MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE
RELIGION.
Suite (p 123)
Ces informations faites, le premier comite rossa
d'importance le scélérat de Poulet,
et le fit mettre à double chaîne au
banc criminel, et il tança fortement son
sous-comite d'avoir été si prompt
à décider sur le rapport de ce
coquin.
Je fus donc quitte pour la peur de la bastonnade,
qui est un supplice affreux.
Voici comment on pratique cette barbare
exécution.
On fait dépouiller tout nu, de la ceinture
en haut, le malheureux qui doit la recevoir. On lui
fait mettre le ventre sur le coursier de la
galère, ses jambes pendantes dans son banc,
et ses bras dans le banc à l'opposite. On
lui fait tenir les jambes par deux forçats
et les deux bras par deux autres, et le dos en haut
tout à découvert et sans
chemise ; et le comite est derrière
lui, qui frappe avec une corde un robuste Turc pour
l'animer à frapper de toutes ses forces avec
une grosse corde sur le dos du pauvre patient.
Ce Turc est aussi tout nu et sans
chemise ; et comme il sait
qu'il n'y aurait pas de ménagement pour lui,
s'il épargnait le moins du monde le pauvre
misérable que l'on châtie avec tant de
cruauté, il applique ses coups de toutes ses
forces ; de sorte que chaque coup de corde
qu'il donne fait une contusion élevée
d'un pouce.
Rarement ceux qui sont condamnés à
souffrir un pareil supplice, en peuvent-ils
supporter dix à douze coups sans perdre la
parole et le mouvement. Cela n'empêche pas
que l'on ne continue à frapper sur ce pauvre
corps, sans qu'il crie ni qu'il remue, jusqu'au
nombre de coups auquel il est condamné par
le Major.
Vingt ou trente coups n'est que pour les
peccadilles ; mais j'ai vu qu'on en donnait
cinquante ou quatre-vingts, et même
cent ; mais ceux-là n'en reviennent
guère. Après donc que ce pauvre
patient a reçu les coups ordonnés, le
barbier ou frater de la galère vient
lui frotter le dos tout déchiré avec
du fort vinaigre et du sel, pour faire reprendre la
sensibilité à ce pauvre corps, et
pour empêcher que la gangrène ne s'y
mette. Voilà ce que c'est que cette cruelle
bastonnade des
galères.
Je fus environ quinze jours sur la galère
où l'on m'avait d'abord mis. Il faut savoir,
qu'ainsi que tous les hommes ne sont pas
également bons ou également mauvais,
il y a des comites qui sont plus méchants et
plus cruels les uns que les autres.
À côté de la galère
où j'étais, il y en avait une dont le
comite était pire qu'un démon
d'enfer. Il faisait faire la bourrasque ou
nettoiement de sa galère tous les jours, au
lieu que les autres ne la faisaient que tous les
samedis. Les coups de corde pendant cette
bourrasque tombent sur les galériens
comme la grêle, et cet exercice dure deux ou
trois heures. Je voyais ce cruel traitement, parce
que la distance de l'une à l'autre
galère n'était pas grande. Les
forçats de mon banc me disaient sans
cesse : « Priez Dieu qu'au partage
qu'on doit bientôt faire de vous autres
nouveaux venus sur les six galères, vous ne
tombiez pas sur la galère la
Palme. » C'était celle de ce
méchant comite. J'en tremblais de peur.
Le partage d'environ soixante nouveaux venus que
nous étions, pour les distribuer sur les six
galères, arriva ; On nous mena tous au
parc de l'Arsenal, où on nous
fit dépouiller absolument
tout nus, pour nous visiter dans toutes les parties
de nos corps. On nous tâtait partout, ni plus
ni moins qu'un boeuf gras qu'on achète au
marché.
Cette visite achevée, on fit des classes des
plus forts aux plus faibles. On fit ensuite six
lots, aussi égaux qu'il se put, et les
comites tirèrent au sort pour avoir chacun
son lot. On m'avait mis à la première
classe, et j'étais à la tête
d'un lot. Le comite à qui j'étais
échu nous dit de le suivre pour nous amener
à sa galère. Curieux de savoir mon
sort et ne sachant pas que cet homme fût un
comite, je le priai de me dire sur quelle
galère j'étais échu.
« Sur la Palme, » me
dit-il. Je fis une exclamation, déplorant
mon malheur.
« Pourquoi, me dit-il, êtes-vous
plus malheureux que les autres ?
- C'est, lui dis-je, Monsieur, que je tombe dans un
enfer de galère et dont le comite est pire
qu'un démon. »
Je ne savais pas que je parlais à ce
même comite. Il me regarda en fronçant
les sourcils.
« Si je connaissais, dit-il, ceux qui
vous ont dit cela, et que je les eusse en mon
pouvoir, je les en ferais bien
repentir. »
Je vis bien que j'avais trop parlé ;
mais le mal était fait et
sans remède. Cependant ce méchant
comite voulut faire voir à mon égard
qu'il n'était pas si démon qu'on
l'accusait. Il mena son lot à sa
galère, où étant, il
commença à me faire voir un trait de
sa bénignité pour moi. Car, comme
j'étais jeune et vigoureux, l'argousin
(1) me mit
à la jambe un anneau de fer et une
chaîne d'une grosseur et pesanteur
extraordinaire. Le comite s'en aperçut, et
d'un air rude et brutal dit à cet argousin,
que s'il ne m'ôtait pas cette énorme
chaîne, il s'en plaindrait au capitaine, et
qu'il ne souffrirait pas qu'il gâtât
ainsi le meilleur sujet de son lot pour la rame.
L'argousin m'ôta sur-le-champ cette grosse
chaîne et m'en mit une des plus
légères qu'il eût, que le
comite choisit lui-même. Il ordonna ensuite
à l'argousin de m'aller enchaîner
à son banc de lui comite. Il faut savoir que
le comite mange et couche à un banc de la
galère, sur une table qu'on dresse sur
quatre petits piliers de fer avec des
traverses ; et cette table est assez longue
pour y prendre ses repas et pour servir à
dresser son lit, entouré
d'un pavillon de grosse toile de coton, si bien que
les forçats dudit banc sont sous cette table
qui s'ôte facilement lorsqu'il faut ramer ou
faire quelque autre manoeuvre. Les six
forçats de ce banc forment le domestique du
comite. Chacun a son emploi pour le servir ;
et lorsque le comite mange ou est assis sur sa
table (car c'est son appartement et sa
résidence), tous les forçats dudit
banc et des bancs à chaque
côté, se tiennent toujours debout, la
tête nue par respect.
Tous les forçats de la galère
ambitionnent extrêmement d'être au banc
du comite et sous-comite, non seulement parce
qu'ils mangent les restes de leurs tables, mais
principalement à cause qu'il ne s'y donne
jamais aucun coup de corde pendant qu'on rame ou
fait d'autres manoeuvres, et on nomme ces bancs
les bancs respectés, et c'est un
office que d'être d'un tel banc. J'eus donc
cet office, qui ne dura pas longtemps, par ma
propre faute, parce que, me sentant encore d'un
reste de vanité mondaine, je ne pus gagner
sur moi de faire le pied de grue comme les autres.
Car lorsque le comite était à sa
table, je me couchais ou lui
tournais le dos, mon bonnet sur
la tête, faisant semblant de regarder
à la mer. Les forçats du banc me
disaient souvent qu'il m'en prendrait mal, mais je
les laissais dire et allais toujours mon train, me
contentant d'être l'esclave du Roi, sans
être encore celui du comite. Je courais
cependant risque de tomber dans sa disgrâce,
ce qui est le plus grand malheur qu'un
forçat puisse avoir. Il ne m'arriva pas
cependant ainsi, car ce comite, tout diable qu'on
me l'avait fait, était très
raisonnable.
Il s'informa des forçats de son banc, si je
mangeais avec eux les restes de sa table ; et
ayant appris que je n'en avais jamais voulu
goûter : « Il a, dit-il,
encore les poulets dans le ventre ; laissez-le
faire. »
Un soir, après qu'il se fut couché
dans son pavillon, il me fit appeler auprès
de son lit, et, me parlant doucement pour que les
autres ne l'entendissent pas, il me dit qu'il
voyait bien que je n'avais pas été
élevé dans la crapule, et que je ne
pouvais m'assujettir à ramper comme les
autres, qu'il ne m'en estimait pas moins, mais que
pour l'exemple il me ferait mettre dans un autre
banc, et que je pouvais compter
que dans le travail et la fatigue de la
galère je ne recevrais jamais un coup de lui
ni de ses sous-comites. Je le remerciai de sa
bonté de mon mieux, et je puis dire qu'il
tint sa parole, ce qui est beaucoup, car lorsque
nous naviguions ou dans d'autres manoeuvres, il
n'aurait pas connu son propre père et
l'aurait rossé comme un autre. En un mot,
c'était le plus cruel homme dans sa fonction
que j'aie jamais vu, mais en même temps et
hors de là très raisonnable, et qui
pensait toujours fort judicieusement.
Nous étions cinq réformés sur
sa galère, qu'il considérait tous
également, et aucun des cinq n'a jamais
reçu le moindre mauvais traitement de sa
part. Au contraire, lorsque l'occasion s'en
présentait, il nous rendait service. Je l'ai
expérimenté, comme je le dirai dans
son temps.
En attendant j'en dois rapporter un exemple qui
arriva à l'égard d'un de nos
frères réformés,
l'été de ma première
année de galères ; le
voici :
Le capitaine de notre galère, nommé
le Chevalier de Langeron Maulevrier, avait tous les
sentiments jésuites. Il nous haïssait
souverainement, et il ne manquait pas, lorsque
nous étions à
ramer, le corps tout nu, sans chemise, comme
c'était l'ordinaire, d'appeler le comite et
de lui dire : « Va rafraîchir
le dos des huguenots d'une salade de coups de
corde. » Mais toujours quelque autre que
nous les recevait.
Ce capitaine était fort magnifique et
faisait grosse dépense pour sa table ;
car cinq cents livres que le roi donne par mois
à chaque capitaine de galère pour
leur table, ne lui suffisaient pas pour la
moitié de la dépense de la
sienne.
Les capitaines ont ordinairement à leur
office ou chambre de provision, qui est
pratiquée dans le fond de cale de la
galère, un mousse ou gardien de cette
chambre. C'est ordinairement un forçat qui a
cet office. C'est un emploi fort favorable pour
celui qui peut l'avoir, car on est alors exempt de
la rame et de toute autre fatigue, et l'on fait
bonne chère de la cuisine du capitaine. Or,
il arriva que le mousse d'office de M. de Langeron
lui friponna cinquante ou soixante livres de
café, que le maître d'hôtel
trouva qui manquaient à l'office. Il le
déclara au capitaine qui, sans autre forme
de procès, ordonna sur-le-champ qu'on
donnât cinquante coups de
bastonnade à ce pauvre fripon de mousse et
qu'on le mît au banc criminel, ce qui fut
exécuté fort ponctuellement,
après quoi le capitaine ordonna au comite de
lui chercher un mousse fidèle parmi les
forçats de la galère. Le comite se
récria sur ce mot de fidèle,
disant qu'il lui était impossible de
l'assurer de la fidélité d'aucun de
ces malfaiteurs, mais qu'il savait un
galérien déjà âgé
et peu capable de la rame, de la
fidélité duquel il pouvait lui
répondre ; « mais,
ajouta-t-il, je sais que vous ne le voudrez
pas.
- Pourquoi non, dit le capitaine, s'il est tel que
tu le dis ?
- C'est, dit le comite, qu'il est
huguenot. »
Le capitaine, fronçant les sourcils, lui
dit :
- « N'en as-tu pas d'autre à me
proposer ?
- Non, dit le comite, du moins dont je puisse vous
répondre.
- Eh bien, dit le capitaine, je
l'éprouverai : fais-le venir en ma
présence. »
Ce qui fut fait.
C'était un nommé Bancilhon,
vénérable vieillard, respectable par
sa candeur et sa probité qui était
empreinte sur sa physionomie. Le capitaine lui
demanda s'il voulait bien le servir pour son mousse
d'office. L'air et la prudence avec laquelle il lui
répondit,
charmèrent le capitaine,
qui le fit d'abord installer par son maître
d'hôtel dans la chambre d'office.
Le capitaine fut bientôt si content de son
mousse, qu'il n'aimait personne autant que lui,
jusque-là qu'il lui confiait la bourse de sa
dépense ; et lorsque l'argent
était fini, Bancilhon lui portait le
mémoire de la dépense faite par le
proviseur et le maître d'hôtel,
lesquels lui rendaient compte ; et le
capitaine avait pris une telle confiance en lui,
qu'il déchirait ses mémoires en sa
présence sans les lire, et les jetait
à la mer.
Cette grande confiance du capitaine à
l'égard de Bancilhon, et l'économie
qu'exerçait celui-ci au profit de son
maître, lui firent bientôt des jaloux
et des ennemis mortels.
Le capitaine avait deux maîtres
d'hôtel, un proviseur et un chef de cuisine,
qui mangeaient à la seconde table. Ces
messieurs voulaient souvent se régaler de
vin de Champagne et d'autres délicatesses
confiées à la garde de Bancilhon,
lequel les leur refusait souvent, lui étant
défendu d'y toucher que pour la table du
capitaine.
Sur cela ces messieurs conçurent une telle
haine contre lui qu'ils résolurent
de le perdre. Pour cela ils
projetèrent un jour que lorsque le capitaine
donnerait à manger, et qu'il y aurait presse
à l'office, ils détourneraient
quelque pièce d'argenterie (dont le
capitaine était bien pourvu), pour faire
accuser Bancilhon de ce vol. La chose conclue entre
eux quatre, l'un des maîtres d'hôtel,
soit par bienveillance pour Bancilhon ou pour
débusquer son camarade, fut en secret
communiquer ce complot audit Bancilhon, lui disant
qu'il leur soutiendrait la chose, si besoin en
était.
Bancilhon, informé de la haine de ces
messieurs contre lui, résolut de n'attendre
pas l'orage, qui tôt ou tard le perdrait, et
conclut de retourner plutôt ramer toute sa
vie dans un banc que de rester ainsi
exposé.
Dans cette pensée, ses comptes à la
main, il fut trouver un matin le capitaine à
son lit et le pria instamment de le
décharger du fardeau de garder sa chambre
d'office, protestant que son âge, qui
affaiblissait sa mémoire et sa vue, ne lui
permettait plus de profiter de ses bontés.
Le capitaine, fort surpris, lui dit qu'il fallait
qu'il y eût quelque autre raison qui le
portât à lui faire
cette demande, et qu'il voulait la savoir sur
l'heure, sous peine de son indignation. Bancilhon,
ne pouvant plus s'en défendre, lui avoua le
fait et lui dit que Moria, le second maître
d'hôtel, lui avait découvert le
complot.
« Qu'on m'appelle ces messieurs, dit le
capitaine, tout à l'heure. »
Ce qui étant fait, il les menaça de
les faire jeter à la mer sur-le-champ s'ils
n'avouaient pas la vérité. Ils
l'avouèrent en effet, en demandant mille
fois pardon.
« Eh bien, messieurs, dit-il, je ne vous
veux faire d'autre punition que celle de vous
déclarer que, dès ce moment, s'il se
perd quoi que ce soit de ce que Bancilhon a en
garde, vous en serez responsables tous
trois. »
Ils voulurent se récrier, disant que sur ce
pied-là Bancilhon pouvait les perdre
à tout moment. « Il est
honnête homme, leur dit le capitaine, et vous
êtes des coquins qui mériteriez que je
vous fisse raser et mettre à la
chaîne. »
Ces messieurs se retirèrent tout confus, et
ils ne tentèrent jamais depuis de faire
pièce à Bancilhon, qui demeura le
domestique favori de M. de Langeron, dont
l'amitié pour lui rejaillit sur nous, les
autres quatre réformés qui
étions sur la
galère.
Cette même année mil sept cent deux,
au mois de juillet, nous allâmes avec nos six
galères dans le port d'Ostende. De là
nous faisions des courses, lorsque la mer
était calme, le long des côtes de
Blankenbourg et de l'Écluse en Flandre.
Ensuite nous revenions vers Nieupoort, et
jusqu'à l'entrée de la Manche.
Un jour nous aperçûmes à la
hauteur de Nieupoort, à quatre ou cinq
lieues au large, une escadre de douze navires de
guerre hollandais, qui étaient
arrêtés par un calme tout plat. Nous
allâmes les reconnaître, et voyant
qu'un de leurs navires était
éloigné des autres d'environ une
lieue, nous allâmes les six galères de
front pour le canonner. Le capitaine de ce navire
était assurément un grand
ignorant ; car quand il vit que nous allions
à lui, comme les galères sont fort
basses de bord, et qu'elles ne paraissent pas d'un
peu loin être fort grosses, ce capitaine
disait par bravade à son
équipage : « Préparons
nos palans pour embarquer ces six chaloupes sur mon
bord. » Son maître chirurgien, qui
était un Français
réfugié, nommé Labadoux, qui
connaissait mieux la force des
galères que lui, se tuait de lui dire qu'il
ne s'y fiât pas ; que s'il laissait
approcher les galères de son bord, elles
l'enlèveraient par la grande quantité
de monde qu'elles avaient. Mais, malgré cet
avis, le capitaine ne fît aucun devoir, ni de
se défendre par son artillerie, ni de
s'approcher de l'escadre, ce qu'il aurait pu faire
en se faisant remorquer par ses chaloupes ; et
pour lors nous aurions été entre deux
feux, et contraints de lâcher prise.
Enfin nous approchâmes de son bord à
force de rames, en faisant la chamade, qui
est une huée que les galériens font
pour épouvanter l'ennemi. En effet, c'est
une chose épouvantable de voir sur chaque
galère trois cents hommes, nus comme la
main, qui heurtent tous à la fois, et
secouent leurs chaînes, dont le bruit se
confond avec leurs hurlements, et fait
frémir ceux qui n'ont jamais
été à pareille fête.
Aussi l'équipage de ce navire en prit
tellement l'épouvante, qu'ils se
jetèrent tous à corps perdu dans le
fond de cale, en criant quartier : si bien que
les soldats et les matelots des galères
n'eurent aucune peine à monter à
l'abordage et à se saisir du navire, qui
avait cinquante-quatre
pièces de canons, et était
percé pour soixante.
À la vérité, son
équipage était trop faible pour
résister, n'étant composé que
de cent quatre-vingts hommes en tout. Ce navire se
nommait la Licorne de Rotterdam. Nous le
remorquâmes promptement à la vue des
onze autres navires de l'escadre, qui ne pouvaient,
nous suivre faute de vent ; et nous
l'amenâmes dans le port d'Ostende. Pendant
tout le reste de la campagne, nous ne fîmes
plus aucune expédition, et nous
allâmes hiverner dans le port de
Dunkerque.
L'année mil sept cent trois se passa aussi
sans que nous fissions rien que d'aller alarmer
à coups de canon les côtes
d'Angleterre dans la Manche, et cela lorsque le
temps le permettait, car il faut du calme pour les
galères ; et tous les hivers nous
allions désarmer à Dunkerque.
En l'année mil sept cent quatre, nous
fûmes dans le port d'Ostende pour y observer
une escadre hollandaise, qui croisait à la
hauteur de ce port ; et lorsqu'il faisait
calme, nous allions harceler leurs navires à
grands coups de canon hors de la
portée de leur artillerie, qui ne portait
pas à beaucoup près aussi loin que
celle des galères ; lesdits navires ne
pouvant se remuer à cause du calme, que nous
choisissions toujours pour ces sortes
d'expéditions, et d'abord qu'il
s'élevait un peu de vent, nous nous
retirions dans Ostende.
Un jour que le vice-amiral Almonde croisait avec
cinq vaisseaux de guerre hollandais à la
hauteur de Blankenbourg, il fit rencontre d'un
pêcheur de cette côte, auquel il donna
quelques ducats, afin qu'il allât avec sa
barque dans le port d'Ostende, pour avertir le
commandant des galères, qu'il avait fait
rencontre de cinq gros navires hollandais, revenant
des Indes-Orientales, si pesamment chargés,
et leurs équipages si malades, qu'ils ne
pouvaient faire la manoeuvre pour gagner quelque
port de Hollande.
Ce pêcheur, suivant ses instructions, vint
dans le port d'Ostende faire son rapport à
notre commandant, l'accompagnant de plusieurs
circonstances qui paraissaient plausibles. Il
disait, entre autres choses, qu'il avait
été à bord de ces navires, et
y avait fait un bon négoce,
leur ayant vendu tout son
poisson. On croit facilement ce qu'on souhaite.
Notre commandant donna dans le panneau, et à
la marée montante, sur les dix heures du
soir, nos six galères mirent en mer, pour
aller chercher ce riche butin. Il faisait un petit
vent d'est assez frais. Nous voguâmes toute
la nuit, et le matin à la pointé du
jour, nous vîmes nos cinq prétendus
vaisseaux indiens, qui d'abord qu'ils nous
aperçurent, firent mine de forcer de voile,
et se mirent tous cinq à la file les uns des
autres, de sorte que nous ne pouvions bien voir que
celui qui faisait l'arrière-garde, et qui
était l'amiral. Ces navires étaient
si bien masqués, leurs ornements de poupe
couverts, les sabords de leurs canons
fermés, leurs voiles de hune
amenées ; enfin ils étaient si
bien déguisés en navires marchands
qui viennent d'un voyage de long cours, qu'ils nous
donnèrent le change, et nous les
prîmes effectivement pour cinq navires qui
venaient des Indes.
Tous nos officiers, matelots et soldats, ne se
sentaient pas de joie dans la ferme
espérance de s'enrichir de ce gros butin.
Cependant nous avancions toujours, et
approchions à vue d'oeil
de cette flotte, qui ne forçait ses voiles
que pour nous mieux faire croire qu'ils avaient
peur, et pour nous attirer plus en assurance
à leur portée, dans le dessein de
nous bien recevoir ; car quoiqu'ils
forçassent de voiles, ils trouvaient le
moyen de ne pas avancer à l'aide d'un gros
câble en double, qu'ils laissaient
traîner à la mer au derrière de
leurs vaisseaux. Nos six galères
voguèrent donc de toute leur force, en front
de bataille, et avec une grande confiance que
c'étaient des Indiens si pesants et si sales
dans leur carène qu'ils ne pouvaient pas
avancer.
Étant à la portée du canon,
nous fîmes une décharge de notre
artillerie sur eux. Le vaisseau qui faisait
l'arrière-garde, nous répondit par un
coup d'un petit canon de dessus son château
de derrière, qui ne portait pas à
mi-chemin de nous ; ce qui nous encourageait
de plus en plus. Nous avancions toujours, en
faisant un feu horrible de notre artillerie, qu'ils
souffrirent constamment. Enfin, nous nous
trouvâmes si près de leur navire
d'arrière-garde, que nous commencions
déjà à nous préparer
pour l'abordage, la hache
d'armes et le sabre à la main, lorsque tout
à coup leur amiral fit un signal.
Incontinent après, leur avant-garde vira de
bord sur nous, et les autres de même, si bien
que dans un moment nous fûmes
environnés de ces cinq gros navires qui,
ayant eu tout le temps de préparer leur
artillerie, ouvrirent leurs sabords, et firent sur
nous un feu épouvantable, qui abattit la
plupart de nos mâtures et agrès, avec
grande tuerie de nos équipages. Pour lors
nous nous aperçûmes que ces
prétendus Indiens n'étaient rien
moins que de bons et formidables navires de guerre,
qui nous avaient donné le change par leur
stratagème, pour nous attirer au delà
du banc de sable qui règne à deux ou
trois lieues de cette côte, et que les gros
navires, comme calant trop profond, ne sauraient
passer, pendant que les galères, comme ayant
moins de calage, y passent facilement.
Enfin, nous voyant tout à coup si
maltraités, et craignant pis, notre
commandant fit le signal de sauve qui peut vers le
banc, que les ennemis ne pouvaient nous
empêcher de gagner. Mais ils nous y
escortèrent en se rangeant en
bataille, avec un feu si
terrible sur nous, que nous courûmes le plus
grand péril du monde d'être tous
coulés à fond.
Enfin la proximité du banc de sable nous
sauva. Nous regagnâmes Ostende à force
de rames, tout délabrés, ayant eu
plus de deux cent cinquante hommes tués dans
ce combat et un grand nombre de blessés.
Arrivés à Ostende, le premier soin
fut de chercher le pêcheur qui nous avait si
bien trompés. Si on l'eût
trouvé, on l'aurait pendu dans le
moment ; mais il n'avait pas été
si sot que de nous attendre. Notre commandant ne
fut pas fort loué de la cour ; et tout
le monde fut bientôt instruit de sa
crédulité, mais surtout de son
imprudence à risquer de faire perdre au roi
ses six galères avec trois mille âmes,
car les galères ont cinq cents hommes
chacune.
Je dis de son imprudence, car lorsque nous
étions à la vue des ennemis, et que,
tenant conseil de guerre avec les autres cinq
capitaines, il fit prévaloir son opinion, et
conclut que c'étaient des Indiens, l'un des
capitaines, nommé M. de Fontête, opina
fortement que ce pourrait bien être une
tromperie, et qu'il croyait qu'il
serait bon de s'en assurer, en
envoyant notre brigantin (petit vaisseau
léger qui nous suivait) pour
reconnaître cette flotte. Mais le commandant
lui disant que c'était la peur des coups qui
le faisait ainsi opiner, M. de Fontête
répliqua sans plus hésiter :
« Allons, Messieurs, aux ennemis ;
on verra si j'ai peur. » Paroles qui nous
coûtèrent beaucoup de sang, du moins
à la galère du commandant, car, ayant
fait le signal de sauve qui peut, comme je
l'ai déjà dit, M. de Fontête,
piqué du reproche que le commandant lui
avait fait au conseil de guerre, s'obstina à
ne pas se retirer du combat, agissant comme s'il
n'avait pas vu le signal de retraite ; et les
cinq galères s'étant retirées
par-dessus le banc, le commandant, voyant cette
galère en danger d'être coulée
à fond, s'écria :
« Fontête veut-il me défier
d'être aussi brave que lui ? Allons,
dit-il à son comite, fais voguer avant tout
aux ennemis. »
Le comite, qui sentait apparemment sa mort, se mit
à genoux devant lui, le suppliant de n'y
point aller ; mais le commandant, le pistolet
à la main, l'ayant menacé de lui
casser la tête s'il ne faisait
exécuter ses ordres
sur-le-champ, ce pauvre comite obéit, et fit
faire avant tout, pour aller porter l'ordre
à M. de Fontête de se retirer. Le
commandant vint donc se mettre encore une fois au
milieu du feu des ennemis, et le premier boulet qui
donna sur cette galère emporta la tête
du pauvre comite. Le commandant étant
à portée de se faire entendre de M.
de Fontête, lui cria de se retirer ; ce
qu'il fit aussitôt, et à la faveur du
banc de sable, échappa, ainsi que la
commandante, à la poursuite des
Hollandais.
Pendant le reste de cette campagne, nous
n'eûmes plus d'envie de recommencer de
nouvelles expéditions ; celle des cinq
navires prétendus indiens nous avait
tellement abattu le courage, et nous craignions si
fort le vice-amiral Almonde, que nous nous
imaginions qu'il était partout avec ses
feintes et ses stratagèmes de guerre :
c'est ce que prouvera le trait suivant.
J'ai déjà dit qu'en l'année
mil sept cent deux nous avions pris un navire de
guerre hollandais, nommé la Licorne de
Rotterdam. J'ai parlé aussi d'un
nommé Labadoux, Français
réfugié, qui était
maître chirurgien de ce navire. Ce
vaisseau ayant été
amené à Ostende, on mit son
équipage dans les prisons de cette ville.
Labadoux, pour éviter d'aller aux
galères, comme réfugié, prit
parti en qualité de soldat sur la
galère du commandant, mais peu après
il déserta pour retourner en Hollande. Il
fut pris et ramené sur la galère,
où on le mit à la chaîne pour
lui faire son procès.
Le conseil de guerre l'interrogea pour savoir
où il avait dessein d'aller.
« En Hollande, dit-il, pour porter les
armes contre la France. »
Le commandant, surpris de cette réponse, lui
dit :
« Si tu avais répondu que tu
désertais sur terre de France, tu en aurais
été quitte pour être
condamné à être
forçat ; mais tu te mets toi-même
la corde au cou.
- Oui, Monsieur, répondit-il, je
déclare ici au conseil, comme c'est la
vérité, que j'ai
mérité, suivant les ordres du Roi et
les règles de la guerre, d'être pendu,
et si vous jugez autrement, vous commettrez
injustice. »
Le commandant, voyant que c'était la crainte
du supplice des galères, qui lui faisait
préférer la mort, lui dit :
« Et moi, pour te punir plus
rigoureusement, je te fais grâce de la mort
que tu désires, et tu
seras condamné aux
galères. »
Effectivement il y fut condamné et n'y resta
qu'un peu plus d'un an, que le vice-amiral Almonde
l'en fit sortir de la manière que je vais
dire.
L'amiral Almonde connaissait et considérait
Labadoux, qui avait été chirurgien
sur son bord. Labadoux trouva le moyen de lui
écrire une lettre, par laquelle il lui
représentait, qu'ayant été
pris par les Français sur la Licorne,
on l'avait contraint de s'engager pour soldat
de galère, par la menace qu'on lui faisait
de l'y faire servir comme forçat, et
qu'ayant déserté pour retourner en
Hollande, sa légitime patrie, il avait
été arrêté et
condamné aux galères
perpétuelles, laquelle peine il souffrait
actuellement, dans l'espérance que la faveur
et les bontés de M. l'amiral, dont il
implorait le secours, lui procureraient sa
délivrance.
Nous étions dans Ostende, après la
belle expédition dont j'ai parlé
ci-dessus, lorsqu'un soir une chaloupe, portant un
exprès, y arriva. Cet exprès remit
une lettre de l'amiral Almonde au commandant des
galères, pour le prier de relâcher
Labadoux, vu l'injustice qu'on lui avait faite de
le contraindre, étant
prisonnier de guerre, à prendre parti en
France. L'amiral concluait que, si Labadoux
n'était pas délivré
incessamment, on l'obligerait à prendre
d'autres mesures, qui pourraient n'être pas
agréables, par où peut-être il
entendait qu'il viendrait brûler les
galères dans le port d'Ostende, ce qui
était assez facile et que nous craignions
beaucoup dans ce temps-là.
Cette lettre fit son effet. Jamais jusqu'alors on
n'avait vu délivrer un forçat ou un
esclave turc des galères, que par lettre de
cachet du Roi.
Cependant le commandant des galères, soit
par appréhension des menaces de l'amiral
Almonde, soit qu'il fût bien aise de trouver
occasion de l'obliger, mit le même jour
Labadoux en liberté de cette
manière : il le fit appeler dans la
chambre de poupe, et tête à tête
il lui dit, que, pour faire plaisir à
l'amiral Almonde, il lui allait procurer sa
liberté ; mais qu'il fallait que cela
se fit comme s'il s'était sauvé, et
que lui, commandant, lui faciliterait la chose le
soir de ce même jour sur la brune, en
ordonnant à l'argousin d'oublier de
l'enchaîner dans son banc ; que lui,
Labadoux, se tiendrait au dehors
de la galère, assis sur la rame de son banc,
et que la chaloupe de la galère l'y
viendrait prendre et le porterait à terre du
côté qui mène à
l'Écluse en Flandre ; ce qui
s'exécuta de point en point.
Labadoux, de qui j'étais bon ami,
après cette conversation avec le commandant,
demanda permission de venir sur la galère
la Palme. Il y vint, et, m'embrassant, prit
congé de moi, me racontant de quelle
manière il allait être
délivré ce même soir.
Après donc que la chaloupe l'eut mis
à terre, l'argousin, faisant la visite pour
voir si tout était bien
enchaîné, trouva, comme il le savait
bien, que Labadoux s'était sauvé. Il
en fut avertir le commandant, qui fulminait en
présence de l'équipage et de ses
officiers contre la négligence de
l'argousin, qu'il fit mettre à la
chaîne pour vingt-quatre heures seulement, et
envoya divers détachements du
côté opposé à celui
où Labadoux avait débarqué,
pour courir après lui. Le lendemain il n'en
fut plus question. On peut connaître par
là l'impression que fit la prière ou
plutôt la menace de l'amiral Almonde, sur le
commandant des six
galères.
Ce fut pendant la campagne suivante que les
alliés firent le siège d'Ostende. Nos
six galères étaient armées
dans le port de Dunkerque, et M. le chevalier de
Langeron, mon capitaine, en fut fait chef
d'escadre ; son prédécesseur, le
chevalier de la Pailleterie, étant
allé prendre possession de la dignité
de grand-baillif de Malte, pour laquelle cette
religion l'avait choisi.
Notre nouveau commandant reçut un soir un
paquet de la cour, avec ordre d'aller au plus
tôt avec ses six galères à
Ostende, pour en fortifier la garnison, cette ville
étant menacée d'un siège. Nous
partîmes sur-le-champ pour y aller, et ayant
vogué toute la nuit, le matin nous nous
trouvâmes devant Nieupoort, à trois
lieues d'Ostende. Nous aperçûmes sur
la côte quantité de monde avec des
charrettes et des chevaux chargés, qui se
sauvaient d'Ostende. Nous envoyâmes la
chaloupe à la côte pour prendre langue
de ces gens-là, qui rapportèrent que
l'armée des alliés était
à la vue d'Ostende, et que cette place
serait certainement investie ce jour-là.
Peu après nous vîmes une armée
navale extrêmement nombreuse, qui venait par
notre nord, et forçait de
voile pour nous couper la passe du banc de sable
qui est entre Ostende et Nieupoort, par où
elle devait entrer dans la rade d'Ostende. Nous
avions plus d'une heure d'avance, et nous pouvions
facilement entrer dans Ostende, avant que la flotte
y fût arrivée. Mais notre commandant,
considérant le péril extrême
où nous serions dans ce port, qui n'est
à couvert de l'armée de terre que
d'un côté ; joint à ce
qu'il était facile à l'armée
de mer de nous envoyer des brûlots, qui
auraient pu nous être funestes, et que
d'ailleurs les alliés, prenant la ville,
prendraient aussi les galères, ce qui
chagrinerait extrêmement le Roi ; tout
considéré et ayant tenu conseil de
guerre, il fut résolu de s'en retourner
à Dunkerque, ce que nous fîmes au plus
vite et à force de rames.
Le chevalier de Langeron fut loué et
récompensé de la cour, parce qu'il
n'avait pas exécuté ses ordres,
Ostende étant assiégé par mer
et par terre et ayant été
obligé de se rendre au bout de trois jours,
non faute de garnison, mais pour en avoir trop, car
le Comte de la Motte, qui était près
de là avec un camp volant de vingt-deux
bataillons et quelques
escadrons, se jeta avec toute sa troupe dans cette
ville, ce qui fut une grande bévue, car les
alliés, n'ayant attaqué cette place
que par le feu de bombes, boulets rouges et
carcasses, et tant de monde, les uns sur les
autres, dans cette petite ville, ne pouvant s'y
remuer, ni se mettre à couvert de ces
machines infernales, qui leur pleuvaient sur le
corps, ils furent obligés de se rendre,
à condition qu'ils sortiraient le
bâton à la main et qu'ils ne
serviraient d'un an.
Pendant les trois jours qu'on bombardait cette
ville, nous allions la nuit, sans feu ni
lumière, nous fourrer avec nos six
galères parmi la flotte des alliés,
pour tâcher d'enlever quelque navire de
transport ou galiote à bombe, mais il n'y
eut pas moyen d'y réussir. Nous
n'eûmes que le plaisir de voir le plus beau
feu qu'on ait jamais vu. Il ne nous restait plus de
retraite que le port de Dunkerque ; aussi y
passâmes-nous tout l'été,
n'osant en sortir que par un temps calme, ou avec
le vent d'est, nord ou nord-est ; car si le
vent d'ouest ou sud-ouest nous eût pris en
mer, nous n'eussions su où courir, si nous
avions été sous le vent
de Dunkerque, ce qui nous
procura un peu de repos, ne faisant rien dans ce
port qui nous fatiguât beaucoup. Nous
désarmions toujours au mois d'octobre, pour
hiverner, et au mois d'avril nous armions pour
entrer en campagne.
L'année suivante mil sept cent sept, nous
eûmes beaucoup de fatigues à essuyer,
à cause que le vent d'est régna
beaucoup ; car pour lors nous allions
patrouiller toute la Manche. Nous y prîmes un
petit câpre
(2) anglais,
et en brûlâmes un d'Ostende à la
côte d'Angleterre.
Nous fûmes un jour dans un très grand
péril de périr avec deux
galères. Étant dans le port de
Dunkerque par le plus beau temps du monde, sans
qu'il parût aucun nuage, M. de Langeron, qui
était impatient d'aller visiter la
côte d'Angleterre, appela tous ses pilotes
hauturiers (3) et
ceux des côtes, pour leur demander leurs avis
sur le temps, et s'il y avait apparence qu'il
changeât bientôt. Ils furent tous
d'accord que le temps était constant, et que
le vent de nord-est nous
promettait un temps certain.
J'ai déjà dit que nous prenions
toujours de grandes précautions pour mettre
en mer, depuis qu'Ostende était aux
alliés : car si une tempête du
vent d'ouest ou sud-ouest nous eût surpris en
mer, et que nous eussions manqué le
port de Dunkerque, nous aurions
été contraints de courir au nord, ou
de nous échouer sur la côte de quelque
province appartenant aux alliés ; car
les galères ne peuvent pas tenir la mer dans
un gros temps.
Je reviens au conseil de nos pilotes, qui
assuraient tous la durée du beau temps. Nous
avions à bord de notre galère (qui
était la commandante, depuis que M. de
Langeron, notre capitaine, était devenu chef
d'escadre), nous avions, dis-je, un pilote
côtier, qui était un pêcheur de
Dunkerque, nommé Pieter Bart. Il
était propre frère du fameux Jean
Bart, Amiral du Nord ; mais ce Pieter Bart
n'était qu'un pauvre pêcheur,
s'étant toujours adonné à la
crapule et à l'ivrognerie du
genièvre, qu'il buvait comme de l'eau. Mais
d'ailleurs habile connaisseur des côtes, et
grand observateur du temps ; car je n'ai
jamais vu qu'il se soit
trompé à pronostiquer quel vent et
quel temps nous aurions deux ou trois jours
à l'avance. Ce pilote cependant, tel que je
le dépeins, ne trouvait pas beaucoup de
croyance chez les autres pilotes, ni auprès
du commandant, parce qu'il était presque
toujours ivre. On l'appela cependant à ce
conseil pour dire son avis. Il parlait un
très mauvais français, et disait
toujours toi à tout le monde. Il dit donc
son sentiment, tout opposé à ceux des
autres pilotes.
« Tu veux aller en mer ? dit-il
à notre commandant. Je te promets demain
matin un bon bouillon. »
Voilà comment il s'exprimait, parlant de la
mer agitée. On se moqua de son avis ;
et quelque instance qu'il fît pour qu'on le
mît à terre, le commandant n'y voulut
jamais consentir.
Enfin nous mîmes en mer, notre galère
et celle de M. de Fontête, avec un temps si
beau et si calme, qu'on aurait tenu une bougie
allumée au bout du mât. Nous
fûmes aux côtes de Douvres et de
Blanquai, faire ronfler notre artillerie dans le
sable des dunes, une bonne partie de la nuit ;
après quoi nous revînmes sur les
côtes de France à la rade
d'Ambleteuse, village
situé entre Calais et Boulogne. Il y avait
dans cet endroit une anse entre deux montagnes, qui
mettait à l'abri du vent d'est et
nord-ouest, les navires qui y ancraient. Je ne sais
par quelle fantaisie notre commandant voulut aller
mouiller l'ancre dans cette anse. M. de
Fontête fut plus sage ; il resta dans la
grande rade. D'abord que Pieter Bart vit la
manoeuvre que nous faisions pour aller mouiller
dans cette anse, il cria comme un perdu de s'en
bien garder. On lui en demanda la raison. Il
assura, qu'au soleil levé, nous aurions la
plus grande tempête du vent de sud-ouest, que
de vie d'homme on eût vue ; et que
l'entrée de cette anse étant
exposée à ce vent, nous ne pourrions
en sortir, ni éviter de tomber sur les
roches sous eau, dont cette anse était
remplie, et où la galère se
briserait, et qu'il ne s'en sauverait pas un
chat.
On se moqua de lui et de son avis, et nous
entrâmes dans cette fatale anse un peu avant
jour. Nous y jetâmes deux ancres, et chacun
songea à prendre un peu de repos. Cependant
Pieter Bart pleurait et soupirait, se disant
à l'approche d'une mort
inévitable.
Enfin le jour parut ; le vent se mit au
sud-ouest, mais si faible qu'on n'y prenait pas
garde. Mais à mesure que le soleil se
levait, il se renforçait ; ce qui
réveilla l'attention sur le pronostic de
Pieter Bart. On se mit en état de sortir de
l'anse ; mais une tempête des plus
furieuses s'éleva si subitement, qu'au lieu
de lever nos ancres, il fallut en jeter deux autres
pour nous soutenir contre la violence du vent et
des vagues, qui nous jetaient sur des
écueils, que la baisse des vagues nous
faisait apercevoir à chaque instant
près du derrière de la
galère : et ce qu'il y avait de plus
fâcheux, c'était que l'ancrage de
cette anse ne valait rien, et que les quatre
ancres, que nous avions mouillées à
la proue de la galère, labouraient et ne
pouvaient tenir fond, et nous acculions à
vue d'oeil sur les rochers.
Le commandant et tous nos pilotes, voyant que nos
ancres ne pouvaient tenir, trouvèrent
à propos de faire ramer sur les ancres pour
les soulager ; mais aussitôt qu'on
trempait les rames à la mer pour ramer, les
épouvantables vagues les emportaient bien
loin de là.
Alors tout le monde connut le
naufrage
inévitable ; chacun pleurait,
gémissait et faisait sa prière.
L'aumônier exposa le saint sacrement, donna
la bénédiction et l'absolution
à ceux qui se sentaient une véritable
contrition, n'y ayant ni le temps ni l'occasion
d'aller à confesse. Ce qu'il y avait de
singulier dans une si grande désolation,
c'était d'entendre ces malheureux
forçats condamnés pour leurs crimes,
crier hautement au commandant et aux
officiers :
« Allez, Messieurs, nous allons
être bientôt tous égaux :
car nous ne tarderons pas à boire dans un
même verre. »
Jugez de la contrition et de la repentance qu'ils
avaient de leurs crimes. Enfin dans cette horrible
extrémité, où tout le monde
n'attendait qu'une mort visible et prochaine, le
commandant vit Pieter Bart qui s'affligeait et se
lamentait.
« Mon cher Pieter, lui dit-il, si je
t'avais cru, nous ne serions pas dans cette grande
angoisse. N'as-tu pas quelque expédient pour
nous sauver de cet inévitable
péril ?
- Que sert, lui répondit Pieter, que je
conseille ou que j'agisse, si je ne suis pas
écouté ! Oui, dit-il, j'ai un
moyen avec la grâce de Dieu pour sortir de ce
mauvais pas ; mais je te
déclare, continua-t-il, dans son
méchant français, que si ma vie n'y
était pas intéressée, je vous
laisserais tous noyer comme des cochons, que vous
êtes. »
Cette impertinence lui fut facilement
pardonnée en faveur de sa rusticité
naïve, et de l'espérance qu'on avait
qu'il nous sauverait la vie.
« Mais, ajouta-t-il, je ne
prétends pas être contrarié
dans ma manoeuvre, qui vous paraîtra d'abord
ridicule ; il faut qu'on obéisse
à mon commandement, sans quoi nous
périrons tous. »
Le commandant fit aussitôt battre un ban par
le tambour, avec ordre sous peine de la vie,
d'obéir à Pieter Bart en tout ce
qu'il ordonnerait ; après quoi Pieter
demanda au commandant s'il avait une bourse
d'or.
« Oui, dit le commandant, la
voilà ; disposes-en comme de la
tienne ; » et lui donna sa bourse.
Pieter, après en avoir tiré quatre
louis d'or, la lui rendit. Ensuite il demanda aux
matelots de la galère s'il y en avait quatre
parmi eux bien résolus à faire ce
qu'il leur ordonnerait, et que chacun aurait un
louis d'or pour boire. Il s'en présenta plus
de vingt Il en choisit quatre des plus
déterminés, qu'il fit mettre dans la
grosse chaloupe, nommée
la caïque, qu'on tient toujours
embarquée sur la galère, lorsqu'on
navigue. Il leur fit mettre une ancre, que nous
avions encore sur la galère, dans cette
chaloupe ; mais le câble restait sur la
galère pour le laisser filer à mesure
qu'ils s'éloigneraient : ce qui
étant fait, il fit descendre la chaloupe
à la mer, par les palans à poulies,
avec ces quatre hommes et l'ancre, et leur ordonna
d'aller porter cette ancre sur le derrière
de la galère contre le rocher, sur lequel
nous acculions, et de la jeter là. À
cet ordre, tout le monde levait les épaules,
ne pouvant concevoir ce que cette ancre pouvait
faire sur le derrière de la
galère ; puisque c'était sur son
devant qu'il fallait la retenir. Le commandant
même ne put s'empêcher de lui demander
à quoi servirait cette ancre. Pieter lui
répondit : « Tu le
verras, s'il plaît à
Dieu. »
Ces quatre matelots réussirent, quoiqu'avec
grande peine et péril d'être
submergés, et portèrent l'ancre
contre le rocher. Alors Pieter, frappant dans la
main du commandant, lui dit : « Nous
sommes sauvés, grâce à
Dieu. » Mais on ne comprenait rien encore
à sa manoeuvre.
Ensuite Pieter fit descendre l'antenne
(4) en bas, y fit
attacher la grande voile ; et pliant cette
voile en rouleau, l'attacha avec des joncs marins,
afin qu'en tirant l'écoute de la voile, ces
joncs cassant, la voile se trouvât tendue. Il
fait ensuite rehisser l'antenne, la guinde à
sa fantaisie, ordonne quatre hommes avec des haches
pour couper les quatre câbles des ancres sur
le devant de la galère, lorsqu'il
l'ordonnerait ; puis fait tirer et roidir le
câble de l'ancre, qu'il avait fait mettre sur
le derrière contre le rocher, et ordonne un
homme avec une hache pour la couper à son
ordre.
Cela fait, et le tout préparé de la
manière que je viens de dire, il ordonne aux
quatre hommes sur le devant, de couper les
câbles des quatre ancres. Aussitôt que
la galère se sentit détachée
sur le devant, elle commença à
tourner, parce qu'elle était assujettie sur
le derrière, et aurait, si on lui en avait
donné le temps, tourné de la proue
à la poupe, car l'endroit d'un
bâtiment, qui est
attaché, tourne toujours contre le vent.
Lorsque Pieter vit que la galère avait assez
tourné pour pouvoir prendre un quart de vent
dans la voile, il fit tirer l'écoute
(5) de la voile.
Aussitôt les joncs se cassèrent, et
dans un clin d'oeil la voile fut tendue, et prit
son quart de vent. Au même moment il fait
couper le câble de l'ancre de
derrière ; et lui-même tenant le
gouvernail fit sortir la galère de cette
fatale anse, comme un trait d'arbalète. Nous
fûmes donc, par l'habileté de Pieter
Bart, sauvés de ce grand et manifeste
péril d'être brisés sur
l'écueil de cette anse, et nous nous
revîmes en pleine mer. Il s'agissait alors de
courir dans le premier port, pour nous mettre
à couvert de cette furieuse tempête,
qui continuait avec plus de force que jamais.
Dunkerque était le seul, sous le vent, que
nous eussions. La difficulté d'y aller ne
nous inquiétait pas ; nous n'en
étions qu'à douze lieues : et le
vent furieux qui soufflait, et qui étant du
sud-ouest nous était vent arrière,
nous y porta en moins de trois heures, sans autre
voile qu'un petit perroquet (6)
pour pouvoir gouverner. Mais nous
étions, du moins nos officiers, dans la plus
grande angoisse du monde, par la crainte que la
tempête ne nous poussât au point de
nous faire passer Dunkerque. Alors il nous aurait
fallu courir au nord ; et à cause du
mauvais temps nous aurions été
contraints d'échouer sur les côtes de
Hollande. C'était ce que les forçats
souhaitaient ardemment ; mais ce que les
officiers et le reste de l'équipage
craignaient extrêmement. Enfin c'était
une nécessité de hasarder le paquet.
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