Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE RELIGION.




Suite
(p 305)

Avant que de détailler ce second enlèvement, qui ne se fit pas moins mystérieusement que celui de Dunkerque, je vais régaler mon lecteur d'un petit incident, assez surprenant par sa singularité, et qui acheva de confirmer le capitaine d'armes dans l'idée que nous étions des prophètes.

Le quinzième jour de notre résidence au Havre, sur les neuf heures du soir, comme nous commencions à souper, et que nos gardes en faisaient autant, je me sentis frapper sur l'épaule. En tournant la tête pour voir qui c'était, je vis une jeune demoiselle de considération, fille d'un des premiers banquiers de la ville, à qui j'avais prêté quelques jours auparavant un tome de sermons. Elle était enveloppée d'une écharpe, qu'elle ouvrit pour me dire fort précipitamment et toute en pleurs : « Tenez, cher frère ; voilà votre livre, que je vous rends. Dieu soit avec vous dans toutes vos épreuves ! On vous enlève, continua-t-elle, cette nuit à douze heures. Quatre chariots sont ordonnés à cet effet, et la porte blanche restera ouverte pour votre sortie de la ville. »
Je la remerciai de la peine qu'elle avait voulu prendre, de venir elle-même nous donner cet avis à une heure si indue, et lui demandai comment elle avait pu s'introduire dans notre chambre. « Ce détail, me dit-elle, ne vous touche en rien ; il est plus expédient de vous dire, chers confesseurs, qu'on va vous conduire à Paris dans l'affreuse prison de la Tournelle, pour vous joindre à la grande chaîne, qui se rend de cette ville, tous les ans, à Marseille. J'ai bien voulu, continua-t-elle, vous annoncer cette triste nouvelle, afin que vous n'ayez pas d'inquiétude sur votre destinée, et que vous vous prépariez à souffrir constamment cette nouvelle épreuve. »

Cela dit, elle s'en alla aussi invisiblement qu'elle était entrée, sans qu'aucun de nos gardés s'en aperçût. Il est très apparent, que cette demoiselle obtint du garde de l'arsenal la permission d'entrer par sa maison, qui communiquait à la Corderie où nous étions. Quoi qu'il en soit, cela arriva de la manière que je viens de le dire. Nous continuâmes à souper fort tranquillement ; après quoi, au lieu d'étendre nos matelas pour nous coucher à l'ordinaire, nous nous mîmes à plier notre petit bagage. Pendant que nous étions dans cette occupation, notre capitaine, suivant sa coutume, passa dans notre chambre pour discourir une heure avec nous, en fumant sa pipe ; et nous voyant ramasser notre bagage, au lieu de préparer nos lits, il nous demanda ce que nous faisions. « Nous nous préparons à partir à minuit, Monsieur, lui dis-je ; et vous n'avez qu'à en faire autant.
- Vous êtes fou, me dit-il ; d'où vous vient cette frénésie ?
- Je vous dis, répliquai-je, qu'à minuit précis, quatre chariots se trouveront à la porte de l'arsenal pour nous faire sortir par la porte blanche, qui restera ouverte à cet effet ; et vous continuerez à nous conduire jusques à Paris, et nous livrerez aux prisons de la Tournelle pour y joindre la grande chaîne de Marseille.
- Je vous dis, repartit-il, que vous êtes fou, et qu'il n'y a rien de tout ce que vous venez de dire. J'ai été prendre les ordres de l'intendant à huit heures, comme j'ai coutume de faire, et il m'a dit qu'il n'y avait rien de nouveau.
- Eh bien, Monsieur, lui dis-je, vous le verrez. »

Comme nous finissions ce discours, le laquais de l'intendant entra pour lui dire d'aller sur l'heure lui parler. Il ne tarda pas à revenir, et entra dans notre chambre, en faisant des exclamations et joignant les mains. « Au nom de Dieu, me dit-il, dites-moi si vous êtes sorciers ou prophètes. Je crois cependant, que c'est Dieu qui vous favorise ; car vous êtes trop dévots et trop honnêtes gens pour implorer le secours du diable.
- Non, lui dis-je, Monsieur, nous ne sommes ni l'un ni l'autre ; et il n'y a rien que de très naturel dans ce qui cause votre surprise.
- Je n'y comprends donc rien, dit le capitaine ; car j'ai appris de la bouche de l'intendant même, que personne dans la ville ne sait rien de votre départ que lui et moi ; et quoi que vous puissiez dire, on ne m'ôtera jamais de l'esprit, que Dieu est avec vous autres.
- Je l'espère, » lui dis-je ; et lui et nous continuâmes à nous préparer au départ.

Il me semble entendre le lecteur demander, comment cette demoiselle pouvait savoir ce secret. Je l'ignorerais moi-même encore, si le père de cette demoiselle ne nous l'eût dit dans la prison de Rouen, où il vint exprès pour nous remettre le montant d'une collecte, qu'on avait faite pour nous au Havre-de-Grâce, dans la vue de nous procurer du soulagement dans la pénible route que nous allions faire de Paris à Marseille. Il nous dit donc, que sa fille était recherchée en mariage par le secrétaire de l'intendant du Havre-de-Grâce : que l'intendant ayant reçu son paquet de la Cour la veille de notre départ, le secrétaire y lut l'ordre qui nous regardait ; et comme il savait, nous dit-il, que ma fille vous affectionnait, il accourut d'abord lui porter cette nouvelle. Quant à son entrée mystérieuse dans la Corderie où vous étiez, je n'en sais pas plus que vous, ne lui ayant point fait de question sur cet article.

Je reviens à notre départ du Havre. À minuit les quatre chariots ne manquèrent pas de venir nous prendre. Nous riions en nous-mêmes du secret mystérieux, qu'on observa pour nous enlever. Les roues des chariots, ainsi que les chevaux qui les tiraient, étaient déferrés, afin que l'on ne nous entendît pas passer dans la rue. On couvrit chaque chariot d'une voile, comme s'ils n'eussent contenu que des balles ou des paquets de marchandise ; et sans lanternes ni fanaux, l'on nous fit sortir de la ville. Il ne nous arriva rien de remarquable jusqu'à Rouen.

En y arrivant, nous fûmes conduits devant la maison de ville pour recevoir du magistrat l'ordre pour notre logement, qui fut à l'ordinaire une prison. Mais nous fûmes bien surpris de nous voir refusés par le geôlier de celle où l'on nous mena. Le capitaine d'armes lui montra l'ordre du magistrat, lui faisant des instances pour l'engager à nous recevoir : ce que le geôlier refusa constamment de faire, disant qu'il aimait mieux quitter son office que de nous prendre sous sa garde.
On nous envoya à une autre, où il en fut de même ; finalement on nous mit dans une tour destinée pour les plus insignes criminels. Le geôlier, qui ne nous reçut qu'à son corps défendant, nous fit entrer dans un cachot affreux, et à l'aide de cinq ou six guichetiers, qui avaient le sabre à la main, il nous enferra les pieds sur de grosses poutres, de manière que nous ne pouvions nous remuer ; et sans nous donner ni lumière, ni pain, ni quoi que ce fût, il referma le cachot et s'en alla avec ses guichetiers. Nous avions faim et soif, et nous criâmes à tue-tête plus de deux heures, pour qu'on nous apportât quelque nourriture pour notre argent. Enfin quelqu'un vint au guichet, et nous entendîmes que l'on disait : « Ces gens-là parlent bon français. »
Ce discours nous fit juger, qu'il y avait quelque malentendu, et quelque mystère dans la conduite que l'on tenait à notre égard. Nous nous mîmes encore à crier, et à prier qu'on nous aidât pour notre argent, que nous étions prêts de donner d'avance. Là-dessus le geôlier ouvrit la porte, et entra accompagné de ses six guichetiers ; et après nous avoir examinés les uns après les autres, il nous demanda, si nous étions Français de nation. Nous lui dîmes que oui. « Mais pourquoi donc n'êtes-vous pas chrétiens, nous dit-il, et adorez-vous le diable, qui vous rend plus méchants que lui ? »
Nous lui répondîmes, qu'il voulait apparemment badiner, et qu'il nous ferait plus de plaisir de nous donner à boire et à manger. Et en même temps je lui donnai un louis d'or, le priant instamment de nous donner pour cet argent ce qui nous était nécessaire, et ajoutant, que, s'il n'y en avait pas assez, je lui en donnerais d'autre. « Vraiment, dit le geôlier, vous ne me paraissez pas tels qu'on vous a dépeints. Dites-moi donc franchement ce que vous êtes ; car depuis huit jours que l'on vous attend ici, on ne fait que parler de vous comme de gens, qui êtes du pays du Nord, tous sorciers, et si méchants, qu'on n'a jamais pu vous vaincre sur les galères de Dunkerque, et qu'on vous envoie à Marseille pour vous mettre à la raison ; ce qui a été la cause que je vous ai reçus avec tant de répugnance dans cette prison. »

À ce trait de noirceur, qui avait si bien prévenu en notre faveur, je reconnus facilement, qu'il venait des Jésuites, qui avaient semé ce bruit, pour nous mettre en horreur et exécration dans la ville de Rouen, où il y a beaucoup de bons réformés. Dans cette idée, je me mis à converser avec ce geôlier. Je lui racontai notre petite histoire, et lui dis la raison pour laquelle nous allions de Dunkerque à Marseille. Sur ce propos, notre capitaine d'armes arriva dans le cachot pour nous faire donner notre étape, Le geôlier le tira à part, et. lui demanda si nous étions aussi dociles que nous le paraissions. « Oui certainement, dit le capitaine ; j'entreprendrais de les conduire moi seul par toute la France ; et tout leur crime est d'être huguenots.
- N'y a-t-il que cela ? dit le geôlier ; les plus honnêtes gens de Rouen sont de cette religion. Je ne l'aime pas, ajouta-t-il ; mais j'aime les personnes qui en sont ; car ce sont de braves gens. »

Et s'adressant à nous, il nous dit : « Vous séjournez ici demain ; j'aurai soin d'avertir divers de vos gens, qui ne manqueront pas de vous venir voir, et mes portes leur seront toujours ouvertes. »
II ordonna ensuite à ses guichetiers de nous déferrer, et de nous laisser seulement nos chaînes ordinaires, pendant qu'il nous allait chercher des rafraîchissements.
Le lendemain il nous tint parole et nous amena plusieurs personnes de la religion réformée, qui bientôt rendirent publique la nouvelle de notre arrivée ; de sorte que ce jour-là, notre cachot qui était assez grand, ne désemplit pas. Ce fut là, que le père de cette demoiselle du Havre-de-Grâce, nous apporta la collecte, dont j'ai parlé ci-dessus. Je n'ai jamais vu de personnes si zélées que ces messieurs de Rouen. Ils nous rendaient confus par les éloges, même outrés, qu'ils donnaient à la constance de notre foi. Ils nous exhortaient d'une façon si pathétique à la persévérance, que nous ne pouvions retenir nos larmes. Leur ardeur fut si grande, qu'une partie de ces messieurs voulaient absolument (après en avoir demandé la permission au capitaine d'armes) nous conduire publiquement à notre départ, jusqu'à une lieue de la ville, pour nous aider à porter nos chaînes sur leurs épaules : ce que nous ne voulûmes jamais souffrir, tant par l'humilité dont nous faisions profession, que pour leur épargner de s'attirer de mauvaises affaires.

Nous partîmes donc de Rouen, toujours en chariot. Je ne puis assez exprimer les bontés, que nous témoigna notre capitaine pendant cette route. Car outre les gratifications, qu'il reçut à Rouen de nos amis, il se persuadait fermement, que nous étions des saints favorisés de Dieu, et que nous avions le don de prophétie.
Lorsque l'argousin prenait ses précautions ordinaires, soit en visitant nos chaînes ou autrement, il lui disait qu'il prenait des soins inutiles, et que nous voulions bien aller volontairement, où le Roi voulait ; qu'autrement, ni ses précautions, ni toutes celles des hommes, ne nous sauraient tenir. Nous avions beau le vouloir désabuser de cette opinion, nous ne pouvions le dissuader, qu'il y avait en nous du surnaturel.

Ce fut le dix-sept novembre mil sept cent douze, sur les trois heures de l'après-midi, que nous arrivâmes à Paris. Nous descendîmes devant le château de la Tournelle, qui était autrefois une maison de plaisance de nos Rois, et qui sert présentement de lieu d'entrepôts aux malheureux, condamnés aux galères pour toute sorte de crimes. On nous fit entrer dans le vaste mais lugubre cachot de la grande chaîne.
Le spectacle affreux, qui s'y présenta à nos yeux, nous fit frémir, d'autant plus, qu'on nous allait joindre aux acteurs qui le représentaient. J'avoue, que, tout accoutumé que j'étais aux cachots, entraves, chaînes, et autres instruments, que la tyrannie ou le crime ont inventés, je n'eus pas la force de résister au tremblement qui me saisit, et à la frayeur dont je fus frappé, en considérant cet endroit.
Ne pouvant en exprimer toute l'horreur, je me contenterai d'en donner une faible idée.
C'est un grand cachot, ou pour mieux dire, une spacieuse cave, garnie de grosses poutres de bois de chêne, posées à la distance, les unes des autres, d'environ trois pieds. Ces poutres sont épaisses de deux pieds et demi, et sont rangées et attachées de telle sorte au plancher, qu'on les prendrait à la première vue pour des bancs, mais qui ont un usage beaucoup plus incommode. Sur ces poutres sont attachées de grosses chaînes de fer, de la longueur d'un pied et demi, et à la distance les unes des autres de deux pieds ; et au bout de deux de ces chaînes est un collier de même métal. Lors donc que les malheureux galériens arrivent dans ce cachot, on les fait coucher à demi, pour que la tête appuie sur la poutre. Alors on leur met ce collier au col ; on le ferme, et on le rive sur une enclume à grands coups de marteau. Comme ces chaînes à collier sont distantes les unes des autres de deux pieds, et que les poutres en ont la plupart quarante de longueur, on y enchaîne vingt hommes à la file, et aux autres à proportion de leur grandeur. Cette cave faite en rond est si grande, qu'on peut y enchaîner de la manière susdite, jusqu'à cinq cents hommes. Il n'y a rien de si affreux, que de voir l'attitude et la posture de ces malheureux ainsi enchaînés. Car figurez-vous, qu'un homme ainsi attaché, ne peut se coucher de son long ; la poutre, sur laquelle il a la tête, étant trop élevée ; ni s'asseoir et se tenir droit, cette poutre étant trop basse ; si bien que je ne puis mieux dépeindre la posture d'un tel homme, qu'en disant, qu'il est à demi couché, et à demi assis, partie de son corps sur les carreaux ou planchers, et l'autre partie sur cette poutre.

Ce fut aussi de cette manière qu'on nous enchaîna ; et tout endurcis que nous étions aux peines, fatigues et douleurs, trois jours et trois nuits, que nous fûmes obligés de passer dans cette cruelle situation, nous avaient tellement roué le corps et tous nos membres, que nous n'en pouvions plus, surtout nos pauvres vieillards, qui s'écriaient, à tout moment, qu'ils se mouraient, qu'ils n'avaient plus la force de supporter un pareil supplice. L'on me dira peut-être ici : « Comment ces autres misérables, que l'on amène à Paris des quatre coins de la France, et qui sont quelquefois obligés d'attendre trois ou quatre, souvent cinq ou six mois, que la grande chaîne parte pour Marseille, peuvent-ils supporter si longtemps un pareil tourment ? »
À cela je réponds, qu'une infinité de ces infortunés succombent sous le poids de leur misère ; et que ceux qui échappent à la mort par la force de leur constitution, souffrent des douleurs, dont on ne peut donner une juste idée.
On n'entend dans cet antre horrible que gémissements, que plaintes lugubres, capables d'attendrir tout autre que les gens féroces commis pour la garde de ce terrible lieu. Les plaintes sont un soulagement pour les malheureux ; mais on ôte encore cette douceur aux esclaves dignes de pitié, qui y sont enfermés ; car toutes les nuits cinq ou six bourreaux de guichetiers font la garde dans ce cachot, et se ruent sans miséricorde sur ceux qui parlent, crient, gémissent et se plaignent, les assommant avec barbarie à coups de nerf de boeuf. À l'égard de la nourriture, ils l'ont assez bonne. Des espèces de béguines, que l'on nomme Soeurs Grises, y apportent tous les jours à midi de la soupe, de la viande, et de bon pain, qu'on leur donne suffisamment. À propos de ces béguines, il faut pour désennuyer un peu mon lecteur, que je raconte ici un trait de la mère supérieure de celles qui desservent la prison de la Tournelle.

Leur congrégation n'est pas fort ancienne, et a pour fondateur celui des pères de la Mission. Leur fonction est de servir les pauvres des paroisses de Paris, à qui elles portent tous les jours le nécessaire, leur donnant même les médicaments dont ils peuvent avoir besoin. Elles ont outre cela la direction de plusieurs hôpitaux, surtout de ceux qui sont fondés pour les militaires ; et par leur règle elles sont obligées de visiter les prisonniers et de les soulager. Dans quelques endroits elles sont aussi chargées d'instruire les jeunes personnes de leur sexe ; on va bientôt juger par ce que je vais dire, si elles en sont bien capables.

La mère supérieure, qui venait tous les jours dans notre cachot pour distribuer la soupe aux galériens, s'arrêtait toujours un quart d'heure avec moi, et me donnait plus à manger que je n'en avais besoin. Les autres galériens m'en raillaient souvent, m'appelant le favori de la mère abbesse. Un jour, après m'avoir donné ma portion, elle me dit entre autres choses, que c'était bien dommage, que nous ne fussions pas chrétiens. « Qui vous l'a dit, ma bonne mère ? lui dis-je ; nous sommes chrétiens par la grâce de Dieu.
- Eh ! oui, dit-elle, vous l'êtes ; mais vous croyez à Moïse.
- Ne croyez-vous pas, lui demandai-je, que Moïse était un grand prophète ?
- Moi ! dit-elle, croire à cet imposteur, à ce faux prophète qui a séduit tant de Juifs, comme Mahomet a séduit les turcs ; moi ! croire à Moïse, oh ! que non. Grâces au Seigneur, je ne suis pas coupable d'une pareille hérésie. »

Je haussai les épaules à un discours aussi ridicule, et me contentai de lui dire, que ce n'était pas le lieu ni le temps de discuter cette matière ; mais que je la priais seulement de se confesser de ce qu'elle venait de dire, et qu'elle verrait que son confesseur lui dirait certainement, s'il était plus savant qu'elle, que ce qu'elle avait dit de Moïse était un très grand péché.
L'on peut juger à présent, si ces bonnes filles sont en état de donner des instructions à la jeunesse.

Je reviens à ce qui nous arriva dans la Tournelle. J'ai dit plus haut que nous ne restâmes que trois jours et trois nuits enchaînés sur les poutres.
Voici comment nous en fûmes délivrés si tôt.
Un bon protestant de Paris, nommé M. Girardot de Chancourt, riche négociant, ayant appris notre arrivée à la Tournelle, fut prier le gouverneur de ce château de lui permettre de nous voir et de nous assister dans nos besoins. Le gouverneur, tout son ami qu'il était, ne voulut jamais lui permettre d'entrer dans le cachot pour nous parler ; car on n'y laisse jamais entrer que des ecclésiastiques. M. Girardot donc ne put obtenir de nous voir de plus près que de la cour de ce château, au travers d'un double grillage de fer dont les croisées du cachot étaient garnies. Il ne put même nous parler, la distance qu'il y avait de lui à nous étant trop grande, et ce n'était qu'avec peine qu'il pouvait entrevoir quelqu'un de nous, qu'il ne distinguait que par notre casaque rouge. Mais nous voyant dans l'attitude affreuse où nous étions, la tête clouée sur ces poutres, il demanda au gouverneur, s'il n'y aurait pas moyen de nous enchaîner par la jambe comme quelques-uns, des autres galériens qu'il voyait être près des grillages des croisées en dedans du cachot.
Le gouverneur lui dit que ceux qu'il voyait ainsi payaient pour cela par mois un certain prix fait. « Si vous vouliez, Monsieur, lui dit M. Girardot, mettre ces pauvres gens dans cette liberté, et faire le prix avec eux, je vous le paierai d'abord à leur défaut. « Le gouverneur lui dit qu'il verrait s'il y avait place au grillage, et qu'en ce cas il le ferait : sur quoi M. Girardot se retira.

Le lendemain au matin le gouverneur entra dans le cachot et demanda au premier de nous qui s'offrit à sa vue, qui était celui qui était chargé de la dépense. On me montra.
Le gouverneur vint à moi et me demanda si nous serions bien aises d'être à la grille, la chaîne au pied. Je lui dis que nous ne demandions pas mieux ; et enfin nous convînmes de lui payer cinquante écus pour le temps que la chaîne resterait à la Tournelle. Je payai sur-le-champ cette somme de la bourse commune dont j'étais le trésorier.
Aussitôt le gouverneur nous fit décramponner de ces affreuses poutres et nous fit mettre le plus proche possible de la grille qu'il put, la chaîne au pied. Depuis plusieurs années nous étions accoutumés à cette dernière espèce d'enchaînure ; c'est pourquoi nous nous trouvâmes fort soulagés. Notre chaîne, qui était attachée au plancher et qui nous tenait à un pied, était de la longueur de deux aunes ; de sorte que nous pouvions être droits sur nos pieds, assis ou couchés tout de notre long ; et vu l'état où nous avions été sur les poutres, nous nous trouvions dans une très heureuse situation.

M. Girardot nous vint visiter et nous parla avec beaucoup de facilité au travers du grillage, mais avec prudence et circonspection, à cause des autres galériens qui nous environnaient. Nous ne jouîmes de ce repos qu'un mois, au bout duquel nous partîmes avec la chaîne le dix-sept décembre. Le lecteur ne sera pas fâché de lire la description de ce départ que je vais lui donner.

Les Jésuites ont la direction du spirituel du château de la Tournelle. Huit jours avant le départ de la chaîne, un de leurs novices, qui nous parut un grand ignorant dans ses prédications, y vint prêcher tous les jours, pour préparer ces misérables galériens à se confesser et à recevoir le Saint Sacrement.
Ce prédicateur prenait toujours le même texte, c'était ce précepte de l'Évangile : « Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et travaillés, et je vous soulagerai. »
II soutenait et s'efforçait à prouver par divers passages des Pères, que le Sauveur, par les paroles de ce texte, enseignait qu'on ne pouvait venir à lui que par la confession auriculaire. Nous entendions ses sermons, et nous étions outrés de ses absurdités ; mais nous n'eûmes jamais l'occasion de lui pouvoir parler ; car il craignait notre conversation comme le feu, croyant que nous étions tous des ministres huguenots très dangereux et très propres à surprendre les bons catholiques, comme le bruit s'en était répandu dans Paris. De sorte que ce pauvre novice, soit en entrant, soit en sortant du cachot, prenait toujours un grand détour pour nous éviter. Cependant plusieurs Pères jésuites confessèrent tous ces malheureux et leur apportèrent le Saint Sacrement qu'ils leur firent prendre dans cette effroyable attitude, la tête clouée sur la poutre ; action qui paraissait si indécente, même à nous qui n'avions pas la foi pour ce mystère, que nous en avions horreur.
Je remarquai qu'après leur avoir donné l'hostie, on leur faisait boire un peu de vin dans un calice. Je demandai à l'un d'eux s'ils recevaient la communion sous les deux espèces. Il me répondit que non, et que le vin qu'on leur donnait dans ce calice n'était pas consacré, que ce n'était qu'une précaution qu'on prenait à la Tournelle, pour leur faire avaler l'hostie, et cela depuis qu'un malheureux galérien, au lieu de l'avaler, l'avait gardée, ayant fait un pacte avec le diable, par lequel il s'obligeait de lui fournir une hostie, à condition que sur la route il mettrait tous les galériens en liberté ; ce que le diable n'avait pas manqué de faire une belle nuit ; car ayant rompu les fers de toute la chaîne, tous les forçats, au grand étonnement des gardes, s'étaient sauvés.

J'aurais pu embarrasser celui qui venait de me faire ce récit, en lui demandant quel usage pouvait faire le diable de cette hostie, puisque, selon leur communion, elle renfermait réellement le corps et le sang du Christ, le Sauveur du monde, qui était venu établir sur la terre le règne de Dieu, et précipiter Satan jusques au fond de l'abîme. Mais j'aimai mieux me taire et ne me pus attirer quelque mauvaise affaire de la part des Jésuites, qui s'efforcent de faire accroire cette fable, tout absurde qu'elle soit, et ne la croient pas eux-mêmes.

Je crois avoir dit plus haut que le départ de la chaîne fut fixé au dix-sept décembre. En effet, ce jour-là, à neuf heures du matin, on nous fit tous sortir du cachot et entrer dans une spacieuse cour devant le château. On nous enchaîna par le cou, deux à deux, avec une grosse chaîne de la longueur de trois pieds, au milieu de laquelle il y avait un anneau rond. Après nous avoir ainsi enchaînés, on nous fit tous mettre à la file, couple devant couple ; et alors on passa une longue et grosse chaîne dans tous ces anneaux, si bien que nous nous trouvâmes tous enchaînés ensemble. Notre chaîne faisait une très longue file, car nous étions environ quatre cents. Ensuite on nous fit tous asseoir par terre, en attendant que le Procureur général du Parlement vînt pour nous expédier et nous mettre entre les mains du capitaine de la chaîne. C'était pour lors un nommé Langlade, exempt du guet, ou de M. d'Argenson, lieutenant de police de Paris.

La chaîne des galériens.

Sur le midi le Procureur général et trois Conseillers du Parlement vinrent à la Tournelle, nous appelèrent tous par nos noms, nous lurent à chacun le précis de notre arrêt de condamnation, et les remirent tous en main du capitaine de la chaîne.
Cette formalité nous arrêta trois bonnes heures dans la cour, pendant lesquelles M. Girardot, qui ne s'endormait pas à notre égard, fut supplier M. d'Argenson de nous recommander au capitaine de la chaîne ; ce qu'il fit fortement, ordonnant audit capitaine de nous distinguer des autres, de nous procurer tous les soulagements qui dépendraient de lui, et de lui rapporter, après son retour de Marseille, un certificat par lequel nous attesterions que nous étions contents de lui. Il lui ordonna de plus de régler avec M. Girardot ce qui concernait notre soulagement durant la route. Pour cet effet, M. Girardot vint dans la cour de la Tournelle, alla saluer le Procureur général et le pria d'avoir la bonté de permettre qu'il entretînt et assistât ces vingt-deux réformés qui étaient à la chaîne ; ce que le Procureur général lui ayant accordé avec beaucoup de douceur, il vint nous embrasser tous avec une affection digne des sentiments de christianisme qui le faisaient agir.
Ensuite il s'entretint avec le capitaine, qui lui dit qu'il était nécessaire de lui remettre l'argent que nous pourrions avoir, parce qu'au premier logement où la chaîne s'arrêtait on la fouillait, et qu'alors l'argent que l'on trouve aux galériens est perdu pour eux.
M. Girardot nous demanda si nous voulions confier au capitaine l'argent que nous avions. Nous lui dîmes que nous ne demandions pas mieux ; et comme notre argent était dans une bourse commune que je gardais, je la remis sur-le-champ entre les mains de M. Girardot, qui compta au capitaine cet argent, lequel consistait en sept ou huit cents livres.

Après cela le capitaine dit à M. Girardot qu'y ayant parmi nous des malades et des infirmes, il était de toute nécessité que nous fussions pourvus d'un ou de deux chariots, suivant le besoin que nous pourrions en avoir pendant la route. Il ajouta qu'il ne pouvait faire à ses frais cette dépense qu'après avoir chargé de coups de bâton ceux qui ne pouvaient marcher, pour s'assurer qu'ils ne faisaient pas les malades exprès pour se faire voiturer.
M. Girardot comprit d'abord ce que ce discours signifiait, et aussitôt accorda que nous paierions audit capitaine cent écus, et cela sur-le-champ, afin que, lorsque nous nous plaindrions de ne pouvoir marcher, on nous mît sur des chariots sans nous donner de coups, ou faire d'autres mauvais traitements ; de sorte qu'à proprement parler, les cent écus qu'il prit de notre bourse commune étaient pour nous racheter des coups de bâton pendant la route.
Pour notre sûreté, M. Girardot fit signer un reçu au capitaine, avec promesse qu'en nous remettant notre argent et la caisse de nos livres (que nous conditionnâmes qu'il ferait voiturer jusques à Marseille sur le marché des cent écus) il rapporterait quittance du tout avec notre attestation que nous étions contents de lui. Cela fait et le capitaine ayant reçu ses ordres et ses expéditions pour le départ de la chaîne ; sur les trois heures après midi on nous fit sortir de la Tournelle et traverser une partie de la ville de Paris, pour aller coucher à Charenton. Une grande quantité de gens de la religion réformée se tenaient dans les rues par où la chaîne passait, et malgré les bourrades que nos brutaux d'archers leur portaient pour les empêcher de nous approcher, ils se jetaient sur nous pour nous embrasser, car nous étions reconnaissables à nos casaques rouges. D'ailleurs nous vingt et deux étions tous ensemble à la queue de la chaîne.

Ces bonnes gens, parmi lesquels il y en avait beaucoup de distinction, nous criaient tout haut : « Courage, chers confesseurs de la vérité ; souffrez constamment pour une si belle cause, pendant que nous ne cesserons de prier Dieu, qu'il vous fasse la grâce de vous soutenir dans vos rudes épreuves ; » et autres discours de ce genre, très consolants pour nous. Quatre messieurs, gros marchands de Paris, nous accompagnèrent même jusques à Charenton, avec la permission du capitaine, grand ami de l'un d'eux, et firent promettre audit capitaine de leur permettre de nous donner à souper à Charenton et qu'il nous détacherait de la grande chaîne, pour pouvoir être en particulier avec ces messieurs, dans une chambre de l'hôtellerie, où la chaîne logerait. Nous arrivâmes à Charenton sur les six heures du soir au clair de la lune. Il gelait, comme on dit, à pierre fendre. La peine que nous avions à marcher, et l'excessive pesanteur de nos chaînes (qui était de cent cinquante livres pesant pour chacun, suivant le dire du capitaine même) nous avait réchauffés du grand froid que nous avions enduré dans la cour de la Tournelle ; mais échauffés à tel point, qu'arrivant à Charenton, nous étions en sueur, comme si on nous avait plongés dans l'eau.
Étant donc arrivés à Charenton, on nous logea dans l'écurie d'une hôtellerie : mais quel logement, hélas ! et quel repos nous préparait-on pour nous refaire de cette grande fatigue ! La chaîne était clouée au râtelier, de manière que nous ne pouvions nous coucher ni même nous asseoir que difficilement sur le fumier et les immondices des chevaux ; car, comme le capitaine conduit la chaîne à ses dépens jusques à Marseille, moyennant vingt écus par tête, de ceux qu'il livre à Marseille, il épargne jusques à la paille, et nous n'en avons pas eu pendant toute la route.

On nous laissa donc ainsi reposer (si tant est que ce repos ne soit pire que la fatigue que nous avions eue) jusque sur les neuf heures du soir pour nous préparer une autre scène la plus cruelle qu'on puisse s'imaginer, comme je vais la dépeindre. Cependant nos quatre messieurs de Paris, qui nous avaient suivis jusques à Charenton, logèrent dans la même hôtellerie, où était la chaîne, y arrêtèrent la plus grande chambre, et ordonnèrent le souper pour trente personnes, pour nous régaler ; comptant que le capitaine leur tiendrait parole. Mais quel régal, bon Dieu ! autre qu'ils ne s'attendaient, n'eûmes-nous pas et eux aussi, par la vue d'un spectacle, qui me fait frémir toutes les fois que je me le rappelle. Le voici.

À neuf heures du soir, qu'il faisait un grand clair de lune, et une gelée, par un vent de bise, que tout glaçait, on décramponna la chaîne, et on nous fit tous sortir de l'écurie dans une spacieuse cour, close d'une muraille, qui régnait devant cette hôtellerie. On fit arranger la chaîne à un bout de cette cour ; ensuite on nous ordonna, le nerf de boeuf à la main, qui tombait comme grêle, sur les paresseux, de nous dépouiller entièrement de tous nos habits, et de les mettre à nos pieds. Il fallut obéir ; et nous vingt et deux, ni plus ni moins que toute la chaîne, nous subîmes ce cruel traitement. Après donc que nous fûmes dépouillés, nus comme la main, on ordonna à la chaîne de marcher de front jusques à l'autre bout de la cour, où nous fûmes exposés au vent de bise pendant deux grosses heures ; pendant lequel temps, les archers fouillèrent et visitèrent tous nos habits, sous prétexte d'y chercher couteaux, limes, et autres instruments propres à couper ou rompre les chaînes.
On peut juger, si l'argent, qui se trouva, échappa des mains de ces harpies. Ils prirent tout ce qui les accommodait, mouchoirs, linge (s'il était un peu bon), tabatières, ciseaux, etc., et gardèrent tout, sans jamais en avoir rien rendu ; et lorsque ces pauvres misérables leur demandaient ce qu'on leur avait enlevé, ils étaient accablés de coups de bourrade de leurs mousquetons, et de coups de bâton.
La visite de nos hardes étant faite, on ordonna à la chaîne de remarcher de front jusques à la place, où nous avions quitté nos habits. Mais, ô spectacle cruel ! la plupart de ces malheureux, de même que nous étions si roides du grand froid que nous avions souffert, qu'il nous était impossible de marcher, quelque petit espace qu'il y eût de l'endroit où nous étions jusques à nos habits. Ce fut alors que les coups de bâton, et de nerf de boeuf, plurent ; et ce traitement horrible ne pouvant animer ces pauvres corps, pour ainsi dire, tout gelés, et couchés les uns roide morts, les autres mourants, ces barbares archers les traînaient par la chaîne de leur col, comme des charognes, leur corps ruisselant du sang des coups qu'ils avaient reçus. Il en mourut ce soir-là, ou le lendemain, dix-huit. Pour nous vingt-deux, on ne nous frappa ni traîna, grâces à Dieu, et à nos cent écus, que nous éprouvâmes dans cette occasion, avoir été bien employés. Les archers nous aidèrent à marcher, et en portèrent même quelques-uns entre leurs bras, jusques où étaient nos habits, et par une espèce de miracle, il n'y eut aucun de nous, qui y pérît, ni pendant la route, où on nous fit encore trois fois cette barbare visite en pleine campagne, avec un froid aussi grand et même plus rude qu'il n'était à Charenton.

Il est à remarquer, que pendant qu'on nous fit ce cruel traitement à Charenton, ces quatre messieurs de Paris le voyaient des fenêtres de leur chambre, qui donnait dans cette cour. Ils criaient, et se lamentaient, demandant au capitaine, les mains jointes, de nous épargner ; mais il ne les écoutait pas, et tout ce que ces bons messieurs purent faire, ce fut de nous crier de nous recommander à Dieu, comme on fait à des patients, à qui on va faire subir le dernier supplice ; et depuis nous ne les avons jamais revus ; car on nous recloua nos chaînes au râtelier de l'écurie, comme auparavant. Jugez, je vous prie, si ces messieurs eurent l'appétit et le courage de se régaler du grand souper qu'ils avaient fait préparer pour nous. Le capitaine ne voulut même jamais permettre, qu'ils entrassent dans l'écurie pour nous voir, et nous secourir dans l'accablant état où nous étions, ni qu'on nous apportât le moindre rafraîchissement, et il fallut nous contenter d'un morceau de pain, d'une once de fromage, et d'un demi-setier de mauvais vin pour chacun, que le capitaine nous fit distribuer. Ce qui nous aida le plus à nous réchauffer, et qui vraisemblablement, après Dieu, nous sauva la vie, ce fut le fumier des chevaux de cette écurie, sur lequel nous étions assis ou à demi couchés. Pour moi, je me souviens que j'eus la facilité de m'y enterrer entièrement. Ceux qui purent le faire s'en trouvèrent bien, se réchauffèrent, et se remirent bientôt. Tout extrême et vilain que ce remède était, nous rendîmes grâces à Dieu, de bon coeur, de nous l'avoir procuré.

Le lendemain au matin, nous partîmes de Charenton. On mit sur les chariots quelques-uns de nous vingt-deux, qui le requirent, sans qu'on les maltraitât le moins du monde ; mais les autres malheureux, accablés de leurs souffrances du soir précédent, et quelques-uns à l'article de la mort, ne purent obtenir cette faveur, qu'après avoir passé par l'épreuve du nerf de boeuf ; et pour les mettre sur les chariots, on les détachait de la grande chaîne, et on les traînait par celle qu'ils avaient au col, comme des bêtes mortes jusques au chariot, où on les jetait comme des chiens, leurs jambes nues, pendantes hors du chariot, où dans peu elles se gelaient, et leur faisaient souffrir des tourments inexprimables ; et, qui pis est, ceux qui se plaignaient ou lamentaient sur ces chariots des maux qu'ils souffraient, on les achevait de tuer à grands coups de bâton.
On demandera ici, pourquoi le capitaine de la chaîne n'épargnait pas plus leur vie, puisqu'il recevait vingt écus par tête pour ceux qu'il livrait vivants à Marseille, et rien pour ceux qui mouraient en chemin. La raison en est claire. C'est que le capitaine devant les faire voiturer à ses dépens, et les voitures étant chères, il ne trouvait pas à beaucoup près son compte à les faire charrier. Car, à faire charrier, par exemple, un homme jusques à Marseille, il lui en aurait coûté plus de quarante écus, sans la nourriture ; ce qui fait voir, qu'il lui était plus profitable de les tuer, que de les faire voiturer. Il en était quitte d'ailleurs, en laissant au curé du premier village, qui se présentait, le soin d'enterrer ces corps morts, et en prenant une attestation dudit curé.

Enfin nous traversâmes l'Ile-de-France, la Bourgogne et le Mâconnais jusques à Lyon, faisant tous les jours trois et quatre lieues ; ce qui est beaucoup, chargés de chaînes, comme nous étions, couchant tous les soirs dans des écuries sur le fumier, mal nourris, et, quand le dégel vint, toujours dans la boue jusques à mi-jambes, et souvent la pluie sur le corps, qui ne se séchait qu'avec le temps sur nos corps mêmes, sans compter les poux et la gale, inséparables d'une misère pareille. Nous n'ôtions cette vermine de nos corps qu'à pleines mains ; mais pour la gale, dont tous ces misérables de la chaîne étaient ulcérés, nous vingt-deux en fûmes exempts, et pas un de nous ne la gagna, quoique pendant la route nous eussions été séparés les uns des autres, et que plusieurs de nous fussent accouplés avec quelques-uns de ces malheureux. Pour moi, je l'étais avec un, qui était condamné pour désertion. C'était un bon enfant. On l'accoupla avec moi à Dijon en Bourgogne, parce que le réformé, qui était enchaîné avec moi, était incommodé d'un pied, et qu'il fut mis sur un chariot. Ce pauvre déserteur donc était si infecté de la gale, que tous les matins c'était un mystère, pour me dépêtrer d'avec lui. Car comme le pauvre misérable n'avait qu'une chemise à demi pourrie sur son corps, que le pus de sa gale traversait sa chemise, et que je ne pouvais m'éloigner de lui tant soit peu, il se collait tellement à ma casaque, qu'il criait comme un perdu lorsqu'il fallait nous lever pour partir ; et qu'il me priait, par grâce, de lui aider à se décoller d'avec moi. Cependant je ne gagnai pas cette incommode maladie, qui se prend si facilement.

En arrivant à Lyon, on mit toute la chaîne dans de grands bateaux plats pour descendre le Rhône jusques au pont Saint-Esprit : de là par terre à Avignon, et d'Avignon à Marseille, où nous arrivâmes le dix-sept janvier mil sept cent treize, tous vingt-deux, grâces à Dieu, en bonne santé. Des autres il en était mort beaucoup en chemin, et il y en avait très peu, qui ne fussent malades, dont divers moururent à l'hôpital de Marseille.
Voilà la fin de notre route de Dunkerque à Marseille ; route qui m'a fait plus souffrir, principalement depuis Paris, que pendant les douze années précédentes de ma prison et de mon séjour sur les galères. Dieu soit loué, que d'ici en avant, je n'aurai plus à raconter que les événements, qui précédèrent et accomplirent enfin notre chère liberté : événements qui n'ont, Dieu merci, rien de tragique, mais qui méritent bien la curiosité du lecteur. On y verra la malice noire et la haine invétérée des missionnaires de Marseille, et la grâce de Dieu envers ses enfants triompher de leurs implacables ennemis.

On nous mit tous vingt-deux sur la galère, nommée la Grande Réale, qui servait d'entrepôt aux nouveaux venus et aux infirmes des trente-cinq galères, qui étaient pour lors dans le port de Marseille. Ces nouveaux venus n'y restent que peu, on les partage bientôt sur les autres galères ; mais nous vingt-deux ne fûmes pas partagés, parce qu'on comptait que les six chiourmes de Dunkerque reviendraient à Marseille, et qu'on nous remettrait alors chacun sur les galères, d'où nous étions sortis. Nous grossîmes donc le nombre de nos frères qui se trouvaient sur cette Grande Réale, si bien que nous y étions au delà de quarante réformés.
Ces chers frères nous reçurent avec embrassements, et larmes de joie et de douleur tout ensemble : de joie, de nous voir tous sains et saufs, constants et résignés à la volonté de Dieu ; et de douleur, des souffrances que nous avions eues, louant la divine Providence de nous avoir soutenus dans de si longues et douloureuses épreuves.

Le supérieur des missionnaires de Marseille, nommé le Père Garcin, s'était trouvé à Paris dans le temps que nous y étions. Il nous était venu voir dans le cachot de la Tournelle, et nous y avait exhortés de son mieux par des promesses mondaines à changer de religion ; car c'est là presque toujours le texte de leur mission. « Vous êtes ici, nous disait-il, à portée d'être délivrés dans deux fois vingt-quatre heures, si vous voulez changer, et je me fais fort d'obtenir dans ce peu de temps votre délivrance. À quoi vous allez-vous exposer ? continua-t-il. Il y a toute apparence, que les trois quarts de vous périrez d'ici à Marseille dans la rude saison où nous sommes ; et puis, quand ceux de vous, qui en échapperont, seront à Marseille, ils feront comme tous les autres protestants, qui étaient en galère, et qui ont tous fait abjuration entre mes mains. »
Nous lui répondîmes, que ceux qu'il disait n'avaient rien fait pour nous, ni nous rien pour eux, et que chacun devait prendre garde à son propre salut. Il s'en alla, et fut plus tôt de retour à Marseille que nous. Ce même Père Garcin donc nous vint voir le lendemain de notre arrivée sur la Grande Réale, et nous ayant tous fait venir dans la poupe de la galère, il nous compta, et ayant trouvé le même nombre qu'il avait vu à Paris : « C'est bien merveille, dit-il, que vous ayez tous échappé. N'êtes-vous pas encore las de souffrir ?
- Vous vous trompez fort, lui dis-je, Monsieur, si vous croyez que les souffrances affaiblissent notre foi. Nous éprouvons au contraire ce que dit le Psalmiste, que plus nous souffrons de maux, et plus il nous souvient de Dieu.
- Chansons, dit-il.
- Ce n'est pas tant chanson, lui repartis-je, que celle que vous nous chantiez à Paris, que tous nos frères des galères de Marseille avaient fait abjuration entre vos mains. Il n'y en a pas un qui l'ait fait, et si j'étais à votre place, j'aurais honte toute ma vie de m'être exposé à avancer une chose, qui me convaincrait d'imposture.
- Vous êtes un raisonneur, » me répondit-il brusquement, et s'en alla.

Deux ou trois mois se passèrent depuis notre arrivée à Marseille, sans qu'il nous arrivât rien de particulier ; mais environ le commencement d'avril, les missionnaires firent une exhortation générale à nous tous pour nous persuader de changer de religion, employant à cela plutôt des promesses mondaines que des arguments démonstratifs. Ils se flattaient, que du moins ils en gagneraient quelques-uns, ne fût-ce qu'un ou deux, pour exécuter un dessein diabolique qu'ils avaient formé, comme on le verra bientôt. Je dois remonter un peu plus haut pour en donner l'intelligence.

Pendant le congrès d'Utrecht pour la paix générale, nous vivions en espérance que cette paix nous procurerait notre délivrance. Nous savions que les puissances protestantes s'y intéressaient fortement. Mais la France n'en voulant point entendre parler, la paix se conclut sans faire mention de nous ; si bien que toute espérance du côté des hommes nous étant ôtée, nous la tournâmes toute du côté de Dieu, et nous nous résignâmes à sa sainte volonté.
Nous étions dans ces termes lors de l'exhortation des missionnaires, qui se persuadaient qu'ayant perdu toute espérance humaine, il leur serait facile de nous tenter par leurs belles promesses, et d'en séduire quelqu'un pour jouer leur rôle ; mais par la grâce de Dieu ils ne réussirent pas.

Nous ne savions rien de ce qui se passait en Angleterre en notre faveur : mais les missionnaires qui savent tout, avaient avis que la Reine Anne était fortement sollicitée d'employer ses bons offices pour nous auprès du Roi de France ; et en bons politiques, ils se persuadaient, que si la Reine nous demandait, le Roi, pour les raisons qu'un chacun sait, ne la refuserait pas.

C'est ce qui fit prendre la résolution à ces messieurs de s'opposer, par toutes sortes de voies, à notre liberté, en faisant accroire au Roi, de qui ils étaient très écoutés, que les hérétiques qui étaient sur les galères, rentraient tous dans le giron de l'Église romaine ; afin que le Roi eût cette raison à opposer aux sollicitations que la Reine Anne lui pourrait faire pour notre délivrance. Mais n'ayant pu persuader aucun de nous de se rendre, et ayant besoin de quelqu'un pour exécuter leur projet, que firent ces fourbes pour en imposer au Roi ? Ils sollicitèrent deux malheureux forçats, qui étaient condamnés, l'un pour vol, l'autre pour désertion, tous deux catholiques romains d'origine, et qui, depuis plusieurs années, qu'ils étaient aux galères, avaient fait constamment profession de cette religion ; ils les sollicitèrent, dis-je, à feindre qu'ils étaient de la religion réformée, et à se faire ensuite catholiques ; après quoi ils leur promettaient leur délivrance.
La condition était flatteuse pour ces deux malheureux. Aussi ne se firent-ils pas tirer l'oreille pour y acquiescer. Nous ignorions parfaitement cette manigance, et nous fûmes tout surpris, qu'un dimanche, lorsqu'on disait la messe sur les galères, ces deux soi-disant réformés se plièrent dans leur capote, et se couchèrent dans leur banc, à la manière des véritables réformés, en qui l'on tolérait cette manière d'agir, qui désignait qu'ils n'avaient aucune foi pour la messe.
Mon lecteur sera, je m'assure, bien aise, que je sorte pour un moment de mon sujet pour lui dire, aussi brièvement qu'il me sera possible, l'origine de cette tolérance, qui surprend sans doute ceux qui ne la savent pas, et qui connaissent l'esprit des ecclésiastiques romains, surtout des missionnaires, peu disposés à souffrir impunément une telle indécence à l'égard d'un mystère, qu'ils exaltent si fort. La voici.

Après la paix de Ryswyk, les missionnaires entreprirent de forcer les protestants des galères, lorsqu'on dirait la messe, de se mettre à genoux, tête nue, et dans la posture de dévotion, que les catholiques romains observent. Pour y réussir, ils n'eurent pas beaucoup de peine à mettre dans leur parti M. de Bonbelle, major-général des galères, le plus grand et le plus acharné des persécuteurs. Ils conclurent avec lui de faire donner la bastonnade à tous les réformés, jusqu'à ce qu'ils eussent consenti à se tenir dans cette posture, lorsqu'on dirait la messe. Et pour rendre cette exécution d'autant plus effrayante qu'elle durerait plus longtemps, on convint que le major commencerait à un bout des galères (il y en avait quarante), et ferait donner la bastonnade, à une ou deux galères par jour, et ainsi jusqu'à l'autre bout, pour recommencer encore par ceux qui resteraient opiniâtres, et continuer ainsi jusqu'à ce qu'ils se soumissent ou mourussent sous la corde.
Bonbelle commença cette effroyable exécution, et chaque jour, il la continuait d'une galère à l'autre ; et les termes favoris dont il se servait pour exhorter ces pauvres martyrs à obéir, étaient ceux-ci, qui font frémir d'horreur : « Chien, disait-il, mets-toi à genoux quand on dira la messe, et dans cette posture, si tu ne veux pas prier Dieu, prie le diable, si tu veux ; que nous importe ? »
Tous ceux qui furent exposés à ce supplice, y résistèrent saintement et courageusement, en louant Dieu, au milieu de leurs peines. Cependant quelques bonnes âmes en informèrent les ambassadeurs des puissances protestantes, qui étaient à la cour de France, et qui, frappés d'une injustice aussi atroce, présentèrent des mémoires au Roi, où ils alléguaient entre autres, qu'il était du dernier injuste que des gens, qui souffraient actuellement la peine des galères, pour n'avoir pas voulu se conformer à l'Église romaine, fussent violentés par de nouvelles peines pour les y porter. Le Roi avoua, que cela était très injuste, et déclara qu'on avait commis cette violence, sans ses ordres, et envoya incontinent ordre à Marseille, de cesser ces excès, et d'en faire réparation aux prétendus réformés des galères ; ce qui se fit assez faiblement, en disant que c'était un malentendu, qui n'arriverait plus. Et depuis ce temps-là on toléra, que les réformés se couchassent dans leur banc, quand on disait la messe sur les galères, comme je l'ai dit plus haut.

Je reprends le fil de l'histoire des deux faux réformés, que les missionnaires faisaient agir. Ces malheureux s'étant donc couchés dans leur banc pendant la messe, le comite, qui avait le mot et qui observe ordinairement que chacun fasse son devoir en pareil cas, les voyant ainsi hors de la posture convenable, leur en demanda la raison. Ces misérables lui répondirent, en jurant, qu'ils étaient huguenots, à cause que leurs parents l'étaient aussi. Les comites en avertirent les aumôniers ; car c'était sur deux galères différentes, que se passait cette scène. Les aumôniers les exhortèrent de rentrer dans le giron de l'Église. Ils se firent un peu tirer l'oreille, et enfin se rendirent. Nous jugions bien que c'était un tour de politique des missionnaires ; mais nous ne pénétrions pas à quoi tout cela aboutirait, et nous ne le développâmes que quelques jours après, que les missionnaires eux-mêmes le mirent au jour, comme on le va voir.


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