Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE RELIGION.




Suite
(p 216)

II fut donc au rendez-vous ; la demoiselle n'y avait pas manqué : il la prit sous le bras, et la conduisait droit à cette brèche, lorsqu'un malotru de sentinelle qu'il y avait pour lors, venu depuis peu de recrue et qui avait même été domestique du père de Goujon, entendant approcher quelqu'un, crie : « Qui va là ? - Ami, » répondit Goujon. La sentinelle, qui le reconnut à la voix, lui crie de ne pas approcher davantage s'il ne voulait avoir la bourre de son fusil dans le ventre. Goujon, le nommant par son nom, lui parlait amiablement, lui promettant de l'argent pour boire à sa santé, s'il le laissait descendre par cette brèche.
La sentinelle, qui prenait son ordre à la lettre, lui répondit que, pour tout l'argent du monde, il ne voulait pas risquer à se faire pendre. Goujon avançait cependant : mais la sentinelle l'ayant encore averti de se retirer, et voyant qu'il avançait toujours, le couche en joue ; mais l'amorce de son fusil n'ayant point pris, Goujon, animé de fureur, saute aussitôt sur ce soldat, et l'ayant pris au travers du corps, dans ses bras, le jette du haut du rempart dans le fossé qui était sec. Cette sentinelle, qui n'eut cependant aucun mal de sa chute, s'écrie comme un perdu. Il y avait près de là une porte de la ville, et à côté un bureau de la douane, dans lequel se divertissaient une douzaine de commis, tous bourgeois de la ville. Dès qu'ils entendirent crier la sentinelle qui était dans le fossé, ils sautèrent tous à leurs armes, et sortirent pour se rendre à l'endroit où était Goujon, les uns armés de pistolets et les autres d'épées et de sabres, en criant : « Aide au roi. »

Goujon, voyant venir cet orage et ne pouvant se sauver sans exposer sa maîtresse, qui aurait été déshonorée pour toute sa vie s'il l'eût abandonnée, prit un parti plus généreux. « Sauvez-vous promptement, Mademoiselle, lui dit-il, et faites en sorte de gagner votre logis, pendant que je tiendrai tête à ces gens-là, pour favoriser votre retraite. »
Ce qu'elle fit, sans que personne s'en aperçût. Cependant Goujon fut entouré et attaqué par ces douze commis. Il mit l'épée à la main et ne s'en servit que trop bien pour quatre de ces malheureux, qu'il renversa roides morts et en blessa divers autres, non sans recevoir lui-même plusieurs blessures. Or, il se trouva qu'il y avait près de là un petit cabaret, où était pour lors un sergent de la compagnie de Goujon, qui, entendant les cris et le cliquetis des armes, sortit et demanda ce que c'était.
Goujon, reconnaissant sa voix, lui cria : « C'est moi, mon ami La Motte, qu'on assassine. » La Motte met l'épée à la main, court sur l'un de ces commis qui avait un pistolet à la main, qu'il déchargea sur La Motte ; qui dans le même moment plongea son épée dans le corps du commis, et par ce coup fourré, ils tombèrent tous deux roides morts. Pendant ce massacre, le corps de garde le plus prochain, entendant crier : « Aide au roi, » avait donné l'alarme à toute la garnison, qui fut d'abord sous les armes ; et se rendit vers l'endroit où s'était donné le combat.
Goujon était tombé par terre, par la faiblesse que lui causait la perte de son sang, qui coulait de quatre blessures, savoir : deux coups d'épée au travers du corps, un coup de sabre sur la tête et un autre à la main droite qui lui avait fait tomber son épée de la main. Cependant le major de la place, qui était accouru avec les postes des corps de garde les plus prochains, fit enlever les morts et blessés, de même que ceux qui ne l'étaient pas, et provisionnellement les fit tous porter ou conduire à l'hôpital de la ville.

Tous les officiers du régiment, surtout le lieutenant-colonel, qui se trouvait alors commandant dudit régiment, pour sauver Goujon, prirent cette affaire fort haut contre les commis, les accusant de rébellion, meurtre et assassinat des gens du roi. On pallia et même on supprima le fait de la sentinelle jetée du rempart en bas par Goujon, qui était le mobile et le fondement de tout ce grand meurtre. D'ailleurs douze bourgeois contre deux gens de guerre, formait une circonstance fort désavantageuse contre ces commis, et on en profita pour sauver Goujon ; et quelque injustice qu'il y eût de sacrifier les sept commis qui restaient, on agit contre eux avec la dernière rigueur.
Le conseil de guerre se saisit de cette affaire, et après l'avoir examinée, rendit sentence fort précipitamment ; elle justifiait Goujon et le louait d'avoir, en homme d'honneur, à son corps défendant, et pour le service du Roi, tué quatre bourgeois de douze qui l'avaient attaqué, et elle condamnait les sept commis qui restaient à tirer au sort, pour y en avoir trois de pendus et quatre condamnés aux galères perpétuelles.

Toute la bourgeoisie de la ville se récria contre la sentence du conseil de guerre. Le magistrat prit cette affaire à coeur, et fut en corps chez le gouverneur pour protester de la connaissance de la cause que s'était attribuée le conseil de guerre contre des bourgeois au préjudice des droits de la magistrature, qui ne pouvait voir sans beaucoup de désagrément la sentence rendue contre des citoyens, et contre laquelle elle faisait ses protestations.
Le gouverneur fut en même temps supplié de faire surseoir l'exécution de cette sentence, afin que le magistrat pût verbaliser et adresser sa supplique au Roi pour lui demander la connaissance du procès à l'exclusion du conseil de guerre, afin que, si les commis se trouvaient réellement coupables, il fût procédé contre eux suivant la rigueur des lois.
Le gouverneur, ne pouvant refuser une demande si raisonnable, leur accorda le délai de trente jours, pour l'exécution de la sentence du conseil de guerre, et ordonna, à la réquisition du magistrat, que Goujon fût transféré à la prison de la ville jusqu'à décision du procès, ce qui fut exécuté.

Le magistrat fit son procès-verbal, alléguant au net et avec preuve de vérité, de quelle manière la chose s'était passée. On n'oublia pas d'y insérer le crime de Goujon, d'avoir forcé la sentinelle et jeté du rempart dans le fossé. Il fut encore prouvé par ce procès-verbal que les commis, prenant le parti du Roi et celui de la pacification, avaient prié, avant d'user d'aucune hostilité, ledit Goujon de mettre arme bas, de la part du Roi ; mais que Goujon très irrespectueusement avait répondu : « Que le Roi et toute sa famille s'aille faire tout outre. » Cette imprudence coûta bien cher à Goujon ; car le Roi, qui en fut pleinement informé, n'a jamais voulu la lui pardonner.

La cour, après l'examen du procès-verbal, ordonna que la sentence du conseil de guerre serait mise à néant ; et remettant la connaissance de la cause au magistrat, lui enjoignit d'y procéder suivant la rigueur des ordonnances. En conséquence des ordres de la cour, le magistrat prononça sentence définitive, qui, mettant les parties hors d'appel, mit les commis hors de cour et de procès, et condamna Goujon à être pendu, lui laissant le choix, à cause de sa qualité, d'être arquebusé au pied de la potence.

On peut juger de la consternation que cette sentence causa dans tout le régiment. Le lieutenant-colonel, oncle de Goujon, en fut au désespoir. Il courut d'abord chez le gouverneur, le suppliant instamment de ne pas permettre l'exécution de cette sentence, et de lui accorder le délai de douze jours. Le gouverneur le lui accorda, et sur-le-champ ce lieutenant-colonel prit la poste, et fut en cour pour solliciter la grâce de son neveu. Il se jeta aux pieds du Roi, le suppliant à mains jointes, d'accorder la grâce de Goujon, tâchant de toucher Sa Majesté par les endroits les plus sensibles. Mais le Roi, piqué de l'irrévérence insolente que Goujon avait commise contre lui et la famille royale, resta inflexible.
Le lieutenant-colonel ne se rebuta pas ; il remua ciel et terre, et fit solliciter Mme de Maintenon, dont personne n'ignorait le pouvoir qu'elle avait sur le Roi. Elle prit cette affaire à coeur, et malgré la répugnance de ce monarque à pardonner Goujon, elle obtint sa grâce de Sa Majesté, qui voulut que Goujon restât toute sa vie forçat sur les galères de Dunkerque, ajoutant qu'il ne voulait pas qu'on lui en parlât davantage.

Le lieutenant-colonel revint en diligence à Gravelines, portant avec lui cette commutation de la peine de mort à celle des galères perpétuelles. Il fut descendre chez le gouverneur, à qui il remit cette sentence avec l'ordre du Roi en ces termes, qu'il entendait et prétendait que Goujon fût conduit aux galères sans connivence, et que sa tête et celle du commandant de la garnison en répondraient.
Le lieutenant-colonel en consulta avec le gouverneur, et ils conclurent que, pour empêcher que la garnison ne formât le dessein d'enlever Goujon, soit dans la ville, ou en chemin, on feindrait que Goujon avait obtenu sa grâce pleine et entière, aux conditions seulement de servir de soldat dans la compagnie du chevalier de Langeron, commandant des galères de Dunkerque. Cela étant ainsi arrêté, le lieutenant-colonel s'en alla à la prison, où Goujon était déjà entre les mains de deux capucins qui l'exhortaient à la mort qu'il devait subir le lendemain. D'aussi loin que le lieutenant-colonel le vit, il lui cria : « Courage, mon neveu, tu n'en mourras pas ; j'ai obtenu ta grâce entière, et le Roi a ordonné que tu serviras en qualité de soldat, dans la compagnie du chevalier de Langeron. Cette punition n'est rien, puisque nous t'en sortirons bientôt, en obtenant pour toi un brevet d'officier ; demain deux archers, pour la forme seulement, te viendront prendre pour te conduire à Dunkerque, et te présenter au chevalier de Langeron ; ainsi tu seras libre, en étant soldat. » Goujon donna dans le panneau facilement.

Le lendemain deux archers, qui avaient le mot et leurs ordres, viennent à la prison, font civilité à Goujon, lui disant qu'ils allaient monter tous trois à cheval pour Dunkerque, non pas comme menant un prisonnier, puisqu'il ne l'était plus, mais comme faisant une partie de promenade. Goujon, très persuadé de ce qu'on lui faisait accroire, fut fort content de son sort, ainsi que tous les officiers du régiment, qui n'en savaient pas plus que lui, et qui vinrent en foule à la prison pour le féliciter et lui souhaiter un bon voyage. Enfin, il monte à cheval avec ses deux archers, et se met en chemin. À quelque distance de la ville, un des archers affecta quelque nécessité, et se tint derrière Goujon, tandis que l'autre était devant. Étant arrivés dans cette disposition dans les dunes, au milieu d'un chemin creux et étroit, l'archer qui allait devant tourne brusquement bride sur Goujon le pistolet à la main, lui disant qu'il lui casserait la tête, s'il faisait la moindre résistance.
Pendant que cet archer tenait ainsi Goujon en respect, l'autre, qui s'était préparé, lui attacha les jambes sous le ventre du cheval, et lui mit les fers aux mains. On peut juger de l'affliction de ce jeune homme, qui s'imagina d'autant plus facilement qu'on allait le faire mourir, qu'ayant demandé aux archers sa destinée, ils lui répondirent brutalement, qu'il la connaîtrait lorsqu'il serait sur les lieux. Ils arrivèrent dans cet état à Dunkerque, et conduisirent Goujon sur notre galère, et le livrèrent à l'argousin, qui le fît dépouiller de ses habits galonnés, et revêtir d'une casaque rouge. Ensuite on lui coupa les plus beaux cheveux que j'aie vus de ma vie, et on le mit à la chaîne dans un banc. Cependant les recommandations qui venaient de toutes parts à notre capitaine en sa faveur, lui firent adoucir ses peines. Le capitaine ordonna qu'on le mît au paillot pour distribuer les vivres à la chiourme et à l'équipage, et l'exempta d'aucune autre manoeuvre. Il fut aussi déchaîné nuit et jour, et on lui laissa seulement un anneau au pied comme une marque de servitude. Je fis bientôt connaissance avec lui ; c'était un garçon d'esprit et d'une agréable conversation. Je n'avais su d'abord son histoire qu'en gros ; j'en appris seulement les particularités, lorsqu'en mil sept cent neuf, on me mit au paillot avec lui, comme je l'ai déjà dit.

Goujon et moi, nous restâmes amis et camarades de paillot, jusques en l'année mil sept cent douze, au mois de juillet, qu'il se sauva des galères. La manière dont il s'y prit, et qu'il exécuta heureusement, mérite la curiosité du lecteur.

J'ai déjà dit que Goujon avait de puissants parents et amis, qui s'intéressaient à sa disgrâce, et sollicitaient sans relâche pour lui procurer sa délivrance. Monsieur son père, vénérable vieillard, fut se jeter aux pieds du Roi avec ses deux autres fils, implorant la clémence de Sa Majesté pour celui qui était en galère. Il exprima avec tant de force la tendresse d'un père pour ses enfants, en promettant à ce monarque, d'aller, tout vieux qu'il était, à la tête de ses trois fils, répandre gaiement son sang pour son service ; il parla d'une façon si touchante et si pathétique, que tous ceux qui étaient présents en furent attendris jusqu'aux larmes. Il ne put cependant fléchir le Roi, qui refusa constamment la grâce de Goujon ; ce qui fait bien voir que les injures que l'on fait aux grands, sont des taches pénétrantes qui ne s'effacent pas aisément.
Malgré le mauvais succès de cette dernière démarche, on essaya cependant encore une nouvelle tentative pour la liberté de Goujon. L'on fit agir M. le maréchal de Noailles ; il revenait du siège de Gironne, dont il s'était rendu le maître avec beaucoup de gloire. Le Roi, à qui il fut rendre compte de sa conduite, l'approuva d'une manière fort gracieuse. L'occasion était favorable pour demander et obtenir quelque faveur de Sa Majesté. Cependant M. de Noailles se borna à demander la grâce de Goujon. Le Roi lui dit qu'il était fâché de la lui refuser, et qu'il avait juré de ne l'accorder jamais. Goujon qui en fut informé, vit bien qu'il ne pourrait obtenir sa délivrance tant que le Roi vivrait, et ne se consolait que dans l'espérance, que sa mort, ou celle du Roi, le délivrerait de cet esclavage.
Dans un si fâcheux état il ne laissait pas que de jouir de quelques agréments. Son père lui envoyait ce qui lui était nécessaire, et ses amis de son régiment, tant officiers que soldats, le venaient souvent visiter ; car tout le monde peut entrer dans les galères. Le comite n'en refuse l'entrée à personne. Comme il fait vendre du vin à son profit, et que tous ceux qui viennent sur les galères pour voir leurs connaissances, y boivent ordinairement bouteille, il est de son intérêt d'y laisser entrer tous ceux qui se présentent.

Vers le mois de mai de l'année mil sept cent douze, un sergent des grenadiers du régiment d'Aubesson, pour lors en garnison à Nieupoort, vint voir Goujon, à qui il était fort attaché. Après plusieurs complaintes sur son esclavage, et sur le peu d'espérance d'en sortir, ce sergent lui parla ainsi : « Je viens exprès ici, Monsieur, de la part de vos amis du régiment, pour vous proposer, si moi et quatre grenadiers, gens de coeur et à toute épreuve, pouvons vous procurer votre liberté, soit à force ouverte ou autrement, vous n'avez qu'à nous indiquer le moyen de vous servir, et vous connaîtrez que nous sommes tous cinq à votre disposition, au péril de notre vie.
On est informé au régiment que vous avez souvent occasion d'aller en ville. Si vous croyez que nous puissions vous y enlever, je vous proteste qu'aucun danger ne pourra nous empêcher de le faire. Faites vos réflexions sur ce que j'ai l'honneur de vous dire, et comptez sur notre discrétion et notre courage. Il serait inutile que vous me demandassiez qui est celui ou ceux qui nous mettent en oeuvre ; vous pouvez le deviner sans que je vous le dise. En un mot, continua-t-il, je viendrai de temps en temps prendre langue et consulter avec vous sur les résolutions que vous aurez prises. »

J'étais présent à cette conversation ; nous étions si intimement liés, Goujon et moi, que nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre. Goujon, charmé de la proposition, remercia ce sergent de sa bonne volonté, et lui dit qu'une entreprise aussi périlleuse demandait du temps et beaucoup de réflexions ; qu'il y penserait mûrement, afin de ne rien entreprendre qu'il ne fût certain de la réussite, et qu'aussitôt qu'il verrait jour à sortir heureusement de cette affaire, il lui communiquerait ses idées, pour prendre ensemble de plus justes mesures, s'il était nécessaire.
Après cette première conversation, le sergent prit congé de nous, et dès ce moment, Goujon n'eut plus autre chose dans l'esprit que de chercher le moyen de se sauver. La chose n'était pas facile. Il est vrai qu'il avait souvent occasion d'aller eu ville, à cause de l'emploi qu'il avait de distribuer les vivres à la chiourme ; mais il n'y allait jamais seul, et lorsqu'il était obligé de sortir, soit pour aller chez le commissaire des vivres, ou chez le magasinier, l'argousin l'enchaînait avec un turc qui était dans ses intérêts, et lui donnait pour garde un nommé Guillaume, qui était fort rigide et qui l'accompagnait ordinairement ; l'argousin ne se fiant à aucun autre pour la garde de Goujon. Il faut remarquer qu'il y avait une défense générale de laisser entrer dans les maisons publiques aucun couple de forçats qui allaient en ville pour leurs affaires, soit pour acheter ou pour vendre leurs ouvrages, à peine de trois ans de galère pour le garde, et de mille écus d'amende pour ceux qui les laisseraient entrer chez eux.
Le privilège qu'avait Goujon d'aller en ville ne pouvait donc lui servir pour l'exécution de son dessein. Il était impossible de l'enlever dans la rue, en plein jour et à la vue d'un grand nombre de soldats et de l'équipage des galères. D'ailleurs la ville était remplie d'une nombreuse garnison, qui avait partout des corps de garde et des sentinelles ; en un mot, la chose ne paraissait pas praticable. Il n'y avait qu'un seul moyen pour réussir, qui était d'apprivoiser le garde à force de libéralités, et de faire en sorte d'obtenir de lui la permission d'entrer dans un cabaret. Ce fut celui dont se servit Goujon, qui était persuadé que, s'il pouvait obtenir de son garde cette grâce pour une seule fois, il viendrait facilement à bout de son entreprise. Ayant formé ce projet, il écrivit à son père pour le prier de lui faire tenir une bonne somme d'argent dont il avait besoin pour une affaire de conséquence. Le bon homme ne manqua pas de la lui envoyer, et il ne l'eut pas plutôt reçue, qu'il commença à faire jouer ses batteries.

Un jour du mois de juin, qu'il faisait fort chaud, Goujon fut en ville avec Guillaume, son garde ordinaire. Après avoir fait plusieurs messages relatifs à son emploi, comme ils passaient dans une petite rue écartée, devant un cabaret à bière et à eau-de-vie, Goujon, voyant que son garde pâmait de soif, fit aussi l'altéré, et le pria de faire venir un pot de bière devant la porte du cabaret, afin de se rafraîchir. Guillaume, qui ne voyait là rien de contraire à la défense, l'accepta volontiers.

La cabaretière leur porta un pot de bière dans la rue, et s'étant aperçue que la fatigue leur faisait chercher de quoi s'asseoir, elle leur dit : « Mes amis, voilà un banc dans mon vestibule, servez-vous-en, et même entrez sous la porte, où étant visibles comme dans la rue, on n'aura rien à me dire par rapport à la défense. » Ils ne se firent pas beaucoup prier ; Goujon y régala son garde et le turc à merveille, et après y avoir passé deux ou trois heures, il demanda à la cabaretière à combien montait l'écot. Elle lui dit qu'il se montait à une trentaine de sous. « Tenez, ma bonne, dit-il, voilà un écu de cinq livres ; je vous fais présent du reste. »
Cette femme, qui n'était pas fort opulente, se sentit si obligée de cette libéralité, qu'elle lui offrit de le laisser entrer dans sa maison lorsqu'il lui plairait. « Non, lui dit Goujon, je ne veux pas vous exposer, non plus que mon garde ; c'est un devoir que je me fais et que j'observerai toujours. » Sur cela ils sortirent pour retourner à la galère. Mais avant d'y arriver, Goujon mit un écu de cinq livres dans la main de Guillaume, par reconnaissance, disait-il, de la permission qu'il lui avait donnée de se rafraîchir à ce cabaret. Guillaume fut si extasié de ce présent qu'il ne savait où il en était. Ces gardes ont de petits gages, et depuis trois années on ne les payait pas, ni personne de l'équipage, de sorte que cet écu de cinq livres était un trésor pour lui, ce qui l'engagea de dire à Goujon, que par la suite il lui donnerait plus de liberté que ci-devant, et qu'en prenant certaines précautions, il n'y aurait aucun danger pour personne.

Goujon fut fort content de son coup d'essai, qu'il me raconta dans toutes ses parties et qui lui fît concevoir de grandes espérances. Il ne tarda pas longtemps à retourner en ville. Il sentait combien il lui était nécessaire de se concilier de plus en plus ses gens et de ne pas laisser refroidir leur bonne volonté par une négligence qui aurait pu causer quelque contretemps et rompre ses mesures.
Après donc avoir fait les affaires qu'il avait prétextées, ils furent déjeuner à leur cabaret. La femme les fit entrer dans son vestibule et leur donna ce qu'ils avaient besoin, pendant que la servante se tenait en sentinelle à la porte de la rue, pour observer s'il ne paraissait pas quelques personnes suspectes. Après le déjeuner, la cabaretière, soit par intérêt ou autrement, leur dit : « Mes amis, vous et moi nous sommes toujours en appréhension que quelqu'un ne vous découvre dans ce vestibule ; il y aurait un moyen de nous tirer de cette inquiétude ; j'ai, continua-t-elle, une chambre tout à fait au bout de ma maison ; vous pourriez vous y tenir en repos, et lorsque vous voudrez y venir, il n'y aura seulement qu'à observer, en sortant ou en entrant, s'il n'y a personne dans la rue qui puisse vous apercevoir. »

Goujon, ne voulant pas témoigner la joie qu'il avait de cette proposition, n'y répondait pas ; mais Guillaume, qui, outre l'espérance qu'il avait de venir plus souvent et plus sûrement faire bonne chère, comptait encore sur les générosités de Goujon, dit d'abord que la cabaretière avait fort bien imaginé et qu'il fallait voir la chambre. Elle fut trouvée fort commode. Guillaume, pour sa propre sûreté, et Goujon pour l'exécution de son dessein, se réunirent facilement pour en faire l'accord. « Je ne prétends pas, dit ce dernier à l'hôtesse, que pour nous obliger vous y perdiez ; il pourrait arriver que lorsque nous viendrons ici, votre chambre serait occupée par d'autres personnes qui viennent y dépenser leur argent, et il ne serait pas juste que vous vous privassiez de ce profit. Arrangeons-nous de sorte que nous soyons tous deux contents ; louez-moi cette chambre par mois ; pour lors elle sera toujours à notre disposition quand nous viendrons chez vous.
- Parbleu, dit Guillaume, on voit bien, M. Goujon, que vous avez de l'esprit ; on ne peut, au monde, rien imaginer de mieux. »
La cabaretière laissa le louage de la chambre à la discrétion de Goujon, qui, toujours libéral, le fixa à vingt livres par mois, dont il en paya un d'avance, et donna une pareille somme à Guillaume, en lui disant que, puisqu'il courait les mêmes risques que cette femme, il était juste qu'il eût le même profit. « Au reste, ajouta Goujon, cet argent que je vous donne à présent, ne vous exclut pas de mes libéralités, chaque fois que nous ferons la partie de venir ici. » II donna aussi la pièce au turc, afin qu'il ne jasât pas à l'argousin ; après quoi ils sortirent pour revenir à la galère, les uns et les autres fort contents des événements de cette journée. Guillaume et Goujon avaient arrêté, que le surlendemain ils iraient faire la dédicace de cette chambre. À cet effet, Guillaume alla audit cabaret par ordre de Goujon, pour y ordonner un bon dîner, et le jour marqué ils s'y rendirent et se régalèrent parfaitement. Ce manège continua jusqu'à la consommation de l'entreprise, qui arriva vers la fin du mois de juillet, comme je vais le décrire.

Le sergent des grenadiers, qui se nommait la Rose, ne manquait pas de venir de temps en temps voir Goujon, qui lui faisait part de ce qui se passait, et l'assurait que l'affaire allait un bon train. « Quelque chose m'embarrasse, lui dit un jour la Rose ; je n'entrevois aucun moyen pour que moi et mes quatre grenadiers puissions entrer dans cette chambre dont vous m'avez parlé. Car la cabaretière, continua-t-il, ne voudra jamais permettre que personne y entre, tandis que vous y serez, dans la crainte d'être décelée ; et d'ailleurs votre garde, par la même raison, s'y opposerait fortement. - Ne te mets pas en peine de cela, lui dit Goujon, j'ai pensé avant toi à cette difficulté, et j'y ai pourvu. Lorsqu'il en sera temps, je te communiquerai le plan que j'ai formé, et les mesures qu'il faudra prendre pour réussir. Laisse-moi le soin de prendre les arrangements convenables. Je ne te demande à toi et à tes quatre fidèles grenadiers, que de la constance dans vos résolutions, de la fermeté et du courage pour l'exécution. »
Le sergent l'assura de nouveau, qu'il pouvait compter sur eux. Après quoi il retourna à sa garnison. Cependant Goujon et Guillaume allaient se régaler souvent chez leur mère (c'est ainsi qu'ils appelaient la cabaretière), et se rendirent si familiers dans ce cabaret, que l'hôtesse les regardait comme s'ils eussent été de sa famille.
Enfin Goujon, jugeant qu'il était temps de mettre son projet à exécution, donna ses derniers ordres à la Rose, qui l'était venu voir. Après lui avoir dit que le temps était venu de mettre son courage à l'épreuve, il lui donna le plan de l'entreprise par écrit, afin qu'il n'en oubliât rien, et lui indiqua le jour et l'heure qu'il devait se trouver à Dunkerque avec ses quatre grenadiers. Ce plan, qu'il me fit voir, me charma, tant par son invention, que par les moyens qu'il avait pris, pour empêcher que, dans cette force ouverte, il n'y eût du sang répandu ; aussi n'y en eut-il pas. Le lecteur aura une idée de ce plan, par le récit que je vais faire de son exécution.

Le jour marqué pour l'enlèvement de Goujon étant arrivé, le sergent et les quatre grenadiers ne manquèrent pas de se trouver à Dunkerque, après avoir appris chacun leur rôle par coeur, afin de mieux jouer cette tragi-comédie. Goujon, s'étant apprêté pour aller en ville, m'embrassa les larmes aux yeux : « Priez Dieu pour moi, mon cher ami, me dit-il. C'est aujourd'hui que sera l'époque de mon bonheur, ou de la fin de ma vie : car s'il arrive quelque traverse à ma fuite et que j'aie une épée en main, je ne me laisserai jamais reprendre, sans en coucher quelques-uns sur le carreau ; ainsi, si je ne meurs pas en défendant ma liberté, et que je sois vaincu, je perdrai la vie par la main du bourreau. »

Cet adieu m'effraya, et m'attendrit tellement que je le suppliai, par notre tendre amitié, d'abandonner son entreprise, et d'attendre patiemment sa délivrance d'une occasion qui serait pour lui moins dangereuse. « Non, me dit-il, le vin est tiré, il faut le boire. J'ai un pressentiment d'une favorable issue, qui m'engage à ne plus temporiser davantage. »
Il m'embrassa de nouveau, essuya ses larmes, et alla se faire enchaîner avec son turc pour aller en ville sous la garde de maître Guillaume.

Goujon avait donné pour signal au sergent, qu'il passerait vers les neuf heures du matin devant la maison de ville, et que, s'il n'y avait point de contretemps pour l'exécution du projet, il tirerait son mouchoir de la poche, et qu'alors il devait suivre de point en point ce qu'il lui avait prescrit.
Il passa donc devant l'endroit désigné, fit semblant de ne pas voir le sergent, qui s'y était rendu pour l'observer, lui donna le signal dont ils étaient convenus, et fut déjeuner au cabaret avec son escorte ordinaire. Sur les dix heures, pendant qu'ils déjeunaient, deux de ces quatre grenadiers, passant devant le cabaret, chargés de leurs havresacs, l'un dit à l'autre : « Camarade, il faut que nous buvions ici un verre d'eau-de-vie. » Ils entrèrent dans le vestibule, et après que l'hôtesse leur en eut versé un verre, et qu'ils se furent assis, l'un des deux demanda à l'autre s'il n'avait pas vu leurs deux autres camarades et le sergent ; l'autre dit que non : « Que le diable les emporte, répondit celui qui avait parlé le premier, avec leur peste de Goujon ; ils seront cause que nous ne pourrons pas arriver aujourd'hui à notre garnison. »

La femme, qui avait entendu nommer Goujon, curieuse de savoir s'ils parlaient de celui qui était chez elle, leur demanda s'ils connaissaient ce Goujon qu'ils venaient de nommer. « Par sembleu, dirent-ils, si nous le connaissons ? Il a été cadet dans notre régiment, et a eu le malheur, il y a quelques années, d'être condamné aux galères pour une affaire d'honneur. Mais Dieu merci, il en va être délivré. Notre lieutenant-colonel a tant sollicité en cour pour sa délivrance, qu'il a obtenu sa grâce, et un brevet de lieutenant. C'est même pour cette affaire, que notre sergent est venu à Dunkerque. Le lieutenant-colonel l'a chargé d'apporter le brevet de grâce à l'intendant des galères, pour faire délivrer ce M. Goujon, et nous autres quatre grenadiers, nous avons profité de cette occasion pour venir acheter des provisions pour nos chambrées.
Le sergent, pour exécuter sa commission, s'est transporté en arrivant sur la galère où est Goujon pour le faire délivrer ; mais ne s'y étant pas trouvé, ayant été obligé d'aller chez le commissaire des vivres, notre sergent, qui ne l'a pas trouvé non plus dans ce dernier endroit, s'est détaché de nous pour le chercher, et lui porter cette bonne nouvelle.
- Comment, dit l'hôtesse, Goujon va donc être délivré ?
- Vraiment oui, dirent-ils, et il le serait déjà, si nous l'eussions pu rencontrer sur sa galère. »

Cette femme donna dans le panneau, et courut annoncer à Goujon ce qui venait de se passer sans oublier aucune circonstance. Le tout avait tant d'apparence de vérité, que Guillaume crut aussi que Goujon allait être mis en liberté.
Goujon, faisant semblant d'être transporté de joie, demanda si ces deux grenadiers étaient sortis. « Non, dit la femme, ils sont encore dans le vestibule. »
Guillaume, persuadé de ce qu'il venait d'apprendre, et ne voyant plus aucun danger à être trouvé dans un cabaret, s'écria le premier, qu'il fallait les faire venir. L'hôtesse fut les prier de venir derrière. Ces deux grivois, qui savaient bien leur rôle, se jetèrent, en entrant, au cou de Goujon, et le félicitèrent de son heureuse délivrance, dont ils racontèrent toutes les particularités, ainsi que les prétendues recherches que faisait le sergent.
L'on but plusieurs rasades à la santé de Goujon, et chacun prenait part à la joie qu'il témoignait ressentir, tandis que les deux autres grenadiers se préparaient à entrer aussi sur la scène. Ils ne tardèrent pas à passer à leur tour devant le cabaret ; et comme s'ils s'y fussent trouvés par hasard, l'un dit à l'autre : « Regarde un peu, camarade, si nos gens ne seraient pas dans ce cabaret. » Celui-ci, regardant à la porte : « Non, dit-il, ils n'y sont pas.
- Qu'ils aillent donc au diable avec le sergent, dit l'autre ; nous ne perdrons plus nos peines pour les chercher. »

La cabaretière, qui voyait à leurs uniformes, que ceux-ci étaient du même régiment que les autres qui étaient chez elle, leur demanda qui ils cherchaient. « Deux de nos camarades, répondirent ces grenadiers. - Vous les allez voir dans l'instant, Messieurs, leur dit-elle, ils sont chez moi ; ayez la bonté d'entrer et de me suivre. »
Les ayant aussitôt introduits dans la chambre où était Goujon, les embrassades et les compliments recommencèrent de plus belle.
« Pour rendre la fête complète, il ne nous manque plus que le sergent, dit Goujon, si l'un de vous voulait se détacher pour l'aller chercher, il me ferait plaisir. »
Le grenadier qui se chargea de la commission et qui savait où était le sergent, ne tarda pas à rentrer avec lui.

Jusqu'ici l'affaire prenait un bon train ; la grande difficulté était levée ; il ne s'agissait plus que de parachever l'entreprise avec le même succès, et d'éloigner tout ce qui aurait pu y mettre obstacle.
La cabaretière était veuve, et n'avait avec elle qu'une servante, qui aurait pu crier, répandre l'alarme, et rendre l'aventure périlleuse et sanglante. Goujon, qui avait prévu cet inconvénient, pour s'en défaire, dit à ces messieurs, que, puisqu'ils étaient venus trop tard pour déjeuner, il voulait les régaler avec des huîtres. Ils l'en remercièrent pour être moins suspects, et lui dirent qu'ils devaient se rendre à Nieupoort, et que s'ils s'amusaient, il serait trop tard pour y arriver. Mais enfin Goujon les persuada, en leur disant que cela serait bientôt fait ; et en même temps appela la servante, à qui il donna de l'argent pour aller acheter des huîtres à la poissonnerie, qui était à l'autre bout de la ville. Peu après son départ, on appela l'hôtesse pour avoir du vin. Lorsqu'elle en eut apporté, Goujon lui dit : « Ma mère, il faut que vous buviez à ma bonne délivrance. - De tout mon coeur, mon fils, » lui dit-elle ; et comme elle avait le verre à la bouche, ainsi que les autres qui s'étaient armés d'une rasade pour lui faire raison, Goujon fit son signal.
Au même instant, le sergent sauta sur l'hôtesse, la baïonnette au bout du fusil, la menaçant de l'égorger, si elle criait ou faisait la moindre résistance. D'un autre côté, un grenadier se rua sur Guillaume, en lui faisant la même menace ; et un autre sur le turc, qui se coucha sous la table. On jeta sur un lit la cabaretière, qui s'était évanouie de frayeur, et on ordonna à Guillaume de se coucher sans faire la moindre résistance ; ce qu'il fit, après avoir demandé quartier à genoux, et ne remua pas plus que s'il eût été mort.

Chacun ayant son office, les deux autres grenadiers vidèrent promptement leurs havresacs. Il s'y trouva un habit complet, et tout ce qui était nécessaire pour habiller Goujon depuis les pieds jusqu'à la tête. S'étant munis aussi d'une petite enclume, d'un marteau et d'un repoussoir, ils l'eurent bientôt déchaîné, et habillé comme un officier avec l'épée au côté : car le sergent en avait apporté une sous son bras, disant que c'était pour un officier du régiment, qui lui avait donné la commission de l'acheter à Dunkerque. Cela étant fait, Goujon avec le sergent et deux grenadiers sortirent, et gagnèrent promptement la porte de Nieupoort. Les deux autres grenadiers restèrent un moment après eux pour veiller sur les trois patients, savoir, l'hôtesse, le garde et le turc ; et se disant l'un à l'autre qu'ils voulaient prendre un doigt d'eau-de-vie, ils s'en allèrent au vestibule, et jurant comme des grenadiers qu'ils étaient, que si quelqu'un d'eux faisait le moindre mouvement, ils reviendraient sur leurs pas pour les poignarder tous trois. De cette manière les deux derniers grenadiers enfilèrent la porte, et se rendirent en diligence sur le chemin de Nieupoort, où ils joignirent leurs camarades.
Nos trois patients n'avaient garde de se remuer. La frayeur leur faisait penser que les grenadiers étaient toujours dans la maison. Ils restèrent dans cette attitude, jusqu'à ce que la servante entra avec des huîtres. Les ayant trouvés couchés et pâles comme la mort, elle s'informa de ce qui leur était arrivé, et leur apprit qu'il n'y avait personne dans le vestibule ni dans la maison. Alors ils commencèrent à respirer et à reprendre courage. Guillaume, se levant promptement, s'enfuit à Nieupoort, où il savait qu'il y avait franchise dans les églises comme dans toutes celles de Brabant et de la Flandre espagnole. En arrivant, il se retira chez les capucins, et y trouva Goujon, le sergent, et les quatre grenadiers, qui s'y étaient aussi réfugiés.

Cependant j'étais fort inquiet et fort curieux d'apprendre ce qui se serait passé à l'évasion de mon ami Goujon, pour qui je craignais beaucoup, sachant que dans les entreprises de cette nature, où il y a tant de précautions à garder, souvent la moindre chose les fait échouer. Dans la perplexité où je me trouvais, je me tenais assis sur l'arrière de la galère, regardant toujours sur le quai, lorsque j'y vis venir le turc de Goujon portant sa chaîne sur l'épaule. Il n'en fallut pas davantage pour me faire juger que Goujon était déjà bien loin, ce qui me soulagea extrêmement de l'angoisse où j'étais à son sujet.
L'argousin qui se tenait sur le quai, au bout de la planche de la galère, voyant venir ce turc la chaîne sur l'épaule, lui demanda avec empressement où était Goujon. « Bon, dit le turc, il est bien loin ; plus de cinq cents grenadiers sont venus avec des bombes, des canons et autres armes, nous l'enlever. »
La peur avait tellement dérangé la cervelle de ce pauvre turc, qu'il en devint fou à lier et l'est resté toute sa vie. L'argousin, ne pouvant tirer rien de raisonnable de ce turc, vit bien qu'il était fou et que Goujon s'était sauvé. Sur quoi, craignant de passer par le conseil de guerre, il prit aussi la route de Nieupoort et alla avec les autres chez les capucins, se mettre en franchise.

Le commandant du régiment d'Aubesson écrivit en cour pour obtenir la grâce du sergent, des quatre grenadiers et celle de Goujon. Le commandant des galères écrivit pareillement pour la grâce de son argousin et du garde. Comme en pareil cas de franchise, on n'en refuse pas ordinairement, elles furent toutes accordées, à la réserve de celle de Goujon, dont le Roi ne voulut jamais entendre parler, ni lui pardonner. Il fallut qu'on le fît sortir secrètement et déguisé de la ville de Nieupoort, et quelques jours après il m'écrivit de Bruges, me marquant qu'il était dans cette ville, en attendant que son père eût ordonné de sa destinée, dont je ne pus avoir, par la suite, aucune nouvelle.
Je fus soupçonné d'avoir su son projet. On l'insinua à M. de Langeron ; mais il m'aimait trop pour faire attention à de pareilles accusations. Tout autre, cependant, aurait eu la bastonnade ; car c'est une loi des galères, que si quelqu'un sait l'évasion de son camarade ou d'un autre forçat et n'en avertit pas l'argousin, il reçoit la bastonnade sans miséricorde. De plus, si un forçat se sauve d'un banc, les cinq restants du même banc et les douze des deux bancs joignants, reçoivent tous la bastonnade. Cette loi est politique, et fait que chacun veille à empêcher qu'un autre ne se sauve ; cependant elle est très injuste, car un homme peut s'enfuir sans qu'aucun de ses voisins le sache. Mais il n'y a point de justice pour un forçat, ou du moins très peu. Je reviens à mon sujet.

Après la fuite de Goujon, on ajouta à mon emploi d'écrivain du commandant et du major, celui de distributeur des vivres de la chiourme, que j'exerçai jusqu'au premier octobre de l'année mil sept cent douze, qu'on nous enleva de Dunkerque pour nous conduire à Marseille. Je raconterai dans son lieu les particularités de cet enlèvement ; mais auparavant je vais rapporter une autre histoire, qui me mit, aussi bien que d'autres de nos frères, dans un extrême péril de mourir sous la bastonnade.

Il faut savoir que nos frères des Églises françaises des Provinces-Unies envoyaient de temps en temps une subvention d'argent aux réformés qui souffraient sur les galères de France. Cet argent passait ordinairement par Amsterdam, d'où un négociant le faisait tenir par un de ses correspondants aux lieux où étaient les galères. Un de mes parents d'Amsterdam, ancien de l'Église wallonne, crut me distinguer en me chargeant de la commission de le recevoir.
Cet emploi est très périlleux, car si on s'en aperçoit, vous risquez qu'on vous donne la bastonnade jusqu'à la mort, à moins de déclarer le marchand qui a compté l'argent, et en ce cas un tel marchand serait ruiné de fond en comble.
Les missionnaires de Marseille, qui nous ont toujours persécutés à toute outrance, ne trouvaient aucune occasion de renouveler et d'augmenter nos souffrances, qu'ils ne l'embrassassent avec ardeur. Sachant que nos frères des pays étrangers nous faisaient tenir, de temps en temps, quelque argent pour nous aider à ne mourir pas de faim, et se persuadant que si cette ressource nous était ôtée, ils nous prendraient par famine, proposèrent en cour de donner ordre aux intendants de Marseille et de Dunkerque, et aux majors et autres officiers des galères, de tenir la main à ce qu'aucun négociant ou autre ne comptât de l'argent ou remît des lettres de change aux galériens de la religion réformée, qui étaient sur les galères. La cour ne manqua pas d'envoyer ces ordres et commanda de les faire exécuter à la rigueur, et de procéder criminellement contre les négociants ou autres qui seraient convaincus d'avoir contrevenu à la défense.
On peut juger si les missionnaires, sous lesquels tout pliait, faisaient observer exactement qu'aucun secours ne nous parvînt. Leur grande attention était à découvrir quels marchands ou banquiers nous fournissaient de l'argent, par correspondance des pays étrangers, afin de les faire punir si sévèrement, qu'aucun autre, par la suite, ne s'y osât exposer. Mais par la grâce de Dieu, jamais ils n'ont pu parvenir à cette découverte, quoique ces subventions nous parvinssent très souvent ; je dois ajouter aussi, grâce à la fidélité des esclaves turcs, qui nous servaient merveilleusement bien, par pure charité et bonté pour nous.

En parlant de la fidélité et de l'affection que les turcs nous portaient, j'en dirai ici un exemple qui concerne le turc qui me servait dans ces occasions à Dunkerque. J'ai dit ci-dessus que je fus commis pour recevoir ces subventions et les distribuer à nos frères. J'étais enchaîné dans mon banc, sans avoir la liberté d'aller en ville, et cela par la malice des aumôniers des galères, qui nous empêchaient d'avoir ce privilège, que les autres forçats, condamnés pour leurs crimes, avaient bien, en payant un sou à l'argousin et autant au garde qui les y conduisait.
Comment faire donc pour recevoir cet argent ?

M. Piecourt m'envoya une fois ou deux, par son commis, ce qu'il avait ordre de me compter. Mais les ordres de la cour ayant été renouvelés avec de grandes menaces à l'Intendant et aux officiers qui négligeraient d'y tenir la main, le commis du sieur Piecourt n'osa plus s'y exposer. Son maître, me l'ayant fait savoir, me pria de trouver quelqu'un de toute fidélité, pour envoyer chez lui prendre cet argent à chaque remise. J'étais encore novice sur l'affection et la fidélité que les turcs nous portaient. Cependant je m'en ouvris au turc de mon banc, qui, avec joie, entreprit de me rendre service, en mettant la main sur son turban (ce qui est parmi eux signe de l'épanchement du coeur vers Dieu), en le remerciant de toute son âme de la grâce qu'il lui faisait, de pouvoir exercer la charité au péril de son sang, car ce turc savait bien, que s'il avait été pris sur le fait, en nous rendant ce service, on lui aurait donné la bastonnade jusqu'à la mort, pour lui faire avouer quel marchand nous comptait de l'argent. Ce turc donc, qui se nommait Isouf, me servit quelques années très fidèlement dans cette affaire, sans jamais avoir voulu prendre de moi le moindre salaire, alléguant. que, s'il la faisait, il anéantirait sa bonne oeuvre et que Dieu l'en punirait.
Ce bon turc fut tué : au combat de la Tamise. C'est celui dont le bras me resta à la main, comme je l'ai raconté.
Je fus fort affligé de sa mort, et je ne savais à qui : m'adresser pour me servir dans un si périlleux, emploi. Je n'eus cependant pas la peine d'en chercher un, car dix ou douze, les uns après les autres, me vinrent solliciter, comme on sollicite un office lucratif dans le monde. Il faut savoir que, lorsque les turcs ont occasion d'exercer la charité ou d'autres bonnes oeuvres, ils communiquent la joie qu'ils en ont à divers de leurs papas (c'est ainsi qu'ils appellent leurs théologiens, qui, pour toute science, savent lire l'Alcoran), leur demandant leur avis sur les bonnes oeuvres qu'ils entreprennent de faire ; et quoique j'eusse instamment prié mon Isouf de ne communiquer à personne le service qu'il me (rendait, il ne put s'empêcher, par principe de religion, de dire la chose à ses papas, comme je le sus après sa mort. Ces bonnes gens donc, voyant que je serais embarrassé pour ne savoir à qui me fier, vinrent tous, les uns après les autres, me prier de me servir d'eux, me marquant des sentiments si pieux et me témoignant tant d'affection pour ceux de notre religion, qu'ils appâtaient leurs frères en Dieu, que j'en fus touché jusqu'aux larmes. J'en acceptai un nommé Aly, qui sautait de joie d'obtenir un emploi si périlleux pour lui. Il m'y rendit service pendant quatre ans, c'est-à-dire jusqu'au temps qu'on nous enleva de Dunkerque, et il s'y comporta avec un zèle et un désintéressement inexprimables. Ce turc était pauvre, et j'ai diverses fois tenté de lui faire accepter un écu ou deux, lui alléguant que ceux qui nous envoyaient cet argent, prétendaient que ceux qui nous servaient, en ressentissent quelque douceur. Il le refusa toujours constamment, disant, dans son style figuré, que cet argent lui brûlerait les mains ; et lorsque je lui disais que, s'il n'en prenait pas, je me servirais d'un autre, ce pauvre turc était comme au désespoir, me sollicitant à mains jointes de ne pas lui fermer le chemin du ciel.

Ce sont ces gens que les chrétiens nomment barbares, et qui, dans leur morale, le sont si peu, qu'ils font honte à ceux qui leur donnent ce nom. Il faut cependant distinguer ces turcs d'avec ceux qui, quoique de même religion, n'ont pas les mêmes moeurs. Ces derniers sont les turcs de l'Afrique, nommément ceux des royaumes de Maroc, Alger, Tripoli, etc., qui sont en général des gens de sac et de corde, fripons, cruels, parjures, traîtres et scélérats au suprême degré. Aussi n'avions-nous garde de nous y fier. Mais les turcs de l'Asie et de l'Europe, nommément ceux de la Bosnie et autres frontières de la Hongrie et de la Transylvanie, ceux de Constantinople, etc., dont il y en a beaucoup sur les galères de France, qui ont été faits esclaves par les impériaux, qui les vendaient en Italie, et que les Français achetaient des Italiens pour peupler leurs galères ; ces derniers, dis-je, sont en général très bien faits de corps, blancs et blonds de visage, sages dans leur conduite, zélés à l'observation de leur religion, gens de parole et d'honneur, et surtout charitables au suprême degré. Ils outrent même la charité. J'en ai vu qui donnaient tout l'argent qu'ils avaient, pour acheter un oiseau privé en cage, afin d'avoir le plaisir et la consolation de lui donner la liberté.

Quand ils sont à prendre leur repas, tous ceux qui passent, soit chrétiens, turcs ou autres, amis ou ennemis, s'ils ne mangent pas avec eux, du moins s'ils ne goûtent pas de leurs viandes, c'est le plus grand affront qu'on puisse leur faire. Ils ne boivent jamais de vin, ni de liqueur forte, ni ne mangent jamais de chair de pourceau, parce que leur religion le leur défend.

Pour les turcs de l'Afrique, que j'ai dépeints ci-dessus, et qu'on nomme ordinairement Mores, quoi qu'en dise leur religion, ils s'enivrent comme des bêtes, et commettent, quand ils le peuvent, les plus horribles crimes. Aussi les turcs asiatiques, qu'on nomme Turque fino, ou Turcs fins, haïssent mortellement cette moraille africaine et ne conversent jamais avec eux.
J'ai cru que je devais cette digression au lecteur de ces mémoires, pour lui donner une idée de la candeur de ces turcs fins ou asiatiques, par opposition à ceux de cette religion qui sont nés en Afrique. Je vais présentement reprendre l'histoire que j'ai promise.

J'ai insinué que, grâces à Dieu, et par la fidélité d'Isouf, et en dernier lieu du bon Aly, il ne m'arriva rien de fâcheux au sujet de la réception et de la distribution des subventions dont j'eus la charge pendant diverses années sur les galères. Mais à Marseille il en arriva autrement à l'égard d'un de nos frères qui, comme moi, avait cette fonction.

Les missionnaires, peu contents de veiller à ce qu'ils pussent attraper quelqu'un sur le fait, qui comptât de l'argent aux réformés des galères, faisaient souvent visiter et fouiller ces pauvres confesseurs, et leur prenaient, sans jamais le leur rendre, tout L'argent, livres de dévotion et lettres qu'on leur trouvait. Ces recherches se faisaient avec une très grande exactitude, et les missionnaires, s'étant aperçus ou doutés, que les réformés, attendant cette visite, donnaient à garder leurs effets aux forçats papistes de leur banc ou à quelque turc, s'avisèrent, pour les surprendre mieux, de tenir l'heure et le jour de la visite, fort cachés ; et quand ils en voulaient faire quelqu'une, ils donnaient ordre aux bas officiers des galères à l'heure marquée, que les réformés ignoraient, de se jeter, au signal qu'on leur ferait, sur ces pauvres gens pour les fouiller exactement.
Tout étant ainsi disposé, on tirait, à l'heure marquée, un coup de canon de la grande réale, qui était le signal, et aussitôt les bas officiers, qui avaient chacun leur réformé en vue, se jetaient sur eux à l'improviste, et leur prenaient tout impunément, non sans coups de corde ; car c'est toujours le premier et dernier appareil. De cette manière, on nous surprenait souvent à Dunkerque, où l'on nous faisait les mêmes recherches. Mais depuis que le frère Bancilhon, qui était le garde-office de M. de Langeron, notre commandant, était devenu son favori, comme j'ai dit plus haut, et que cette bienveillance eût rejailli sur tous les réformés ; ce commandant, qui recevait souvent les ordres de la cour pour faire faire de pareilles visites, en avertissait d'avance le frère Bancilhon, en lui disant : « Bancilhon, mon ami, le coq a chanté. » Alors nous étions bientôt tous sur nos gardes, et en nous fouillant, on ne trouvait jamais rien.

Pour revenir à Marseille, l'un de nos frères nommé Sabatier, qui avait la charge de recevoir et distribuer les subventions, en reçut une par le moyen de son turc affidé, sans obstacle pour la réception ; mais il s'agissait d'en faire la distribution aux autres frères, chacun sur leur galère, et il fallait que le bon turc en fît la fonction fort prudemment comme il avait accoutumé.


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