Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE RELIGION.




Suite
(p 261)

Sabatier pliait la portion d'argent de chaque galère, dans une liste des noms des participants, qu'il envoyait par son turc à un frère de chaque galère. Or, il arriva que comme le turc, par sa fonction, était souvent obligé d'aller auprès de Sabatier dans son banc, pour prendre ses commissions, l'argousin ou le comite, s'apercevant de cette fréquentation, se douta du fait, et en ayant averti le major des galères, celui-ci ordonna d'observer le turc lorsqu'il irait auprès de Sabatier, et d'attendre que ledit turc sortît de la galère, et pour lors de se saisir de lui et de le visiter ; ce qui ne manqua pas d'arriver ; car le turc ayant reçu le petit paquet pour l'apporter sur une des galères, il fut saisi comme il en sortait, et on lui trouva le paquet qui consistait en l'argent, et la liste de ceux à qui il le fallait distribuer.
On demanda au turc de qui il avait reçu cet argent. Il n'en voulut jamais rien dire ; mais on n'avait pas besoin de sa déposition. On avait vu que cela venait de la part de Sabatier, qui avoua franchement qu'il avait donné ce paquet au Turc. L'intendant, qui eut d'abord avis de cette trouvaille, en fut ravi, espérant qu'on découvrirait enfin le banquier qui comptait l'argent aux réformés ; et comme l'intendant se trouvait pris de la goutte, et qu'il ne pouvait pas se transporter sur la galère où était Sabatier, pour lui faire avouer par le tourment de la bastonnade ce qu'il désirait avec tant de passion de savoir ; il ordonna qu'on enchaînât Sabatier en couple avec un turc, et qu'un garde de la galère le lui amenât chez lui : ce qui fut fait.

Sitôt qu'il vit Sabatier, il lui parla d'abord assez amiablement, lui disant que, puisqu'il disait faire profession de la vérité, il espérait qu'il la lui dirait sur ce qu'il allait lui demander. Sabatier lui dit qu'il la disait hardiment sur tout ce qui concernait sa personne, au hasard d'encourir les plus rudes tourments et même au péril de sa propre vie.
« Or çà, dit l'intendant, si tu me confesses la vérité, tu n'auras aucun mal. »
Premièrement l'intendant lui demanda si ce paquet et l'écrit qui l'enveloppait venaient de lui.
« Oui, Monseigneur, » répondit Sabatier.
Ensuite, à qui il envoyait ledit paquet. Sabatier répondit qu'il l'envoyait à un tel, l'un de ses frères de foi, pour distribuer cet argent à divers autres qui étaient sur cette liste.
« À quel usage est cet argent ? » lui demanda l'intendant.
Sabatier répondit, que c'était une charité qu'on leur faisait, pour s'en aider dans leur misérable esclavage.
« D'où vous vient cet argent ? demanda l'intendant.
- De Genève, Monseigneur, répondit Sabatier.
- En recevez-vous souvent de cette manière ? dit l'intendant.
- Quelquefois, répondit Sabatier, lorsque nos amis prévoient le besoin que nous en aurons.
- Par quelle voie le recevez-vous ? continua l'intendant.
- Par un banquier de Genève, qui par correspondance nous le fait compter par un banquier de Marseille, répondit Sabatier.
- Quel est ce banquier, qui vous le compte ? lui demanda l'intendant.
- C'est jusque-là, Monseigneur, dit fermement Sabatier, que j'ai pu vous dire la pure vérité. J'ai promis à Votre Grandeur de la dire en tout ce qui me concerne, et si vous trouvez que ce que j'ai dit et fait soit criminel, punissez-m'en de la manière que vous voudrez. Mais de dénoncer un homme qui n'a agi que par bonté et pour nous faire plaisir, et dont je sais que ma déposition causerait la perte, c'est ce que je ne ferai jamais.
- Comment, malheureux, tu oses me nier ce que tu avoues toi-même de savoir, lui dit l'intendant ; je te ferai expirer sous la corde, ou tu me le diras.
- Faites-moi mourir, dit Sabatier, dans les tourments les plus horribles, je ne le dirai jamais. »

L'intendant, transporté de rage, ordonna au garde qui avait conduit Sabatier, de l'assommer de coups de bâton en sa présence. Le garde, qui connaissait Sabatier pour l'avoir fréquenté plusieurs années, attendri de son malheureux sort, répondit à l'intendant en propres termes :
« Monseigneur, c'est un si brave homme ; je ne saurais le battre.
- Coquin, dit l'intendant, donne-moi ton bâton ; » ce que le garde ayant fait, ce cruel intendant fit approcher Sabatier de son fauteuil, et lui rompit le bâton sur le corps, sans que le pauvre Sabatier se plaignît le moins du monde, ni qu'il changeât d'attitude pour esquiver les coups de ce furieux.
Ensuite ne pouvant plus le battre, les forces lui manquant, il fit reconduire Sabatier sur la galère, et donna ordre au Major de lui faire donner la bastonnade jusqu'à la mort, ou qu'il eut dit le nom du banquier qui lui avait compté l'argent ; ce qui s'exécuta sur-le-champ sans autre forme de procès.

Sabatier sou/frit constamment ce plus que barbare traitement, et tant que la parole lui resta pendant ce supplice, il ne fit qu'invoquer Dieu, le priant de lui accorder la grâce de résister jusqu'à la mort, à laquelle il s'attendait, et de recevoir son âme en sa divine miséricorde.
La parole et le mouvement lui ayant manqué, on frappait cependant à toute outrance ce pauvre corps déchiré. Le chirurgien de la galère, attentif s'il respirait encore, dit au Major, que, s'il continuait à le faire frapper tant soit peu, il mourrait infailliblement et son secret avec lui ; mais que si on tâchait de le faire revenir, on pourrait recommencer, pour lui faire avouer ce qu'on désirait de savoir.
Le Major y acquiesça.
On lui frotta le dos tout déchiré avec du fort vinaigre et du sel. La douleur que lui causa cet appareil, le fit revenir, mais si faible, qu'on ne pouvait plus recommencer son supplice, qu'en le tuant du premier coup. C'est pourquoi on trouva à propos de le porter à l'hôpital, pour lui redonner des forces à supporter un second supplice. Mais comme il y fut assez longtemps toujours entre la mort et la vie ; soit que le temps le fît oublier, ou que ses bourreaux mêmes eussent horreur d'un tel supplice pour une cause qui ne leur faisait pas honneur ; tant y a-t-il qu'on ne l'y exposa plus, et il en revint ; mais toujours si valétudinaire et si faible de cerveau, qu'on l'a vu diverses années dans ce pays, où il est mort, hors d'état de soutenir la moindre conversation, et ayant la parole si basse, qu'on ne pouvait presque pas l'entendre. Voilà l'exemple de cruauté inouïe suscitée par les missionnaires de Marseille que j'avais à déduire à mon lecteur.
Je reprends le fil de mon histoire.


Par un effet de la divine Providence j'avais été, sans aucun danger, le distributeur des subventions, que me remettait M. Piecourt. Pour m'aider dans ce soin, j'avais fait, comme je l'ai dit ci-dessus, le choix d'un turc nommé Aly, un des plus honnêtes hommes et des plus fidèles que j'aie jamais vus. Je savais à peu près le temps qu'on envoyait la subvention, et j'envoyais seulement Aly (car les turcs vont partout sans garde) chez M. Piecourt, qui lui donnait l'argent pour me le remettre, avec une quittance pour me faire signer, que lui reportait Aly avec mes lettres pour la Hollande.
Mais il arriva que M. Piecourt eut le malheur d'être dérangé dans ses affaires. Ce contretemps fut cause que la correspondance pour nos subventions fut commise à un autre négociant de Dunkerque, nommé M. Penetrau. Ce dernier s'en était acquitté deux ou trois fois avec assez de ponctualité et de précaution, et l'avait fait avec d'autant plus de sûreté et de facilité, que mon turc entendait fort bien à faire les commissions dont je le chargeais, et que nous avions d'ailleurs sur la galère un aumônier qui était fort raisonnable à notre égard. Ce mot d'aumônier me fait souvenir de dire ici quelque chose de ceux qui ordinairement sont chargés de cette fonction sur les galères (1).

Ces aumôniers sont des prêtres séculiers de la congrégation que l'on nomme vulgairement de la Mission ou de Saint-Lazare. Comme les chefs de cette congrégation avaient eu le secret de se concilier la confiance du Roi, par un certain air de simplicité et de désintéressement, on redoutait beaucoup à Marseille le pouvoir de chacun de ses membres en particulier.
Cette congrégation avait eu pour fondateur M. Vincent de Paul, qui de simple prêtre qu'il était, avait mérité (par la réputation de sainteté qu'il avait su s'acquérir) l'honneur d'être le confesseur de la Reine, mère de Louis XIV. Il fut ensuite chargé de faire des missions dans les campagnes pour l'instruction des paysans et du commun peuple.
C'est ce qui donna lieu à l'établissement de sa congrégation, qui dans les commencements était peu respectable, mais qui dans la suite s'agrandit et s'établit dans les meilleures villes de France, s'acquit divers privilèges, prérogatives et bénéfices, entre autres, la direction de la nomination des curés de village, des aumôniers des troupes du Roi, des navires et galères. Enfin ces pères surent si bien s'insinuer en cour, que les ministres les regardaient comme des oracles, et les Jésuites comme des gens qui les avaient dupés, et qu'ils ne voyaient plus qu'avec des yeux d'envie et de jalousie. Malgré leur finesse, ils n'avaient pu prévoir cette élévation, dont ils avaient été eux-mêmes les principaux instruments. Ils avaient cru, en appuyant cette congrégation de leur crédit, grossir seulement le nombre de leurs partisans ; mais les Lazaristes avaient de trop bons modèles devant les yeux pour suivre l'institution de leur fondateur. Ils avaient adopté les sentiments des Jésuites ; ils en prirent facilement l'esprit.

Parmi les ecclésiastiques l'ambition est une maladie épidémique qui n'affecte que l'intérieur : aussi ce fut sous le manteau de l'humilité que nos Lazaristes couvrirent leurs vues ambitieuses. Ils le firent avec tant d'adresse, que ceux qui les surchargeaient de grâces et de faveurs, croyaient bonnement avoir triomphé de la répugnance la plus décidée pour les honneurs et l'agrandissement. Ils savaient combien avaient servi aux Jésuites, l'extérieur humble, l'air mortifié et composé ; pour aller plus sûrement à leurs fins, ils les imitèrent dans leur maintien et leur habillement, et renchérirent même sur leurs originaux, dont ils se distinguèrent par un collet de grosse toile blanche, un floquet de poil au menton, et une négligence étudiée ou plutôt une crasseuse malpropreté, qui jointe à un certain patelinage, en imposa si bien au public et à la cour, qu'ils ont mérité les suffrages de l'un et de l'autre, la desserte des chapelles de toutes les maisons royales, l'administration d'une infinité de séminaires, et la possession des biens immenses, dont ils jouissent actuellement.
Tant il est vrai qu'on arrive souvent avec plus de facilité au but que l'on se propose, en feignant de s'en éloigner, qu'en prenant les mesures les mieux concertées pour y parvenir.

C'est à cette politique que les Jésuites, et plusieurs autres congrégations, sont redevables de leurs richesses et d'un pouvoir dont ils n'abusent que trop souvent pour persécuter les pauvres réformés aux dépens de l'humanité et de la religion. Tels sont particulièrement nos Lazaristes, qui s'étaient de mon temps rendus si puissants et si redoutables à Marseille, que, si quelques officiers du Roi leur faisaient quelque déplaisir, ils obtenaient bientôt une lettre de cachet, qui les mettait en disgrâce. De cette façon ils étaient si craints, et en apparence si respectés, que tout pliait sous leur tyrannie.


Ces pères de la Mission ayant donc, comme je viens de le dire, la direction du spirituel des galères, y plaçaient les aumôniers, gens, comme eux, cruels et persécuteurs des réformés qui s'y trouvaient. Mais notre aumônier étant venu à mourir, lorsque les six galères passèrent de la Méditerranée dans l'Océan, M. de Langeron, à cause de l'éloignement qui le dispensait d'attendre la nomination des missionnaires, et qui d'ailleurs ne voulait pas manquer d'aumônier sur sa galère, prit à Rochefort un moine du couvent de l'ordre des Dominicains. Cet aumônier, dans les commencements nous faisait tous les mauvais traitements qu'il pouvait ; mais à la longue il se radoucit, et se conforma à la façon d'agir de notre capitaine, qui avait beaucoup changé en notre faveur. Aux mauvais traitements, que nous avions d'abord eu à essuyer, succédèrent des procédés obligeants pour nous tous, et particulièrement pour moi, surtout depuis que je fus devenu écrivain de M. de Langeron ; emploi qui me fournissait souvent l'occasion de converser avec lui.

Pendant les trois dernières années que je restai à Dunkerque, où les galères furent toujours désarmées, il ne se passait presque point de jour, qu'il ne vînt sur la galère, où nous passions une heure ou deux ensemble, sans parler de religion, du moins fort peu.
C'était un homme savant, et bon prédicateur ; et comme, par le moyen de mes amis, je recevais souvent des livres de piété, de la Hollande, entre autres divers tomes des sermons de feu M. Saurin, il me demanda un jour si je n'avais pas quelques sermons de nos auteurs à lui prêter. Quoique cette demande me parut suspecte, je hasardai cependant de lui en prêter, et je débutai par un tome des ouvrages de M. Saurin, qu'il me rendit ponctuellement. Il y trouva tant de goût, qu'ensuite je lui prêtai tous les livres que j'avais, même les Préjugés légitimes contre le papisme, de M. Jurieu, qu'il me rendit, ainsi que les autres, avec exactitude.

Un jour dans la conversation il me demanda, si nous autres réformés ne recevions pas de l'argent de Hollande. Je jugeai à propos de lui parler négativement sur cet article, par la crainte que j'avais des conséquences. On verra par la suite de ces mémoires, qu'il n'était pas inutile que je m'étendisse un peu à l'égard de cet aumônier.

La digression que j'ai cru devoir faire au sujet du malheur de Sabatier, m'ayant écarté de mon sujet, je reviens au péril, que j'ai annoncé avoir couru moi-même dans la distribution des subventions. J'ai déjà dit, que M. Penetrau, négociant de Dunkerque, en avait la correspondance. Ce monsieur-là pensa un jour me perdre. Il reçut ordre d'Amsterdam do me compter cent écus, et il en avait, sous son couvert, la lettre d'avis pour me remettre. Il se trouva que ledit sieur était dérangé dans ses affaires, et pour ne pas montrer la corde, comme on dit, à son correspondant d'Amsterdam, il voulut chercher un prétexte plausible, pour se défendre de me compter cette somme. Quoiqu'il sût qu'il allait me sacrifier pour soutenir son crédit, il fut chez notre aumônier, et lui déclara qu'il avait ordre de la Hollande de me compter cent écus ; mais que comme les défenses de la cour lui faisaient craindre de s'attirer des affaires, il voulait premièrement lui en demander la permission. Il s'imaginait que l'aumônier, bien loin de la lui accorder, le lui défendrait absolument.

Par ce moyen il aurait été tiré d'embarras, et moi j'aurais été exposé à un grand examen, qui ne se serait pas fait sans une furieuse bastonnade pour me faire avouer, qui étaient les négociants, qui, ci-devant m'avaient compté de l'argent.
L'aumônier comprit d'abord les suites, que pourrait avoir cette affaire, et regardant fixement M. Penetrau, lui dit : « Je suis sûr, Monsieur, que ce n'est pas la première fois que vous avez fait de pareils paiements sans en demander la permission et que messieurs vos correspondants de Hollande ne sont pas si imprudents que de vous confier une telle commission à la volée, et sans être bien certains par expérience, que vous vous en acquittez bien. Mais, quoi qu'il en soit, puisqu'il ne tient qu'à ma permission, je vous la donne très volontiers. »
Penetrau fut fort décontenancé par cette réponse, à laquelle il ne s'était pas attendu. Il répliqua à l'aumônier, que sa permission ne le rassurait pas sur le danger, et qu'il verrait l'intendant pour lui demander la sienne. L'aumônier fut choqué de cette répartie et lui dit brusquement :
« Quoi ! Monsieur, après que vous m'avez fait connaître, que mon consentement vous déterminerait, vous osez me dire, que vous vous adresserez à l'intendant. Vous en ferez comme il vous plaira : Mais sachez que, si vous en parlez le moins du monde à l'intendant ou à qui que ce soit, j'ai le bras long, et que je saurai vous atteindre, pour vous en faire repentir. »

Penetrau au bout de son latin, et ne sachant que faire de mieux lui avoua qu'il était un peu obéré, et que quoique cent écus ne pussent pas le mettre dans la dernière extrémité, cependant il ne les avait pas, pour le présent ; mais que, si je voulais attendre quinze jours, sans donner avis en Hollande que je n'eusse pas reçu cette somme, il me payerait sans faute au bout de ce terme. L'aumônier lui dit, qu'il faisait bien de s'ouvrir à lui, et qu'il lui pardonnait l'irrégularité qu'il avait commise à son égard : « Mais, continua-t-il, comme je ne veux pas courir les risques d'être votre dupe ; pour m'assurer de votre ponctualité, faites-moi un billet au porteur, des cent écus, valeur de moi, payable dans quinze jours, lequel argent je remettrai à celui à qui vous auriez dû le payer, et je vous en procurerai quittance ; vous pouvez être tranquille à l'égard de ce forçat, et je vous donne ma parole qu'il n'écrira pas à Amsterdam avant l'échéance de votre billet. »

Penetrau, charmé que sa démarche eût pris cette tournure, fit avec plaisir ce billet, et en même temps remit à l'aumônier la lettre qu'il avait pour moi. Tout cela se passait à mon insu.
Le même jour, l'aumônier vint sur la galère, et me fit appeler dans la chambre de poupe. En l'abordant, il me dit d'un air sérieux : « Je suis surpris, qu'un confesseur de la vérité ose mentir à un homme de mon caractère. »

Je restai fort interdit à ce début, et je lui dis que je ne savais pas ce qu'il voulait dire. « Ne m'avez-vous pas assuré, me dit-il, que vous ne receviez pas d'argent de la Hollande, ni d'aucun autre endroit ? j'ai en main de quoi vous convaincre de mensonge ; » et en même temps il me montra le billet au porteur que Penetrau lui avait fait.
« Connaissez-vous cela ? me dit-il.
- Oui, Monsieur, je vois, lui dis-je, que c'est un effet qui vous appartient.
- Il n'est point à moi, répliqua l'aumônier, mais à vous : » et en même temps il me raconta ce qui s'était passé entre Penetrau et lui, et me remit la lettre d'avis, en me reprochant encore que je lui avais menti : je pris la liberté de lui dire, qu'il était plus coupable que moi ; puisque sachant bien que ce n'était pas une chose que je pusse avouer, il m'avait obligé à la nier, en me la demandant. Il en tomba d'accord, et me dit que je n'avais qu'à me tranquilliser ; que dans quinze jours il m'apporterait les cent écus : ce qu'il fit au jour précis ; et en me les comptant, il m'offrit ses services :
« Écrivez, me dit-il, à vos amis de Hollande, qu'ils peuvent m'adresser leurs remises ; et soyez persuadé, que je vous les paierai ponctuellement ; et par ce moyen vous serez hors de tout risque. »
Je le remerciai de sa bonne volonté, dont je ne crus pas cependant devoir faire usage. Cette retenue de ma part n'empêcha pas que nous ne fussions toujours bons amis.
Nous étions cinq réformés sur notre galère, qu'il ne chagrinait jamais ; au contraire, il nous faisait mille amitiés. Aussi ne pensait-il pas comme les Jésuites, et comme les autres aumôniers des cinq galères, qui firent en sorte de le punir d'avoir osé montrer des sentiments plus humains et plus chrétiens qu'eux. Comme rien ne coûte à ces messieurs pour se venger, ils adressèrent un mémoire à l'évêque d'Ypres, dans lequel ils accusèrent l'aumônier d'être hérétique, d'aimer et de favoriser les prétendus réformés, et de les laisser en repos, au lieu de les porter à rentrer dans le giron de l'Église romaine. L'évêque cita notre aumônier devant lui pour rendre raison de sa conduite. En conséquence de cet ordre il se rendit à Ypres, et alla se présenter à l'évêque, qui lui dit qu'on l'accusait de favoriser les réformés de sa galère, et qu'il les laissait dans une tranquille sécurité, sans porter ses soins à les convertir.
« Monseigneur, lui dit l'aumônier avec fermeté, si Votre Grandeur m'ordonne de les exhorter et de les presser d'écouter et de se conformer aux vérités de l'Église romaine, c'est ce que je fais tous les jours ; et nul ne me peut prouver le contraire : mais si elle m'enjoint d'imiter les autres aumôniers, qui martyrisent cruellement ces pauvres malheureux, je partirai dès demain pour mon couvent. »
L'évêque lui dit, qu'il était content de sa conduite, l'engagea à continuer, et censura ensuite les autres aumôniers sur leur méthode de conversion.

Me voilà sur la fin de ma résidence à Dunkerque, aussi bien que mes frères de souffrance. Je vais commencer la description d'un nouveau genre de peine, de fatigues et de tourments affreux, qu'on nous fit souffrir depuis le premier octobre mil sept cent douze, qu'on nous enleva, ou pour mieux dire, déroba de Dunkerque, jusqu'au dix-sept janvier mil sept cent treize, que nous fûmes mis sur les galères de Marseille : mais avant cela, il est nécessaire de remonter un peu plus haut.

Chacun sait qu'en cette année-là, la Reine d'Angleterre fit sa paix particulière avec la France, et qu'entre autres articles, il y fut stipulé, que les Anglais prendraient possession de la ville, fortifications, et port de Dunkerque, jusqu'à sa démolition et comblement du port. En conséquence, les Anglais vinrent à Dunkerque au mois de septembre, avec quatre à cinq mille hommes, s'emparèrent de la ville, forts et citadelle, que la garnison française évacua. Mais, comme je l'ai déjà fait remarquer, la marine de France était si dénuée, qu'on ne pouvait armer les galères pour se mettre en mer. Ainsi la France convint avec la Reine d'Angleterre, que les galères avec leurs équipages et chiourmes resteraient dans le port jusqu'à ce qu'on commençât à le combler ce qui ne pouvait se faire qu'après l'hiver. Il fut aussi arrêté, que rien ne sortirait du port, soit bâtiments, équipages ou chiourmes, qu'avec la permission expresse de Sa Majesté la Reine d'Angleterre.

Les Anglais n'eurent pas plutôt pris possession des postes et établi la garnison dans la ville et la citadelle, qu'ils accoururent en foule sur les galères pour satisfaire leur curiosité de voir des bâtiments, que la plupart n'avaient jamais vus. Entre autres officiers, plusieurs qui étaient Français réfugiés, ayant appris qu'on tenait en galère des réformés pour le sujet de leur religion, s'informèrent d'abord s'il y en avait sur lesdites galères, et apprirent que nous étions vingt-deux.
Ces officiers témoignèrent leur zèle pour leur religion dans cette occasion, en venant nous embrasser, gémir et pleurer avec nous, dans nos bancs, et ils ne pouvaient s'empêcher de donner des marques de leur indignation et de leur pitié, en considérant nos chaînes et les misères qui accompagnent ce dur esclavage. Ils restaient une grande partie du jour avec leurs chers frères souffrants, assis très incommodément, ne craignant ni vermines, ni puanteur que cette misère engendre, et se faisaient gloire, en présence des officiers des galères, qui voyaient leurs actions, de nous caresser, nous consoler et nous exhorter à la persévérance. Leur exemple attira grand nombre d'officiers anglais des plus qualifiés, qui témoignèrent leur piété par des actions dignes de vrais protestants. La soldatesque y accourut aussi en foule, et selon leur manière d'exprimer leur zèle, jurait que si on ne nous délivrait pas de bonne grâce, ils le feraient le sabre à la main.

J'ai déjà dit que tout le monde entrait librement sur les galères ; mais dans cette occasion, les aumôniers prièrent M. de Langeron d'ordonner, qu'on n'y laissât plus entrer personne, vu le scandale, disaient-ils, que cela portait à la religion catholique. On essaya cette défense ; mais les soldats anglais, qui se présentaient pour entrer, et qu'on priait fort civilement de s'en abstenir, pour toute réponse, mettaient le sabre à la main, disant qu'étant maîtres de la ville et du port, ils étaient aussi les maîtres des galères, et qu'ils y entreraient de gré ou de force. On fut donc contraint de laisser la planche libre à chacun qui voulait y entrer. Dans ces entrefaites, un colonel anglais, dont j'ai oublié le nom, vint me parler, et me dit que milord Hill, qui était gouverneur de Dunkerque pour la Reine d'Angleterre, pouvait ignorer notre détention, et la cause de notre esclavage, et me conseilla de lui adresser un placet pour l'en informer, et implorer sa bonté pour notre délivrance.
Je fis ce placet le mieux qu'il me fut possible, et le colonel s'en chargea, et le remit à milord Hill. Le lendemain ce milord m'envoya son secrétaire pour me dire de sa part, qu'il approuvait la connaissance que je lui donnais de notre détention, et qu'il s'emploierait avec zèle pour notre délivrance ; mais que n'en étant pas le maître, il allait en écrire à la Reine, et que ses ordres, qu'il s'assurait qui nous seraient favorables, détermineraient ses actions ; qu'il nous priait, en attendant, de prendre patience encore pendant quinze jours. Ce secrétaire ajouta, que milord Hill nous offrait sa bourse, si nous avions besoin, d'argent. Je lui répondis, que nous n'avions besoin de rien que de la protection de milord, et que j'étais très reconnaissant de la réponse qu'il faisait à mon placet, et du zèle qu'il témoignait avoir pour nous rendre service.

Je fis savoir cette réponse à nos frères, qui étaient sur les galères, en les exhortant en même temps d'être circonspects avec les soldats anglais, et d'éviter tout discours qui pourrait les animer à user de violence pour nous procurer notre liberté : qu'il fallait au contraire qu'ils leur dissent la réponse de leur gouverneur, dont la conclusion était d'attendre patiemment les ordres de la Reine.
Dès lors tout se tint tranquille, et chacun de nous attendit avec patience des nouvelles d'Angleterre.

Pendant les quinze jours, que le gouverneur nous avait demandés, soit qu'il eût écrit à la Reine ou non, il se rendit grand ami de M. de Langeron notre commandant. Un jour milord lui dit, qu'il ne comprenait pas comment la cour de France avait pu faire la bévue de ne nous pas faire sortir de Dunkerque avant qu'ils y fussent entrés ; que cette cour ne pouvait pas ignorer, que la nation anglaise regardait avec horreur les mauvais traitements, qu'on faisait aux protestants pour cause de religion, et que même dans toutes les églises en Angleterre, on priait Dieu tous les jours pour la délivrance des réformés, qui souffraient sur les galères de France ; qu'en un mot, la cour de France aurait dû prévoir, que les Anglais étant les maîtres de Dunkerque, et ces vingt-deux protestants, qui gémissaient dans les fers pour leur religion étant sous les étendards et à la vue de la garnison anglaise, la Reine ne pouvait manquer à les faire délivrer, ne fût-ce que pour éviter le désagrément d'obéir en quelque sorte à la soldatesque, qui menaçait déjà de faire violence, si on ne délivrait pas ces gens-là.
M. de Langeron ne put s'empêcher de convenir, qu'effectivement sa cour avait fait faute en cela, et le pria d'user de prudence dans cette occasion, et de lui communiquer son avis sur ce qu'il y aurait à faire pour prévenir tout accident ; ajoutant qu'il savait, que le Roi son maître ne donnerait jamais son consentement pour la délivrance de ces réformés.
Milord Hill lui dit, qu'il savait un moyen pour prévenir tout fâcheux événement : « Écrivez, lui dit-il, au ministre de votre cour, qu'il vous ordonne de les faire sortir secrètement de Dunkerque par mer. J'y donnerai les mains, et la chose sera facile et sans danger. »
M, de Langeron ne manqua pas de suivre ce conseil ; et bientôt il reçut ordre d'agir de concert avec milord Hill, pour notre secret enlèvement ; ce qui se fit de la manière suivante.

Le premier octobre, fête de saint Remy, nous vîmes une barque de pêcheur, enchaînée à notre galère. On fit courir le bruit, que cette barque était confisquée pour avoir fait la contrebande ; et les Anglais, comme les autres, prirent cela pour argent comptant. Le soir on battit la retraite comme à l'ordinaire ; et chacun fut se coucher. J'étais dans mon paillot, dormant tranquillement, lorsque je fus éveillé tout à coup par notre major armé d'un pistolet, et accompagné de deux soldats de galère, qui me mirent la baïonnette à la gorge, en me menaçant que, si je faisais le moindre cri ou bruit, c'était fait de moi.
Le major, qui était de mes amis, m'exhorta amiablement à ne faire aucune résistance ; sinon qu'il exécuterait les ordres qu'il avait de me tuer.
« Hélas ! lui dis-je, Monsieur le Major, qu'ai-je fait, et que va-t-on faire de moi ?
- Tu n'as rien fait, me dit-il, et on ne te fera aucun mal, pourvu que tu sois docile. »
Il me fit ensuite promptement descendre dans cette barque de pêcheur, dont j'ai parlé ; et cela sans feu ni lumière, et avec grand silence, de peur d'être aperçu de la sentinelle anglaise de la citadelle, dont nous n'étions pas fort éloignés. En entrant dans cette barque, j'y trouvai nos autres vingt et un frères, que l'on avait enlevés dans leurs bancs, de la même manière que moi. On nous enchaîna tous dans le fond de cale, en observant un grand silence ; et quoiqu'on nous eût fait coucher sur le dos comme des bêtes que l'on va immoler, chacun de nous avait un soldat de galère, qui nous tenait la baïonnette à la gorge pour nous empêcher de crier, ni même de proférer aucune parole. Ensuite la barque démarra pour sortir du port. Il fallait passer près d'un navire anglais, qui se tenait toujours au milieu du port, pour empêcher que rien n'en sortît. Ce navire fit venir cette barque à son bord, lui demandant où elle allait. Le maître de la barque qui était Anglais, lui répondit en cette langue, qu'il allait à la pêche pour la maison de milord Hill, dont il montra un billet. Le capitaine dudit navire prit le billet, et y lut ceci écrit et signé de la main de milord Hill : « Laissez sortir cette barque, qui va à la pêche pour ma maison. » Ce capitaine ayant lu ce billet, le visa et laissa aller la barque.
Tous ceux qui commandaient les forts, tant du port que des jetées, en firent de même, et enfin nous nous trouvâmes en pleine mer. Pour lors les soldats nous quittèrent, montèrent sur le tillac de la barque, et fermèrent les écoutilles sur nous ; et par là nous eûmes la liberté de nous arranger plus commodément sur le sable, qui servait de lest à cette barque. Nous savions, qu'on ne sortait jamais en mer sans avoir provision, quand ce ne serait que du pain et de l'eau ; comme nous n'en avions vu aucune en entrant dans la barque, nous nous imaginâmes tous fortement, qu'on nous allait couler à fond, et que les soldats se sauveraient à terre dans la chaloupe, qui était attachée à la barque. On peut juger de l'angoisse où nous plongeait cette idée, et l'affreuse situation où nous nous trouvions.

Étant sans lumière dans ce fond de cale, ne voyant ni n'entendant personne, notre imagination échauffée par la terreur ne nous peignait que plus vivement le danger où nous croyions être. Ce fut dans cette cruelle perplexité que nous passâmes cette nuit, en ne cessant d'adresser nos prières au Seigneur, comme des gens qui attendent le coup de mort.
Quelques-uns de nous, saisis de crainte, redoublaient nos alarmes, en s'écriant de temps en temps : « Frères, nous périssons ; l'eau entre dans la barque. »
À ces gémissements chacun de nous redoublait ses prières, croyant être au dernier instant de sa vie. Il se trouva cependant, qu'un vieillard de septante ans ne le croyait pas aussi fermement que nous ; et certainement il nous aurait fait rire, si nous nous fussions trouvés dans des circonstances moins accablantes. Il était assis sur son havresac ; et entendant crier que l'eau entrait dans la barque, il se leva tout droit, tenant d'une main son havresac, et cherchant de l'autre avec empressement, s'il ne trouverait pas un clou pour l'y accrocher. Comme il était auprès de moi, et que son remuement interrompait ma dévotion, je lui demandai ce qu'il faisait.
« Je cherche à pendre mon havresac, me dit-il, aussi haut que je pourrai, de peur que mes hardes ne se mouillent.
- Songez à votre âme, bon homme, lui dis-je. Si vous vous noyez, vous n'avez plus besoin de hardes.
- Hélas ! dit-il, il n'est que trop vrai ; » et aussitôt il quitta la recherche du clou. Ce trait nous fait bien voir, qu'il y a partout de l'homme, et que nous tenons toujours à la terre.

Nous sentions bien que notre barque allait à la voile ; mais nous ne savions pas quel air de vent nous tenions. Lorsqu'il fut jour, on ouvrit l'écoutille ; et comme je me trouvai dessous et qu'en me tenant sur les pieds, je pouvais voir sur le tillac, je me levai promptement tout droit, et la première personne que j'aperçus fut notre capitaine d'armes, qui est ordinairement le premier sergent des quatre qu'il y a dans les compagnies de marine. Il était fort de mes amis, et il n'y avait pas longtemps que je lui avais rendu service auprès de notre capitaine.
« Hé ! vous voilà, monsieur Praire, lui dis-je.
- Oui, mon ami, me dit-il, d'un air riant ; je crois que vous n'avez pas trop bien reposé cette nuit.
- Mais où nous menez-vous ?
- Tenez, me dit-il, voilà Calais, en me montrant la ville devant laquelle nous étions ; nous allons vous y débarquer, ajoutant que nous n'y ferions pas un long séjour et que nous n'avions qu'à préparer nos jambes.
- Mais, Monsieur, lui dis-je, vous n'êtes pas capable, ni tous les hommes du monde, de faire marcher des gens décrépits de vieillesse ou qui sont impotents ou malades comme moi (j'avais pour lors la fièvre tierce).
- En ce cas le Roi, qui ne demande jamais l'impossible, fait fournir des chariots aux infirmes, et je suis certain qu'on a joint à votre route un ordre de nous en faire donner.
- Tenez, dit-il, en me la montrant, voyez s'il y a plus d'un chariot ordonné pour les chaînes de rechange et le bagage. »

Comme je voulais voir notre destination, qu'il ne m'avait pas voulu dire, au lieu de jeter les yeux sur le commencement, je regardai à la fin et j'y lus ces lignes : « Au Havre-de-Grâce, où ils seront remis à l'Intendant jusqu'à nouveaux ordres. »
J'en avais assez vu pour satisfaire la curiosité de nos frères, à qui je dis notre destination (telle que je l'avais lue) le plus doucement qu'il me fut possible, de crainte que le capitaine d'armes ne s'en aperçût. On nous débarqua donc à Calais ; nous fûmes conduits en prison, chargés de nos chaînes, et nous reçûmes l'étape sur le pied des soldats de recrue.
Le lendemain matin, l'argousin de la chaîne (car il y en avait un qui nous suivait) nous enchaîna de deux en deux, chacun par une jambe, et ensuite fit passer une longue chaîne dans les anneaux ronds des chaînes qui nous accouplaient ; de sorte que les onze couples, que nous étions, étaient toutes enchaînées ensemble.
Or il faut savoir que parmi nous il y avait de vieilles gens, qui par la faiblesse de leur âge et par leurs infirmités ne pouvaient pas marcher un quart de lieue, quand même ils n'auraient pas été chargés de chaînes. Nous avions aussi des malades, et des gens usés de misère et de fatigue, et outre cela nous n'avions pas marché depuis fort longtemps. Il nous était donc impossible de faire quatre ou cinq lieues par jour, comme notre route le portait.

Après qu'on nous eut enchaînés, j'appelai notre capitaine d'armes. « Voyez, Monsieur, lui dis-je, s'il est possible que nous marchions dans l'état où vous nous voyez. Croyez-moi, ajoutai-je ; faites-nous fournir un ou deux chariots pour porter les infirmes ; vous êtes en droit de les exiger partout où vous passerez.
- Je sais mes ordres, me dit-il, et je les observerai. »

Je me tus, et nous partîmes. Nous n'eûmes pas fait un quart de lieue, qu'une petite montagne se présentant pour la monter, il nous fut impossible de le faire : car trois ou quatre de nos vieillards et malades tombèrent par terre, ne pouvant plus faire un seul pas ; et comme nous tenions tous à une même chaîne, nous ne pouvions plus avancer, à moins que nous n'eussions eu assez de force pour les traîner.
Notre capitaine d'armes avec les soldats qu'il commandait pour notre escorte, nous exhortèrent par de belles paroles à prendre courage, et à redoubler nos efforts ; mais contre l'impossible nul ne peut. Le capitaine était fort embarrassé, et ne savait quel parti prendre. Nous nous assîmes tous par terre pour donner le temps de se reposer à ceux qui étaient tombés, et reprendre ensuite la marche, si cela se pouvait. Ce moyen ne put nous aider, quoi que nous pût dire le capitaine, qui ne savait comment faire pour sortir d'embarras.
Je l'appelai et lui dis que dans l'extrémité où nous étions, il fallait que de deux conseils que j'allais lui donner, il en prît un. « Faites-nous canarder à coups de fusil, lui dis-je, ou, comme je vous l'ai déjà dit, faites nous fournir des chariots pour nous conduire. Vous me permettrez de vous faire observer, que n'ayant jamais servi que sur mer, vous ne pouvez savoir ce que c'est qu'une route que le Roi ordonne par terre. Dans les ordres qu'il donne pour la marche, soit de soldats, soit de recrues, soit de criminels, il est sous-entendu, que, lorsque ceux qui sont conduits, ne peuvent absolument marcher, leurs conducteurs doivent leur faire donner des voitures, qu'ils prennent de la part du Roi dans les bourgs, villes ou villages, où ils se trouvent.
Vous êtes dans ce cas, Monsieur, continuai-je ; envoyez un détachement de vos soldats au premier village, enlever autant de chariots que vous en avez besoin pour porter les infirmes ; et pour vous faire voir notre soumission pour les ordres de

Sa Majesté à l'égard de la route qu'elle nous fait faire, nous vous donnerons six livres par jour pour le louage d'un chariot ; ce qui sera pour vous un profit réel ; car de la part du Roi pouvant avoir des chariots gratis, ces six livres vous demeureront. »

Le capitaine m'écouta, et quelques-uns de ses soldats, qui en savaient plus que lui, confirmèrent ce que je venais de lui dire. Ce qui le détermina à prendre le parti que je lui conseillais. Les paysans lui fournirent deux chariots jusqu'à la première couchée, et ainsi d'endroit en endroit jusqu'au Havre-de-Grâce.


Ce capitaine d'armes était un bon homme, qui n'avait pas (comme on dit) inventé la poudre. On lui avait fait faire serment à Dunkerque de ne point déclarer, ni à nous ni à qui que ce soit, l'endroit où il avait ordre de nous rendre.
La crainte, que quelque parti de la garnison d'Aire, qui faisait des courses jusqu'à Calais et à Boulogne, ne nous enlevât, avait fait prendre cette précaution. Or un jour étant en chemin, ce capitaine, qui allait toujours à cheval, s'approcha du chariot où j'étais, et lia conversation avec moi.
En parlant de choses indifférentes, je lui demandai le lieu de notre destination. Voyant qu'il faisait le réservé, je lui dis que cela était inutile, puisque je le savais aussi bien que lui. Il me défia de le lui dire ; ce que je fis sur-le-champ, en lui récitant ce que j'avais vu et lu à la fin de la route, qu'il m'avait montrée avant de débarquer à Calais.
Ce bon homme, n'ayant point fait attention au coup d'oeil que j'avais jeté sur le dernier article de sa route, lorsqu'il me l'avait montrée, fut si étonné de me voir aussi savant que lui sur ce sujet, n'y ayant personne de sa troupe qui sût son secret, qu'il me demanda naïvement, si j'étais sorcier ou prophète. Je lui dis, que j'étais trop honnête homme pour être sorcier, et trop grand pécheur pour être prophète : « D'ailleurs, lui dis-je, il n'y a personne de nous, qui n'en sache autant que moi à cet égard, et vous faites un grand secret d'une chose, qui est publique parmi nous. »
Je le raillai un peu sur sa prétendue circonspection ; et je remarquai, par les précautions qu'il prenait tous les jours, qu'il croyait sérieusement qu'il y avait en nous du surnaturel. Nous n'eûmes cependant pas lieu de nous plaindre de lui pendant la route ; étant au contraire fort exact à nous faire donner l'étape à chaque logement, comme aux soldats de recrue ; mais ne pouvant agir outre ses ordres, il ne pouvait nous donner pour logement que des prisons ou des écuries, s'il ne se trouvait pas de prisons dans les endroits où nous arrivions.

Enfin nous parvînmes au Havre-de-Grâce, où nous eûmes un logement plus distingué et plus commode que ceux que nous avions eus sur la route.
Il est bon de savoir, que dans cette ville il y a beaucoup de nouveaux convertis, qui, malgré leur chute forcée, sont toujours fort zélés pour la religion réformée.
Ces messieurs, prévenus de notre arrivée, et sachant que nous devions être remis à l'intendant de la marine, furent chez lui pour le prier d'avoir quelques égards pour nous, lui faisant considérer, que ces pauvres enchaînés avaient été ci-devant leurs frères de foi, qui n'avaient commis d'autre crime que d'avoir témoigné de la fermeté et de la constance pour la religion de leurs pères ; ajoutant, que, s'il voulait avoir la bonté de les bien traiter, ils lui en auraient beaucoup d'obligation, et qu'ils répondaient sur leur tête, que pas un de nous n'abuserait pour s'évader, du soulagement qu'il voudrait nous procurer.

ceux qui avaient été chargés de cette espèce de députation, étaient les plus riches négociants de la ville, l'intendant leur répondit fort gracieusement, qu'à leur considération, il nous ferait traiter le mieux qu'il lui serait possible.
« J'ai ordre de la Cour, dit-il, de les faire mettre en lieu de sûreté. Ces ordres ne portant pas que ce soit en prison, je ferai en sorte de leur faire donner un logement plus commode ; et comme la Cour m'ordonne simplement de leur faire donner du pain et des fèves, vous pouvez compter qu'ils en auront du même que celui que l'on sert sur ma table. Quant au reste, vous aurez toute liberté de les voir et de les assister. »

Les choses étaient dans ces heureuses dispositions, lorsque nous arrivâmes au Havre-de-Grâce. On nous fit descendre devant l'arsenal du Roi, où l'intendant nous avait fait préparer une grande chambre appartenant à la Corderie, et y avait fait mettre des paillasses, matelas et couvertures pour coucher. En entrant dans cette chambre qui était de plain-pied, nous y trouvâmes l'intendant et nos protecteurs qui étaient, comme je l'ai déjà dit, de notre religion.
Ces messieurs nous firent de grands embrassements, les larmes aux yeux, sans craindre de se commettre en la présence de l'intendant, qui en parut tout attendri. Le beau de l'affaire est, que, pendant que ces messieurs nous caressaient, les commis de la Douane arrivèrent, et demandèrent à l'intendant la permission de nous fouiller. Il la leur accorda, en haussant les épaules et leur dit, que, selon les apparences, ils prendraient plus de poux que de butin. Cependant ils nous fouillèrent partout, et comme on peut juger, sans rien trouver.
Mais voyant parmi nos hardes une petite caisse fermée à clef, où nous avions tous nos livres de dévotion, ils demandèrent à la visiter. J'avais la clef de cette caisse, et je ne voulais pas la donner, craignant le feu pour notre petite bibliothèque. L'intendant s'en apercevant, me dit :

« Mon ami, donnez cette clef sans rien craindre ; ces messieurs doivent faire leur devoir. »
L'ayant donnée en tremblant, un des commis l'ouvrit, et ne voyant que des livres, il s'écria : « Voici la bibliothèque de Calvin ; au feu, au feu. » Ce que voyant l'intendant, il lui dit : « Coquin, de quoi t'ingères-tu ? Fais ton devoir, et ne passe pas outre, ou je t'apprendrai à chercher ce que tu dois chercher. » Le commis ne demanda pas son reste, referma la caisse, et passa la porte.


Dès que nous fûmes installés dans notre nouvelle habitation, l'on nous ôta la grande chaîne qui nous tenait tous ensemble, nous laissant seulement celle qui nous accouplait deux à deux. L'intendant était tellement prévenu en notre faveur, qu'il eut l'attention de nous demander si nous étions contents de nos gardes. Nous lui dîmes, que nous n'avions reçu d'eux pendant la route, que tout le bon traitement, qu'ils avaient pu nous donner. « Eh bien, dit-il, je vous les laisse, » et en même temps, établit leur corps de garde dans une chambre qui était vis-à-vis la nôtre, et nous fit apporter du pain de sa table ; nous disant que c'était là le pain d'ammunition qu'il nous destinait. Nos protecteurs lui dirent, que dorénavant, avec sa permission, ils prendraient soin de nous fournir la nourriture, et lui demandèrent avec instance, qu'il leur fût permis de nous venir voir de temps en temps. Là-dessus l'intendant appela le capitaine d'armes, et lui ordonna de laisser entrer tous les jours dans notre chambre indifféremment tous ceux qui se présenteraient, depuis neuf heures du matin jusqu'à huit heures du soir, et de n'empêcher aucun de nos exercices de piété. Le capitaine d'armes se conforma à ces ordres, et dès lors notre chambre ne désemplissait pas de personnes de tout sexe et de tout âge.

Nous faisions la prière soir et matin ; et après avoir lu de bons sermons que nous avions avec nous, nous chantions des psaumes ; de sorte que notre prison n'avait pas mal l'air d'une petite église. On n'entendait que les pleurs et les sanglots de ces bonnes gens, qui nous venaient voir, et qui ne nous quittaient presque plus. En voyant les chaînes dont nous étions chargés, et notre résignation à les porter, ils se reprochaient leur faiblesse, et se plaignaient de n'avoir pas résisté jusqu'à la mort aux maux qu'on leur avait fait souffrir, ou aux charmes dont on s'était servi pour les faire renoncer à la vraie religion. Hélas ! je puis dire, que c'était plutôt la vue de notre misère qui les attendrissait ; ou pour parler plus juste encore, que c'étaient plus les cris de leur propre conscience, que ce ne pouvaient être nos exhortations et nos prédications ; car nous n'étions pas appelés à un si digne ministère, et nous n'étions nullement capables de l'exercer.

La conduite de ces nouveaux convertis fait bien connaître, que l'Église romaine, au lieu de convertir, ne fait que de véritables hypocrites. Le zèle de nos faibles frères à nous venir visiter, fut cependant cause que, dès le lendemain de notre arrivée au Havre-de-Grâce, toutes les églises de cette ville, et surtout la paroissiale, se trouvèrent vides de nouveaux convertis, quelques prières et quelques menaces qu'eût pu leur faire le curé, qui s'en plaignit à l'intendant. Mais ce dernier se contenta de lui répondre, qu'il ne pouvait forcer les consciences, et qu'il valait mieux un hérétique déclaré, qu'un hypocrite caché ; que cette occasion procurait ce bien, que désormais on pouvait distinguer au Havre les bons catholiques d'avec ceux qui ne l'étaient pas. Ces raisons, toutes valables qu'elles étaient, ne satisfirent point ce curé, qui venait quelquefois nous voir et trouvait toujours notre chambre pleine de ses nouveaux prosélytes, qui ne craignaient pas de lui dire : « Voilà, monsieur le curé, de braves gens (et cela en nous désignant), de bons chrétiens, qui ont eu plus de fermeté que nous. » On peut juger, si de pareils discours devaient plaire à ce curé.

Personne ne pouvait approfondir, quelle était la politique de la Cour, de nous avoir fait transporter au Havre-de-Grâce. Plusieurs pensaient, que c'était pour nous envoyer en Amérique ; et j'ai toujours cru que c'était le premier dessein des Ministres. Car si leur première résolution eût été de nous envoyer à Paris pour nous joindre à la chaîne des galériens, à quoi servait-il de nous mettre hors de route, et de nous faire conduire au Havre, qui est aussi éloigné de la capitale que Dunkerque ? C'était nous faire faire le double de chemin ; puisque de Dunkerque à Paris, il y a aussi loin que de Dunkerque au Havre. Il est à présumer, que le scandale que nous causions aux catholiques de cette dernière ville, est ce qui fit changer de sentiment à la Cour. Il n'y eut pas de moyen, que n'employât le curé du Havre pour nous faire partir de cette ville. Nous avons su depuis, qu'il avait écrit en Cour, que notre séjour avait beaucoup dérangé les nouveaux convertis, qui depuis notre arrivée avaient déserté son église. Il n'en fallut pas davantage pour engager les Ministres à envoyer ordre à l'intendant de nous faire partir le plus secrètement que faire se pourrait, de peur d'exciter quelque soulèvement. Certes il n'était pas besoin de prendre ces précautions. Les réformés du Havre n'étaient point dans l'intention de nous enlever de force ; et pour nous autres, nous nous laissions mener comme des moutons à la boucherie. Mais le curé de la ville nous avait dépeints les uns et les autres avec des couleurs si noires, que la Cour ne pouvait qu'en prendre ombrage.


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1. Dans le détail suivant on a ajouté quelques périodes au récit de l'auteur, pour faire mieux connaître ceux dont il parle. (Note des premiers éditeurs.) 1757.

 

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