MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE
RELIGION.
Suite (p 163)
Nous courûmes donc à Dunkerque et
nous arrivâmes à la rade de ce port.
Notre galère avait laissé toutes ses
ancres dans l'anse d'Ambleteuse ; mais M. de
Fontête, qui nous suivait, nous en donna
deux, que nous mouillâmes dans cette rade,
où l'ancrage par bonheur est fort bon et
tenable. Il nous fallut y rester six heures pour
attendre la marée haute, afin de pouvoir
entrer dans le port.
Pendant ces six heures nous fûmes toujours
entre la mort et la vie. Les
vagues comme des montagnes nous couvraient
continuellement. On eut grand soin de tenir les
écoutilles (1)
bien fermées, sans quoi le
fond de cale aurait été dans un
moment plein d'eau, et nous aurions coulé
à fond. Tout le monde était en
prière, tant sur nos galères que dans
la ville de Dunkerque, dont les habitants nous
voyaient dans ce grand danger. On y exposa le saint
sacrement dans toutes les églises et on y
ordonna des prières publiques pour nous.
C'est tout ce qu'ils pouvaient faire pour nous
aider, car aucun bâtiment, ni petit ni grand,
ne pouvait sortir du port pour nous secourir. Il
fallut donc patienter ; malgré nous,
pendant ces six heures que, la marée
étant haute, il était question de
lever nos ancres ou de laisser filer les
câbles pour entrer dans le port. Mais autre
difficulté. Il faut savoir que le port de
Dunkerque est construit par deux puissantes digues
qu'on nomme jetées, qui s'avancent
presque une demi-lieue dans la mer.
La tête de ces jetées forme
l'embouchure ou entrée du
port. Cette entrée est difficile pour les
bâtiments qui sont obligés d'y entrer
par le sud, à cause d'un banc de sable qui
se trouve devant cette embouchure, ce qui fait que
pour y entrer il faut raser la côte du sud et
observer, en gouvernant juste, de tourner tout
court entre ces deux têtes de jetées,
dont l'entrée est étroite et par
conséquent très difficile dans un
gros temps, surtout pour les galères qui
sont d'une extrême longueur et qu'on ne peut
faire tourner facilement.
Toutes ces difficultés nous intriguaient
fort, outre que la tête de ces jetées
se trouvait pour lors couverte par la mer, à
cause de l'horrible tempête qui la
grossissait ; et nous ne voyions l'embouchure
qu'à la faveur de la baisse des vagues. Mais
que faire ? Il fallait entrer ou périr
sans ressource. Tous nos pilotes y perdaient leur
latin. On fut éveiller Pieter Bart, qui
dormait tranquillement dans un banc, tout
mouillé qu'il était des vagues qui
nous passaient sur le corps. Il avait donné
ordre qu'on l'éveillât lorsque la
marée serait haute ; ce qu'on fit.
Notre commandant lui demanda s'il ne savait pas
quelque moyen d'entrer dans le port
sans périr.
« Oui, dit-il, je vous entrerai de la
manière que j'entre avec ma barque quand je
reviens de la pêche, avec toutes mes voiles
au vent.
- Bon Dieu ! s'écria le commandant,
entrer à la voile ? Nous y
périrons infailliblement, car jamais
galère n'entre à la voile dans un
port, à cause de la difficulté de la
régir par le gouvernail, et que ce sont les
rames qui la gouvernent.
- Mais, lui dit Pieter, tu ne peux faire ramer
à cause de la grosse mer.
- C'est ce qui m'intrigue, dit le commandant.
- Laisse-moi faire, dit Pieter, tout ira
bien. »
Cependant nous étions tous plus morts que
vifs, mouillés jusqu'aux os, n'ayant ni
mangé ni bu depuis deux jours, parce qu'on
ne pouvait avoir ni pain, ni vin, ni eau-de-vie, en
un mot aucun vivre, n'osant ouvrir les
écoutilles, de peur que la galère ne
se remplît d'eau. Outre cela
l'appréhension du péril prochain nous
abattait le peu de courage qui nous restait, en
considérant qu'il fallait entrer par
l'étroite embouchure entre ces deux
têtes de jetée, et que, si
malheureusement la galère y touchait tant
soit peu, elle se briserait en mille pièces,
et pas un chat ne se sauverait. Il
n'y avait que Pieter Bart qui
témoignait n'avoir aucune crainte et qui se
moquait de la terreur panique qui nous avait tous
saisis, tant officiers que les autres, nous
reprochant que nous étions des poules
mouillées. Il dit cependant au commandant
qu'il ne pouvait éviter que la galère
ne s'allât casser la proue au quai de la
Poissonnerie, qui était le cul-de-sac
où aboutissait le port, à cause
qu'entrant avec toutes les voiles au vent, on ne
pourrait arrêter ladite galère.
« Qu'importe, dit M. de Langeron, ce
n'est que du bois, et le travail des charpentiers
réparera le dommage. »
Pieter donc prépare sa manoeuvre, laisse
filer les câbles des ancres à la mer,
range les voiles, et, ordonnant un grand silence,
il rase la côte du sud jusqu'à
l'embouchure et gouverna si habilement, qu'il
tourna tout court dans ladite entrée des
jetées. Il amena d'abord ses voiles, mais la
galère était si abreuvée de
son cours rapide, que plus de deux ou trois mille
matelots ou autres gens de mer que l'Intendant de
la ville avait envoyés sur les jetées
pour nous secourir, et qui nous jetaient à
tout moment des cordages pour nous arrêter,
n'en purent venir à
bout ; les plus grosses cordes se cassant
comme un fil, et enfin la galère s'alla
casser le nez contre le quai de la Poissonnerie,
comme Pieter l'avait bien prévu.
La galère de M. de Fontête observa et
fit la même manoeuvre que la nôtre et
entra aussi heureusement dans le port, où
étant, Pieter Bart prit son congé du
commandant qui voulait à toute force le
retenir sur son bord en lui promettant double gage.
« Non pas, lui dit Pieter, quand tu me
donnerais mille livres par mois, j'en suis
soûl, et on ne m'y rattrapera
jamais ; » et s'en alla.
Nous ne sortîmes presque plus du port de
Dunkerque de tout l'été, et nous
désarmâmes de bonne heure pour
hiverner.
L'année mil sept cent huit, au mois d'avril,
nous réarmâmes, et de toute la
campagne nous ne fîmes que courir sur les
côtes d'Angleterre, sans aucune autre
expédition que d'alarmer cette côte
pour y tenir les troupes alertes ; mais
aussitôt que quelque gros navire
garde-côte paraissait, nous nous sauvions au
plus vite sur les côtes de France, dans
quelque port, rade ou plage.
Ce manège dura jusqu'au cinq
septembre, jour que je
n'oublierai jamais par l'événement
que nous eûmes et dont je porte les marques
par trois grandes blessures que j'y reçus.
Je vais rapporter cette histoire que le lecteur ne
sera pas fâché de lire ; elle est
assez curieuse et est, comme tout ce qui est
contenu dans ces mémoires, dans la pure
vérité. Pour l'intelligence du fait,
il est nécessaire que je remonte un peu plus
haut.
Au commencement de l'été de mil sept
cent huit, la Reine d'Angleterre, parmi un grand
nombre de navires qu'elle envoya en mer de tous
côtés, avait un vaisseau
garde-côte de soixante-dix canons, qui
était commandé par un papiste
caché et très mal intentionné
pour sa patrie, comme l'expérience le fit
voir.
Ce capitaine se nommait Smit. N'étant
d'aucune escadre, mais seul et en liberté
d'exécuter sa trahison, il fit voile
à Gothenbourg, en Suède. Là il
vendit le navire : si ce fut au Roi de
Suède ou à des particuliers, c'est ce
que je ne sais pas ; quoiqu'il en soit, il le
vendit, il reçut l'argent ; et ayant
congédié l'équipage, il fut en
personne à la cour de France offrir ses
services au Roi contre
l'Angleterre.
Le Roi le reçut fort bien et lui promit que
la première place de capitaine de haut bord
qui vaquerait, il en serait pourvu, mais qu'il lui
conseillait en attendant d'aller à Dunkerque
servir en qualité de volontaire sur la
galère du chevalier de Langeron, et qu'il
ordonnerait qu'il y fût honoré et
respecté.
Le capitaine Smit vit bien que ce conseil
était un ordre tacite de Sa Majesté.
Il y obéit et fut reçu fort poliment
du chevalier de Langeron, et entretenu à ses
dépens. Le capitaine Smit était de
toutes les corvées que nous faisions aux
côtes d'Angleterre. Il aurait fort voulu que
nous y fissions souvent descente, afin de s'y
distinguer en y brûlant quelques
villages ; mais il était dangereux de
s'y frotter. Il y avait tout le long des
côtes des corps de garde, et, de distance en
distance, des corps de troupes de terre que les
gens de mer craignent comme le feu.
Le capitaine Smit, brûlant de haine contre sa
patrie, avait toujours la tête pleine de
projets pour nuire aux Anglais. Il en envoya un,
entre autres, à la cour, pour brûler
et piller la petite ville de Harwich, située
à l'embouchure de la Tamise, moyennant
que les six galères de
Dunkerque fussent à ses ordres. Le roi
approuva ce projet et donna ordre à M. de
Langeron, notre commandant, de suivre les ordres du
capitaine Smit pour cette expédition, et
à l'Intendant de la marine de lui fournir
tout ce dont il aurait besoin.
M. de Langeron, quoique avec répugnance de
se voir contraint d'être aux ordres d'un
étranger qui n'était revêtu
d'aucun caractère, obéit en apparence
de bonne grâce et dit à Smit qu'il
n'avait qu'à ordonner les préparatifs
et le départ des galères pour cette
expédition.
Smit fit embarquer tout ce qu'il demanda à
l'Intendant, comme matières combustibles,
enfin tout ce qui était nécessaire
pour mettre à sac la ville de Harwich, outre
un renfort de soldats pour soutenir la descente.
Tout étant préparé, un beau
matin, cinq septembre, nous mîmes en mer,
avec un temps à souhait pour les
galères. Un petit vent de nord-est nous
favorisa si bien, qu'à petites voiles nous
arrivâmes à l'embouchure de la Tamise,
sans ramer, à environ cinq heures du soir.
Mais Smit, jugeant qu'il était de trop bonne
heure, et qu'on pourrait nous
découvrir, ce qui gâterait tout,
ordonna de nous retirer plus haut en mer, pour
attendre la nuit, afin de faire sa descente, ce que
nous fîmes. Nous n'eûmes pas
resté un quart d'heure à la cape, que
la sentinelle, que nous avions à la
découverte au haut de notre grand mât,
cria :
« Navires.
- Et où ? lui demanda-t-on.
- Au nord.
- Quelle route ?
- À l'ouest, dit-il.
- Combien de voiles ?
- Trente-six, dit-il.
- De quelle fabrique ?
-Trente-cinq navires marchands et une
frégate d'environ trente-six canons, qui
paraît leur servir d'escorte, »
répondit la sentinelle.
En effet, c'était une flotte marchande,
sortie du Texel, faisant route pour la Tamise.
Notre commandant tint d'abord conseil de guerre,
où il fut conclu que, sans s'arrêter
à l'expédition de Harwich, on
tâcherait de se rendre maître de cette
flotte, qui était plus intéressante
pour le Roi que de brûler Harwich ;
qu'il ne se présentait pas tous les jours
l'occasion de faire un si riche butin, mais que
tous les jours on pourrait entreprendre
l'expédition de Harwich. Le commandant
alléguait toutes ces
raisons au capitaine Smit, lequel pestait et
protestait contre la conclusion du conseil de
guerre, alléguant qu'il fallait suivre les
ordres du Roi, sans se distraire à aucune
autre entreprise ; qu'il fallait même
nous éloigner vers le sud pour donner lieu
à cette flotte d'entrer dans la Tamise sans
qu'elle nous vît. Le conseil de guerre tint
ferme dans sa résolution, étant
secrètement bien aise qu'il y eût une
occasion de faire échouer
l'expédition de Harwich, par la jalousie
qu'ils avaient d'être obligés de
suivre les ordres de Smit.
Après l'issue du conseil, où chaque
capitaine des galères reçut les
ordres du commandant pour l'attaque de cette
flotte, nous fîmes force de voile et de rame
pour aller à sa rencontre : et comme
elle venait à nous, et nous à elle,
nous fûmes bientôt tout près les
uns des autres.
Notre commandant avait ordonné de telle
sorte sa division, que quatre galères
devaient investir, autant qu'il serait possible,
les navires marchands, et ne s'attacher qu'à
eux afin de s'en rendre maîtres (on sait que
la plupart des vaisseaux marchands sont sans
défense), pendant que
notre galère, qui était la
commandante, s'attacherait avec celle du chevalier
de Mauviliers à attaquer et à se
rendre maîtres de la frégate qui
servait de convoi.
Suivant ces dispositions, les quatre galères
prirent leur route pour entourer les vaisseaux
marchands, et leur couper l'embouchure de la
Tamise ; et nous avec notre conserve
allâmes droit à la frégate.
Cette frégate, voyant notre manoeuvre,
conçut bien que sa flotte était en
grand danger ou du moins la plus grande partie.
Cette frégate était anglaise, et le
capitaine qui la montait, un des plus prudents et
braves de son temps ; ce qu'il fit bien
connaître dans cette occasion ; car
ayant donné ordre aux vaisseaux marchands de
forcer de voile pour gagner, le plus promptement
qu'il serait possible, l'embouchure de la Tamise,
et de faire en sorte de ne point tomber au pouvoir
des Français, et ayant ajouté que
quant à lui, il comptait donner tant
d'ouvrage aux six galères, qu'il
espérait de les sauver tous, et qu'en un mot
il s'allait sacrifier pour eux ; il mit toutes
ses voiles au vent, et cingla sur nos deux
galères qui allaient
l'attaquer, comme s'il venait
nous attaquer lui-même.
Il faut savoir que la galère qui nous
servait de conserve, était restée
plus d'une lieue derrière la nôtre,
soit qu'elle ne marchât pas si bien, ou que
le capitaine qui la commandait eût dessein de
nous laisser essuyer les premiers coups.
Notre commandant, que l'approche de la
frégate n'inquiétait pas beaucoup,
croyait qu'avec sa galère il était
assez fort pour s'en rendre maître.
L'événement cependant prouva, comme
on le verra par la suite de ce récit, qu'il
s'était trompé dans ses
conjectures.
Cette frégate, comme je l'ai
déjà dit, venant à nous et
nous à elle, on juge bien que nous
fûmes bientôt à la portée
du canon. Nous en fîmes en effet une
décharge sur la frégate qui ne nous
répondit pas d'un seul coup ; ce qui
fit dire à notre commandant, par gasconnade,
que le capitaine de cette frégate
était sans doute las d'être Anglais,
et se venait rendre à nous sans
combat ; mais patience, il ne tardera pas
à changer de ton.
Nous avancions si vigoureusement
l'un contre l'autre, que notre galère fut en
peu de temps à la portée du fusil, et
déjà notre mousqueterie
commençait à jouer sur la
frégate, lorsque tout à coup elle
revira de bord, comme si elle eût voulu
s'enfuir de nous. La fuite de l'ennemi augmente
ordinairement le courage ; celle de la
frégate augmenta celui de notre
équipage, qui se mit à crier aux gens
qui la montaient, qu'ils étaient des
lâches d'éviter le combat, mais qu'il
n'était plus temps, et que, s'ils
n'amenaient pas leur pavillon pour se rendre, on
les allait couler à fond. L'Anglais ne
répondait rien, mais se préparait
à nous donner, comme on va le voir, une
sanglante tragédie.
La frégate, qui feignait de prendre la
fuite, nous tournait le derrière, et nous la
donnait belle pour sauter à
l'abordage : car la manoeuvre d'une
galère qui veut attaquer un navire et s'en
emparer, est de porter sur le derrière du
navire (qui est le côté le plus
faible) son devant, où elle a toute sa force
et toute son artillerie ; elle fait en sorte
d'y enfoncer sa proue, fait feu de ses cinq
pièces de canons, et aussitôt on monte
à l'abordage. Le commandant de la
galère ordonna d'abord
cet abordage, croyant en faire de même avec
cette frégate, et recommanda à celui
qui était au gouvernail de viser droit
à elle pour l'enfoncer de notre
éperon. Tous les soldats et matelots
destinés pour sauter à bord se
tenaient prêts avec le sabre nu et la hache
d'armes à la main : lorsque la
frégate, qui avait prévu notre
manoeuvre, esquiva d'un coup de gouvernail notre
éperon qui était près
d'enfoncer sa poupe ; ce qui fit qu'au lieu de
clystériser cette frégate comme nous
comptions certainement le faire, nous nous
trouvâmes tout à coup allongés
le long de son bord, que nous rasâmes de si
près, que nos rames en sautèrent
toutes en pièces.
Mais la hardiesse du capitaine anglais fut
admirable ; car comme il avait prévu
cet événement, il s'était tenu
tout prêt avec ses grappins (qui sont des
crocs de fer attachés à des
chaînes), au moyen desquels il nous accrocha,
et nous attacha contre son bord. Ce fut alors qu'il
nous régala de son artillerie ; tous
ses canons étaient chargés à
mitraille ; tout le monde était
à découvert sur la galère
comme sur un pont ou
radeau ; pas un coup de son artillerie, qui
nous tirait à brûle-pourpoint, ne se
perdait, mais faisait un carnage
épouvantable.
De plus, ce capitaine avait sur les hunes de ses
mâts plusieurs de son monde avec des barils
pleins de grenades (2),
qui nous les faisaient pleuvoir
comme de la grêle sur le corps ; si bien
que dans un instant tout notre équipage fut
mis hors d'état non seulement d'attaquer,
mais même de faire aucune
défense : ceux qui n'étaient ni
morts ni blessés s'étaient
couchés tout à plat pour le
contrefaire, et la terreur était si grande,
tant parmi les officiers que l'équipage, que
tous tendaient la gorge, pour ainsi dire, à
l'ennemi, qui, voyant notre terreur, fit pour
surcroît une sortie de quarante ou cinquante
hommes de son bord, qui descendirent sur la
galère le sabre à la main, et
hachaient en pièces tout ce qui se trouvait
devant eux de l'équipage en épargnant
cependant les forçats, qui ne faisaient
aucun mouvement de défense. Après
donc qu'ils eurent haché comme des bouchers,
ils rentrèrent dans leur
frégate, continuant de nous canarder avec
leur mousqueterie et grenades.
M. de Langeron, notre commandant, se voyant
réduit en ce état, et ne voyant
personne sur pied sur la galère que lui,
craignant d'ailleurs quelque
événement plus funeste, hissa
lui-même le pavillon de secours, appelant par
là toutes les galères de son escadre
à son aide.
Notre conserve fut bientôt avec nous, et les
quatre qui avaient déjà
attaqué et fait amener les voiles de la
plupart des bâtiments marchands, voyant ce
signal et le péril de leur commandant,
quittèrent prise pour le venir secourir, et
abandonnèrent la Tamise ; si bien que
toute cette flotte, rehaussant ses voiles, se sauva
dans la rivière. Toutes les galères
voguèrent avec tant de vitesse, que dans
moins d'une demi-heure toutes les six
entourèrent la frégate, qui se vit
bientôt hors d'état de tirer ni canon,
ni mousqueterie, et personne de l'équipage
de la frégate ne paraissait sur le
tillac.
On commanda d'abord vingt-cinq grenadiers par
galère, pour aller à l'abordage de la
frégate : ils n'eurent pas beaucoup de
peine à y monter, n'y
ayant personne qui leur disputât
l'abord ; mais lorsqu'ils furent sur le pont
ou tillac de la frégate, ils
trouvèrent à qui parler. Les
officiers s'étaient retranchés sous
le château de derrière, et tiraient
à mitraille des fauconneaux sur ces
grenadiers ; ce qui leur fit sentir que
l'ennemi n'était pas encore rendu.
Mais le pire de tout était que le tillac
était ce qu'on appelle (en terme de la
marine) en caillebotis, qui est un grillage
de bandes de fer, qui sert de pont ; la
plupart de l'équipage de la frégate
se tenaient entre les deux ponts, sous ce grillage,
et à travers les trous de la grille,
donnaient avec des piques dans les jambes de ces
grenadiers, tant qu'ils les contraignirent de
ressauter sur leurs galères, ne pouvant plus
résister sur ce tillac.
On commanda un autre détachement qui monta
à l'abordage, mais qui en descendit plus
vite qu'il n'y était monté. Il fallut
enfin rompre ce grillage, avec des pieds-de-porc et
autres instruments, pour faire une ouverture au
tillac, afin d'en dénicher l'équipage
de la frégate, et se rendre maître de
l'entrepont : ce qui fut
exécuté, malgré les coups de
fauconneaux et de pique, qui en
tuèrent et blessèrent un grand
nombre. À force de monde on fit sortir
l'équipage d'entre les deux ponts, et on le
fit prisonnier. Mais les officiers de la
frégate étaient toujours
retranchés sous le château de
derrière, faisant grand feu de leurs
fauconneaux. Il fallut aussi les y forcer, non sans
perte.
Voilà donc tout l'équipage de la
frégate rendu, excepté le capitaine,
qui s'enferma dans sa chambre de poupe, faisant feu
de divers fusils et pistolets qu'il avait avec lui,
et jurant comme un perdu qu'il ne se rendrait pas,
tant qu'il lui resterait quelque mouvement de vie.
Les officiers, qui étaient
déjà descendus sur la galère
commandante, comme prisonniers de guerre, firent un
rapport de leur capitaine, qui fit trembler tout le
monde, le dépeignant comme un
téméraire, déterminé
à mettre le feu à sa frégate,
plutôt que de se rendre ; autre crainte
plus effroyable que toutes celles où l'on
avait déjà passé, car on
n'attendait autre chose, à tout moment, que
de se voir sauter en l'air avec la frégate.
Le capitaine était maître de la
chambre de poupe, où est l'entrée de
la soute à poudre ;
il pouvait, par conséquent, y mettre le feu
dans un clin d'oeil, et la frégate sautant,
les six galères auraient fait le même
saut. Il y avait plus de trois mille hommes sur les
six galères, et tout était transi de
la crainte de la mort, dont on était en si
grand danger. Dans cette extrémité il
fut résolu de sommer ce capitaine avec
honnêteté et politesse de se rendre,
en lui promettant toute sorte de bons traitements,
mais il ne répondait qu'à grands
coups de fusil. Enfin il fallut en venir au
remède extrême, qui était de
l'aller prendre mort ou vif.
Pour cet effet, on commanda un sergent avec douze
grenadiers, la baïonnette au bout du fusil,
pour aller enfoncer la porte de cette chambre et
forcer le capitaine à se rendre. Le sergent,
à la tête de son détachement,
eut bientôt enfoncé cette porte ;
mais le capitaine, qui l'attendait là le
pistolet à la main, lui cassa la tête
et le renversa roide mort. Les douze grenadiers,
voyant cela et craignant le même sort,
s'enfuirent, et il ne fut pas possible aux
officiers d'y faire avancer aucun autre soldat, car
ils disaient pour leur défense, que, ne
pouvant entrer qu'un à un
dans cette chambre, le capitaine les tuerait tous
l'un après l'autre. Il fallut encore tenter
la voie de la douceur, pour l'avoir. Alors ce
capitaine, qui n'avait tant résisté
que pour amuser les galères et donner le
temps à sa flotte d'entrer dans la Tamise,
s'apercevant aux fanaux que portaient les navires
qu'elle y était toute entrée, ne se
fit plus tirer l'oreille pour se rendre. Mais pour
donner surabondance de temps à quelques
traîneurs de la flotte et pour que la nuit
les dérobât entièrement
à la poursuite des Français, il
prétexta encore un délai, disant
qu'il ne remettrait son épée qu'entre
les mains du commandant des galères, qui
devait venir la prendre sur son bord.
On établit une trêve, pour en aller
faire le rapport au commandant, qui envoya son
second à ce capitaine, pour lui
représenter qu'il n'était pas du
devoir d'un commandant de quitter son poste. Ce
capitaine, qui n'avait plus rien à faire
pour mettre sa flotte en sûreté,
rendit son épée. On le descendit dans
la galère, auprès du commandant, qui
fut surpris de voir un petit homme tout contrefait,
bossu devant et derrière.
Notre commandant lui fit
compliment, lui disant que c'était le sort
des armes et qu'il aurait lieu de se consoler de la
perte de son navire, par le bon traitement qu'il
lui ferait. « Je n'ai aucun regret, lui
répondit-il, de la perte de ma
frégate, puisque je suis venu à bout
de mon dessein, qui était de sauver la
flotte qui m'avait été
confiée, et que d'ailleurs j'avais pris la
résolution, dès que je vous ai
aperçus, de sacrifier mon vaisseau et ma
propre personne pour la conservation du bien qui
était sous ma défense.
Vous trouverez encore, ajouta-t-il, parlant au
commandant, quelque peu de plomb et de poudre, que
je n'ai pas eu le temps et l'occasion de vous
donner ; voilà tout ce que vous
trouverez de plus précieux sur la
frégate. Au reste, si vous me traitez en
homme d'honneur, moi, ou quelque autre de ma nation
auront quelque jour l'occasion de vous rendre la
pareille. »
Cette noble fierté charma M. de Langeron,
qui, en lui rendant son épée, lui dit
fort civilement : « Reprenez cette
épée, Monsieur, vous méritez
trop bien de la porter et vous n'êtes mon
prisonnier que de nom. » Peu
après, notre commandant
eut sujet de se repentir de lui avoir rendu son
épée, laquelle fut sur le point de
causer du malheur, car le capitaine étant
introduit dans la chambre de poupe de la
galère, et y voyant le traître Smit,
qu'il reconnut à l'instant, et dont la
tête était à prix en Angleterre
à mille livres sterling :
« Perfide, lui dit- il, tu recevras la
mort de ma main, puisque le bourreau de Londres ne
peut te la donner ; » et en
même temps il fond sur lui,
l'épée à la main, pour la lui
passer au travers du corps ; mais le
commandant le prit dans ses bras et empêcha
le coup, au grand regret du capitaine, qui protesta
qu'il aimerait mieux l'avoir pris que les six
galères.
Le capitaine Smit, fort choqué de cette
action, représenta qu'il ne convenait pas
que ce capitaine et lui se trouvassent sur la
même galère, et pria le commandant de
faire mettre son prisonnier sur une autre
galère ; mais le commandant lui
répondit que ce capitaine étant son
prisonnier, lui, capitaine Smit irait sur une autre
galère et que son prisonnier resterait avec
lui, ce qui fut fait. Nous amarinâmes notre
prise, qui se nommait le
Rossignol ; le nom
de ce brave capitaine m'est
échappé.
Nous partîmes d'abord de devant la Tamise
avec notre prise, mais il nous fallut faire
diverses fausses routes pour nous dérober,
à la faveur des ténèbres de la
nuit, à quatre navires de haut bord, qui
sortirent de la Tamise pour nous donner la chasse.
Ils ne nous purent atteindre, et ces fausses routes
furent cause que nous n'arrivâmes à
Dunkerque que trois jours après, sans aucune
mauvaise rencontre.
J'ai dit au commencement de cette histoire, que je
n'oublierais jamais cette époque du cinq
septembre mil sept cent huit, où cet
événement nous arriva, et où
je reçus trois grandes blessures et
échappai à la mort comme par une
espèce de miracle ; en voici le
récit.
On a vu que, lorsque la frégate que nous
attaquions, eut esquivé l'abordage et
qu'elle nous eut jeté ses grappins et
attaché à son bord, nous
étions exposés au feu de son
artillerie, chargée à mitraille. Il
se rencontra donc que notre banc, dans lequel nous
étions cinq forçats et un esclave
turc, se trouva vis-à-vis d'un canon de
la frégate, que je voyais
bien qui était chargé. Nos bords se
touchaient, par conséquent ce canon
était si près de nous, qu'en
m'élevant un peu, je l'eusse pu toucher avec
la main. Ce vilain voisin nous fit tous
frémir ; mes camarades de banc se
couchèrent tout plat, croyant
échapper à son coup. En examinant ce
canon, je m'aperçus qu'il était
pointé, ce qu'on appelle, à couler
bas, et que, comme la frégate était
plus haute de bord que la galère, le coup
porterait à plomb dans le banc, et
qu'étant couché, nous le recevrions
tous sur nos corps. Ayant fait cette
réflexion, je me déterminai à
me tenir tout droit dans le banc, je n'en pouvais
sortir, j'y étais enchaîné, que
faire ? Il fallut se résoudre à
passer par le feu de ce canon, et comme
j'étais attentif à ce qui se passait
dans la frégate, je vis le canonnier avec sa
mèche allumée à la main, qui
commençait à mettre le feu au canon
sur le devant de la frégate, et de canon en
canon, venait vers celui qui donnait sur notre
banc ; j'élevai alors mon coeur
à Dieu et fis une courte prière, mais
fervente, comme un homme qui attend le coup de la
mort.
Je ne pouvais distraire mes yeux
de ce canonnier, qui s'approchait toujours de notre
canon, à mesure qu'il tirait les autres. Il
vint donc à ce canon fatal, j'eus la
constance de lui voir mettre le feu, me tenant
toujours droit, en recommandant mon âme au
Seigneur. Le canon tira, et je fus étourdi
tout à coup, et couché non dans le
banc, mais sur le coursier de la
galère ; car le coup de ce canon
m'avait jeté aussi loin que ma chaîne
pouvait s'étendre. Je restai sur ce coursier
à travers le corps du lieutenant de la
galère qui était tué, je ne
sais combien de temps, mais je conjecture qu'il
doit avoir été considérable,
étourdi et sans connaissance.
À la fin cependant je repris mes sens. Je me
levai de dessus le corps du lieutenant, rentrant
dans mon banc. Il était nuit, et je ne
voyais pas, ni le sang, ni le carnage qui
était dans mon banc, à cause de
l'obscurité. Je crus d'abord que mes
camarades de banc se tenaient couchés pour
la crainte du canon. Moi qui ne savais pas que je
fusse blessé, ne sentant aucun mal, je dis
à mes camarades :
« Levez-vous, mes enfants, le danger est
passé. » Mais je n'eus
d'eux aucune réponse. Le
turc du banc qui avait été
janissaire, et qui se vantait de n'avoir jamais eu
peur, restant couché comme les autres, me
fit prendre un ton railleur :
« Quoi, lui dis-je, Isouf, voilà
donc la première fois que tu as peur ;
allons, lève-toi ; » et en
même temps, je voulus le prendre par le bras,
pour l'aider. Mais, ô horreur, qui me fait
frémir encore, quand j'y pense ! son
bras détaché de son corps me reste
à la main. Je rejette avec horreur ce bras
sur le corps de ce pauvre misérable, et je
m'aperçus bientôt que lui, comme les
quatre autres, étaient hachés comme
chair à pâté ; car toute
la mitraille de ce canon leur était
tombée dessus. Je m'assis dans le
banc ; je ne fus pas longtemps dans cette
attitude, que je sentis couler sur mon corps, qui
était nu, quelque chose de froid et
d'humide. J'y portai la main, et je sentais bien
qu'elle était mouillée ; mais
dans l'obscurité je ne pouvais distinguer si
c'était du sang. Je m'en doutai cependant,
et suivant avec le doigt ce sang qui coulait
à gros bouillons de mon épaule
gauche, proche la clavicule, je trouvai une grande
blessure, qui me perçait
l'épaule de part en part. J'en sentis aussi
une autre à la jambe gauche, au-dessous du
genou, qui perçait aussi d'outre en
outre ; plus une troisième, qui, je
crois, avait été faite par un
éclat de bois, qui m'avait emporté la
peau du ventre, de la longueur d'un pied, et de
quatre pouces de largeur. Je perdais une
infinité de sang, sans pouvoir être
aidé de personne, tout étant mort,
tant à mon banc qu'à celui
d'au-dessous et à celui d'au-dessus :
si bien que de dix-huit personnes, que nous
étions dans ces trois bancs, il n'en
réchappa que moi, avec mes trois blessures,
et cela de la mitraille de ce seul canon.
On le comprendra aisément, si on se
représente que ces canons étaient
chargés jusqu'à la gueule ;
premièrement la cartouche de poudre, ensuite
une longue boîte de fer-blanc, suivant le
calibre du canon, remplie de grosses balles
à mousquet, et le reste du vide avec toute
sorte de vieilles ferrailles ; et lorsqu'on
tire ces canons, la boîte se brise, les
balles et la mitraille s'épandent d'une
manière incompréhensible et font un
carnage affreux. Il fallait donc que j'attendisse
pour être secouru, que le
combat fût fini, pour s'arranger ; car
tout était sur la galère dans un
désordre effroyable.
On ne savait qui était mort, blessé,
ou en vie ; on n'entendait que des cris
lugubres des blessés qui étaient en
grand nombre. Le coursier, qui est le pont ou
chemin qui règne au milieu de la
galère, de l'un à l'autre bout, large
de quatre pieds, était si jonché de
corps morts, qu'on n'y pouvait passer. Les bancs
des rameurs étaient pareillement, pour la
plupart, pleins, non seulement de forçats,
mais de matelots, de soldats et d'officiers morts
ou blessés, tellement que les vivants ne
pouvaient se remuer, ni agir pour jeter les morts
à la mer, ni secourir les blessés.
Joignez à cela l'obscurité de la
nuit, et que nous n'osions allumer ni falots, ni
lanterne, à cause qu'on craignait
d'être vu de la côte, et que les
navires de guerre, qui étaient dans la
Tamise, ne courussent sur nous.
Enfin tout était, dans notre galère,
dans un chaos et un embarras épouvantable
qui dura jusque bien avant dans la nuit, que le
combat étant fini, par la reddition de la
frégate, on s'arrangea le mieux que l'on
put. Les autres cinq
galères nous
aidèrent, remplaçant nos morts et
blessés, rames et apparaux que nous avions
perdus ; car elles n'avaient pas à
beaucoup près eu tant de mal et de perte que
nous. On fit beaucoup de diligence, avec tout le
silence possible, pour nous remettre en ordre. Je
dis silence, et sans lumière, parce que nous
voyions sortir de la Tamise quantité de
falots allumés et tirer divers coups de
canon de signal, qui nous faisaient juger que
c'étaient des navires de guerre, qui
venaient nous chercher.
La première chose que l'on fit sur notre
galère fut de jeter les morts à la
mer et porter les blessés dans le fond de
cale. Mais Dieu sait combien de malheureux furent
jetés à la mer pour morts, qui ne
l'étaient pas ; car dans cette
confusion et dans l'obscurité on prenait
pour mort tel qui n'était qu'évanoui,
ou de peur ou par la perte que faisaient les
blessés de leur sang. Je me trouvai dans
cette extrémité ; car lorsque
les argousins vinrent dans mon banc pour y
déchaîner les morts et les
blessés, j'étais tombé
évanoui et sans mouvement ni connaissance
parmi les autres, vautré dans
leur sang et le mien, qui
coulait en abondance de mes blessures. Ces
argousins conclurent d'abord que tous ceux du banc
étaient morts. On ne faisait que
déchaîner et jeter à la mer,
sans examiner de plus près si on
était mort ou en vie, et il suffisait pour
eux de n'entendre crier ni parler. Ces
funérailles se faisaient d'ailleurs si
précipitamment, que dans un moment ils
avaient vidé un banc. Tous mes pauvres
camarades ne furent pas sujets à cette
équivoque ; on les jeta par
pièces et lambeaux dans la mer. Il n'y avait
que moi qui étais entier, mais couché
et confondu dans ce carnage, sans mouvement ni son
de voix. On me déchaîna pour me jeter
dans la mer, me jugeant mort.
Or, il faut savoir que j'étais
enchaîné à la jambe gauche et
que j'étais blessé, comme je l'ai
dit, à cette même jambe. L'argousin
prit ma jambe à pleine main pour me la tenir
sur l'enclume, pendant qu'un autre faisait sortir
la goupille de l'anneau de fer qui tenait la
chaîne. Cet homme qui me tenait ainsi la
jambe sur l'enclume, appuya par hasard, et pour mon
bonheur, le pouce bien fort sur la plaie que j'y
avais, ce qui me causa une si grande douleur, que
je fis un grand cri, et j'entendis que l'argousin
disait : « Cet homme n'est pas
mort, » et m'imaginant de quoi il
s'agissait, et qu'on me voulait jeter dans la mer,
je m'écriai aussitôt (car cette
douleur m'avait fait reprendre mes sens) :
« Non, non, dis-je, je ne suis pas
mort. » Si bien qu'on m'emporta à
fond de cale, parmi les autres blessés et on
me jeta sur un câble. Quel lit de repos pour
un blessé plein de douleur !
Nous étions, tous les blessés, dans
ce fond de cale, pêle-mêle, matelots,
soldats, bas officiers et forçats, sans
distinction, couchés sur la dure et sans
être secourus en rien ; car à
cause du grand nombre de blessés que nous
étions, les chirurgiens ne pouvaient y
subvenir pour nous panser.
Quant à moi, je fus trois jours dans cet
affreux fond de cale, sans être pansé
qu'avec un peu d'eau-de-vie camphrée, que
l'on mit sur une compresse pour arrêter le
sang, sans aucun bandage ni médicament. Les
blessés mouraient comme des mouches dans ce
fond de cale, où il faisait une chaleur
à étouffer et une puanteur horrible,
ce qui causait une si grande
corruption dans nos plaies, que la gangrène
s'y mit partout. Dans cet état
déplorable nous arrivâmes, trois jours
après le combat, à la rade de
Dunkerque. On y débarqua d'abord les
blessés pour les porter à
l'hôpital de la marine. On me sortit de ce
fond de cale de même que plusieurs autres,
avec le palan à poulie, comme des
bêtes. On nous porta à l'hôpital
plus morts que vifs. On mit tous les
forçats, séparément des
personnes libres, dans deux grandes chambres
à quarante lits chacune, bien
enchaînés au pied du lit. À une
heure de l'après-midi, le chirurgien-major
de l'hôpital vint pour visiter et panser nos
blessures, accompagné de tous les
chirurgiens des navires et des galères qui
se trouvaient dans le port. Je venais d'être
fortement recommandé au chirurgien-major, et
voici comment :
Depuis l'année mil sept cent deux, que je
fus mené sur les galères à
Dunkerque, je fus recommandé par mes parents
de Bourdeaux, de Bergerac et d'Amsterdam, à
un riche et renommé banquier, nommé
M. Piecourt, qui avait maison à Dunkerque et
s'y tenait souvent. Il
était natif de Bourdeaux, protestant
d'origine et de coeur, mais papiste à la
royale. Je laisserai pour un moment mon sujet, pour
parler de ce qui m'arriva au commencement que je
fus mis aux galères, touchant ce même
M. Piecourt. Il était, comme on dit, du
grand monde, généreux comme un prince
et sa bourse toujours ouverte pour faire plaisir
aux grands seigneurs de qui il était fort
caressé. M. Piecourt donc se voyant
sollicité de divers endroits en ma faveur,
et par des gens qu'il considérait
extrêmement, jugea que je valais la peine
qu'il me rendît service, et que s'il me
pouvait procurer ma délivrance, il se
rendrait du moins ses meilleurs amis très
obligés pour ses bons offices. Il parla en
ma faveur à M. le chevalier de Langeron, mon
capitaine, qui me fit jouir de quelques douceurs
sur la galère à sa
considération, car il était son grand
ami. Mais voulant pousser plus loin ses bons
offices, il pria un jour mon capitaine, que le
lendemain, à huit heures du matin, qui
était jour de Noël, il eût la
bonté d'ordonner qu'on me menât chez
lui. Il prenait ce temps-là pour n'avoir pas
sa femme pour
témoin : elle était une papiste
bigote, et elle devait ce même
matin-là rester à l'église
jusqu'à midi. M. de Langeron vint la veille
de ce jour sur sa galère (en hiver ces
messieurs n'y logent pas), pour ordonner à
l'argousin de m'amener lui-même, sans
chaîne, chez M. Piecourt, et d'attendre
à la porte de la rue ou dans le vestibule
que j'eusse achevé mes affaires avec lui, ce
qui fut exécuté.
M. Piecourt me fit entrer dans sa chambre, disant
à ses domestiques qu'il n'était
visible pour personne. Il commença à
m'exagérer l'envie qu'il avait de me rendre
service, ajoutant qu'il en avait imaginé un
moyen qui lui réussirait certainement, pour
peu que j'y donnasse les mains. Je le remerciai de
sa bonté et lui dis que je ferais tout ce
qu'il souhaiterait, pourvu que cela pût
s'accorder avec ma conscience. « La
conscience, me dit-il, y aura un peu de part, mais
c'est si peu que vous ne le sentirez pas, et ce que
vous y trouverez de mauvais, vous irez vous en
purger en Hollande.
Écoutez, me dit-il, je suis protestant comme
vous. J'ai des raisons pour ma fortune de faire
l'hypocrite devant le monde, je ne crois
pas qu'il y ait là un si
grand mal, lorsqu'on n'apostasie pas tacitement.
Voici, continua-t-il, le moyen auquel j'ai
pensé pour vous mettre en liberté.
J'ai M. de Pontchartrain, ministre d'État de
la marine, pour ami, et qui n'a rien à me
refuser. Vous ne ferez que signer une promesse que
je lui enverrai, et par laquelle vous promettrez,
lorsque vous serez en liberté, et en quel
pays que vous soyez, de vivre et mourir en bon
catholique romain. Vous n'aurez aucune
cérémonie à faire ;
personne même ne saura ce que vous aurez
promis, et vous ne serez pas exposé à
être en scandale à vos
frères.
Si vous faites cela, continua-t-il, je puis vous
assurer, qu'avant qu'il soit quinze jours, vous
serez mis en liberté, et je me charge de
vous faire passer en Hollande sûrement et
sans le moindre danger ; qu'en
pensez-vous ? me dit-il.
- Je pense, Monsieur, lui répondis-je, que
je me suis trompé en vous croyant bon
protestant. Vous êtes protestant, mais il
faut retrancher le mot bon ; j'en suis
bien fâché et je vous prie de me
pardonner, si j'ose prendre la liberté de
vous dire que vous n'êtes rien en croyant
être protestant.
Quoi, Monsieur ! continuai-je, croyez-vous que
Dieu est sourd et aveugle, et que la promesse que
vous me proposez, cachée aux yeux des
hommes, ne l'offenserait pas souverainement, autant
et même plus, que si je la faisais à
un simple curé ? Car enfin, je n'aurais
qu'à la faire à l'aumônier de
la galère où je suis, il me
procurerait d'abord ma délivrance.
Ne vous y trompez pas, lui dis-je encore, Monsieur,
vos propres lumières sur la
vérité, vous condamnent : car
vous savez aussi bien que moi, et même
beaucoup mieux, que, si la confession que nous
faisons à Dieu dans nos coeurs, n'est pas
confirmée par celle de nos bouches, cet acte
de foi qui est une vertu, devient un grand
crime. »
Il m'allégua encore quelques autres raisons
pour adoucir la rigidité que
l'Évangile nous prescrit ; je les
réfutai toutes, suivant que ma foi et ma
conscience me le dictaient.
Je lui dis ensuite que je ne croyais pas que mes
parents, qui m'avaient recommandé à
ses bontés, l'eussent sollicité de me
procurer ma délivrance aux dépens de
ma conscience.
« Non certainement, me dit-il, bien loin
de là, et je ne voudrais
pas pour beaucoup qu'ils le
sussent. »
Il m'embrassa, la larme à l'oeil, souhaitant
et priant Dieu qu'il m'accordât la
grâce de persévérer dans des
sentiments si dignes d'un confesseur de la
vérité.
« Je ne vous aime plus, me dit-il, par
recommandation, mais par une pure
considération pour les beaux sentiments que
je vois en vous ; et vous pouvez compter que
je veillerai aux occasions de vous rendre
service. »
II m'offrit ensuite tout l'argent dont j'aurais
besoin, et en quel temps que ce fût. Je le
remerciai de mon mieux ; après quoi je
pris congé de lui, et je revins sur la
galère. Depuis ce temps-là, M.
Piecourt me venait voir souvent sur la
galère, m'offrant toujours ses services.
Il arriva donc, qu'ayant entendu que notre
galère avait perdu beaucoup de monde,
à la prise que nous avions faite de cette
frégate anglaise, il courut d'abord au port
pour s'informer de moi. Il apprit que
j'étais fort blessé et qu'on m'avait
déjà porté à
l'hôpital. Il fut de ce pas chez le
chirurgien-major de cet hôpital, qui
était son ami, et me recommanda à ses
soins, aussi fortement que si j'avais
été son propre
fils.
Aussi puis-je dire, qu'après Dieu, je dois
la vie à ce chirurgien-major, qui prit
à tâche, contre sa coutume (car il ne
faisait jamais qu'ordonner), de me panser
lui-même.
À la première visite qu'il fit dans
notre chambre, il tira ses tablettes de sa poche,
et demanda qui se nommait Jean Marteilhe. Je lui
dis que c'était moi. Il s'approcha de mon
lit et me demanda si je connaissais M. Piecourt. Je
lui dis que oui, et qu'il avait la bonté de
me procurer autant de soulagement qu'il pouvait,
depuis six ou sept années que j'étais
en galère.
« La manière, me dit-il, dont il
vous a recommandé à mes soins, me
prouve assez ce que vous me dites ; aussi m'en
acquitterai-je avec plaisir. Voyons, dit-il, vos
plaies. »
La principale était celle de
l'épaule, très dangereuse par sa
situation. D'abord qu'il eut levé le premier
et l'unique appareil, que le chirurgien de la
galère m'avait mis, qui n'était
qu'une compresse trempée d'eau-de-vie, et
qu'il vit que cette négligence était
cause que la gangrène était à
ma plaie, il appela le chirurgien de la
galère, lui reprocha qu'il était un
bourreau de m'avoir ainsi traité, et que si
j'en mourais, comme il
était à craindre, il aurait à
se reprocher d'être mon meurtrier.
Notre chirurgien s'excusa du mieux qu'il put, et
pria le chirurgien-major de permettre qu'il me
pansât. Le chirurgien-major le refusa, et
déclara à tous les autres que
j'étais son blessé, et qu'il ne
prétendait pas que qui que ce soit me
pansât que lui. En effet, il prit un si grand
soin de moi et usa de tant de précautions
pour que la gangrène, qui était dans
toutes mes plaies, ne gagnât le dessus, que
je puis dire, humainement parlant, qu'il me sauva
la vie.
Il mourut bien les trois quarts de nos
blessés, dont la plupart ne l'étaient
pas si dangereusement que moi. Cette grande
quantité de monde qui mourut à
l'hôpital, tant des équipages des
galères, que des forçats, fit croire
que la frégate anglaise avait
empoisonné ses balles. Mais je crois, avec
tous les gens raisonnables, que c'était une
pure calomnie, causée par la haine que les
Français portaient à cette
nation.
J'ai entendu raisonner là-dessus le
chirurgien-major, qui était le plus habile
de France, dans son art, et qui soutenait que cette
mortalité de nos blessés ne
provenait que de ce que la
mitraille des canons étant pour la plupart
sale et enrouillée et déchirant
d'ailleurs les chairs des plaies qu'elle faisait,
cela joint à la négligence que les
chirurgiens des bords apportaient à leur
premier appareil, était cause que les plaies
étaient incurables. Joignez à cela,
que dans les hôpitaux, comme celui où
nous étions, où il se trouvait
quarante ou cinquante chirurgiens aux pansements,
chacun indifféremment pansait le premier qui
lui tombait sous la main ; ce qui faisait
qu'il était rare qu'un seul chirurgien
pansât deux fois le même blessé.
Il n'en fut pas de même à mon
égard ; car, comme j'ai
déjà dit, je fus toujours
pansé par le chirurgien-major, qui consolida
mes plaies, dans moins de deux mois : mais il
me fit rester encore un mois en convalescence, pour
me bien refaire et reprendre mes forces ; le
directeur de l'hôpital, à qui
j'étais aussi recommandé, ayant
ordonné aux frères de l'ordre de
Saint-François, qui servent cet
hôpital, de me donner tout ce que je
demanderais ; ce qui ne fut pas nuisible
à ma santé et à la
guérison de mes plaies; j'étais
nourri et soigné comme un
prince.
Au bout de trois mois d'hôpital, je me
trouvai gros et gras comme un moine, et le
chirurgien-major m'ayant donné une
attestation de sa main, comme quoi j'étais,
par mes blessures, rendu incapable de la rame et
autre travail des galères, je fus
renvoyé sur la galère dans mon banc
ordinaire.
La campagne d'ensuite, en l'année mil sept
cent neuf, au mois d'avril, les galères
armèrent. Le comite fit la classe de ses
forçats, chacun dans leur banc. Il y a six
forçats à chaque rame ; le plus
fort et vigoureux est toujours vogue-avant,
c'est-à-dire le premier de la rame et qui a
le plus de peine. Celui-là est de la classe
première. Le second de la rame est de la
classe deuxième, et ainsi du reste
jusqu'à la classe sixième. Ce dernier
n'a presque pas de peine ; aussi, y met-on le
plus chétif et malingre du banc. Or, il faut
savoir que lorsque je fus blessé,
j'étais de la première classe, et le
comite, soit par mégarde ou autrement,
m'avait laissé sur son rôle à
cette classe, que je ne pouvais remplir, à
cause de la faiblesse de mon bras, étant
presque estropié et ne pouvant porter la
main à ma bouche. Je me
mis donc de moi-même à la
sixième classe, m'attendant bien de passer
par l'épreuve. Cette épreuve est
terrible ; car à la première
sortie qu'on l'ait en mer, le comite, pour voir si
on ne fait pas l'estropié exprès, et
à dessein de s'exempter du fort travail de
la rame, accable de coups de corde un malheureux
qui est dans cet état, jusqu'à le
laisser pour mort. Il arriva donc que nous
sortîmes du port pour la première fois
de cette année ; et après que le
comite (qui se tient toujours sur le devant de la
galère, jusqu'à ce qu'on soit
à la grande rade) eut fait sortir la
galère, il fit visite de chaque banc, pour
voir si la vogue était bien classée.
Il tenait une grosse corde à la main,
rossant indifféremment ceux qui ne voguaient
pas bien à sa fantaisie.
J'étais au sixième banc de
l'arrière de la galère, et comme il
avait commencé sa revue à la proue,
et qu'il s'était animé à
frapper avant qu'il fût à mon banc, je
m'attendais avec la plus grande angoisse du monde,
qu'il me traiterait impitoyablement. Il arrive
enfin devant notre banc, et s'arrêtant, il
ordonna, d'un air féroce, au vogue-avant de
cesser de ramer. Ensuite
m'adressant la parole : « Chien de
huguenot, me dit-il, viens ici. » Je
tirai ma chaîne pour m'approcher du coursier
où il était, le coeur serré de
crainte, et croyant fermement qu'il ne me faisait
approcher de lui que pour être à
portée de me mieux étriller. Je
m'approchai donc de lui, mon bonnet à la
main, en posture de suppliant. « Qui t'a
ordonné, me dit-il, de
ramer ? » Je lui répondis,
qu'étant estropié, comme il pouvait
le voir à mes cicatrices (car j'étais
tout nu jusqu'à la ceinture, comme on est
à la rame), et que ne pouvant m'aider que
d'un bras, je l'employais de mon mieux à
aider mes camarades du banc. « Ce n'est
pas ce que je te demande,
répliqua-t-il ; je te demande, qui t'a
ordonné de ramer. - Mon devoir, lui dis-je.
- Et moi, dit-il, je ne prétends pas que tu
rames, ni qui que ce soit de ma chiourme en pareil
cas (la chiourme est le corps des
galériens) ; car, continua-t-il, si on
ne délivre pas ceux qui auront
été blessés dans un combat
comme c'est la loi, je ne souffrirai pas du moins
qu'ils rament. » Notez qu'il disait cela,
afin que les autres forçats l'approuvassent,
et qu'on ne crût pas qu'il
favorisât les reformés. Après
avoir tenu ce discours que j'écoutais comme
si un ange du ciel m'apparaissait, tant
j'étais ravi d'aise, il appela l'argousin et
lui dit : « Déchaîne ce
chien de giffe (giffe veut dire en provençal
un homme incapable d'aucun travail) et mets-le au
paillot. » Le paillot est la chambre aux
vivres dans le fond de cale.
L'argousin me déchaîna donc de ce banc
fatal, où j'avais tant sué pendant
sept années, et me fit descendre au paillot.
Le mousse du paillot, qui était un
forçat avec lequel j'avais
déjà contracté amitié
depuis deux ou trois ans, quoiqu'il fût
papiste, était un jeune homme d'environ
vingt-trois à vingt-quatre ans, joli
garçon, fils d'un bon gentilhomme de la
province du Limousin et qui était aux
galères, plutôt pour un trait de
jeunesse, que pour crimes odieux. Il se nommait
Goujon.
Lorsque le pauvre Goujon me vit introduit au
paillot, il sauta à mon cou. « Mon
cher ami, me dit-il, est-il bien vrai que nous
ajouterons au titre d'ami celui de
camarade ? » Nous nous
félicitions l'un l'autre, pendant que la
galère voguait sans l'aide de nos
bras ; et comme nous avions
tout le temps de nous
entretenir, il me fit son histoire que je ne savais
qu'imparfaitement, et que je donnerai bientôt
au lecteur. Elle est assez curieuse pour
mériter de trouver place dans ces
mémoires.
Je reviens à mon sujet. Les galères
furent, ce jour-là et la nuit suivante,
faire une course dans la Manche ; après
quoi elles revinrent à la rade de
Dunkerque.
D'abord que nous y eûmes mouillé
l'ancre, et tendu la tente, le comite, assis sur la
table de son banc, me fit appeler. Je fus à
lui. « Vous avez vu, me dit-il, ce que
j'ai fait pour votre soulagement. Je suis ravi
d'avoir trouvé cette occasion, pour vous
témoigner combien je vous considère,
et tous ceux de votre religion : car vous
n'avez fait mal à personne, et je
considère que, si votre religion vous damne,
vous serez assez punis dans l'autre
monde. »
Je le remerciai de mon mieux des bontés
qu'il me témoignait. Il continua
ainsi :
« Je suis assez embarrassé comment
je me comporterai dans cette affaire, pour n'avoir
pas à dos l'aumônier, qui ne souffrira
pas impunément que je favorise un huguenot.
Je pense cependant à un
moyen qui réussira, j'espère,
continua-t-il.
L'écrivain de M. de Langeron notre
commandant est mort et il est en peine d'en avoir
un autre ; je m'en vais lui proposer de vous
prendre et je le ferai d'une manière que je
suis persuadé qu'il le fera ; vous
serez par là non seulement exempt du
travail, mais même respecté d'un
chacun et moi à l'abri de la censure de
l'aumônier. Allez-vous-en, me dit-il, au
paillot, on vous fera bientôt
appeler ; » ce que je fis.
Le comite fut sur-le-champ parler à M. de
Langeron. Il lui exagéra qu'il y avait un
homme dans le sixième banc, qu'il aimerait
mieux y avoir un mouton ; que ce forçat
se disait estropié d'un bras, et que lui qui
parlait l'avait fait passer par l'épreuve
à force de coups de corde ; mais que
n'en pouvant rien tirer il l'avait fait ôter
du banc, à cause qu'il embarrassait et
empêchait ses camarades de voguer.
Là-dessus M. de Langeron lui demanda par
quel sort j'avais été
estropié. « Par les blessures,
répondit le comite, qu'il a reçues
à la prise au Rossignol, devant la
Tamise.
- Eh ! d'où vient, dit le commandant,
qu'il n'a pas été
délivré comme les
autres ?
- C'est, dit le comite, qu'il est huguenot. Vous
noterez que c'est la loi de délivrer ceux
qui sont blessés dans un combat, pour quel
crime qu'ils aient été mis aux
galères, excepté les
réformés. Mais, ajouta le comite, ce
garçon sait écrire, et se comporte
très bien ; et je crois, puisqu'il vous
manque un écrivain, qu'il serait votre
fait.
- Qu'on l'appelle, » dit le
commandant.
On m'appela sur-le-champ. D'abord qu'il me vit, il
me demanda si je n'étais pas ami de M.
Piecourt. Je lui dis que oui. « Eh
bien ! vous serez mon écrivain,
dit-il ; qu'on le mette au paillot et que
personne n'ait rien à lui commander que
moi. »
Me voilà donc installé
écrivain du commandant. Je savais qu'il
aimait la propreté ; je me fis faire un
petit habit rouge (un forçat doit porter
cette couleur). Je me fis faire du linge un peu
fin. J'eus la permission de laisser croître
mes cheveux ; j'achetai un bonnet
d'écarlate ; et ainsi
décrassé et assez propre je me
présentai au commandant, qui fut
charmé de me voir dans cet équipage
que j'avais fait à mes dépens. Il
ordonna à son maître d'hôtel,
qu'on me portât à chaque repas un plat
de sa table et une bouteille de
vin par jour, ce qu'on fit tous les jours pendant
la campagne de mil sept cent neuf ; et je puis
dire qu'il ne me manquait rien que la
liberté. J'étais sans chaîne
nuit et jour, ayant seulement un anneau au pied.
J'étais bien couché et en repos,
pendant que tout le monde était au travail
de la navigation. J'étais bien nourri,
honoré et respecté des officiers et
de l'équipage, et par-dessus tout
aimé et chéri du commandant et du
major des six galères, son neveu, de qui
j'étais secrétaire. J'avais à
la vérité, dans certains temps,
beaucoup à écrire, et j'y
étais si exact que j'y passais les nuits
entières pour rendre mes écritures
plus tôt même que le commandant ne s'y
attendait.
Voilà l'état heureux où je me
trouvai jusqu'à l'année mil sept cent
douze, qu'il plut à Dieu de me remettre dans
une épreuve, grande d'elle-même, et
d'autant plus amère que presque quatre
années de bon temps m'avaient
accoutumé au bien-être. Je ne dirai
rien ici des années mil sept cent dix, mil
sept cent onze et la plus grande partie de mil sept
cent douze que les galères restèrent
désarmées dans le port
de Dunkerque, la France
étant si dénuée de tout, dans
sa marine, qu'on ne pouvait armer une
chaloupe ; si bien que nous n'eûmes
aucun événement extraordinaire et
digne de curiosité, jusqu'au mois d'octobre
mil sept cent douze, que nos grandes tribulations
et celles de notre société souffrante
arrivèrent. Mais avant que d'y venir, j'ai
promis l'histoire de Goujon, je m'en acquitte.
Goujon était natif du Serche en Limousin, de
parents nobles et riches. Il était le plus
jeune de trois frères qu'ils étaient.
L'un de ses frères était capitaine
dans le régiment de Picardie, et l'autre
guidon dans les mousquetaires du roi. Goujon prit
aussi inclination pour les armes. On levait un
nouveau régiment dans sa province,
nommé le régiment d'Aubesson. La plus
grande partie de la jeunesse de ce pays-là
prenait parti dans ce régiment. Presque tous
les officiers étaient de la noblesse du
Limousin.
Goujon y avait divers parents et amis, entre
autres, un de ses oncles, nommé M. de
Labourlie, en était lieutenant-colonel. Il
n'en fallait pas tant pour donner à Goujon
l'envie d'y prendre parti : M.
son père ne voulut pas
qu'il y prît d'autre caractère que
celui de cadet, afin de lui procurer par la suite
une place plus distinguée dans un vieux
régiment. Goujon fut équipé
magnifiquement par son père, qui lui fournit
et ordonna par la suite qu'on lui fournît
tout l'argent nécessaire pour faire belle
figure.
Le régiment, étant complet, partit de
là, et vint tenir garnison à
Gravelines, petite place située à
quatre lieues de Dunkerque. Goujon avait
été bien élevé, il
avait fait ses études et appris tous les
exercices convenables à un jeune
gentilhomme, et il soutenait parfaitement bien son
extraction. Toujours propre et magnifique,
étant jeune et bien fait, joignant à
cette dernière qualité beaucoup
d'esprit, il ne tarda pas à s'attirer
l'amitié et la considération de tout
le monde : et comme il fréquentait tout
ce qu'il y avait de beau monde dans Gravelines, il
n'y fut pas longtemps, sans se faire aimer du beau
sexe, et sans prendre lui-même de l'amour
pour une jeune demoiselle, qui méritait tout
son attachement.
Elle était belle, spirituelle et fort riche.
Elle était fille unique d'un
vieil officier pensionnaire du
roi, qui avait des biens immenses. Ces jeunes
amants s'aimaient passionnément, il n'en
fallait pas davantage pour faire beaucoup de chemin
en peu de temps. S'étant promis foi de
mariage, Goujon se flattait que le père de
la fille la lui donnerait avec joie.
Dans cette espérance, il lui en fait la
demande ; mais il fut bien surpris, non
seulement de se voir refuser tout net, mais
d'entendre le commandement que le vieil officier
lui fit, de ne voir, ni fréquenter en aucune
manière sa fille. Il fit de même des
défenses très rigoureuses à sa
fille, de ne plus voir le cavalier sous peine du
couvent.
Ce contretemps affligeait extrêmement nos
deux amants, qui, ne voyant aucun moyen de
fléchir le bon vieillard, formèrent
le projet de prendre la fuite, et de se rendre dans
quelque lieu où ils pussent se marier sans
obstacle ; ce qui ayant été
arrêté et conclu, Goujon travailla aux
préparatifs de cet enlèvement.
À cet effet il fit tenir toute prête
une chaise de poste hors de la ville, et indiqua
à sa maîtresse le jour où elle
devait s'échapper de la maison de son
père et se rendre à un
certain endroit du rempart. La
difficulté était de pouvoir sortir de
la ville ; nos amants ne pouvaient le faire
qu'à la faveur des ténèbres,
et les portes de la place se fermaient avant la
nuit close. L'embarras était grand ;
mais l'Amour, ce grand maître, qui
n'éclaire que trop souvent l'esprit aux
dépens de la raison, suggéra à
Goujon un expédient qui ne lui fut pas aussi
favorable qu'il se l'était imaginé.
Il y avait à un endroit du rempart une
vieille brèche que l'on avait
négligée ; Goujon la connaissait
fort bien, y ayant monté plus d'une fois
lorsqu'il se trouvait trop tard hors de la ville,
pour pouvoir entrer par la porte. Il est vrai qu'il
y avait toujours à cette brèche une
sentinelle, à qui il était
défendu, sous peine de la vie, d'y laisser
passer qui que ce soit. Mais comme il n'y avait
point d'autres troupes dans Gravelines que le
régiment d'Aubesson, dont tous les soldats
connaissaient et aimaient Goujon, qui d'ailleurs
donnait pour boire à la sentinelle toutes
les fois qu'il passait par cette brèche, il
se persuada que, quelque soldat qu'il y eût
à ce poste, il trouverait la même
facilité et pourrait y passer avec sa belle.
|