Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE RELIGION.




Suite
(p 163)

Nous courûmes donc à Dunkerque et nous arrivâmes à la rade de ce port. Notre galère avait laissé toutes ses ancres dans l'anse d'Ambleteuse ; mais M. de Fontête, qui nous suivait, nous en donna deux, que nous mouillâmes dans cette rade, où l'ancrage par bonheur est fort bon et tenable. Il nous fallut y rester six heures pour attendre la marée haute, afin de pouvoir entrer dans le port.
Pendant ces six heures nous fûmes toujours entre la mort et la vie. Les vagues comme des montagnes nous couvraient continuellement. On eut grand soin de tenir les écoutilles (1) bien fermées, sans quoi le fond de cale aurait été dans un moment plein d'eau, et nous aurions coulé à fond. Tout le monde était en prière, tant sur nos galères que dans la ville de Dunkerque, dont les habitants nous voyaient dans ce grand danger. On y exposa le saint sacrement dans toutes les églises et on y ordonna des prières publiques pour nous. C'est tout ce qu'ils pouvaient faire pour nous aider, car aucun bâtiment, ni petit ni grand, ne pouvait sortir du port pour nous secourir. Il fallut donc patienter ; malgré nous, pendant ces six heures que, la marée étant haute, il était question de lever nos ancres ou de laisser filer les câbles pour entrer dans le port. Mais autre difficulté. Il faut savoir que le port de Dunkerque est construit par deux puissantes digues qu'on nomme jetées, qui s'avancent presque une demi-lieue dans la mer.
La tête de ces jetées forme l'embouchure ou entrée du port. Cette entrée est difficile pour les bâtiments qui sont obligés d'y entrer par le sud, à cause d'un banc de sable qui se trouve devant cette embouchure, ce qui fait que pour y entrer il faut raser la côte du sud et observer, en gouvernant juste, de tourner tout court entre ces deux têtes de jetées, dont l'entrée est étroite et par conséquent très difficile dans un gros temps, surtout pour les galères qui sont d'une extrême longueur et qu'on ne peut faire tourner facilement.
Toutes ces difficultés nous intriguaient fort, outre que la tête de ces jetées se trouvait pour lors couverte par la mer, à cause de l'horrible tempête qui la grossissait ; et nous ne voyions l'embouchure qu'à la faveur de la baisse des vagues. Mais que faire ? Il fallait entrer ou périr sans ressource. Tous nos pilotes y perdaient leur latin. On fut éveiller Pieter Bart, qui dormait tranquillement dans un banc, tout mouillé qu'il était des vagues qui nous passaient sur le corps. Il avait donné ordre qu'on l'éveillât lorsque la marée serait haute ; ce qu'on fit.

Notre commandant lui demanda s'il ne savait pas quelque moyen d'entrer dans le port sans périr. « Oui, dit-il, je vous entrerai de la manière que j'entre avec ma barque quand je reviens de la pêche, avec toutes mes voiles au vent.
- Bon Dieu ! s'écria le commandant, entrer à la voile ? Nous y périrons infailliblement, car jamais galère n'entre à la voile dans un port, à cause de la difficulté de la régir par le gouvernail, et que ce sont les rames qui la gouvernent.
- Mais, lui dit Pieter, tu ne peux faire ramer à cause de la grosse mer.
- C'est ce qui m'intrigue, dit le commandant.
- Laisse-moi faire, dit Pieter, tout ira bien. »

Cependant nous étions tous plus morts que vifs, mouillés jusqu'aux os, n'ayant ni mangé ni bu depuis deux jours, parce qu'on ne pouvait avoir ni pain, ni vin, ni eau-de-vie, en un mot aucun vivre, n'osant ouvrir les écoutilles, de peur que la galère ne se remplît d'eau. Outre cela l'appréhension du péril prochain nous abattait le peu de courage qui nous restait, en considérant qu'il fallait entrer par l'étroite embouchure entre ces deux têtes de jetée, et que, si malheureusement la galère y touchait tant soit peu, elle se briserait en mille pièces, et pas un chat ne se sauverait. Il n'y avait que Pieter Bart qui témoignait n'avoir aucune crainte et qui se moquait de la terreur panique qui nous avait tous saisis, tant officiers que les autres, nous reprochant que nous étions des poules mouillées. Il dit cependant au commandant qu'il ne pouvait éviter que la galère ne s'allât casser la proue au quai de la Poissonnerie, qui était le cul-de-sac où aboutissait le port, à cause qu'entrant avec toutes les voiles au vent, on ne pourrait arrêter ladite galère.
« Qu'importe, dit M. de Langeron, ce n'est que du bois, et le travail des charpentiers réparera le dommage. »

Pieter donc prépare sa manoeuvre, laisse filer les câbles des ancres à la mer, range les voiles, et, ordonnant un grand silence, il rase la côte du sud jusqu'à l'embouchure et gouverna si habilement, qu'il tourna tout court dans ladite entrée des jetées. Il amena d'abord ses voiles, mais la galère était si abreuvée de son cours rapide, que plus de deux ou trois mille matelots ou autres gens de mer que l'Intendant de la ville avait envoyés sur les jetées pour nous secourir, et qui nous jetaient à tout moment des cordages pour nous arrêter, n'en purent venir à bout ; les plus grosses cordes se cassant comme un fil, et enfin la galère s'alla casser le nez contre le quai de la Poissonnerie, comme Pieter l'avait bien prévu.

La galère de M. de Fontête observa et fit la même manoeuvre que la nôtre et entra aussi heureusement dans le port, où étant, Pieter Bart prit son congé du commandant qui voulait à toute force le retenir sur son bord en lui promettant double gage. « Non pas, lui dit Pieter, quand tu me donnerais mille livres par mois, j'en suis soûl, et on ne m'y rattrapera jamais ; » et s'en alla.
Nous ne sortîmes presque plus du port de Dunkerque de tout l'été, et nous désarmâmes de bonne heure pour hiverner.

L'année mil sept cent huit, au mois d'avril, nous réarmâmes, et de toute la campagne nous ne fîmes que courir sur les côtes d'Angleterre, sans aucune autre expédition que d'alarmer cette côte pour y tenir les troupes alertes ; mais aussitôt que quelque gros navire garde-côte paraissait, nous nous sauvions au plus vite sur les côtes de France, dans quelque port, rade ou plage.
Ce manège dura jusqu'au cinq septembre, jour que je n'oublierai jamais par l'événement que nous eûmes et dont je porte les marques par trois grandes blessures que j'y reçus. Je vais rapporter cette histoire que le lecteur ne sera pas fâché de lire ; elle est assez curieuse et est, comme tout ce qui est contenu dans ces mémoires, dans la pure vérité. Pour l'intelligence du fait, il est nécessaire que je remonte un peu plus haut.

Au commencement de l'été de mil sept cent huit, la Reine d'Angleterre, parmi un grand nombre de navires qu'elle envoya en mer de tous côtés, avait un vaisseau garde-côte de soixante-dix canons, qui était commandé par un papiste caché et très mal intentionné pour sa patrie, comme l'expérience le fit voir.
Ce capitaine se nommait Smit. N'étant d'aucune escadre, mais seul et en liberté d'exécuter sa trahison, il fit voile à Gothenbourg, en Suède. Là il vendit le navire : si ce fut au Roi de Suède ou à des particuliers, c'est ce que je ne sais pas ; quoiqu'il en soit, il le vendit, il reçut l'argent ; et ayant congédié l'équipage, il fut en personne à la cour de France offrir ses services au Roi contre l'Angleterre.
Le Roi le reçut fort bien et lui promit que la première place de capitaine de haut bord qui vaquerait, il en serait pourvu, mais qu'il lui conseillait en attendant d'aller à Dunkerque servir en qualité de volontaire sur la galère du chevalier de Langeron, et qu'il ordonnerait qu'il y fût honoré et respecté.
Le capitaine Smit vit bien que ce conseil était un ordre tacite de Sa Majesté. Il y obéit et fut reçu fort poliment du chevalier de Langeron, et entretenu à ses dépens. Le capitaine Smit était de toutes les corvées que nous faisions aux côtes d'Angleterre. Il aurait fort voulu que nous y fissions souvent descente, afin de s'y distinguer en y brûlant quelques villages ; mais il était dangereux de s'y frotter. Il y avait tout le long des côtes des corps de garde, et, de distance en distance, des corps de troupes de terre que les gens de mer craignent comme le feu.

Le capitaine Smit, brûlant de haine contre sa patrie, avait toujours la tête pleine de projets pour nuire aux Anglais. Il en envoya un, entre autres, à la cour, pour brûler et piller la petite ville de Harwich, située à l'embouchure de la Tamise, moyennant que les six galères de Dunkerque fussent à ses ordres. Le roi approuva ce projet et donna ordre à M. de Langeron, notre commandant, de suivre les ordres du capitaine Smit pour cette expédition, et à l'Intendant de la marine de lui fournir tout ce dont il aurait besoin.
M. de Langeron, quoique avec répugnance de se voir contraint d'être aux ordres d'un étranger qui n'était revêtu d'aucun caractère, obéit en apparence de bonne grâce et dit à Smit qu'il n'avait qu'à ordonner les préparatifs et le départ des galères pour cette expédition.
Smit fit embarquer tout ce qu'il demanda à l'Intendant, comme matières combustibles, enfin tout ce qui était nécessaire pour mettre à sac la ville de Harwich, outre un renfort de soldats pour soutenir la descente. Tout étant préparé, un beau matin, cinq septembre, nous mîmes en mer, avec un temps à souhait pour les galères. Un petit vent de nord-est nous favorisa si bien, qu'à petites voiles nous arrivâmes à l'embouchure de la Tamise, sans ramer, à environ cinq heures du soir. Mais Smit, jugeant qu'il était de trop bonne heure, et qu'on pourrait nous découvrir, ce qui gâterait tout, ordonna de nous retirer plus haut en mer, pour attendre la nuit, afin de faire sa descente, ce que nous fîmes. Nous n'eûmes pas resté un quart d'heure à la cape, que la sentinelle, que nous avions à la découverte au haut de notre grand mât, cria :
« Navires.
- Et où ? lui demanda-t-on.
- Au nord.
- Quelle route ?
- À l'ouest, dit-il.
- Combien de voiles ?
- Trente-six, dit-il.
- De quelle fabrique ?
-Trente-cinq navires marchands et une frégate d'environ trente-six canons, qui paraît leur servir d'escorte, » répondit la sentinelle.
En effet, c'était une flotte marchande, sortie du Texel, faisant route pour la Tamise.

Notre commandant tint d'abord conseil de guerre, où il fut conclu que, sans s'arrêter à l'expédition de Harwich, on tâcherait de se rendre maître de cette flotte, qui était plus intéressante pour le Roi que de brûler Harwich ; qu'il ne se présentait pas tous les jours l'occasion de faire un si riche butin, mais que tous les jours on pourrait entreprendre l'expédition de Harwich. Le commandant alléguait toutes ces raisons au capitaine Smit, lequel pestait et protestait contre la conclusion du conseil de guerre, alléguant qu'il fallait suivre les ordres du Roi, sans se distraire à aucune autre entreprise ; qu'il fallait même nous éloigner vers le sud pour donner lieu à cette flotte d'entrer dans la Tamise sans qu'elle nous vît. Le conseil de guerre tint ferme dans sa résolution, étant secrètement bien aise qu'il y eût une occasion de faire échouer l'expédition de Harwich, par la jalousie qu'ils avaient d'être obligés de suivre les ordres de Smit.

Après l'issue du conseil, où chaque capitaine des galères reçut les ordres du commandant pour l'attaque de cette flotte, nous fîmes force de voile et de rame pour aller à sa rencontre : et comme elle venait à nous, et nous à elle, nous fûmes bientôt tout près les uns des autres.
Notre commandant avait ordonné de telle sorte sa division, que quatre galères devaient investir, autant qu'il serait possible, les navires marchands, et ne s'attacher qu'à eux afin de s'en rendre maîtres (on sait que la plupart des vaisseaux marchands sont sans défense), pendant que notre galère, qui était la commandante, s'attacherait avec celle du chevalier de Mauviliers à attaquer et à se rendre maîtres de la frégate qui servait de convoi.

Suivant ces dispositions, les quatre galères prirent leur route pour entourer les vaisseaux marchands, et leur couper l'embouchure de la Tamise ; et nous avec notre conserve allâmes droit à la frégate. Cette frégate, voyant notre manoeuvre, conçut bien que sa flotte était en grand danger ou du moins la plus grande partie. Cette frégate était anglaise, et le capitaine qui la montait, un des plus prudents et braves de son temps ; ce qu'il fit bien connaître dans cette occasion ; car ayant donné ordre aux vaisseaux marchands de forcer de voile pour gagner, le plus promptement qu'il serait possible, l'embouchure de la Tamise, et de faire en sorte de ne point tomber au pouvoir des Français, et ayant ajouté que quant à lui, il comptait donner tant d'ouvrage aux six galères, qu'il espérait de les sauver tous, et qu'en un mot il s'allait sacrifier pour eux ; il mit toutes ses voiles au vent, et cingla sur nos deux galères qui allaient l'attaquer, comme s'il venait nous attaquer lui-même.
Il faut savoir que la galère qui nous servait de conserve, était restée plus d'une lieue derrière la nôtre, soit qu'elle ne marchât pas si bien, ou que le capitaine qui la commandait eût dessein de nous laisser essuyer les premiers coups.
Notre commandant, que l'approche de la frégate n'inquiétait pas beaucoup, croyait qu'avec sa galère il était assez fort pour s'en rendre maître. L'événement cependant prouva, comme on le verra par la suite de ce récit, qu'il s'était trompé dans ses conjectures.

Cette frégate, comme je l'ai déjà dit, venant à nous et nous à elle, on juge bien que nous fûmes bientôt à la portée du canon. Nous en fîmes en effet une décharge sur la frégate qui ne nous répondit pas d'un seul coup ; ce qui fit dire à notre commandant, par gasconnade, que le capitaine de cette frégate était sans doute las d'être Anglais, et se venait rendre à nous sans combat ; mais patience, il ne tardera pas à changer de ton.
Nous avancions si vigoureusement l'un contre l'autre, que notre galère fut en peu de temps à la portée du fusil, et déjà notre mousqueterie commençait à jouer sur la frégate, lorsque tout à coup elle revira de bord, comme si elle eût voulu s'enfuir de nous. La fuite de l'ennemi augmente ordinairement le courage ; celle de la frégate augmenta celui de notre équipage, qui se mit à crier aux gens qui la montaient, qu'ils étaient des lâches d'éviter le combat, mais qu'il n'était plus temps, et que, s'ils n'amenaient pas leur pavillon pour se rendre, on les allait couler à fond. L'Anglais ne répondait rien, mais se préparait à nous donner, comme on va le voir, une sanglante tragédie.

La frégate, qui feignait de prendre la fuite, nous tournait le derrière, et nous la donnait belle pour sauter à l'abordage : car la manoeuvre d'une galère qui veut attaquer un navire et s'en emparer, est de porter sur le derrière du navire (qui est le côté le plus faible) son devant, où elle a toute sa force et toute son artillerie ; elle fait en sorte d'y enfoncer sa proue, fait feu de ses cinq pièces de canons, et aussitôt on monte à l'abordage. Le commandant de la galère ordonna d'abord cet abordage, croyant en faire de même avec cette frégate, et recommanda à celui qui était au gouvernail de viser droit à elle pour l'enfoncer de notre éperon. Tous les soldats et matelots destinés pour sauter à bord se tenaient prêts avec le sabre nu et la hache d'armes à la main : lorsque la frégate, qui avait prévu notre manoeuvre, esquiva d'un coup de gouvernail notre éperon qui était près d'enfoncer sa poupe ; ce qui fit qu'au lieu de clystériser cette frégate comme nous comptions certainement le faire, nous nous trouvâmes tout à coup allongés le long de son bord, que nous rasâmes de si près, que nos rames en sautèrent toutes en pièces.

Mais la hardiesse du capitaine anglais fut admirable ; car comme il avait prévu cet événement, il s'était tenu tout prêt avec ses grappins (qui sont des crocs de fer attachés à des chaînes), au moyen desquels il nous accrocha, et nous attacha contre son bord. Ce fut alors qu'il nous régala de son artillerie ; tous ses canons étaient chargés à mitraille ; tout le monde était à découvert sur la galère comme sur un pont ou radeau ; pas un coup de son artillerie, qui nous tirait à brûle-pourpoint, ne se perdait, mais faisait un carnage épouvantable.
De plus, ce capitaine avait sur les hunes de ses mâts plusieurs de son monde avec des barils pleins de grenades (2), qui nous les faisaient pleuvoir comme de la grêle sur le corps ; si bien que dans un instant tout notre équipage fut mis hors d'état non seulement d'attaquer, mais même de faire aucune défense : ceux qui n'étaient ni morts ni blessés s'étaient couchés tout à plat pour le contrefaire, et la terreur était si grande, tant parmi les officiers que l'équipage, que tous tendaient la gorge, pour ainsi dire, à l'ennemi, qui, voyant notre terreur, fit pour surcroît une sortie de quarante ou cinquante hommes de son bord, qui descendirent sur la galère le sabre à la main, et hachaient en pièces tout ce qui se trouvait devant eux de l'équipage en épargnant cependant les forçats, qui ne faisaient aucun mouvement de défense. Après donc qu'ils eurent haché comme des bouchers, ils rentrèrent dans leur frégate, continuant de nous canarder avec leur mousqueterie et grenades.

M. de Langeron, notre commandant, se voyant réduit en ce état, et ne voyant personne sur pied sur la galère que lui, craignant d'ailleurs quelque événement plus funeste, hissa lui-même le pavillon de secours, appelant par là toutes les galères de son escadre à son aide.
Notre conserve fut bientôt avec nous, et les quatre qui avaient déjà attaqué et fait amener les voiles de la plupart des bâtiments marchands, voyant ce signal et le péril de leur commandant, quittèrent prise pour le venir secourir, et abandonnèrent la Tamise ; si bien que toute cette flotte, rehaussant ses voiles, se sauva dans la rivière. Toutes les galères voguèrent avec tant de vitesse, que dans moins d'une demi-heure toutes les six entourèrent la frégate, qui se vit bientôt hors d'état de tirer ni canon, ni mousqueterie, et personne de l'équipage de la frégate ne paraissait sur le tillac.

On commanda d'abord vingt-cinq grenadiers par galère, pour aller à l'abordage de la frégate : ils n'eurent pas beaucoup de peine à y monter, n'y ayant personne qui leur disputât l'abord ; mais lorsqu'ils furent sur le pont ou tillac de la frégate, ils trouvèrent à qui parler. Les officiers s'étaient retranchés sous le château de derrière, et tiraient à mitraille des fauconneaux sur ces grenadiers ; ce qui leur fit sentir que l'ennemi n'était pas encore rendu.
Mais le pire de tout était que le tillac était ce qu'on appelle (en terme de la marine) en caillebotis, qui est un grillage de bandes de fer, qui sert de pont ; la plupart de l'équipage de la frégate se tenaient entre les deux ponts, sous ce grillage, et à travers les trous de la grille, donnaient avec des piques dans les jambes de ces grenadiers, tant qu'ils les contraignirent de ressauter sur leurs galères, ne pouvant plus résister sur ce tillac.
On commanda un autre détachement qui monta à l'abordage, mais qui en descendit plus vite qu'il n'y était monté. Il fallut enfin rompre ce grillage, avec des pieds-de-porc et autres instruments, pour faire une ouverture au tillac, afin d'en dénicher l'équipage de la frégate, et se rendre maître de l'entrepont : ce qui fut exécuté, malgré les coups de fauconneaux et de pique, qui en tuèrent et blessèrent un grand nombre. À force de monde on fit sortir l'équipage d'entre les deux ponts, et on le fit prisonnier. Mais les officiers de la frégate étaient toujours retranchés sous le château de derrière, faisant grand feu de leurs fauconneaux. Il fallut aussi les y forcer, non sans perte.

Voilà donc tout l'équipage de la frégate rendu, excepté le capitaine, qui s'enferma dans sa chambre de poupe, faisant feu de divers fusils et pistolets qu'il avait avec lui, et jurant comme un perdu qu'il ne se rendrait pas, tant qu'il lui resterait quelque mouvement de vie. Les officiers, qui étaient déjà descendus sur la galère commandante, comme prisonniers de guerre, firent un rapport de leur capitaine, qui fit trembler tout le monde, le dépeignant comme un téméraire, déterminé à mettre le feu à sa frégate, plutôt que de se rendre ; autre crainte plus effroyable que toutes celles où l'on avait déjà passé, car on n'attendait autre chose, à tout moment, que de se voir sauter en l'air avec la frégate. Le capitaine était maître de la chambre de poupe, où est l'entrée de la soute à poudre ; il pouvait, par conséquent, y mettre le feu dans un clin d'oeil, et la frégate sautant, les six galères auraient fait le même saut. Il y avait plus de trois mille hommes sur les six galères, et tout était transi de la crainte de la mort, dont on était en si grand danger. Dans cette extrémité il fut résolu de sommer ce capitaine avec honnêteté et politesse de se rendre, en lui promettant toute sorte de bons traitements, mais il ne répondait qu'à grands coups de fusil. Enfin il fallut en venir au remède extrême, qui était de l'aller prendre mort ou vif.

Pour cet effet, on commanda un sergent avec douze grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, pour aller enfoncer la porte de cette chambre et forcer le capitaine à se rendre. Le sergent, à la tête de son détachement, eut bientôt enfoncé cette porte ; mais le capitaine, qui l'attendait là le pistolet à la main, lui cassa la tête et le renversa roide mort. Les douze grenadiers, voyant cela et craignant le même sort, s'enfuirent, et il ne fut pas possible aux officiers d'y faire avancer aucun autre soldat, car ils disaient pour leur défense, que, ne pouvant entrer qu'un à un dans cette chambre, le capitaine les tuerait tous l'un après l'autre. Il fallut encore tenter la voie de la douceur, pour l'avoir. Alors ce capitaine, qui n'avait tant résisté que pour amuser les galères et donner le temps à sa flotte d'entrer dans la Tamise, s'apercevant aux fanaux que portaient les navires qu'elle y était toute entrée, ne se fit plus tirer l'oreille pour se rendre. Mais pour donner surabondance de temps à quelques traîneurs de la flotte et pour que la nuit les dérobât entièrement à la poursuite des Français, il prétexta encore un délai, disant qu'il ne remettrait son épée qu'entre les mains du commandant des galères, qui devait venir la prendre sur son bord.
On établit une trêve, pour en aller faire le rapport au commandant, qui envoya son second à ce capitaine, pour lui représenter qu'il n'était pas du devoir d'un commandant de quitter son poste. Ce capitaine, qui n'avait plus rien à faire pour mettre sa flotte en sûreté, rendit son épée. On le descendit dans la galère, auprès du commandant, qui fut surpris de voir un petit homme tout contrefait, bossu devant et derrière. Notre commandant lui fit compliment, lui disant que c'était le sort des armes et qu'il aurait lieu de se consoler de la perte de son navire, par le bon traitement qu'il lui ferait. « Je n'ai aucun regret, lui répondit-il, de la perte de ma frégate, puisque je suis venu à bout de mon dessein, qui était de sauver la flotte qui m'avait été confiée, et que d'ailleurs j'avais pris la résolution, dès que je vous ai aperçus, de sacrifier mon vaisseau et ma propre personne pour la conservation du bien qui était sous ma défense.
Vous trouverez encore, ajouta-t-il, parlant au commandant, quelque peu de plomb et de poudre, que je n'ai pas eu le temps et l'occasion de vous donner ; voilà tout ce que vous trouverez de plus précieux sur la frégate. Au reste, si vous me traitez en homme d'honneur, moi, ou quelque autre de ma nation auront quelque jour l'occasion de vous rendre la pareille. »

Cette noble fierté charma M. de Langeron, qui, en lui rendant son épée, lui dit fort civilement : « Reprenez cette épée, Monsieur, vous méritez trop bien de la porter et vous n'êtes mon prisonnier que de nom. » Peu après, notre commandant eut sujet de se repentir de lui avoir rendu son épée, laquelle fut sur le point de causer du malheur, car le capitaine étant introduit dans la chambre de poupe de la galère, et y voyant le traître Smit, qu'il reconnut à l'instant, et dont la tête était à prix en Angleterre à mille livres sterling : « Perfide, lui dit- il, tu recevras la mort de ma main, puisque le bourreau de Londres ne peut te la donner ; » et en même temps il fond sur lui, l'épée à la main, pour la lui passer au travers du corps ; mais le commandant le prit dans ses bras et empêcha le coup, au grand regret du capitaine, qui protesta qu'il aimerait mieux l'avoir pris que les six galères.
Le capitaine Smit, fort choqué de cette action, représenta qu'il ne convenait pas que ce capitaine et lui se trouvassent sur la même galère, et pria le commandant de faire mettre son prisonnier sur une autre galère ; mais le commandant lui répondit que ce capitaine étant son prisonnier, lui, capitaine Smit irait sur une autre galère et que son prisonnier resterait avec lui, ce qui fut fait. Nous amarinâmes notre prise, qui se nommait le Rossignol ; le nom de ce brave capitaine m'est échappé.

Nous partîmes d'abord de devant la Tamise avec notre prise, mais il nous fallut faire diverses fausses routes pour nous dérober, à la faveur des ténèbres de la nuit, à quatre navires de haut bord, qui sortirent de la Tamise pour nous donner la chasse. Ils ne nous purent atteindre, et ces fausses routes furent cause que nous n'arrivâmes à Dunkerque que trois jours après, sans aucune mauvaise rencontre.

J'ai dit au commencement de cette histoire, que je n'oublierais jamais cette époque du cinq septembre mil sept cent huit, où cet événement nous arriva, et où je reçus trois grandes blessures et échappai à la mort comme par une espèce de miracle ; en voici le récit.

On a vu que, lorsque la frégate que nous attaquions, eut esquivé l'abordage et qu'elle nous eut jeté ses grappins et attaché à son bord, nous étions exposés au feu de son artillerie, chargée à mitraille. Il se rencontra donc que notre banc, dans lequel nous étions cinq forçats et un esclave turc, se trouva vis-à-vis d'un canon de la frégate, que je voyais bien qui était chargé. Nos bords se touchaient, par conséquent ce canon était si près de nous, qu'en m'élevant un peu, je l'eusse pu toucher avec la main. Ce vilain voisin nous fit tous frémir ; mes camarades de banc se couchèrent tout plat, croyant échapper à son coup. En examinant ce canon, je m'aperçus qu'il était pointé, ce qu'on appelle, à couler bas, et que, comme la frégate était plus haute de bord que la galère, le coup porterait à plomb dans le banc, et qu'étant couché, nous le recevrions tous sur nos corps. Ayant fait cette réflexion, je me déterminai à me tenir tout droit dans le banc, je n'en pouvais sortir, j'y étais enchaîné, que faire ? Il fallut se résoudre à passer par le feu de ce canon, et comme j'étais attentif à ce qui se passait dans la frégate, je vis le canonnier avec sa mèche allumée à la main, qui commençait à mettre le feu au canon sur le devant de la frégate, et de canon en canon, venait vers celui qui donnait sur notre banc ; j'élevai alors mon coeur à Dieu et fis une courte prière, mais fervente, comme un homme qui attend le coup de la mort.

Je ne pouvais distraire mes yeux de ce canonnier, qui s'approchait toujours de notre canon, à mesure qu'il tirait les autres. Il vint donc à ce canon fatal, j'eus la constance de lui voir mettre le feu, me tenant toujours droit, en recommandant mon âme au Seigneur. Le canon tira, et je fus étourdi tout à coup, et couché non dans le banc, mais sur le coursier de la galère ; car le coup de ce canon m'avait jeté aussi loin que ma chaîne pouvait s'étendre. Je restai sur ce coursier à travers le corps du lieutenant de la galère qui était tué, je ne sais combien de temps, mais je conjecture qu'il doit avoir été considérable, étourdi et sans connaissance.

À la fin cependant je repris mes sens. Je me levai de dessus le corps du lieutenant, rentrant dans mon banc. Il était nuit, et je ne voyais pas, ni le sang, ni le carnage qui était dans mon banc, à cause de l'obscurité. Je crus d'abord que mes camarades de banc se tenaient couchés pour la crainte du canon. Moi qui ne savais pas que je fusse blessé, ne sentant aucun mal, je dis à mes camarades : « Levez-vous, mes enfants, le danger est passé. » Mais je n'eus d'eux aucune réponse. Le turc du banc qui avait été janissaire, et qui se vantait de n'avoir jamais eu peur, restant couché comme les autres, me fit prendre un ton railleur : « Quoi, lui dis-je, Isouf, voilà donc la première fois que tu as peur ; allons, lève-toi ; » et en même temps, je voulus le prendre par le bras, pour l'aider. Mais, ô horreur, qui me fait frémir encore, quand j'y pense ! son bras détaché de son corps me reste à la main. Je rejette avec horreur ce bras sur le corps de ce pauvre misérable, et je m'aperçus bientôt que lui, comme les quatre autres, étaient hachés comme chair à pâté ; car toute la mitraille de ce canon leur était tombée dessus. Je m'assis dans le banc ; je ne fus pas longtemps dans cette attitude, que je sentis couler sur mon corps, qui était nu, quelque chose de froid et d'humide. J'y portai la main, et je sentais bien qu'elle était mouillée ; mais dans l'obscurité je ne pouvais distinguer si c'était du sang. Je m'en doutai cependant, et suivant avec le doigt ce sang qui coulait à gros bouillons de mon épaule gauche, proche la clavicule, je trouvai une grande blessure, qui me perçait l'épaule de part en part. J'en sentis aussi une autre à la jambe gauche, au-dessous du genou, qui perçait aussi d'outre en outre ; plus une troisième, qui, je crois, avait été faite par un éclat de bois, qui m'avait emporté la peau du ventre, de la longueur d'un pied, et de quatre pouces de largeur. Je perdais une infinité de sang, sans pouvoir être aidé de personne, tout étant mort, tant à mon banc qu'à celui d'au-dessous et à celui d'au-dessus : si bien que de dix-huit personnes, que nous étions dans ces trois bancs, il n'en réchappa que moi, avec mes trois blessures, et cela de la mitraille de ce seul canon.

On le comprendra aisément, si on se représente que ces canons étaient chargés jusqu'à la gueule ; premièrement la cartouche de poudre, ensuite une longue boîte de fer-blanc, suivant le calibre du canon, remplie de grosses balles à mousquet, et le reste du vide avec toute sorte de vieilles ferrailles ; et lorsqu'on tire ces canons, la boîte se brise, les balles et la mitraille s'épandent d'une manière incompréhensible et font un carnage affreux. Il fallait donc que j'attendisse pour être secouru, que le combat fût fini, pour s'arranger ; car tout était sur la galère dans un désordre effroyable.
On ne savait qui était mort, blessé, ou en vie ; on n'entendait que des cris lugubres des blessés qui étaient en grand nombre. Le coursier, qui est le pont ou chemin qui règne au milieu de la galère, de l'un à l'autre bout, large de quatre pieds, était si jonché de corps morts, qu'on n'y pouvait passer. Les bancs des rameurs étaient pareillement, pour la plupart, pleins, non seulement de forçats, mais de matelots, de soldats et d'officiers morts ou blessés, tellement que les vivants ne pouvaient se remuer, ni agir pour jeter les morts à la mer, ni secourir les blessés. Joignez à cela l'obscurité de la nuit, et que nous n'osions allumer ni falots, ni lanterne, à cause qu'on craignait d'être vu de la côte, et que les navires de guerre, qui étaient dans la Tamise, ne courussent sur nous.

Enfin tout était, dans notre galère, dans un chaos et un embarras épouvantable qui dura jusque bien avant dans la nuit, que le combat étant fini, par la reddition de la frégate, on s'arrangea le mieux que l'on put. Les autres cinq galères nous aidèrent, remplaçant nos morts et blessés, rames et apparaux que nous avions perdus ; car elles n'avaient pas à beaucoup près eu tant de mal et de perte que nous. On fit beaucoup de diligence, avec tout le silence possible, pour nous remettre en ordre. Je dis silence, et sans lumière, parce que nous voyions sortir de la Tamise quantité de falots allumés et tirer divers coups de canon de signal, qui nous faisaient juger que c'étaient des navires de guerre, qui venaient nous chercher.

La première chose que l'on fit sur notre galère fut de jeter les morts à la mer et porter les blessés dans le fond de cale. Mais Dieu sait combien de malheureux furent jetés à la mer pour morts, qui ne l'étaient pas ; car dans cette confusion et dans l'obscurité on prenait pour mort tel qui n'était qu'évanoui, ou de peur ou par la perte que faisaient les blessés de leur sang. Je me trouvai dans cette extrémité ; car lorsque les argousins vinrent dans mon banc pour y déchaîner les morts et les blessés, j'étais tombé évanoui et sans mouvement ni connaissance parmi les autres, vautré dans leur sang et le mien, qui coulait en abondance de mes blessures. Ces argousins conclurent d'abord que tous ceux du banc étaient morts. On ne faisait que déchaîner et jeter à la mer, sans examiner de plus près si on était mort ou en vie, et il suffisait pour eux de n'entendre crier ni parler. Ces funérailles se faisaient d'ailleurs si précipitamment, que dans un moment ils avaient vidé un banc. Tous mes pauvres camarades ne furent pas sujets à cette équivoque ; on les jeta par pièces et lambeaux dans la mer. Il n'y avait que moi qui étais entier, mais couché et confondu dans ce carnage, sans mouvement ni son de voix. On me déchaîna pour me jeter dans la mer, me jugeant mort.
Or, il faut savoir que j'étais enchaîné à la jambe gauche et que j'étais blessé, comme je l'ai dit, à cette même jambe. L'argousin prit ma jambe à pleine main pour me la tenir sur l'enclume, pendant qu'un autre faisait sortir la goupille de l'anneau de fer qui tenait la chaîne. Cet homme qui me tenait ainsi la jambe sur l'enclume, appuya par hasard, et pour mon bonheur, le pouce bien fort sur la plaie que j'y avais, ce qui me causa une si grande douleur, que je fis un grand cri, et j'entendis que l'argousin disait : « Cet homme n'est pas mort, » et m'imaginant de quoi il s'agissait, et qu'on me voulait jeter dans la mer, je m'écriai aussitôt (car cette douleur m'avait fait reprendre mes sens) : « Non, non, dis-je, je ne suis pas mort. » Si bien qu'on m'emporta à fond de cale, parmi les autres blessés et on me jeta sur un câble. Quel lit de repos pour un blessé plein de douleur !

Nous étions, tous les blessés, dans ce fond de cale, pêle-mêle, matelots, soldats, bas officiers et forçats, sans distinction, couchés sur la dure et sans être secourus en rien ; car à cause du grand nombre de blessés que nous étions, les chirurgiens ne pouvaient y subvenir pour nous panser.

Quant à moi, je fus trois jours dans cet affreux fond de cale, sans être pansé qu'avec un peu d'eau-de-vie camphrée, que l'on mit sur une compresse pour arrêter le sang, sans aucun bandage ni médicament. Les blessés mouraient comme des mouches dans ce fond de cale, où il faisait une chaleur à étouffer et une puanteur horrible, ce qui causait une si grande corruption dans nos plaies, que la gangrène s'y mit partout. Dans cet état déplorable nous arrivâmes, trois jours après le combat, à la rade de Dunkerque. On y débarqua d'abord les blessés pour les porter à l'hôpital de la marine. On me sortit de ce fond de cale de même que plusieurs autres, avec le palan à poulie, comme des bêtes. On nous porta à l'hôpital plus morts que vifs. On mit tous les forçats, séparément des personnes libres, dans deux grandes chambres à quarante lits chacune, bien enchaînés au pied du lit. À une heure de l'après-midi, le chirurgien-major de l'hôpital vint pour visiter et panser nos blessures, accompagné de tous les chirurgiens des navires et des galères qui se trouvaient dans le port. Je venais d'être fortement recommandé au chirurgien-major, et voici comment :

Depuis l'année mil sept cent deux, que je fus mené sur les galères à Dunkerque, je fus recommandé par mes parents de Bourdeaux, de Bergerac et d'Amsterdam, à un riche et renommé banquier, nommé M. Piecourt, qui avait maison à Dunkerque et s'y tenait souvent. Il était natif de Bourdeaux, protestant d'origine et de coeur, mais papiste à la royale. Je laisserai pour un moment mon sujet, pour parler de ce qui m'arriva au commencement que je fus mis aux galères, touchant ce même M. Piecourt. Il était, comme on dit, du grand monde, généreux comme un prince et sa bourse toujours ouverte pour faire plaisir aux grands seigneurs de qui il était fort caressé. M. Piecourt donc se voyant sollicité de divers endroits en ma faveur, et par des gens qu'il considérait extrêmement, jugea que je valais la peine qu'il me rendît service, et que s'il me pouvait procurer ma délivrance, il se rendrait du moins ses meilleurs amis très obligés pour ses bons offices. Il parla en ma faveur à M. le chevalier de Langeron, mon capitaine, qui me fit jouir de quelques douceurs sur la galère à sa considération, car il était son grand ami. Mais voulant pousser plus loin ses bons offices, il pria un jour mon capitaine, que le lendemain, à huit heures du matin, qui était jour de Noël, il eût la bonté d'ordonner qu'on me menât chez lui. Il prenait ce temps-là pour n'avoir pas sa femme pour témoin : elle était une papiste bigote, et elle devait ce même matin-là rester à l'église jusqu'à midi. M. de Langeron vint la veille de ce jour sur sa galère (en hiver ces messieurs n'y logent pas), pour ordonner à l'argousin de m'amener lui-même, sans chaîne, chez M. Piecourt, et d'attendre à la porte de la rue ou dans le vestibule que j'eusse achevé mes affaires avec lui, ce qui fut exécuté.

M. Piecourt me fit entrer dans sa chambre, disant à ses domestiques qu'il n'était visible pour personne. Il commença à m'exagérer l'envie qu'il avait de me rendre service, ajoutant qu'il en avait imaginé un moyen qui lui réussirait certainement, pour peu que j'y donnasse les mains. Je le remerciai de sa bonté et lui dis que je ferais tout ce qu'il souhaiterait, pourvu que cela pût s'accorder avec ma conscience. « La conscience, me dit-il, y aura un peu de part, mais c'est si peu que vous ne le sentirez pas, et ce que vous y trouverez de mauvais, vous irez vous en purger en Hollande.
Écoutez, me dit-il, je suis protestant comme vous. J'ai des raisons pour ma fortune de faire l'hypocrite devant le monde, je ne crois pas qu'il y ait là un si grand mal, lorsqu'on n'apostasie pas tacitement. Voici, continua-t-il, le moyen auquel j'ai pensé pour vous mettre en liberté. J'ai M. de Pontchartrain, ministre d'État de la marine, pour ami, et qui n'a rien à me refuser. Vous ne ferez que signer une promesse que je lui enverrai, et par laquelle vous promettrez, lorsque vous serez en liberté, et en quel pays que vous soyez, de vivre et mourir en bon catholique romain. Vous n'aurez aucune cérémonie à faire ; personne même ne saura ce que vous aurez promis, et vous ne serez pas exposé à être en scandale à vos frères.
Si vous faites cela, continua-t-il, je puis vous assurer, qu'avant qu'il soit quinze jours, vous serez mis en liberté, et je me charge de vous faire passer en Hollande sûrement et sans le moindre danger ; qu'en pensez-vous ? me dit-il.
- Je pense, Monsieur, lui répondis-je, que je me suis trompé en vous croyant bon protestant. Vous êtes protestant, mais il faut retrancher le mot bon ; j'en suis bien fâché et je vous prie de me pardonner, si j'ose prendre la liberté de vous dire que vous n'êtes rien en croyant être protestant.

Quoi, Monsieur ! continuai-je, croyez-vous que Dieu est sourd et aveugle, et que la promesse que vous me proposez, cachée aux yeux des hommes, ne l'offenserait pas souverainement, autant et même plus, que si je la faisais à un simple curé ? Car enfin, je n'aurais qu'à la faire à l'aumônier de la galère où je suis, il me procurerait d'abord ma délivrance.
Ne vous y trompez pas, lui dis-je encore, Monsieur, vos propres lumières sur la vérité, vous condamnent : car vous savez aussi bien que moi, et même beaucoup mieux, que, si la confession que nous faisons à Dieu dans nos coeurs, n'est pas confirmée par celle de nos bouches, cet acte de foi qui est une vertu, devient un grand crime. »

Il m'allégua encore quelques autres raisons pour adoucir la rigidité que l'Évangile nous prescrit ; je les réfutai toutes, suivant que ma foi et ma conscience me le dictaient.
Je lui dis ensuite que je ne croyais pas que mes parents, qui m'avaient recommandé à ses bontés, l'eussent sollicité de me procurer ma délivrance aux dépens de ma conscience.
« Non certainement, me dit-il, bien loin de là, et je ne voudrais pas pour beaucoup qu'ils le sussent. »

Il m'embrassa, la larme à l'oeil, souhaitant et priant Dieu qu'il m'accordât la grâce de persévérer dans des sentiments si dignes d'un confesseur de la vérité.
« Je ne vous aime plus, me dit-il, par recommandation, mais par une pure considération pour les beaux sentiments que je vois en vous ; et vous pouvez compter que je veillerai aux occasions de vous rendre service. »
II m'offrit ensuite tout l'argent dont j'aurais besoin, et en quel temps que ce fût. Je le remerciai de mon mieux ; après quoi je pris congé de lui, et je revins sur la galère. Depuis ce temps-là, M. Piecourt me venait voir souvent sur la galère, m'offrant toujours ses services.

Il arriva donc, qu'ayant entendu que notre galère avait perdu beaucoup de monde, à la prise que nous avions faite de cette frégate anglaise, il courut d'abord au port pour s'informer de moi. Il apprit que j'étais fort blessé et qu'on m'avait déjà porté à l'hôpital. Il fut de ce pas chez le chirurgien-major de cet hôpital, qui était son ami, et me recommanda à ses soins, aussi fortement que si j'avais été son propre fils.

Aussi puis-je dire, qu'après Dieu, je dois la vie à ce chirurgien-major, qui prit à tâche, contre sa coutume (car il ne faisait jamais qu'ordonner), de me panser lui-même.
À la première visite qu'il fit dans notre chambre, il tira ses tablettes de sa poche, et demanda qui se nommait Jean Marteilhe. Je lui dis que c'était moi. Il s'approcha de mon lit et me demanda si je connaissais M. Piecourt. Je lui dis que oui, et qu'il avait la bonté de me procurer autant de soulagement qu'il pouvait, depuis six ou sept années que j'étais en galère.
« La manière, me dit-il, dont il vous a recommandé à mes soins, me prouve assez ce que vous me dites ; aussi m'en acquitterai-je avec plaisir. Voyons, dit-il, vos plaies. »
La principale était celle de l'épaule, très dangereuse par sa situation. D'abord qu'il eut levé le premier et l'unique appareil, que le chirurgien de la galère m'avait mis, qui n'était qu'une compresse trempée d'eau-de-vie, et qu'il vit que cette négligence était cause que la gangrène était à ma plaie, il appela le chirurgien de la galère, lui reprocha qu'il était un bourreau de m'avoir ainsi traité, et que si j'en mourais, comme il était à craindre, il aurait à se reprocher d'être mon meurtrier.
Notre chirurgien s'excusa du mieux qu'il put, et pria le chirurgien-major de permettre qu'il me pansât. Le chirurgien-major le refusa, et déclara à tous les autres que j'étais son blessé, et qu'il ne prétendait pas que qui que ce soit me pansât que lui. En effet, il prit un si grand soin de moi et usa de tant de précautions pour que la gangrène, qui était dans toutes mes plaies, ne gagnât le dessus, que je puis dire, humainement parlant, qu'il me sauva la vie.

Il mourut bien les trois quarts de nos blessés, dont la plupart ne l'étaient pas si dangereusement que moi. Cette grande quantité de monde qui mourut à l'hôpital, tant des équipages des galères, que des forçats, fit croire que la frégate anglaise avait empoisonné ses balles. Mais je crois, avec tous les gens raisonnables, que c'était une pure calomnie, causée par la haine que les Français portaient à cette nation.
J'ai entendu raisonner là-dessus le chirurgien-major, qui était le plus habile de France, dans son art, et qui soutenait que cette mortalité de nos blessés ne provenait que de ce que la mitraille des canons étant pour la plupart sale et enrouillée et déchirant d'ailleurs les chairs des plaies qu'elle faisait, cela joint à la négligence que les chirurgiens des bords apportaient à leur premier appareil, était cause que les plaies étaient incurables. Joignez à cela, que dans les hôpitaux, comme celui où nous étions, où il se trouvait quarante ou cinquante chirurgiens aux pansements, chacun indifféremment pansait le premier qui lui tombait sous la main ; ce qui faisait qu'il était rare qu'un seul chirurgien pansât deux fois le même blessé. Il n'en fut pas de même à mon égard ; car, comme j'ai déjà dit, je fus toujours pansé par le chirurgien-major, qui consolida mes plaies, dans moins de deux mois : mais il me fit rester encore un mois en convalescence, pour me bien refaire et reprendre mes forces ; le directeur de l'hôpital, à qui j'étais aussi recommandé, ayant ordonné aux frères de l'ordre de Saint-François, qui servent cet hôpital, de me donner tout ce que je demanderais ; ce qui ne fut pas nuisible à ma santé et à la guérison de mes plaies; j'étais nourri et soigné comme un prince.

Au bout de trois mois d'hôpital, je me trouvai gros et gras comme un moine, et le chirurgien-major m'ayant donné une attestation de sa main, comme quoi j'étais, par mes blessures, rendu incapable de la rame et autre travail des galères, je fus renvoyé sur la galère dans mon banc ordinaire.

La campagne d'ensuite, en l'année mil sept cent neuf, au mois d'avril, les galères armèrent. Le comite fit la classe de ses forçats, chacun dans leur banc. Il y a six forçats à chaque rame ; le plus fort et vigoureux est toujours vogue-avant, c'est-à-dire le premier de la rame et qui a le plus de peine. Celui-là est de la classe première. Le second de la rame est de la classe deuxième, et ainsi du reste jusqu'à la classe sixième. Ce dernier n'a presque pas de peine ; aussi, y met-on le plus chétif et malingre du banc. Or, il faut savoir que lorsque je fus blessé, j'étais de la première classe, et le comite, soit par mégarde ou autrement, m'avait laissé sur son rôle à cette classe, que je ne pouvais remplir, à cause de la faiblesse de mon bras, étant presque estropié et ne pouvant porter la main à ma bouche. Je me mis donc de moi-même à la sixième classe, m'attendant bien de passer par l'épreuve. Cette épreuve est terrible ; car à la première sortie qu'on l'ait en mer, le comite, pour voir si on ne fait pas l'estropié exprès, et à dessein de s'exempter du fort travail de la rame, accable de coups de corde un malheureux qui est dans cet état, jusqu'à le laisser pour mort. Il arriva donc que nous sortîmes du port pour la première fois de cette année ; et après que le comite (qui se tient toujours sur le devant de la galère, jusqu'à ce qu'on soit à la grande rade) eut fait sortir la galère, il fit visite de chaque banc, pour voir si la vogue était bien classée. Il tenait une grosse corde à la main, rossant indifféremment ceux qui ne voguaient pas bien à sa fantaisie.

J'étais au sixième banc de l'arrière de la galère, et comme il avait commencé sa revue à la proue, et qu'il s'était animé à frapper avant qu'il fût à mon banc, je m'attendais avec la plus grande angoisse du monde, qu'il me traiterait impitoyablement. Il arrive enfin devant notre banc, et s'arrêtant, il ordonna, d'un air féroce, au vogue-avant de cesser de ramer. Ensuite m'adressant la parole : « Chien de huguenot, me dit-il, viens ici. » Je tirai ma chaîne pour m'approcher du coursier où il était, le coeur serré de crainte, et croyant fermement qu'il ne me faisait approcher de lui que pour être à portée de me mieux étriller. Je m'approchai donc de lui, mon bonnet à la main, en posture de suppliant. « Qui t'a ordonné, me dit-il, de ramer ? » Je lui répondis, qu'étant estropié, comme il pouvait le voir à mes cicatrices (car j'étais tout nu jusqu'à la ceinture, comme on est à la rame), et que ne pouvant m'aider que d'un bras, je l'employais de mon mieux à aider mes camarades du banc. « Ce n'est pas ce que je te demande, répliqua-t-il ; je te demande, qui t'a ordonné de ramer. - Mon devoir, lui dis-je. - Et moi, dit-il, je ne prétends pas que tu rames, ni qui que ce soit de ma chiourme en pareil cas (la chiourme est le corps des galériens) ; car, continua-t-il, si on ne délivre pas ceux qui auront été blessés dans un combat comme c'est la loi, je ne souffrirai pas du moins qu'ils rament. » Notez qu'il disait cela, afin que les autres forçats l'approuvassent, et qu'on ne crût pas qu'il favorisât les reformés. Après avoir tenu ce discours que j'écoutais comme si un ange du ciel m'apparaissait, tant j'étais ravi d'aise, il appela l'argousin et lui dit : « Déchaîne ce chien de giffe (giffe veut dire en provençal un homme incapable d'aucun travail) et mets-le au paillot. » Le paillot est la chambre aux vivres dans le fond de cale.
L'argousin me déchaîna donc de ce banc fatal, où j'avais tant sué pendant sept années, et me fit descendre au paillot. Le mousse du paillot, qui était un forçat avec lequel j'avais déjà contracté amitié depuis deux ou trois ans, quoiqu'il fût papiste, était un jeune homme d'environ vingt-trois à vingt-quatre ans, joli garçon, fils d'un bon gentilhomme de la province du Limousin et qui était aux galères, plutôt pour un trait de jeunesse, que pour crimes odieux. Il se nommait Goujon.
Lorsque le pauvre Goujon me vit introduit au paillot, il sauta à mon cou. « Mon cher ami, me dit-il, est-il bien vrai que nous ajouterons au titre d'ami celui de camarade ? » Nous nous félicitions l'un l'autre, pendant que la galère voguait sans l'aide de nos bras ; et comme nous avions tout le temps de nous entretenir, il me fit son histoire que je ne savais qu'imparfaitement, et que je donnerai bientôt au lecteur. Elle est assez curieuse pour mériter de trouver place dans ces mémoires.

Je reviens à mon sujet. Les galères furent, ce jour-là et la nuit suivante, faire une course dans la Manche ; après quoi elles revinrent à la rade de Dunkerque.
D'abord que nous y eûmes mouillé l'ancre, et tendu la tente, le comite, assis sur la table de son banc, me fit appeler. Je fus à lui. « Vous avez vu, me dit-il, ce que j'ai fait pour votre soulagement. Je suis ravi d'avoir trouvé cette occasion, pour vous témoigner combien je vous considère, et tous ceux de votre religion : car vous n'avez fait mal à personne, et je considère que, si votre religion vous damne, vous serez assez punis dans l'autre monde. »
Je le remerciai de mon mieux des bontés qu'il me témoignait. Il continua ainsi :
« Je suis assez embarrassé comment je me comporterai dans cette affaire, pour n'avoir pas à dos l'aumônier, qui ne souffrira pas impunément que je favorise un huguenot. Je pense cependant à un moyen qui réussira, j'espère, continua-t-il.
L'écrivain de M. de Langeron notre commandant est mort et il est en peine d'en avoir un autre ; je m'en vais lui proposer de vous prendre et je le ferai d'une manière que je suis persuadé qu'il le fera ; vous serez par là non seulement exempt du travail, mais même respecté d'un chacun et moi à l'abri de la censure de l'aumônier. Allez-vous-en, me dit-il, au paillot, on vous fera bientôt appeler ; » ce que je fis.

Le comite fut sur-le-champ parler à M. de Langeron. Il lui exagéra qu'il y avait un homme dans le sixième banc, qu'il aimerait mieux y avoir un mouton ; que ce forçat se disait estropié d'un bras, et que lui qui parlait l'avait fait passer par l'épreuve à force de coups de corde ; mais que n'en pouvant rien tirer il l'avait fait ôter du banc, à cause qu'il embarrassait et empêchait ses camarades de voguer. Là-dessus M. de Langeron lui demanda par quel sort j'avais été estropié. « Par les blessures, répondit le comite, qu'il a reçues à la prise au Rossignol, devant la Tamise.
- Eh ! d'où vient, dit le commandant, qu'il n'a pas été délivré comme les autres ?
- C'est, dit le comite, qu'il est huguenot. Vous noterez que c'est la loi de délivrer ceux qui sont blessés dans un combat, pour quel crime qu'ils aient été mis aux galères, excepté les réformés. Mais, ajouta le comite, ce garçon sait écrire, et se comporte très bien ; et je crois, puisqu'il vous manque un écrivain, qu'il serait votre fait.
- Qu'on l'appelle, » dit le commandant.

On m'appela sur-le-champ. D'abord qu'il me vit, il me demanda si je n'étais pas ami de M. Piecourt. Je lui dis que oui. « Eh bien ! vous serez mon écrivain, dit-il ; qu'on le mette au paillot et que personne n'ait rien à lui commander que moi. »

Me voilà donc installé écrivain du commandant. Je savais qu'il aimait la propreté ; je me fis faire un petit habit rouge (un forçat doit porter cette couleur). Je me fis faire du linge un peu fin. J'eus la permission de laisser croître mes cheveux ; j'achetai un bonnet d'écarlate ; et ainsi décrassé et assez propre je me présentai au commandant, qui fut charmé de me voir dans cet équipage que j'avais fait à mes dépens. Il ordonna à son maître d'hôtel, qu'on me portât à chaque repas un plat de sa table et une bouteille de vin par jour, ce qu'on fit tous les jours pendant la campagne de mil sept cent neuf ; et je puis dire qu'il ne me manquait rien que la liberté. J'étais sans chaîne nuit et jour, ayant seulement un anneau au pied. J'étais bien couché et en repos, pendant que tout le monde était au travail de la navigation. J'étais bien nourri, honoré et respecté des officiers et de l'équipage, et par-dessus tout aimé et chéri du commandant et du major des six galères, son neveu, de qui j'étais secrétaire. J'avais à la vérité, dans certains temps, beaucoup à écrire, et j'y étais si exact que j'y passais les nuits entières pour rendre mes écritures plus tôt même que le commandant ne s'y attendait.


Voilà l'état heureux où je me trouvai jusqu'à l'année mil sept cent douze, qu'il plut à Dieu de me remettre dans une épreuve, grande d'elle-même, et d'autant plus amère que presque quatre années de bon temps m'avaient accoutumé au bien-être. Je ne dirai rien ici des années mil sept cent dix, mil sept cent onze et la plus grande partie de mil sept cent douze que les galères restèrent désarmées dans le port de Dunkerque, la France étant si dénuée de tout, dans sa marine, qu'on ne pouvait armer une chaloupe ; si bien que nous n'eûmes aucun événement extraordinaire et digne de curiosité, jusqu'au mois d'octobre mil sept cent douze, que nos grandes tribulations et celles de notre société souffrante arrivèrent. Mais avant que d'y venir, j'ai promis l'histoire de Goujon, je m'en acquitte.

Goujon était natif du Serche en Limousin, de parents nobles et riches. Il était le plus jeune de trois frères qu'ils étaient. L'un de ses frères était capitaine dans le régiment de Picardie, et l'autre guidon dans les mousquetaires du roi. Goujon prit aussi inclination pour les armes. On levait un nouveau régiment dans sa province, nommé le régiment d'Aubesson. La plus grande partie de la jeunesse de ce pays-là prenait parti dans ce régiment. Presque tous les officiers étaient de la noblesse du Limousin.
Goujon y avait divers parents et amis, entre autres, un de ses oncles, nommé M. de Labourlie, en était lieutenant-colonel. Il n'en fallait pas tant pour donner à Goujon l'envie d'y prendre parti : M. son père ne voulut pas qu'il y prît d'autre caractère que celui de cadet, afin de lui procurer par la suite une place plus distinguée dans un vieux régiment. Goujon fut équipé magnifiquement par son père, qui lui fournit et ordonna par la suite qu'on lui fournît tout l'argent nécessaire pour faire belle figure.

Le régiment, étant complet, partit de là, et vint tenir garnison à Gravelines, petite place située à quatre lieues de Dunkerque. Goujon avait été bien élevé, il avait fait ses études et appris tous les exercices convenables à un jeune gentilhomme, et il soutenait parfaitement bien son extraction. Toujours propre et magnifique, étant jeune et bien fait, joignant à cette dernière qualité beaucoup d'esprit, il ne tarda pas à s'attirer l'amitié et la considération de tout le monde : et comme il fréquentait tout ce qu'il y avait de beau monde dans Gravelines, il n'y fut pas longtemps, sans se faire aimer du beau sexe, et sans prendre lui-même de l'amour pour une jeune demoiselle, qui méritait tout son attachement.

Elle était belle, spirituelle et fort riche. Elle était fille unique d'un vieil officier pensionnaire du roi, qui avait des biens immenses. Ces jeunes amants s'aimaient passionnément, il n'en fallait pas davantage pour faire beaucoup de chemin en peu de temps. S'étant promis foi de mariage, Goujon se flattait que le père de la fille la lui donnerait avec joie.
Dans cette espérance, il lui en fait la demande ; mais il fut bien surpris, non seulement de se voir refuser tout net, mais d'entendre le commandement que le vieil officier lui fit, de ne voir, ni fréquenter en aucune manière sa fille. Il fit de même des défenses très rigoureuses à sa fille, de ne plus voir le cavalier sous peine du couvent.
Ce contretemps affligeait extrêmement nos deux amants, qui, ne voyant aucun moyen de fléchir le bon vieillard, formèrent le projet de prendre la fuite, et de se rendre dans quelque lieu où ils pussent se marier sans obstacle ; ce qui ayant été arrêté et conclu, Goujon travailla aux préparatifs de cet enlèvement.
À cet effet il fit tenir toute prête une chaise de poste hors de la ville, et indiqua à sa maîtresse le jour où elle devait s'échapper de la maison de son père et se rendre à un certain endroit du rempart. La difficulté était de pouvoir sortir de la ville ; nos amants ne pouvaient le faire qu'à la faveur des ténèbres, et les portes de la place se fermaient avant la nuit close. L'embarras était grand ; mais l'Amour, ce grand maître, qui n'éclaire que trop souvent l'esprit aux dépens de la raison, suggéra à Goujon un expédient qui ne lui fut pas aussi favorable qu'il se l'était imaginé. Il y avait à un endroit du rempart une vieille brèche que l'on avait négligée ; Goujon la connaissait fort bien, y ayant monté plus d'une fois lorsqu'il se trouvait trop tard hors de la ville, pour pouvoir entrer par la porte. Il est vrai qu'il y avait toujours à cette brèche une sentinelle, à qui il était défendu, sous peine de la vie, d'y laisser passer qui que ce soit. Mais comme il n'y avait point d'autres troupes dans Gravelines que le régiment d'Aubesson, dont tous les soldats connaissaient et aimaient Goujon, qui d'ailleurs donnait pour boire à la sentinelle toutes les fois qu'il passait par cette brèche, il se persuada que, quelque soldat qu'il y eût à ce poste, il trouverait la même facilité et pourrait y passer avec sa belle.


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1. Sorte de trappe, ouverture carrée pratiquée au pont d'un bâtiment pour descendre dans l'intérieur. (Éd.)

2. Petit globe de fer, creux, qu'on charge de poudre et qu'on jette avec la main ou avec des fusées. (Ed.)

 

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