le lecteur verra par la suite de ces mémoires de quoi ils sont encore capables.

Après que le Père Garcin, supérieur des missionnaires de Marseille, nous eut fait la lecture de cette lettre de M. de Pontchartrain, il nous harangua fort pathétiquement, nous exaltant la bonté du Roi pour ses sujets, qui ne s'arrêtait pas seulement à leur procurer les biens temporels, mais qui portait son attention à sauver leurs âmes ; que cette lettre, qu'il avait ordonné à son ministre d'écrire, en était une preuve plus que suffisante. Il s'étendit ensuite sur la bonté et la douceur de l'Église romaine, qui, à l'exemple du Sauveur du monde, ne forçait personne que par la persuasion de la vérité du saint Évangile.
« Et ne nous alléguez pas, s'écria ce Père, que nous vous persécutions pour vous faire rentrer dans le giron de l'Église ; arrière de nous cette maxime de persécuter, que vous nous objectez si souvent. Nous vous déclarons que nous la détestons, et nous convenons qu'il n'appartient à personne, suivant le précepte de l'Évangile, de persécuter les autres pour cause de religion. Rentrez donc en vous-mêmes, continua ce Père, et rendez-vous à la royale et sainte sollicitation de Sa Majesté, et à la douce persuasion des vérités que nous vous annonçons de tout notre coeur, et avec un vrai zèle pour votre salut. »
Ayant fini son discours, l'un de nous prit la parole, et témoigna, que nous étions très sensibles aux offres pleines de bonté que Sa Majesté nous faisait faire par son ministre ; que nous persisterions toute notre vie dans les sentiments de véritables et de bons sujets de Sa Majesté ; et quant à notre sainte foi, que nous étions tous résolus aussi, avec la grâce de Dieu, d'en faire profession de coeur et de bouche, jusqu'à la fin.
Ici le Père Garcin lui coupa la parole, en lui disant qu'il ne pouvait répondre pour tous ; que d'ailleurs il ne nous demandait pas sur l'heure de réponse, laissant à chacun de nous à réfléchir en particulier sur ce qu'il nous avait dit. Ne pouvant rien dire de plus à ces Pères (car ils étaient deux), nous sortîmes de la chambre de poupe où ils restèrent encore un peu, apparemment pour voir, si du moins quelques-uns de nous n'iraient pas leur déclarer, qu'ils étaient convaincus.
Les argousins se mirent à nous renchaîner chacun dans nos bancs : mais comme nous étions au delà de quarante, et qu'il se passa une bonne heure avant que cela fût fini, je liai conversation avec trois de nos frères, attendant que notre tour vînt pour nous enchaîner. Je leur dis, que je ne pouvais plus retenir ce qui se passait dans mon coeur ; que je désirais de répondre à l'imposture du Père Garcin, qui osait soutenir, que nous n'étions pas persécutés. Ces frères me représentèrent, que je connaissais bien le caractère dur et cruel de ces Pères ; que nos répliques, quelque humbles qu'elles fussent, n'aboutiraient qu'à nous taire maltraiter.
« Messieurs, leur dis-je, nous avons tant souffert de mauvais traitements, que Dieu nous a fait la grâce de supporter, avec joie, pour sa cause, que quelque chose de plus ne nous étonnera point, et que, moyennant la continuation de la grâce divine, nous le souffrirons encore, s'il le faut. C'est pourquoi je vous prie, que nous rentrions à nous quatre dans la chambre où sont encore ces Pères, afin que j'exhale en votre présence ce que j'ai sur le coeur. Je porterai la parole, et je vous promets qu'aucune invective, ou malhonnêteté de ma part, ne leur fournira le prétexte de nous maltraiter. »
Ils se laissèrent persuader, et nous entrâmes dans la chambre de poupe, où ces Pères étaient encore. Dès qu'ils nous virent revenir à eux, ils prirent un air gai qui nous persuada qu'ils croyaient que nous avions fait de sérieuses réflexions sur leur harangue, et que nous venions nous avouer vaincus. Ils nous saluèrent le plus aimablement du monde, nous présentant des sièges.
J'avais promis à nos trois frères qui m'accompagnaient, que je parlerais ; aussi fis-je, d'abord que le Père Garcin m'eut demandé de quoi il s'agissait, et si nous avions fait réflexion sur ce qu'il nous avait dit, et sur la promesse du Roi, au cas que nous fissions abjuration de nos erreurs.

Je lui répondis, que nous étions pleinement persuadés de la bonté et de la sincérité de Sa Majesté ; et qu'il ne s'agissait plus que de nous lever quelque scrupule ; que nous rentrions vers eux pour les prier de nous donner quelque éclaircissement sur ce que nous leur allions proposer.
J'avoue que je fis, eu quelque manière, un peu l'hypocrite, par l'air que je me forçai de prendre, en leur faisant ce début, pour leur faire accroire que nous venions capituler, pour nous rendre ensuite. J'imaginai cette ruse pour les faire donner dans le piège que je leur tendais, et j'eus le plaisir de voir qu'ils y tombèrent, comme je l'avais désiré. Je voulais leur faire avouer, tacitement, que nous étions persécutés pour cause de religion ; et voici comment je m'y pris. Les trois frères qui m'accompagnaient, étaient cependant dans une grande inquiétude au sujet de mon début, dont je ne les avais pas instruits, faute de temps ; mais l'issue leur donna beaucoup de joie.

Je dis donc à ce Père, que nous avions fait une sérieuse réflexion sur ce qui venait de se passer ; mais qu'il nous restait, entre autres, un grand obstacle à ce qu'ils appelaient notre conversion ; que nous venions le lui proposer, et lui demander de le lever. « Voilà comme il faut faire, s'écria tout joyeux le Père Garcin. Parlez, Monsieur, me dit-il, et vous serez satisfait sur tous vos scrupules. »

Là-dessus je pris la parole sur le même ton, et lui dis : « Je puis vous certifier, Monsieur, que grâces à Dieu et à mes parents, j'ai été élevé et instruit assez bien dans les principes de la religion réformée. Mais il faut que je vous avoue que rien ne m'y fortifie davantage que de me voir persécuté à cause d'elle ; car lorsque je considère que Jésus-Christ, ses apôtres et tant de fidèles chrétiens ont été persécutés, suivant la prophétie de ce divin Sauveur, je ne puis que me croire dans le vrai chemin du salut, puisque je suis persécuté comme eux. Ainsi, Monsieur, continuai-je, si vous pouvez me prouver que nous ne sommes pas persécutés, comme vous le souteniez tantôt, je vous avoue que vous gagnerez beaucoup sur moi.
- Je suis ravi, répliqua le Père Garcin, que vous me découvriez si clairement votre scrupule, et d'autant plus ravi, qu'il n'y a rien de si facile que de vous le lever, en vous prouvant que vous n'êtes pas persécutés pour cause de religion, et voici comment :
« Savez-vous, me demanda-t-il, ce que c'est que persécution ?
- Hélas ! Monsieur, lui dis-je, mon état et celui de mes frères souffrants nous l'a fait assez connaître.
- Bagatelle, dit-il, c'est ce qui vous trompe ; et vous prenez châtiment pour persécution, et je vais vous en convaincre.

« Pourquoi, me demanda-t-il, êtes-vous aux galères, et quel est le motif de votre sentence ? »
Je lui répondis que me voyant persécuté dans ma patrie, j'avais voulu sortir du royaume pour professer ma religion en liberté, et qu'on m'avait arrêté sur les frontières, et pour cela condamné aux galères.
« Ne voilà-t-il pas, s'écria le Père Garcin, ce que je viens de vous dire, que vous ne savez pas ce que c'est que persécution ?
Je vous l'apprends donc, en vous disant que persécution, en fait de religion, c'est lorsqu'on vous maltraite pour vous obliger à renoncer la religion que vous professez. Or, dans votre fait, la religion n'y a aucune part, et en voici la preuve. Le Roi a défendu à tous ses sujets de sortir du royaume sans sa permission, vous en avez voulu sortir, on vous châtie pour avoir contrevenu aux ordres du Roi. Cela regarde la police de l'État, et non l'Église ni la religion. » II s'adressa ensuite à un de nos frères là présent, pour lui demander aussi pourquoi il était aux galères.
« Pour avoir prié Dieu, Monsieur, dans une assemblée, lui répondit ce frère.
- Autre contravention aux ordres du Roi, reprit le Père Garcin. Le Roi a défendu, dit-il, de s'assembler en aucun lieu pour prier Dieu, que dans les paroisses et autres églises du royaume. Vous faites le contraire, et vous êtes puni pour avoir contrevenu aux ordres du Roi. »

Un autre de nos frères lui dit qu'étant malade, le curé était venu à son lit prendre sa déclaration s'il voulait vivre et mourir dans la religion réformée ou dans la catholique romaine ; qu'il avait répondu dans la réformée ; qu'étant guéri de cette maladie, on l'avait pris et condamné aux galères.
« Autre contravention encore aux ordres du Roi, dit le Père Garcin. Sa Majesté veut que tous ses sujets vivent et meurent dans la religion romaine. Vous avez déclaré ne pas vouloir le faire, c'est contrevenir aux ordres du Roi.
Ainsi, Messieurs, dit-il, tous tant que vous êtes, vous avez contrevenu aux ordres du Roi, l'Église n'y a aucune part ; elle n'a ni assisté ni présidé à votre procès ; tout s'est passé, en un mot, hors d'elle et de sa connaissance. »

Je vis bien que j'aurais de la peine à le faire convenir que nous étions persécutés pour cause de religion, si je ne continuais pas mon air hypocrite. Je fis donc le benêt et lui dis que j'étais content de l'explication qu'il nous avait faite de ce que c'est que persécution, qu'il s'agissait à présent de savoir si en attendant un entier éclaircissement des autres doutes qui me restaient, on ne me délivrerait pas avant que de faire mon abjuration.
« Non assurément, répondit le Père Garcin ; vous ne sortirez jamais des galères que vous ne l'ayez faite dans toutes les formes.
- Et si je fais cette abjuration, lui dis-je, puis-je espérer d'en sortir bientôt ?
- Quinze jours après, dit le Père Garcin, foi de prêtre ; car vous voyez qu'en tel cas le Roi vous le promet. »

Pour lors je repris mon air naturel pour lui dire d'un grand sérieux que j'expérimentais aujourd'hui la force de la vérité, qui perce au travers du plus adroit mensonge.
« Vous vous êtes efforcé, Monsieur, continuai-je, par tous vos raisonnements sophistiqués de nous prouver que nous n'étions pas persécutés pour cause de religion ; et moi sans aucune philosophie ni rhétorique, par deux simples et naïves demandes, je vous fais avouer que c'est la religion qui me tient en galère avec mes frères ; car vous avez décidé que si nous faisons abjuration dans les formes, nous en sortirons d'abord ; et au contraire qu'il n'y aura jamais de liberté pour nous si nous n'abjurons. »

J'aurais poussé plus loin mes réflexions sur son aveu, pour lui faire voir le ridicule de ses sophismes ; mais ce Père se vit si bien pris par sa propre bouche, que la fureur s'emparant de ses sens, il rompit la conversation avec brutalité et précipitation, nous appelant méchants, entêtés, et cria à l'argousin de nous aller enchaîner dans nos bancs, lui défendant dé nous soulager le moins dû monde dé nos chaînes.

ON peut voir par là le caractère diabolique de ces missionnaires fourbes et cruels. Je passe à ce qui occasionna notre liberté.

La paix d'Utrecht étant conclue sans qu'on eût pu rien obtenir pour nous, le marquis de Rochegude, gentilhomme français, réfugié chez les louables cantons suisses, et qui avait été envoyé de la part desdits cantons à Utrecht, pour solliciter en faveur des pauvres confesseurs sur les galères de France, voulut tenter de frapper un dernier coup, avec des peines et des fatigues surnaturelles à son grand âge. Il part d'Utrecht pour le Nord, obtient du Roi de Suède, Charles XII, une lettre de recommandation à la Reine d'Angleterre, une de même des Rois de Danemark, de Prusse, et de divers Princes protestants, des États généraux des Provinces-Unies, des cantons suisses protestants, et enfin de toutes les puissances de la même religion, nous recommandant à la puissante intercession de Sa Majesté Britannique, pour notre délivrance.
Le marquis repassa la mer, demanda à milord Oxford (pour lors grand trésorier d'Angleterre) qu'il lui procurât audience de Sa Majesté : milord lui demanda quelle affaire il avait à proposer à la Reine. « J'ai, dit le marquis, toutes ces lettres à présenter à Sa Majesté, en les lui nommant toutes. : « Donnez-les-moi, répondit milord, je les appuierai fortement. - Je ne le puis, dit le marquis, car j'ai ordre de toutes ces puissances de les remettre en main propre à Sa Majesté, sinon de les leur rapporter incessamment. »
Sur quoi milord Oxford lui procura l'audience demandée.
Il remit donc toutes ces lettres à Sa Majesté, en lui disant de la part de qui elles venaient. La Reine les fit recevoir par le secrétaire d'État, et dit au marquis qu'elle les ferait examiner et lui ferait donner réponse. Sur quoi le marquis se retira. Il se passa bien quinze jours que le marquis n'entendait parler de rien. Au bout de ce temps, ayant appris que la Reine devait aller faire un tour de promenade au parc de Saint-James, il s'y rendit pour se faire voir de Sa Majesté, ce qui réussit ; car la Reine l'ayant aperçu, le fit appeler et lui dit : « Monsieur de Rochegude, je vous prie de faire savoir à ces pauvres gens sur les galères de France, qu'ils seront délivrés incessamment. »

Cette pieuse et favorable réponse ne souffrait aucune équivoque. Aussi le marquis ne manqua-t-il pas de nous la faire savoir par la voie de Genève. Nous reprîmes alors l'espérance, que nous avions tout à fait perdue du côté des hommes, et louâmes Dieu de cet heureux événement. Peu après, il vint un ordre de la Cour à l'intendant de Marseille d'envoyer en cour une liste de tous les protestants qui étaient sur les galères ; ce qui fut exécuté : et peu de jours après, vers la fin de mai, l'ordre vint au dit intendant de faire délivrer cent trente-six de ces protestants, dont on envoya la liste nom par nom ; on ne sait par quelle politique la Cour ne fit pas délivrer tout, car nous étions au delà de trois cents, souffrant pour la même cause. Cependant les autres ne furent délivrés qu'un an après.

L'intendant ayant reçu cet ordre, le communiqua aux missionnaires, qui jetèrent feu et flamme, disant qu'on avait surpris le Roi, et que nous délivrer ce serait une tache éternelle à l'Église romaine. Ils prièrent en même temps l'intendant de suspendre l'exécution de ses ordres et de leur accorder quinze jours de temps pour qu'ils envoyassent un exprès à la Cour pour la porter à retirer ces ordres, et cependant de les tenir secrets jusques à la réponse qu'ils attendraient.

L'intendant, qui ne pouvait rien refuser à ces Pères sans s'attirer leur haine, leur accorda leur demande, et tint secret l'ordre qu'il avait de délivrer ces cent trente-six protestants. Mais dès le lendemain, nous en fûmes informés secrètement par un homme de l'intendant, qui nous fit tenir sur la Grande Réale, à diverses reprises, les noms de ceux qui étaient sur la liste. Je fis du mauvais sang dans ce temps-là ; car comme j'étais le dernier nommé, et qu'on ne nous envoya cette liste que par lambeaux, je fus trois jours dans la plus grande inquiétude du monde, ignorant si j'y étais ou non. Enfin, je fus consolé comme les autres participants de cette faveur. Mais jugez de l'affliction de nos autres frères qui ne s'y trouvaient pas. Ils se consolaient cependant, en quelque manière, dans l'espérance que leur tour viendrait, puisque la Reine d'Angleterre nous avait tous demandés et obtenus. Mais que ne souffre-t-on pas entre la crainte et l'espérance !
Nous fûmes pendant trois semaines dans le même cas nous cent trente-six, c'est-à-dire, entre la crainte et l'espérance ; car celui qui nous avait envoyé la liste, nous fit savoir en même temps que les missionnaires avaient écrit en Cour pour tâcher de faire retirer ces ordres et empêcher notre délivrance. Nous savions par plus d'une expérience que ces messieurs avaient les mains longues, et qu'on les écoutait au point de ne leur rien refuser.

Qu'on juge si notre crainte était mal fondée. Elle nous tourmentait au point de n'en dormir ni nuit ni jour. L'exprès des missionnaires arriva enfin de retour à Marseille ; mais au grand étonnement de ces messieurs, il n'apporta aucune réponse, ni bonne, ni mauvaise ; ce qui fit juger à l'intendant que le Roi voulait qu'il exécutât ses ordres.
Cependant les missionnaires ne perdant pas toute espérance, demandèrent à l'intendant encore huit jours pour attendre un autre exprès qu'ils avaient envoyé après le premier. Cet exprès arriva avec le même silence de la Cour. Comme pendant ce temps-là nous n'avions pu tenir secret l'ordre qui était venu d'en délivrer cent trente-six, les missionnaires qui se flattaient de le faire contremander, venaient nous trouver sur les galères, nous disant à chaque instant que nous étions bien loin de notre compte, et que certainement nous ne serions pas délivrés.
Après l'arrivée de ce dernier exprès, ils furent confondus et n'en déployèrent pas moins leur malice pour s'opposer encore à notre délivrance. Ils demandèrent à l'intendant de quelle manière il voulait nous délivrer. L'intendant leur ayant répondu : « Liberté entière pour aller où bon nous semblerait, » ils se récrièrent si fort sur cet article et soutinrent si vivement que des hérétiques comme nous, se répandant dans tout le royaume, pervertiraient, non seulement les nouveaux convertis, mais même les bons catholiques, qu'ils portèrent l'intendant à déclarer que c'était à condition de sortir sur le champ, par mer, hors du royaume pour n'y plus rentrer, sous peine d'être remis aux galères perpétuelles.
C'était encore une fine et maligne politique ; cap comment sortir par mer ? Il n'y avait pas de navire dans le port pour nous porter en Hollande ou en Angleterre. Nous n'avions pas le moyen d'en fréter un d'un port suffisant pour tant de gens ; car cela aurait coûté une somme considérable que nous n'avions pas. C'était aussi ce que les missionnaires prévoyaient et qui leur semblait ne nous laisser aucune ressource.

C'est l'ordinaire que, quand on veut délivrer les galériens, on le leur annonce quelques jours à l'avance. Un jour donc les argousins des galères reçurent ordre de l'intendant de nous conduire, nous cent trente-six, à l'arsenal de Marseille ; ce qui fut fait. Et l'intendant nous ayant appelés chacun par nos noms, nous déclara que le Roi nous accordait notre délivrance à la sollicitation de la Reine d'Angleterre, à condition de sortir du royaume par mer à nos frais. Nous représentâmes à l'intendant que cette condition nous était très onéreuse et même presque impossible à effectuer, n'ayant pas de quoi fréter des navires pour nous transporter.
« Ce sont vos affaires, dit-il, le Roi ne veut pas dépenser un sou pour vous.
- Cela étant, lui dîmes-nous, Monseigneur, ordonnez, s'il vous plaît, que nous puissions vaquer à chercher quelque voie pour sortir par mer.
- Cela est juste, » dit-il ; et sur-le-champ il donna ordre aux argousins de nous laisser aller par tout le long du port avec un garde, pour chercher un fret toutes fois et quand nous le souhaiterions. Cependant les missionnaires, pour porter plus d'obstacle à notre délivrance, inventèrent un autre projet. Ce fut de nous faire déclarer à tous où nous voulions aller ; et voici leur vue. Ils savaient que nous avions chacun nos parents ou nos habitudes hors du royaume, les uns en Hollande, les autres en Angleterre, d'autres en Suisse et ailleurs ; et ils pensaient ainsi : Celui qui dira, en Hollande, on lui déclarera qu'il doit attendre qu'il y ait des navires hollandais dans le port de Marseille pour l'y porter ; celui qui dira en Angleterre, de même ; et pour ceux qui diront en Suisse, ou à Genève, on leur dira de se faire transporter en Italie ; mais ils s'attendaient que ces derniers seraient le plus petit nombre. Suivant ce projet que nous ignorions, c'aurait été, comme on dit, la mer à boire, de pouvoir sortir de leurs griffes.
Mais par hasard, ou plutôt par une secrète permission de Dieu, qui avait déterminé notre délivrance, ces méchants missionnaires furent trompés dans leur attente, car nous ayant fait venir à l'arsenal pour exiger cette déclaration d'un chacun de nous, ce que nous ne savions pas, on nous fit monter sur une galerie, au bout de laquelle était le bureau du commissaire de la marine, qui y était avec deux de ces révérends Pères.
Cette galerie, étant assez étroite, nous étions là à la file, l'un derrière l'autre, attendant ce qu'on voudrait nous annoncer. Or il se trouva par bonheur que celui des cent trente-six qui était à la tête de la liste avait ses habitudes à Genève, On l'appela donc, et lui ayant demandé où il voulait aller, il dit : « À Genève. » Celui qui se tenait derrière lui crut qu'il fallait dire tous : À Genève ; et se retournant, il dit à celui qui était près de lui : « Passez la parole, et que tous disent : À Genève ; » ce qui fut fait ; car le commissaire en ayant appelé plusieurs et entendant qu'ils répondaient tous : À Genève, dit : « Je crois qu'ils veulent aller tous à Genève.
Oui, Monsieur, dîmes-nous tous à la fois, à Genève. » Ce que le commissaire nota, et nous annonça que nous n'avions qu'à nous pourvoir de vaisseaux pour nous porter en Italie ; car on ne peut, comme tout le monde sait, aller de Marseille à Genève par mer, et ne nous étant pas permis de passer par la France, nous ne pouvions prendre d'autre route que par l'Italie ; ce qui est un très grand détour ; mais il n'y avait pas d'autre voie. Cependant ce hasard de dire tous : A Genève, nous facilita le moyen d'être bientôt délivrés, comme on va le voir

Nous nous occupâmes donc à chercher quelque vaisseau pour l'Italie. Un jour que nous étions fort intrigués de n'en pouvoir pas trouver un pilote de la galère la Favorite nommé patron Jovas, s'adressa à un de nos frères, de sa galère. Ce pilote avait une tartane, espèce de barques, qui naviguent dans la mer Méditerranée. Ce patron dit donc à ce frère qu'il entreprendrait volontiers de nous passer de Marseille à Villefranche, qui est un port de mer du comté de Nice, appartenant au duc de Savoie, depuis Roi de Sardaigne, par conséquent hors de France ; et que de là nous pourrions aller à Genève par le Piémont. Nous goûtâmes cet avis, et nous fîmes marché avec ce patron pour le passage de nous cent trente-six à raison de six livres par tête, en nous pourvoyant des vivres qui nous seraient nécessaires. Nous étions ravis d'aise, d'avoir trouvé cette occasion ; et le patron Jovas y trouvait son compte ; car c'était un bon fret pour un si court passage : Villefranche n'étant éloigné de Marseille que d'environ vingt ou vingt-cinq lieues. Il fut question d'aller avertir l'intendant, que nous avions trouvé passage. Un des nôtres y alla avec le patron.
L'intendant en fut content, et dit qu'il allait nous faire expédier nos décharges ou passeports. Nous nous attendions d'être délivrés le lendemain ; mais ces malheureux missionnaires y mirent obstacle. Ayant été informés que nous avions fart marché pour Villefranche, ils furent trouver l'intendant, et lui représentèrent, que cette place était trop proche des frontières de la France ; que nous y rentrerions tous, et qu'il fallait qu'on nous transportât à Gênes, Livourne, ou Oneille.
Pure méchanceté et animosité de ces cruels missionnaires, qui voulaient nous persécuter encore de loin, comme ils l'avaient fait de près ; car ils savaient bien, que de Villefranche la route jusqu'à Genève était une fois plus courte que celle de Livourne ou de Gênes ; outre la grande difficulté des chemins de ces dernières places, ayant à traverser toutes les affreuses montagnes des Alpes, inaccessibles pour nous, qui avions, dans notre troupe, des vieillards décrépits, des paralytiques, et quantité de perclus ; et chacun sait qu'aucune sorte de voiture ne peut aller dans ces hautes montagnes, et qu'à peine les mules, animaux faits à ces routes-là, y peuvent grimper. Ces cruels savaient bien aussi, qu'il était très naturel que nous ne cherchassions pas à rentrer en France, si nous en étions une fois dehors ; et que nous avions plutôt raison de nous en éloigner et de la fuir étant, pour ainsi dire, encore tout ensanglantés des plaies qu'on nous y avait faites.

L'intendant, aussi bien que tout le monde, voyait bien que c'était un prétexte malin des missionnaires pour nous tourmenter. Mais il faut que tout plie à leur volonté, et sans répliques. L'intendant donc nous fit dire, que l'accord, que nous avions fait avec le patron Jovas, ne pourrait avoir lieu, à cause de la proximité de Villefranche, comme je l'ai dit plus haut. Nous voilà donc encore déroutés et aussi éloignés de notre départ qu'au premier jour. Nous annonçâmes cette fâcheuse nouvelle au patron Jovas, qui ne fulmina pas peu contre ces barbets. C'est ainsi qu'il traitait les missionnaires, qui sont haïs et craints de tout le monde, aussi bien des communes gens que des grands. Cependant le patron Jovas nous consola ; car, soit par dépit contre les missionnaires, ou par bonté pour nous, ou qu'il y vît son profit, il nous dit, que notre marché avec lui subsisterait, et qu'il nous porterait pour le prix convenu de six livres par tête, où les barbets voudraient, fût-ce au fond de l'archipel. Il pria en même temps, que quelqu'un de nous fût avec lui chez l'intendant pour lui en faire la déclaration ; ce qui fut fait.

L'intendant en parut encore fort content, ravi d'être débarrassé de cette affaire ; car nous apprîmes qu'il avait dit aux missionnaires, que sa tête ne tenait qu'à un filet de n'exécuter pas les ordres si précis du Roi ; et que si la Reine d'Angleterre s'en plaignait, il passerait mal son temps. Il nous dit donc, que nous pouvions faire état d'être délivrés incessamment. Mais les barbares missionnaires, toujours acharnés à nous persécuter, et espérant encore quelque contre-ordre de la Cour, inventèrent une autre ruse. Ils dirent à l'intendant, que la tartane du patron Jovas était trop petite pour contenir dans son fond de cale cent trente-six hommes, et qu'il faudrait en souffrir la plus grande partie sur le tillac ; qu'alors nous serions maîtres de cette barque ; que nous jetterions dans la mer le patron et ses mariniers ; que nous naviguerions où bon nous semblerait ; et qu'ils ne pouvaient donner leur consentement à un péril si évident des corps et des âmes de ce patron et de ses mariniers ; qu'en un mot, il fallait que nous fussions sur des bâtiments propres à nous enfermer dans le fond de cale.

Que vous dirai-je ? l'intendant voyait bien l'absurdité de ce prétexte, mais il n'osait y résister. Nouveaux ordres de sa part de nous pourvoir de vaisseaux capables de nous contenir tous à fond de cale. Autre avis de ce contretemps au patron Jovas, qui n'en fut pas peu intrigué, et indigné contre les barbets, vomissant contre eux, mais en secret, mille imprécations ; mais cela n'aidait de rien. Il fallut chercher un autre moyen. Ce patron toujours porté de plus en plus à venir à bout de nous passer en Italie, protesta que, quand il devrait n'y rien gagner, et même y mettre du sien, il n'en aurait pas le démenti. Il nous laissa dans cette espérance pour aller penser à exécuter son entreprise. Le lendemain il ne manqua pas de nous apporter la bonne nouvelle, qu'il avait agi efficacement, et ne croyait pas que les barbets eussent rien de plus à y opposer. C'était qu'à ses frais et risques, il avait loué deux barques plus grandes que la sienne, lesquelles pourraient facilement contenir chacune cinquante hommes dans leur fond de cale, et que la sienne en contiendrait trente six. Il fallut aller encore chez l'intendant, qui pour le coup pensa tout de bon à nous délivrer incessamment ; mais pour ôter aux missionnaires tout prétexte de retardement, il envoya son secrétaire pour visiter ces trois tartanes, et s'assurer, si elles pourraient nous contenir dans leur fond de cale.
Nous graissâmes, comme on dit, la patte à ce visiteur, pour qu'il fît un rapport favorable ; ce qu'il fît en effet ; et il fut conclu par l'intendant, que les trente-six que le patron Jovas devait prendre dans sa tartane, seraient délivrés à deux jours de là, qui était le dix-sept juin mil sept cent treize, et que les deux autres barques seraient expédiées à trois jours d'intervalle de l'une à l'autre, chacune avec les cinquante hommes, qui lui seraient destinés. Cela arrêté, et les missionnaires étant à bout de leurs stratagèmes, ils ne s'opposèrent plus à notre départ, qu'en faisant encore une tentative pour tâcher d'intimider les patrons des barques. Ce fut de leur faire ordonner de signer une soumission portant qu'ils s'obligeaient solidairement de ne nous pas débarquer à Villefranche, mais à Oneille, Livourne ou Gênes, sous peine de quatre cents livres d'amende, confiscation de leurs barques, et peine arbitraire de leur corps aux contrevenants: ce que les patrons signèrent de bonne grâce. Pour lors les missionnaires abandonnèrent entièrement leurs poursuites; et le Père Garcin, leur supérieur, en eut tant de dépit, qu'il s'absenta de Marseille, pour ne pas avoir la triste et affligeante vue de notre délivrance.

Le dix-sept donc de juin, jour heureux, et où la grâce de Dieu se manifesta si visiblement en nous par le triomphe qu'elle nous obtint sur nos implacables ennemis, on fit venir à l'arsenal les trente-six hommes, nommés pour la barque du patron Jovas, dont j'étais un. Le commissaire de la marine nous lut les ordres du Roi, insérés et imprimés dans chacun de nos passeports. On lut de même au patron Jovas, qui était présent, la soumission qu'il avait signée. Cela fait,le commissaire ordonna à un argousin de nous déchaîner entièrement; ce qui fut incontinent fait; et ledit commissaire, ayant remis tous nos passeports, ou décharges comme on les nomme, au patron Jovas, lui dit qu'il le chargeait de nos personnes, et qu'il nous pouvait emmener dans sa barque, et partir le plus tôt possible.
Nous sortîmes donc de l'arsenal, libres de tous liens, et suivîmes, comme un troupeau d'agneaux, notre patron qui nous mena à l'endroit du quai, où était sa barque. Nous nous mettions en devoir d'y entrer et de descendre au fond de cale, où il n'y avait rien que du sable pour ballast; mais le vent était contraire pour sortir du port, et la mer fort orageuse, tellement qu'il était impossible de mettre à la voile. Le patron Jovas voyant donc que nous allions résolument entrer dans sa barque, pour y être enfermés suivant la volonté des missionnaires, nous dit: <«Croyez-vous, Messieurs, que je vous sois aussi cruel que les barbets, et que je veuille vous enfermer comme des prisonniers dans ma barque, pendant que vous êtes libres ? Nous ne pouvons sortir du port, continua-t-il, que le vent ne change, et Dieu sait quand il changera. Croyez-moi, dit-il, allez-vous-en tous dans la ville, loger et coucher dans de bons lits; au lieu que dans ma barque il n'y a que du sable. Je n'ai garde, continua-t-il, de me figurer, que vous m'échapperez. Je sais, au contraire, que vous me rechercherez et m'importunerez pour vous tirer d'ici, hors de la main de vos ennemis. Je réponds de vous, dit-il, et pourvu que je vous porte où mes ordres sont, je n'ai rien à craindre. Allez, continua-t-il, partout dans la ville. Il m'est inutile de savoir où vous logerez. Observez seulement le temps, et lorsque vous verrez que le vent aura changé, rendez-vous à ma barque pour partir. »

Qu'on juge de la malice des missionnaires par la bonté de ce rustique, mais en même temps, raisonnable patron, qui, quoique chargé de nous garder en sûreté, comprend que la nature de notre situation même nous garde, et le met hors de tout risque, et que les barbets ne nous ont fait tant de difficultés et de chicanes que pour nous tourmenter malicieusement. Nous suivîmes donc le conseil, que la bonté de notre patron nous donnait, et nous fûmes tous les trente-six loger dans la ville dans différentes auberges. Cependant nous n'étions pas sans inquiétude de voir, que nous ne pouvions pas sortir par le vent contraire, craignant toujours quelque anicroche de la part des missionnaires. C'est pourquoi dès le lendemain au matin, nous fûmes chez le commissaire de la marine pour lui faire notre soumission, et le prier qu'on n'imputât notre retardement à partir qu'au temps qui nous empêchait d'obéir ponctuellement aux ordres du Roi.
Le commissaire nous reçut fort gracieusement, et témoigna nous savoir gré de notre démarche, ajoutant d'un air de bonté: «Le Roi ne vous a pas délivrés pour vous faire périr en mer: restez dans la ville aussi longtemps que le temps vous empêchera de partir : mais je vous conseille, ajouta-t-il, de ne pas sortir les portes, et aussitôt que le temps le permettra, mettez-vous en mer. Dieu veuille vous donner un bon et heureux voyage ! » Il faut savoir, que ce commissaire était réformé d'origine. Le temps continua contraire pendant trois jours; au bout desquels le vent changea, et devint bon pour sortir du port: mais encore fort impétueux, et la mer en tourmente. Nous nous rendîmes cependant sur le port à notre barque. Nous y trouvâmes le patron Jovas, qui nous dit, qu'à la vérité nous pouvions sortir du port, mais que nous trouverions un gros temps à la mer. Nous lui dîmes, que s'il jugeait qu'il n'y eût pas grand péril en mer, nous le priions de nous y mettre; que nous aimions mieux être entre les mains de Dieu, qu'en celles des hommes. « Je le savais bien, nous répondit-il, que vous m'importuneriez pour sortir d'ici, et que vous êtes toujours plus prêts à me suivre, que moi à vous conduire. Allons, dit-il, embarquez-vous,,et nous mettrons en mer à la garde de Dieu. »

Nous embarquâmes quelques provisions avec nous, et nous mîmes en mer. Mais, bon Dieu! que nous nous repentîmes bien de n'avoir pas suivi le conseil de notre patron, et attendu un temps plus favorable! La mer était furieuse, et quoique le vent fût assez bon pour faire route, notre barque était si agitée par les vagues, que nous croyions à tout moment de périr; et nous fûmes tous si malades du mal de mer, que nous vomissions jusques au sang; ce qui émut notre patron d'une si grande compassion pour nous, qu'arrivant devant Toulon, il y relâcha à la grande rade à l'abri du gros temps, pour nous y laisser un peu rétablir. Nous croyions dans cette grande rade être hors de portée à toute recherche, mais nous fûmes trompés. Car, vers les cinq heures du soir, un sergent et deux soldats de la marine de Toulon, dans une chaloupe, abordèrent notre barque, et sommèrent le patron d'aller avec un d'eux parler à l'intendant pour rendre raison de son voyage.
Nous frémîmes de crainte, en faisant réflexion, que sur nos passeports il était spécifié de sortir du royaume sans y plus rentrer, sous peine d'être remis en galère pour le reste de nos jours ; et en considérant, que si nous trouvions un intendant mal disposé à entendre nos raisons, il nous ferait provisionnellement arrêter; et que, faisait savoir notre détention aux missionnaires de Marseille, qui n'est qu'à dix lieues de Toulon, ceux-ci nous accuseraient de désobéissance et contravention aux ordres du Roi, et que cela nous mettrait dans un grand labyrinthe.
Le patron Jovas en était aussi fort intrigué. Il prit cependant nos passeports, et descendit dans la chaloupe des soldats pour aller parler à l'intendant. Nous le priâmes de permettre que quelqu'un de nous l'y accompagnât, ce qu'il fut bien aise de nous accorder. J'y fus moi quatrième. Pendant que nous ramions vers le port, il me vint une pensée, qui nous fut salutaire par la grâce de Dieu. La voici.
Il faut savoir, que dans ce temps-là, la peste régnait dans le Levant; ce qui faisait prendre la précaution à tous ceux qui sortaient de Marseille soit par mer, ou par terre, de se munir d'une lettre de santé, et nôtre patron n'avait pas oublié cette précaution. Le clerc du bureau de la santé qui ne voyait pas assez de place pour tous nos noms dans les attestations imprimées, que l'on donne en pareil cas, et où on laisse quelques lignes en blanc pour y mettre le nom de ceux qui en requièrent, mit pour abréger: « Laissez passer trente-six hommes, qui vont en Italie, par ordre du Roi, et qui sont en santé, etc. » Je fondai là-dessus mon projet. Je dis donc au patron d'essayer, si, en montrant cette attestation seule à l'intendant, cela ne suffirait pas ; ce qu'il approuva. Étant arrivés, l'intendant demanda au patron, d'où il venait, où il allait, et de quoi il était chargé. «De trente-six hommes, Monseigneur, lui répondit le patron; et voilà leur destination, » en lui montrant la lettre de santé. L'intendant conçut d'abord la croyance, que c'était une expédition secrète de la cour, et qu'il ne lui appartenait pas de l'approfondir.

Il paraissait en effet, dans cette affaire, un air mystérieux; car nous quatre, qui étions devant l'intendant, ayant, à Marseille, quitté nos habits de forçats, nous nous étions habillés, comme nous avions pu, à la friperie; si bien que l'intendant crut que nous étions déguisés. Il dit donc au patron, qu'il n'en voulait pas savoir davantage, et, nous adressant la parole, il ajouta que nous pouvions nous reposer, et séjourner dans la ville, autant que nous trouverions à propos, et qu'il nous offrait ses services pour nous y défrayer, si. nous le souhaitions. Nous le remerciâmes de sa bonté, et nous nous retirâmes fort contents de la réussite de notre petit stratagème. Nous priâmes ensuite le patron de faire débarquer tous nos gens pour venir coucher dans la ville, et s'y refaire du mal que nous avions souffert dans cette barque; ce qu'il fit; et le lendemain, de grand matin, nous nous rembarquâmes dans notée tartane pour poursuivre notre route.
Ce patron nous fit naviguer fort agréablement pendant trois jours que dura notre voyage jusqu'à Villefranche, au bout duquel temps nous arrivâmes à la rade de ce dernier port de mer. J'ai déjà dit, que Villefranche était hors de France, et que cette ville, qui est du comté de Nice, était de la dépendance du Roi de Sardaigne. Ayant donc mouillé dans cette rade, nous demandâmes à notre patron, s'il lui plaisait de nous débarquer à Villefranche pour y. coucher, et nous y rafraîchir pour cette nuit-là, et que le lendemain matin nous nous rembarquerions à ses ordres. «Je veux bien, nous, dit-il, Messieurs, vous faire ce plaisir, dans l'espérance que vous n'abuserez pas de ma bonté; car, étant là, vous êtes les maîtres de ne vous pas rembarquer, et si vous me jouiez ce tour-là, vous me mettriez dans le plus grand embarras du monde; car vous savez la soumission que j'ai signée, de ne vous pas débarquer dans ce port ! »
Nous lui donnâmes parole d'honnêtes gens de nous soumettre à ses ordres, et de partir quand il voudrait. Il se fia à nous sans le moindre scrupule, et nous débarqua. Nous fûmes loger dans quatre ou cinq auberges, qu'il y avait proche du port. Le lendemain, qui était un dimanche, nous nous disposions à nous rembarquer; mais notre patron nous dit, qu'il avait à parler à quelqu'un dans la ville de Nice «qui n'est éloignée de Villefranche, que d'une petite lieue), qu'il s'y en allait, qu'il y entendrait la messe ; et qu'il nous viendrait rejoindre à Villefranche pour nous embarquer. Je lui dis que, s'il voulait, j'irais avec lui pour voir la ville de Nice. « Très volontiers, » me dit-il ; et trois autres de nos frères se joignant à moi, nous fûmes tous cinq à cette dernière ville. En y entrant le patron nous dit, qu'il irait entendre la messe, et que nous l'attendissions dans le premier cabaret, que nous trouverions. Nous nous y accordâmes.

Là-dessus nous enfilâmes .une grande rue; et comme c'était un dimanche, que toutes les boutiques et maisons étaient fermées, on ne voyait presque personne. Nous ne laissâmes pas d'apercevoir un petit bonhomme, qui venait à nous. Nous n'y faisions pas d'abord attention; mais lui s'approchant de nous, nous salua très civilement, et nous pria de ne prendre pas en mauvaise part, s'il nous demandait d'où nous venions.
Nous lui répondîmes, que nous venions de Marseille. Alors il s'émut, n'osant pas d'abord nous demander, si nous venions des galères; car c'est faire un grand affront à un homme, à moins que ce ne soit pour cause de religion, de lui dire qu'il a été aux galères. «Mais, je vous prie, Messieurs, continua-t-il, en êtes-vous sortis par ordre du Roi ?
- Oui, Monsieur, lui répondîmes-nous ; nous venons des galères de France.
- Hélas, bon Dieu! dit-il; seriez-vous de ceux qu'on y a délivrés il y a quelques jours pour fait de religion?»
Nous le lui avouâmes. Cet homme, tout transporté de joie, nous pria de le suivre. Nous le fîmes, sans balancer, de même que notre patron, qui craignait quelque embûche pour nous ; car il n'y a pas à se fier aux Italiens. Cet homme nous mena dans sa maison, qui ressemblait plutôt au palais d'un grand seigneur, qu'à celle d'un négociant. Étant entrés, et ayant refermé la porte, il nous sauta au cou, nous embrassant en pleurant de joie; et appelant sa femme et ses enfants: «Venez, leur dit-il, voir et embrasser nos chers frères, sortis de la grande tribulation des galères de France. »
Sa femme, deux fils et deux filles, nous embrassèrent, à qui mieux mieux, louant Dieu de notre liberté. Après quoi M. Bonijoli le père (c'était son nom), nous pria de nous mettre décemment pour assister à la prière, qu'il allait faire. Nous nous mîmes tous à genoux, le patron Jovas aussi bien que les autres ; et M. Bonijoli fit une prière au sujet de notre délivrance, la plus zélée et la plus pathétique que j'aie jamais entendue. Nous fondions tous en larmes, le patron comme les autres; et il nous assura depuis qu'il croyait être en paradis. Après la prière, on prépara le déjeuner; et après plusieurs discours pieux sur la grâce puissante de Dieu, qui nous avait fait triompher de nos ennemis en nous donnant la constance de soutenir la vérité de son saint Évangile, il nous demanda combien de nous avaient été délivrés. Nous lui dîmes, Trente-six.
- Cela s'accorde avec ma lettre; nous dit-il. Où sont donc les autres?
- A Villefranche, » dîmes-nous.
De là nous lui racontâmes toute notre histoire, et par quel hasard nous nous trouvions dans Nice. « Mais à votre tour, Monsieur, lui dîmes-nous, informez-nous, s'il vous plaît, qui vous êtes, et par quel hasard vous nous avez en quelque manière reconnus en rue.
- Je suis, dit-il, de Nîmes en Languedoc. J'en sortis après la révocation de l'Édit de Nantes; et sous la protection du duc de Savoie, à présent Roi de Sardaigne, je me vins établir dans cette ville, où j'ai négocié si heureusement, qu'avec la bénédiction de Dieu, j'ai acquis un bien assez considérable, et que quoiqu'il n'y ait dans cette ville aucun protestant que moi et ma famille, j'y vis dans une parfaite tranquillité par rapport à la religion.


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