Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE RELIGION.




Suite
(p 123)

Ces informations faites, le premier comite rossa d'importance le scélérat de Poulet, et le fit mettre à double chaîne au banc criminel, et il tança fortement son sous-comite d'avoir été si prompt à décider sur le rapport de ce coquin.
Je fus donc quitte pour la peur de la bastonnade, qui est un supplice affreux.

Voici comment on pratique cette barbare exécution.
On fait dépouiller tout nu, de la ceinture en haut, le malheureux qui doit la recevoir. On lui fait mettre le ventre sur le coursier de la galère, ses jambes pendantes dans son banc, et ses bras dans le banc à l'opposite. On lui fait tenir les jambes par deux forçats et les deux bras par deux autres, et le dos en haut tout à découvert et sans chemise ; et le comite est derrière lui, qui frappe avec une corde un robuste Turc pour l'animer à frapper de toutes ses forces avec une grosse corde sur le dos du pauvre patient.
Ce Turc est aussi tout nu et sans chemise ; et comme il sait qu'il n'y aurait pas de ménagement pour lui, s'il épargnait le moins du monde le pauvre misérable que l'on châtie avec tant de cruauté, il applique ses coups de toutes ses forces ; de sorte que chaque coup de corde qu'il donne fait une contusion élevée d'un pouce.
Rarement ceux qui sont condamnés à souffrir un pareil supplice, en peuvent-ils supporter dix à douze coups sans perdre la parole et le mouvement. Cela n'empêche pas que l'on ne continue à frapper sur ce pauvre corps, sans qu'il crie ni qu'il remue, jusqu'au nombre de coups auquel il est condamné par le Major.
Vingt ou trente coups n'est que pour les peccadilles ; mais j'ai vu qu'on en donnait cinquante ou quatre-vingts, et même cent ; mais ceux-là n'en reviennent guère. Après donc que ce pauvre patient a reçu les coups ordonnés, le barbier ou frater de la galère vient lui frotter le dos tout déchiré avec du fort vinaigre et du sel, pour faire reprendre la sensibilité à ce pauvre corps, et pour empêcher que la gangrène ne s'y mette. Voilà ce que c'est que cette cruelle bastonnade des galères.

Je fus environ quinze jours sur la galère où l'on m'avait d'abord mis. Il faut savoir, qu'ainsi que tous les hommes ne sont pas également bons ou également mauvais, il y a des comites qui sont plus méchants et plus cruels les uns que les autres.
À côté de la galère où j'étais, il y en avait une dont le comite était pire qu'un démon d'enfer. Il faisait faire la bourrasque ou nettoiement de sa galère tous les jours, au lieu que les autres ne la faisaient que tous les samedis. Les coups de corde pendant cette bourrasque tombent sur les galériens comme la grêle, et cet exercice dure deux ou trois heures. Je voyais ce cruel traitement, parce que la distance de l'une à l'autre galère n'était pas grande. Les forçats de mon banc me disaient sans cesse : « Priez Dieu qu'au partage qu'on doit bientôt faire de vous autres nouveaux venus sur les six galères, vous ne tombiez pas sur la galère la Palme. » C'était celle de ce méchant comite. J'en tremblais de peur.

Le partage d'environ soixante nouveaux venus que nous étions, pour les distribuer sur les six galères, arriva ; On nous mena tous au parc de l'Arsenal, où on nous fit dépouiller absolument tout nus, pour nous visiter dans toutes les parties de nos corps. On nous tâtait partout, ni plus ni moins qu'un boeuf gras qu'on achète au marché.
Cette visite achevée, on fit des classes des plus forts aux plus faibles. On fit ensuite six lots, aussi égaux qu'il se put, et les comites tirèrent au sort pour avoir chacun son lot. On m'avait mis à la première classe, et j'étais à la tête d'un lot. Le comite à qui j'étais échu nous dit de le suivre pour nous amener à sa galère. Curieux de savoir mon sort et ne sachant pas que cet homme fût un comite, je le priai de me dire sur quelle galère j'étais échu. « Sur la Palme, » me dit-il. Je fis une exclamation, déplorant mon malheur.
« Pourquoi, me dit-il, êtes-vous plus malheureux que les autres ?
- C'est, lui dis-je, Monsieur, que je tombe dans un enfer de galère et dont le comite est pire qu'un démon. »

Je ne savais pas que je parlais à ce même comite. Il me regarda en fronçant les sourcils.
« Si je connaissais, dit-il, ceux qui vous ont dit cela, et que je les eusse en mon pouvoir, je les en ferais bien repentir. »
Je vis bien que j'avais trop parlé ; mais le mal était fait et sans remède. Cependant ce méchant comite voulut faire voir à mon égard qu'il n'était pas si démon qu'on l'accusait. Il mena son lot à sa galère, où étant, il commença à me faire voir un trait de sa bénignité pour moi. Car, comme j'étais jeune et vigoureux, l'argousin (1) me mit à la jambe un anneau de fer et une chaîne d'une grosseur et pesanteur extraordinaire. Le comite s'en aperçut, et d'un air rude et brutal dit à cet argousin, que s'il ne m'ôtait pas cette énorme chaîne, il s'en plaindrait au capitaine, et qu'il ne souffrirait pas qu'il gâtât ainsi le meilleur sujet de son lot pour la rame. L'argousin m'ôta sur-le-champ cette grosse chaîne et m'en mit une des plus légères qu'il eût, que le comite choisit lui-même. Il ordonna ensuite à l'argousin de m'aller enchaîner à son banc de lui comite. Il faut savoir que le comite mange et couche à un banc de la galère, sur une table qu'on dresse sur quatre petits piliers de fer avec des traverses ; et cette table est assez longue pour y prendre ses repas et pour servir à dresser son lit, entouré d'un pavillon de grosse toile de coton, si bien que les forçats dudit banc sont sous cette table qui s'ôte facilement lorsqu'il faut ramer ou faire quelque autre manoeuvre. Les six forçats de ce banc forment le domestique du comite. Chacun a son emploi pour le servir ; et lorsque le comite mange ou est assis sur sa table (car c'est son appartement et sa résidence), tous les forçats dudit banc et des bancs à chaque côté, se tiennent toujours debout, la tête nue par respect.

Tous les forçats de la galère ambitionnent extrêmement d'être au banc du comite et sous-comite, non seulement parce qu'ils mangent les restes de leurs tables, mais principalement à cause qu'il ne s'y donne jamais aucun coup de corde pendant qu'on rame ou fait d'autres manoeuvres, et on nomme ces bancs les bancs respectés, et c'est un office que d'être d'un tel banc. J'eus donc cet office, qui ne dura pas longtemps, par ma propre faute, parce que, me sentant encore d'un reste de vanité mondaine, je ne pus gagner sur moi de faire le pied de grue comme les autres. Car lorsque le comite était à sa table, je me couchais ou lui tournais le dos, mon bonnet sur la tête, faisant semblant de regarder à la mer. Les forçats du banc me disaient souvent qu'il m'en prendrait mal, mais je les laissais dire et allais toujours mon train, me contentant d'être l'esclave du Roi, sans être encore celui du comite. Je courais cependant risque de tomber dans sa disgrâce, ce qui est le plus grand malheur qu'un forçat puisse avoir. Il ne m'arriva pas cependant ainsi, car ce comite, tout diable qu'on me l'avait fait, était très raisonnable.
Il s'informa des forçats de son banc, si je mangeais avec eux les restes de sa table ; et ayant appris que je n'en avais jamais voulu goûter : « Il a, dit-il, encore les poulets dans le ventre ; laissez-le faire. »

Un soir, après qu'il se fut couché dans son pavillon, il me fit appeler auprès de son lit, et, me parlant doucement pour que les autres ne l'entendissent pas, il me dit qu'il voyait bien que je n'avais pas été élevé dans la crapule, et que je ne pouvais m'assujettir à ramper comme les autres, qu'il ne m'en estimait pas moins, mais que pour l'exemple il me ferait mettre dans un autre banc, et que je pouvais compter que dans le travail et la fatigue de la galère je ne recevrais jamais un coup de lui ni de ses sous-comites. Je le remerciai de sa bonté de mon mieux, et je puis dire qu'il tint sa parole, ce qui est beaucoup, car lorsque nous naviguions ou dans d'autres manoeuvres, il n'aurait pas connu son propre père et l'aurait rossé comme un autre. En un mot, c'était le plus cruel homme dans sa fonction que j'aie jamais vu, mais en même temps et hors de là très raisonnable, et qui pensait toujours fort judicieusement.

Nous étions cinq réformés sur sa galère, qu'il considérait tous également, et aucun des cinq n'a jamais reçu le moindre mauvais traitement de sa part. Au contraire, lorsque l'occasion s'en présentait, il nous rendait service. Je l'ai expérimenté, comme je le dirai dans son temps.
En attendant j'en dois rapporter un exemple qui arriva à l'égard d'un de nos frères réformés, l'été de ma première année de galères ; le voici :

Le capitaine de notre galère, nommé le Chevalier de Langeron Maulevrier, avait tous les sentiments jésuites. Il nous haïssait souverainement, et il ne manquait pas, lorsque nous étions à ramer, le corps tout nu, sans chemise, comme c'était l'ordinaire, d'appeler le comite et de lui dire : « Va rafraîchir le dos des huguenots d'une salade de coups de corde. » Mais toujours quelque autre que nous les recevait.
Ce capitaine était fort magnifique et faisait grosse dépense pour sa table ; car cinq cents livres que le roi donne par mois à chaque capitaine de galère pour leur table, ne lui suffisaient pas pour la moitié de la dépense de la sienne.

Les capitaines ont ordinairement à leur office ou chambre de provision, qui est pratiquée dans le fond de cale de la galère, un mousse ou gardien de cette chambre. C'est ordinairement un forçat qui a cet office. C'est un emploi fort favorable pour celui qui peut l'avoir, car on est alors exempt de la rame et de toute autre fatigue, et l'on fait bonne chère de la cuisine du capitaine. Or, il arriva que le mousse d'office de M. de Langeron lui friponna cinquante ou soixante livres de café, que le maître d'hôtel trouva qui manquaient à l'office. Il le déclara au capitaine qui, sans autre forme de procès, ordonna sur-le-champ qu'on donnât cinquante coups de bastonnade à ce pauvre fripon de mousse et qu'on le mît au banc criminel, ce qui fut exécuté fort ponctuellement, après quoi le capitaine ordonna au comite de lui chercher un mousse fidèle parmi les forçats de la galère. Le comite se récria sur ce mot de fidèle, disant qu'il lui était impossible de l'assurer de la fidélité d'aucun de ces malfaiteurs, mais qu'il savait un galérien déjà âgé et peu capable de la rame, de la fidélité duquel il pouvait lui répondre ; « mais, ajouta-t-il, je sais que vous ne le voudrez pas.
- Pourquoi non, dit le capitaine, s'il est tel que tu le dis ?
- C'est, dit le comite, qu'il est huguenot. »

Le capitaine, fronçant les sourcils, lui dit :
- « N'en as-tu pas d'autre à me proposer ?
- Non, dit le comite, du moins dont je puisse vous répondre.
- Eh bien, dit le capitaine, je l'éprouverai : fais-le venir en ma présence. »
Ce qui fut fait.

C'était un nommé Bancilhon, vénérable vieillard, respectable par sa candeur et sa probité qui était empreinte sur sa physionomie. Le capitaine lui demanda s'il voulait bien le servir pour son mousse d'office. L'air et la prudence avec laquelle il lui répondit, charmèrent le capitaine, qui le fit d'abord installer par son maître d'hôtel dans la chambre d'office.
Le capitaine fut bientôt si content de son mousse, qu'il n'aimait personne autant que lui, jusque-là qu'il lui confiait la bourse de sa dépense ; et lorsque l'argent était fini, Bancilhon lui portait le mémoire de la dépense faite par le proviseur et le maître d'hôtel, lesquels lui rendaient compte ; et le capitaine avait pris une telle confiance en lui, qu'il déchirait ses mémoires en sa présence sans les lire, et les jetait à la mer.
Cette grande confiance du capitaine à l'égard de Bancilhon, et l'économie qu'exerçait celui-ci au profit de son maître, lui firent bientôt des jaloux et des ennemis mortels.

Le capitaine avait deux maîtres d'hôtel, un proviseur et un chef de cuisine, qui mangeaient à la seconde table. Ces messieurs voulaient souvent se régaler de vin de Champagne et d'autres délicatesses confiées à la garde de Bancilhon, lequel les leur refusait souvent, lui étant défendu d'y toucher que pour la table du capitaine.
Sur cela ces messieurs conçurent une telle haine contre lui qu'ils résolurent de le perdre. Pour cela ils projetèrent un jour que lorsque le capitaine donnerait à manger, et qu'il y aurait presse à l'office, ils détourneraient quelque pièce d'argenterie (dont le capitaine était bien pourvu), pour faire accuser Bancilhon de ce vol. La chose conclue entre eux quatre, l'un des maîtres d'hôtel, soit par bienveillance pour Bancilhon ou pour débusquer son camarade, fut en secret communiquer ce complot audit Bancilhon, lui disant qu'il leur soutiendrait la chose, si besoin en était.
Bancilhon, informé de la haine de ces messieurs contre lui, résolut de n'attendre pas l'orage, qui tôt ou tard le perdrait, et conclut de retourner plutôt ramer toute sa vie dans un banc que de rester ainsi exposé.
Dans cette pensée, ses comptes à la main, il fut trouver un matin le capitaine à son lit et le pria instamment de le décharger du fardeau de garder sa chambre d'office, protestant que son âge, qui affaiblissait sa mémoire et sa vue, ne lui permettait plus de profiter de ses bontés. Le capitaine, fort surpris, lui dit qu'il fallait qu'il y eût quelque autre raison qui le portât à lui faire cette demande, et qu'il voulait la savoir sur l'heure, sous peine de son indignation. Bancilhon, ne pouvant plus s'en défendre, lui avoua le fait et lui dit que Moria, le second maître d'hôtel, lui avait découvert le complot.
« Qu'on m'appelle ces messieurs, dit le capitaine, tout à l'heure. »
Ce qui étant fait, il les menaça de les faire jeter à la mer sur-le-champ s'ils n'avouaient pas la vérité. Ils l'avouèrent en effet, en demandant mille fois pardon.
« Eh bien, messieurs, dit-il, je ne vous veux faire d'autre punition que celle de vous déclarer que, dès ce moment, s'il se perd quoi que ce soit de ce que Bancilhon a en garde, vous en serez responsables tous trois. »
Ils voulurent se récrier, disant que sur ce pied-là Bancilhon pouvait les perdre à tout moment. « Il est honnête homme, leur dit le capitaine, et vous êtes des coquins qui mériteriez que je vous fisse raser et mettre à la chaîne. »
Ces messieurs se retirèrent tout confus, et ils ne tentèrent jamais depuis de faire pièce à Bancilhon, qui demeura le domestique favori de M. de Langeron, dont l'amitié pour lui rejaillit sur nous, les autres quatre réformés qui étions sur la galère.

Cette même année mil sept cent deux, au mois de juillet, nous allâmes avec nos six galères dans le port d'Ostende. De là nous faisions des courses, lorsque la mer était calme, le long des côtes de Blankenbourg et de l'Écluse en Flandre. Ensuite nous revenions vers Nieupoort, et jusqu'à l'entrée de la Manche.
Un jour nous aperçûmes à la hauteur de Nieupoort, à quatre ou cinq lieues au large, une escadre de douze navires de guerre hollandais, qui étaient arrêtés par un calme tout plat. Nous allâmes les reconnaître, et voyant qu'un de leurs navires était éloigné des autres d'environ une lieue, nous allâmes les six galères de front pour le canonner. Le capitaine de ce navire était assurément un grand ignorant ; car quand il vit que nous allions à lui, comme les galères sont fort basses de bord, et qu'elles ne paraissent pas d'un peu loin être fort grosses, ce capitaine disait par bravade à son équipage : « Préparons nos palans pour embarquer ces six chaloupes sur mon bord. » Son maître chirurgien, qui était un Français réfugié, nommé Labadoux, qui connaissait mieux la force des galères que lui, se tuait de lui dire qu'il ne s'y fiât pas ; que s'il laissait approcher les galères de son bord, elles l'enlèveraient par la grande quantité de monde qu'elles avaient. Mais, malgré cet avis, le capitaine ne fît aucun devoir, ni de se défendre par son artillerie, ni de s'approcher de l'escadre, ce qu'il aurait pu faire en se faisant remorquer par ses chaloupes ; et pour lors nous aurions été entre deux feux, et contraints de lâcher prise.

Enfin nous approchâmes de son bord à force de rames, en faisant la chamade, qui est une huée que les galériens font pour épouvanter l'ennemi. En effet, c'est une chose épouvantable de voir sur chaque galère trois cents hommes, nus comme la main, qui heurtent tous à la fois, et secouent leurs chaînes, dont le bruit se confond avec leurs hurlements, et fait frémir ceux qui n'ont jamais été à pareille fête. Aussi l'équipage de ce navire en prit tellement l'épouvante, qu'ils se jetèrent tous à corps perdu dans le fond de cale, en criant quartier : si bien que les soldats et les matelots des galères n'eurent aucune peine à monter à l'abordage et à se saisir du navire, qui avait cinquante-quatre pièces de canons, et était percé pour soixante.
À la vérité, son équipage était trop faible pour résister, n'étant composé que de cent quatre-vingts hommes en tout. Ce navire se nommait la Licorne de Rotterdam. Nous le remorquâmes promptement à la vue des onze autres navires de l'escadre, qui ne pouvaient, nous suivre faute de vent ; et nous l'amenâmes dans le port d'Ostende. Pendant tout le reste de la campagne, nous ne fîmes plus aucune expédition, et nous allâmes hiverner dans le port de Dunkerque.

L'année mil sept cent trois se passa aussi sans que nous fissions rien que d'aller alarmer à coups de canon les côtes d'Angleterre dans la Manche, et cela lorsque le temps le permettait, car il faut du calme pour les galères ; et tous les hivers nous allions désarmer à Dunkerque.

En l'année mil sept cent quatre, nous fûmes dans le port d'Ostende pour y observer une escadre hollandaise, qui croisait à la hauteur de ce port ; et lorsqu'il faisait calme, nous allions harceler leurs navires à grands coups de canon hors de la portée de leur artillerie, qui ne portait pas à beaucoup près aussi loin que celle des galères ; lesdits navires ne pouvant se remuer à cause du calme, que nous choisissions toujours pour ces sortes d'expéditions, et d'abord qu'il s'élevait un peu de vent, nous nous retirions dans Ostende.

Un jour que le vice-amiral Almonde croisait avec cinq vaisseaux de guerre hollandais à la hauteur de Blankenbourg, il fit rencontre d'un pêcheur de cette côte, auquel il donna quelques ducats, afin qu'il allât avec sa barque dans le port d'Ostende, pour avertir le commandant des galères, qu'il avait fait rencontre de cinq gros navires hollandais, revenant des Indes-Orientales, si pesamment chargés, et leurs équipages si malades, qu'ils ne pouvaient faire la manoeuvre pour gagner quelque port de Hollande.
Ce pêcheur, suivant ses instructions, vint dans le port d'Ostende faire son rapport à notre commandant, l'accompagnant de plusieurs circonstances qui paraissaient plausibles. Il disait, entre autres choses, qu'il avait été à bord de ces navires, et y avait fait un bon négoce, leur ayant vendu tout son poisson. On croit facilement ce qu'on souhaite. Notre commandant donna dans le panneau, et à la marée montante, sur les dix heures du soir, nos six galères mirent en mer, pour aller chercher ce riche butin. Il faisait un petit vent d'est assez frais. Nous voguâmes toute la nuit, et le matin à la pointé du jour, nous vîmes nos cinq prétendus vaisseaux indiens, qui d'abord qu'ils nous aperçurent, firent mine de forcer de voile, et se mirent tous cinq à la file les uns des autres, de sorte que nous ne pouvions bien voir que celui qui faisait l'arrière-garde, et qui était l'amiral. Ces navires étaient si bien masqués, leurs ornements de poupe couverts, les sabords de leurs canons fermés, leurs voiles de hune amenées ; enfin ils étaient si bien déguisés en navires marchands qui viennent d'un voyage de long cours, qu'ils nous donnèrent le change, et nous les prîmes effectivement pour cinq navires qui venaient des Indes.
Tous nos officiers, matelots et soldats, ne se sentaient pas de joie dans la ferme espérance de s'enrichir de ce gros butin. Cependant nous avancions toujours, et approchions à vue d'oeil de cette flotte, qui ne forçait ses voiles que pour nous mieux faire croire qu'ils avaient peur, et pour nous attirer plus en assurance à leur portée, dans le dessein de nous bien recevoir ; car quoiqu'ils forçassent de voiles, ils trouvaient le moyen de ne pas avancer à l'aide d'un gros câble en double, qu'ils laissaient traîner à la mer au derrière de leurs vaisseaux. Nos six galères voguèrent donc de toute leur force, en front de bataille, et avec une grande confiance que c'étaient des Indiens si pesants et si sales dans leur carène qu'ils ne pouvaient pas avancer.

Étant à la portée du canon, nous fîmes une décharge de notre artillerie sur eux. Le vaisseau qui faisait l'arrière-garde, nous répondit par un coup d'un petit canon de dessus son château de derrière, qui ne portait pas à mi-chemin de nous ; ce qui nous encourageait de plus en plus. Nous avancions toujours, en faisant un feu horrible de notre artillerie, qu'ils souffrirent constamment. Enfin, nous nous trouvâmes si près de leur navire d'arrière-garde, que nous commencions déjà à nous préparer pour l'abordage, la hache d'armes et le sabre à la main, lorsque tout à coup leur amiral fit un signal. Incontinent après, leur avant-garde vira de bord sur nous, et les autres de même, si bien que dans un moment nous fûmes environnés de ces cinq gros navires qui, ayant eu tout le temps de préparer leur artillerie, ouvrirent leurs sabords, et firent sur nous un feu épouvantable, qui abattit la plupart de nos mâtures et agrès, avec grande tuerie de nos équipages. Pour lors nous nous aperçûmes que ces prétendus Indiens n'étaient rien moins que de bons et formidables navires de guerre, qui nous avaient donné le change par leur stratagème, pour nous attirer au delà du banc de sable qui règne à deux ou trois lieues de cette côte, et que les gros navires, comme calant trop profond, ne sauraient passer, pendant que les galères, comme ayant moins de calage, y passent facilement.
Enfin, nous voyant tout à coup si maltraités, et craignant pis, notre commandant fit le signal de sauve qui peut vers le banc, que les ennemis ne pouvaient nous empêcher de gagner. Mais ils nous y escortèrent en se rangeant en bataille, avec un feu si terrible sur nous, que nous courûmes le plus grand péril du monde d'être tous coulés à fond.
Enfin la proximité du banc de sable nous sauva. Nous regagnâmes Ostende à force de rames, tout délabrés, ayant eu plus de deux cent cinquante hommes tués dans ce combat et un grand nombre de blessés.

Arrivés à Ostende, le premier soin fut de chercher le pêcheur qui nous avait si bien trompés. Si on l'eût trouvé, on l'aurait pendu dans le moment ; mais il n'avait pas été si sot que de nous attendre. Notre commandant ne fut pas fort loué de la cour ; et tout le monde fut bientôt instruit de sa crédulité, mais surtout de son imprudence à risquer de faire perdre au roi ses six galères avec trois mille âmes, car les galères ont cinq cents hommes chacune.
Je dis de son imprudence, car lorsque nous étions à la vue des ennemis, et que, tenant conseil de guerre avec les autres cinq capitaines, il fit prévaloir son opinion, et conclut que c'étaient des Indiens, l'un des capitaines, nommé M. de Fontête, opina fortement que ce pourrait bien être une tromperie, et qu'il croyait qu'il serait bon de s'en assurer, en envoyant notre brigantin (petit vaisseau léger qui nous suivait) pour reconnaître cette flotte. Mais le commandant lui disant que c'était la peur des coups qui le faisait ainsi opiner, M. de Fontête répliqua sans plus hésiter : « Allons, Messieurs, aux ennemis ; on verra si j'ai peur. » Paroles qui nous coûtèrent beaucoup de sang, du moins à la galère du commandant, car, ayant fait le signal de sauve qui peut, comme je l'ai déjà dit, M. de Fontête, piqué du reproche que le commandant lui avait fait au conseil de guerre, s'obstina à ne pas se retirer du combat, agissant comme s'il n'avait pas vu le signal de retraite ; et les cinq galères s'étant retirées par-dessus le banc, le commandant, voyant cette galère en danger d'être coulée à fond, s'écria :
« Fontête veut-il me défier d'être aussi brave que lui ? Allons, dit-il à son comite, fais voguer avant tout aux ennemis. »

Le comite, qui sentait apparemment sa mort, se mit à genoux devant lui, le suppliant de n'y point aller ; mais le commandant, le pistolet à la main, l'ayant menacé de lui casser la tête s'il ne faisait exécuter ses ordres sur-le-champ, ce pauvre comite obéit, et fit faire avant tout, pour aller porter l'ordre à M. de Fontête de se retirer. Le commandant vint donc se mettre encore une fois au milieu du feu des ennemis, et le premier boulet qui donna sur cette galère emporta la tête du pauvre comite. Le commandant étant à portée de se faire entendre de M. de Fontête, lui cria de se retirer ; ce qu'il fit aussitôt, et à la faveur du banc de sable, échappa, ainsi que la commandante, à la poursuite des Hollandais.

Pendant le reste de cette campagne, nous n'eûmes plus d'envie de recommencer de nouvelles expéditions ; celle des cinq navires prétendus indiens nous avait tellement abattu le courage, et nous craignions si fort le vice-amiral Almonde, que nous nous imaginions qu'il était partout avec ses feintes et ses stratagèmes de guerre : c'est ce que prouvera le trait suivant.

J'ai déjà dit qu'en l'année mil sept cent deux nous avions pris un navire de guerre hollandais, nommé la Licorne de Rotterdam. J'ai parlé aussi d'un nommé Labadoux, Français réfugié, qui était maître chirurgien de ce navire. Ce vaisseau ayant été amené à Ostende, on mit son équipage dans les prisons de cette ville. Labadoux, pour éviter d'aller aux galères, comme réfugié, prit parti en qualité de soldat sur la galère du commandant, mais peu après il déserta pour retourner en Hollande. Il fut pris et ramené sur la galère, où on le mit à la chaîne pour lui faire son procès.
Le conseil de guerre l'interrogea pour savoir où il avait dessein d'aller.
« En Hollande, dit-il, pour porter les armes contre la France. »
Le commandant, surpris de cette réponse, lui dit :
« Si tu avais répondu que tu désertais sur terre de France, tu en aurais été quitte pour être condamné à être forçat ; mais tu te mets toi-même la corde au cou.
- Oui, Monsieur, répondit-il, je déclare ici au conseil, comme c'est la vérité, que j'ai mérité, suivant les ordres du Roi et les règles de la guerre, d'être pendu, et si vous jugez autrement, vous commettrez injustice. »
Le commandant, voyant que c'était la crainte du supplice des galères, qui lui faisait préférer la mort, lui dit :
« Et moi, pour te punir plus rigoureusement, je te fais grâce de la mort que tu désires, et tu seras condamné aux galères. »
Effectivement il y fut condamné et n'y resta qu'un peu plus d'un an, que le vice-amiral Almonde l'en fit sortir de la manière que je vais dire.

L'amiral Almonde connaissait et considérait Labadoux, qui avait été chirurgien sur son bord. Labadoux trouva le moyen de lui écrire une lettre, par laquelle il lui représentait, qu'ayant été pris par les Français sur la Licorne, on l'avait contraint de s'engager pour soldat de galère, par la menace qu'on lui faisait de l'y faire servir comme forçat, et qu'ayant déserté pour retourner en Hollande, sa légitime patrie, il avait été arrêté et condamné aux galères perpétuelles, laquelle peine il souffrait actuellement, dans l'espérance que la faveur et les bontés de M. l'amiral, dont il implorait le secours, lui procureraient sa délivrance.

Nous étions dans Ostende, après la belle expédition dont j'ai parlé ci-dessus, lorsqu'un soir une chaloupe, portant un exprès, y arriva. Cet exprès remit une lettre de l'amiral Almonde au commandant des galères, pour le prier de relâcher Labadoux, vu l'injustice qu'on lui avait faite de le contraindre, étant prisonnier de guerre, à prendre parti en France. L'amiral concluait que, si Labadoux n'était pas délivré incessamment, on l'obligerait à prendre d'autres mesures, qui pourraient n'être pas agréables, par où peut-être il entendait qu'il viendrait brûler les galères dans le port d'Ostende, ce qui était assez facile et que nous craignions beaucoup dans ce temps-là.
Cette lettre fit son effet. Jamais jusqu'alors on n'avait vu délivrer un forçat ou un esclave turc des galères, que par lettre de cachet du Roi.
Cependant le commandant des galères, soit par appréhension des menaces de l'amiral Almonde, soit qu'il fût bien aise de trouver occasion de l'obliger, mit le même jour Labadoux en liberté de cette manière : il le fit appeler dans la chambre de poupe, et tête à tête il lui dit, que, pour faire plaisir à l'amiral Almonde, il lui allait procurer sa liberté ; mais qu'il fallait que cela se fit comme s'il s'était sauvé, et que lui, commandant, lui faciliterait la chose le soir de ce même jour sur la brune, en ordonnant à l'argousin d'oublier de l'enchaîner dans son banc ; que lui, Labadoux, se tiendrait au dehors de la galère, assis sur la rame de son banc, et que la chaloupe de la galère l'y viendrait prendre et le porterait à terre du côté qui mène à l'Écluse en Flandre ; ce qui s'exécuta de point en point.

Labadoux, de qui j'étais bon ami, après cette conversation avec le commandant, demanda permission de venir sur la galère la Palme. Il y vint, et, m'embrassant, prit congé de moi, me racontant de quelle manière il allait être délivré ce même soir.
Après donc que la chaloupe l'eut mis à terre, l'argousin, faisant la visite pour voir si tout était bien enchaîné, trouva, comme il le savait bien, que Labadoux s'était sauvé. Il en fut avertir le commandant, qui fulminait en présence de l'équipage et de ses officiers contre la négligence de l'argousin, qu'il fit mettre à la chaîne pour vingt-quatre heures seulement, et envoya divers détachements du côté opposé à celui où Labadoux avait débarqué, pour courir après lui. Le lendemain il n'en fut plus question. On peut connaître par là l'impression que fit la prière ou plutôt la menace de l'amiral Almonde, sur le commandant des six galères.

Ce fut pendant la campagne suivante que les alliés firent le siège d'Ostende. Nos six galères étaient armées dans le port de Dunkerque, et M. le chevalier de Langeron, mon capitaine, en fut fait chef d'escadre ; son prédécesseur, le chevalier de la Pailleterie, étant allé prendre possession de la dignité de grand-baillif de Malte, pour laquelle cette religion l'avait choisi.

Notre nouveau commandant reçut un soir un paquet de la cour, avec ordre d'aller au plus tôt avec ses six galères à Ostende, pour en fortifier la garnison, cette ville étant menacée d'un siège. Nous partîmes sur-le-champ pour y aller, et ayant vogué toute la nuit, le matin nous nous trouvâmes devant Nieupoort, à trois lieues d'Ostende. Nous aperçûmes sur la côte quantité de monde avec des charrettes et des chevaux chargés, qui se sauvaient d'Ostende. Nous envoyâmes la chaloupe à la côte pour prendre langue de ces gens-là, qui rapportèrent que l'armée des alliés était à la vue d'Ostende, et que cette place serait certainement investie ce jour-là.
Peu après nous vîmes une armée navale extrêmement nombreuse, qui venait par notre nord, et forçait de voile pour nous couper la passe du banc de sable qui est entre Ostende et Nieupoort, par où elle devait entrer dans la rade d'Ostende. Nous avions plus d'une heure d'avance, et nous pouvions facilement entrer dans Ostende, avant que la flotte y fût arrivée. Mais notre commandant, considérant le péril extrême où nous serions dans ce port, qui n'est à couvert de l'armée de terre que d'un côté ; joint à ce qu'il était facile à l'armée de mer de nous envoyer des brûlots, qui auraient pu nous être funestes, et que d'ailleurs les alliés, prenant la ville, prendraient aussi les galères, ce qui chagrinerait extrêmement le Roi ; tout considéré et ayant tenu conseil de guerre, il fut résolu de s'en retourner à Dunkerque, ce que nous fîmes au plus vite et à force de rames.
Le chevalier de Langeron fut loué et récompensé de la cour, parce qu'il n'avait pas exécuté ses ordres, Ostende étant assiégé par mer et par terre et ayant été obligé de se rendre au bout de trois jours, non faute de garnison, mais pour en avoir trop, car le Comte de la Motte, qui était près de là avec un camp volant de vingt-deux bataillons et quelques escadrons, se jeta avec toute sa troupe dans cette ville, ce qui fut une grande bévue, car les alliés, n'ayant attaqué cette place que par le feu de bombes, boulets rouges et carcasses, et tant de monde, les uns sur les autres, dans cette petite ville, ne pouvant s'y remuer, ni se mettre à couvert de ces machines infernales, qui leur pleuvaient sur le corps, ils furent obligés de se rendre, à condition qu'ils sortiraient le bâton à la main et qu'ils ne serviraient d'un an.

Pendant les trois jours qu'on bombardait cette ville, nous allions la nuit, sans feu ni lumière, nous fourrer avec nos six galères parmi la flotte des alliés, pour tâcher d'enlever quelque navire de transport ou galiote à bombe, mais il n'y eut pas moyen d'y réussir. Nous n'eûmes que le plaisir de voir le plus beau feu qu'on ait jamais vu. Il ne nous restait plus de retraite que le port de Dunkerque ; aussi y passâmes-nous tout l'été, n'osant en sortir que par un temps calme, ou avec le vent d'est, nord ou nord-est ; car si le vent d'ouest ou sud-ouest nous eût pris en mer, nous n'eussions su où courir, si nous avions été sous le vent de Dunkerque, ce qui nous procura un peu de repos, ne faisant rien dans ce port qui nous fatiguât beaucoup. Nous désarmions toujours au mois d'octobre, pour hiverner, et au mois d'avril nous armions pour entrer en campagne.

L'année suivante mil sept cent sept, nous eûmes beaucoup de fatigues à essuyer, à cause que le vent d'est régna beaucoup ; car pour lors nous allions patrouiller toute la Manche. Nous y prîmes un petit câpre (2) anglais, et en brûlâmes un d'Ostende à la côte d'Angleterre.
Nous fûmes un jour dans un très grand péril de périr avec deux galères. Étant dans le port de Dunkerque par le plus beau temps du monde, sans qu'il parût aucun nuage, M. de Langeron, qui était impatient d'aller visiter la côte d'Angleterre, appela tous ses pilotes hauturiers (3) et ceux des côtes, pour leur demander leurs avis sur le temps, et s'il y avait apparence qu'il changeât bientôt. Ils furent tous d'accord que le temps était constant, et que le vent de nord-est nous promettait un temps certain.
J'ai déjà dit que nous prenions toujours de grandes précautions pour mettre en mer, depuis qu'Ostende était aux alliés : car si une tempête du vent d'ouest ou sud-ouest nous eût surpris en mer, et que nous eussions manqué le port de Dunkerque, nous aurions été contraints de courir au nord, ou de nous échouer sur la côte de quelque province appartenant aux alliés ; car les galères ne peuvent pas tenir la mer dans un gros temps.

Je reviens au conseil de nos pilotes, qui assuraient tous la durée du beau temps. Nous avions à bord de notre galère (qui était la commandante, depuis que M. de Langeron, notre capitaine, était devenu chef d'escadre), nous avions, dis-je, un pilote côtier, qui était un pêcheur de Dunkerque, nommé Pieter Bart. Il était propre frère du fameux Jean Bart, Amiral du Nord ; mais ce Pieter Bart n'était qu'un pauvre pêcheur, s'étant toujours adonné à la crapule et à l'ivrognerie du genièvre, qu'il buvait comme de l'eau. Mais d'ailleurs habile connaisseur des côtes, et grand observateur du temps ; car je n'ai jamais vu qu'il se soit trompé à pronostiquer quel vent et quel temps nous aurions deux ou trois jours à l'avance. Ce pilote cependant, tel que je le dépeins, ne trouvait pas beaucoup de croyance chez les autres pilotes, ni auprès du commandant, parce qu'il était presque toujours ivre. On l'appela cependant à ce conseil pour dire son avis. Il parlait un très mauvais français, et disait toujours toi à tout le monde. Il dit donc son sentiment, tout opposé à ceux des autres pilotes.
« Tu veux aller en mer ? dit-il à notre commandant. Je te promets demain matin un bon bouillon. »
Voilà comment il s'exprimait, parlant de la mer agitée. On se moqua de son avis ; et quelque instance qu'il fît pour qu'on le mît à terre, le commandant n'y voulut jamais consentir.

Enfin nous mîmes en mer, notre galère et celle de M. de Fontête, avec un temps si beau et si calme, qu'on aurait tenu une bougie allumée au bout du mât. Nous fûmes aux côtes de Douvres et de Blanquai, faire ronfler notre artillerie dans le sable des dunes, une bonne partie de la nuit ; après quoi nous revînmes sur les côtes de France à la rade d'Ambleteuse, village situé entre Calais et Boulogne. Il y avait dans cet endroit une anse entre deux montagnes, qui mettait à l'abri du vent d'est et nord-ouest, les navires qui y ancraient. Je ne sais par quelle fantaisie notre commandant voulut aller mouiller l'ancre dans cette anse. M. de Fontête fut plus sage ; il resta dans la grande rade. D'abord que Pieter Bart vit la manoeuvre que nous faisions pour aller mouiller dans cette anse, il cria comme un perdu de s'en bien garder. On lui en demanda la raison. Il assura, qu'au soleil levé, nous aurions la plus grande tempête du vent de sud-ouest, que de vie d'homme on eût vue ; et que l'entrée de cette anse étant exposée à ce vent, nous ne pourrions en sortir, ni éviter de tomber sur les roches sous eau, dont cette anse était remplie, et où la galère se briserait, et qu'il ne s'en sauverait pas un chat.
On se moqua de lui et de son avis, et nous entrâmes dans cette fatale anse un peu avant jour. Nous y jetâmes deux ancres, et chacun songea à prendre un peu de repos. Cependant Pieter Bart pleurait et soupirait, se disant à l'approche d'une mort inévitable.
Enfin le jour parut ; le vent se mit au sud-ouest, mais si faible qu'on n'y prenait pas garde. Mais à mesure que le soleil se levait, il se renforçait ; ce qui réveilla l'attention sur le pronostic de Pieter Bart. On se mit en état de sortir de l'anse ; mais une tempête des plus furieuses s'éleva si subitement, qu'au lieu de lever nos ancres, il fallut en jeter deux autres pour nous soutenir contre la violence du vent et des vagues, qui nous jetaient sur des écueils, que la baisse des vagues nous faisait apercevoir à chaque instant près du derrière de la galère : et ce qu'il y avait de plus fâcheux, c'était que l'ancrage de cette anse ne valait rien, et que les quatre ancres, que nous avions mouillées à la proue de la galère, labouraient et ne pouvaient tenir fond, et nous acculions à vue d'oeil sur les rochers.
Le commandant et tous nos pilotes, voyant que nos ancres ne pouvaient tenir, trouvèrent à propos de faire ramer sur les ancres pour les soulager ; mais aussitôt qu'on trempait les rames à la mer pour ramer, les épouvantables vagues les emportaient bien loin de là.
Alors tout le monde connut le naufrage inévitable ; chacun pleurait, gémissait et faisait sa prière. L'aumônier exposa le saint sacrement, donna la bénédiction et l'absolution à ceux qui se sentaient une véritable contrition, n'y ayant ni le temps ni l'occasion d'aller à confesse. Ce qu'il y avait de singulier dans une si grande désolation, c'était d'entendre ces malheureux forçats condamnés pour leurs crimes, crier hautement au commandant et aux officiers :
« Allez, Messieurs, nous allons être bientôt tous égaux : car nous ne tarderons pas à boire dans un même verre. »
Jugez de la contrition et de la repentance qu'ils avaient de leurs crimes. Enfin dans cette horrible extrémité, où tout le monde n'attendait qu'une mort visible et prochaine, le commandant vit Pieter Bart qui s'affligeait et se lamentait.
« Mon cher Pieter, lui dit-il, si je t'avais cru, nous ne serions pas dans cette grande angoisse. N'as-tu pas quelque expédient pour nous sauver de cet inévitable péril ?
- Que sert, lui répondit Pieter, que je conseille ou que j'agisse, si je ne suis pas écouté ! Oui, dit-il, j'ai un moyen avec la grâce de Dieu pour sortir de ce mauvais pas ; mais je te déclare, continua-t-il, dans son méchant français, que si ma vie n'y était pas intéressée, je vous laisserais tous noyer comme des cochons, que vous êtes. »
Cette impertinence lui fut facilement pardonnée en faveur de sa rusticité naïve, et de l'espérance qu'on avait qu'il nous sauverait la vie.
« Mais, ajouta-t-il, je ne prétends pas être contrarié dans ma manoeuvre, qui vous paraîtra d'abord ridicule ; il faut qu'on obéisse à mon commandement, sans quoi nous périrons tous. »

Le commandant fit aussitôt battre un ban par le tambour, avec ordre sous peine de la vie, d'obéir à Pieter Bart en tout ce qu'il ordonnerait ; après quoi Pieter demanda au commandant s'il avait une bourse d'or.
« Oui, dit le commandant, la voilà ; disposes-en comme de la tienne ; » et lui donna sa bourse. Pieter, après en avoir tiré quatre louis d'or, la lui rendit. Ensuite il demanda aux matelots de la galère s'il y en avait quatre parmi eux bien résolus à faire ce qu'il leur ordonnerait, et que chacun aurait un louis d'or pour boire. Il s'en présenta plus de vingt Il en choisit quatre des plus déterminés, qu'il fit mettre dans la grosse chaloupe, nommée la caïque, qu'on tient toujours embarquée sur la galère, lorsqu'on navigue. Il leur fit mettre une ancre, que nous avions encore sur la galère, dans cette chaloupe ; mais le câble restait sur la galère pour le laisser filer à mesure qu'ils s'éloigneraient : ce qui étant fait, il fit descendre la chaloupe à la mer, par les palans à poulies, avec ces quatre hommes et l'ancre, et leur ordonna d'aller porter cette ancre sur le derrière de la galère contre le rocher, sur lequel nous acculions, et de la jeter là. À cet ordre, tout le monde levait les épaules, ne pouvant concevoir ce que cette ancre pouvait faire sur le derrière de la galère ; puisque c'était sur son devant qu'il fallait la retenir. Le commandant même ne put s'empêcher de lui demander à quoi servirait cette ancre. Pieter lui répondit : « Tu le verras, s'il plaît à Dieu. »
Ces quatre matelots réussirent, quoiqu'avec grande peine et péril d'être submergés, et portèrent l'ancre contre le rocher. Alors Pieter, frappant dans la main du commandant, lui dit : « Nous sommes sauvés, grâce à Dieu. » Mais on ne comprenait rien encore à sa manoeuvre.

Ensuite Pieter fit descendre l'antenne (4) en bas, y fit attacher la grande voile ; et pliant cette voile en rouleau, l'attacha avec des joncs marins, afin qu'en tirant l'écoute de la voile, ces joncs cassant, la voile se trouvât tendue. Il fait ensuite rehisser l'antenne, la guinde à sa fantaisie, ordonne quatre hommes avec des haches pour couper les quatre câbles des ancres sur le devant de la galère, lorsqu'il l'ordonnerait ; puis fait tirer et roidir le câble de l'ancre, qu'il avait fait mettre sur le derrière contre le rocher, et ordonne un homme avec une hache pour la couper à son ordre.
Cela fait, et le tout préparé de la manière que je viens de dire, il ordonne aux quatre hommes sur le devant, de couper les câbles des quatre ancres. Aussitôt que la galère se sentit détachée sur le devant, elle commença à tourner, parce qu'elle était assujettie sur le derrière, et aurait, si on lui en avait donné le temps, tourné de la proue à la poupe, car l'endroit d'un bâtiment, qui est attaché, tourne toujours contre le vent. Lorsque Pieter vit que la galère avait assez tourné pour pouvoir prendre un quart de vent dans la voile, il fit tirer l'écoute (5) de la voile. Aussitôt les joncs se cassèrent, et dans un clin d'oeil la voile fut tendue, et prit son quart de vent. Au même moment il fait couper le câble de l'ancre de derrière ; et lui-même tenant le gouvernail fit sortir la galère de cette fatale anse, comme un trait d'arbalète. Nous fûmes donc, par l'habileté de Pieter Bart, sauvés de ce grand et manifeste péril d'être brisés sur l'écueil de cette anse, et nous nous revîmes en pleine mer. Il s'agissait alors de courir dans le premier port, pour nous mettre à couvert de cette furieuse tempête, qui continuait avec plus de force que jamais.

Dunkerque était le seul, sous le vent, que nous eussions. La difficulté d'y aller ne nous inquiétait pas ; nous n'en étions qu'à douze lieues : et le vent furieux qui soufflait, et qui étant du sud-ouest nous était vent arrière, nous y porta en moins de trois heures, sans autre voile qu'un petit perroquet (6) pour pouvoir gouverner. Mais nous étions, du moins nos officiers, dans la plus grande angoisse du monde, par la crainte que la tempête ne nous poussât au point de nous faire passer Dunkerque. Alors il nous aurait fallu courir au nord ; et à cause du mauvais temps nous aurions été contraints d'échouer sur les côtes de Hollande. C'était ce que les forçats souhaitaient ardemment ; mais ce que les officiers et le reste de l'équipage craignaient extrêmement. Enfin c'était une nécessité de hasarder le paquet.


Table des matières

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1. Bas officier des bagnes, chargé de la garde des galériens ou forçats. (Éd.)

2. Sorte de vaisseau corsaire. (Éd.)

3. Ancien terme de marine ; se disait d'un pilote qui savait se conduire en pleine mer par l'observation des astres. (Éd.)

4. Longue pièce de bois, sorte de vergue longue et flexible qui s'attache à une poulie vers le milieu ou le haut du mât [jour soutenir la voile triangulaire de certains bâtiments. (Éd.)

5. Cordage attaché au coin inférieur d'une voile, pour servir à la déployer et à la tendre. (Éd.)
 

6. Terme de marine ; se dit du mât de la vergue et de la voile qui se gréent au-dessus d'un mât de hune. (Éd.)

 

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