Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE RELIGION.




CHAPITRE III

HISTOIRE DE LA DÉTENTION DES SIEURS DUPUY, MOURET
Et LA VENUE ET DES DEMOISELLES MADRAS Et CONCEIL.

Le sieur Dupuy nous dit qu'il n'y avait rien que d'ordinaire depuis leur départ de Bergerac avec un bon guide ; qu'ils avaient traversé la France sans aucun accident ni obstacle, jusqu'au passage de l'Escaut, à deux lieues de Tournai, où ils avaient été arrêtés par la trahison d'un malheureux paysan, en qui leur guide et eux s'étaient fiés pour leur faire passer la rivière. En voici, nous dit-il, l'affligeante histoire.

Arrivés aux environs de la rivière de l'Escaut, qui séparait la France du Pays-Bas espagnol, notre guide nous conduisit de nuit chez un paysan de sa connaissance, qui faisait métier de passer les réfugiés sur cette rivière avec un petit bateau. Ce paysan fut ravi de voir qu'il se présentait une si bonne aubaine pour lui : car nous accordâmes de lui payer d'avance chacun deux louis d'or de vingt livres pour nous passer de l'autre côté de la rivière. Il nous donna quelque chose à manger en attendant l'heure qui n'était pas encore convenable à cause des patrouilles qui se faisaient le long de l'Escaut.
Le paysan jetant les yeux sur un manteau gris de bonne étoffe que portait le sieur Mouret, le convoita et le lui demanda. Mouret lui dit qu'il ne lui donnerait pas ce manteau pour toute chose au monde, parce qu'il appartenait à son père, qui était réfugié à Amsterdam, et qu'il voulait avoir le plaisir de le lui apporter. Le paysan fit beaucoup d'instances pour avoir ce manteau, mais Mouret le refusa constamment. Enfin ce fatal manteau fut la cause de notre malheur, car le paysan conçut, par dépit de ce refus, la résolution de nous faire arrêter, à quoi il réussit trop bien, et voici comment il s'y prit.

II nous amusa dans sa maison jusques environ minuit ; après quoi il nous dit de le suivre jusqu'à l'endroit où était son bateau. Nous le suivîmes en effet, la joie au coeur d'être bientôt en sûreté. Ce scélérat nous conduisit dans un cabaret qui n'était pas loin de sa maison, nous disant qu'il fallait attendre encore un peu et qu'il allait amener son bateau à l'endroit convenable pour nous passer. Nous étions tous dans une chambre de ce cabaret, en attendant notre paysan. Notre guide, qui était avec nous, ne se méfiait de rien, non plus que nous. Le paysan resta bien une bonne heure à revenir, au bout de laquelle il entra dans la chambre où nous étions, et prenant le guide en particulier, le fit sortir avec lui et le passa de l'autre côté de la rivière. Ensuite il vint, accompagné d'une vingtaine de paysans armés, qui nous arrêtèrent et nous conduisirent ici.

Voilà l'histoire de la détention de ces messieurs. Mais, pendant que je suis sur leur sujet, il faut que je raconte de quelle manière ce paysan, nommé Batiste, reçut le juste salaire de sa perfidie dans la ville de Tournai.

Il faut savoir que de la ville d'Ath à cette dernière ville, dans ce temps, il se faisait journellement une grande contrebande. Un jour Batiste et un de ses camarades ayant appris qu'un marchand de Tournai venait d'Ath avec un chariot chargé de contrebande, résolurent d'aller sur le grand chemin pour faire mine d'arrêter ce chariot, mais en effet pour rançonner ce marchand.
Le chariot paraît avec le marchand ; les deux paysans, le fusil en joue, l'arrêtent pour le mener, disent-ils, à la douane, pour y être confisqué. Le marchand leur présente dix pistoles pour lui laisser faire son chemin. C'est ce que nos drôles demandaient. Ils reçurent l'argent et s'en allèrent. Mais il arriva que le chariot fut arrêté par les commis aux portes de la ville de Tournai, et confisqué au profit des fermiers.
Le marchand, voyant qu'il avait perdu ses marchandises, ne songea qu'à se venger de ces deux paysans qui l'avaient rançonné sur le grand chemin comme des voleurs. Pour cet effet, il fut les dénoncer à M. de Lambertie, grand-prévôt de Flandre, qui envoya enlever ces deux malheureux, qui furent conduits dans les prisons du Beffroi, mais non pas dans le même cachot où nous étions. Le grand-prévôt, qui savait depuis longtemps que Batiste était un scélérat et homme à commettre toutes sortes de crimes, et qu'il était même extrêmement soupçonné de favoriser les protestants au passage de l'Escaut, pour de l'argent, ce qui était un cas pendable ; quoique jusqu'à ce temps il n'eût eu aucun dénonciateur contre lui, crut pour le coup le pouvoir faire rouer vif pour la violence et le vol par lui commis à l'égard de ce marchand.

Il se mit donc à lui faire son procès. Il l'interroge exactement. Mais Batiste, qui était un fin compère, savait bien sa leçon, et se défendit à merveille sur l'accusation du vol du grand chemin, alléguant pour sa justification, que chacun pouvait et même devait faire ce qu'il avait fait, que les ordonnances du Roi et celles des fermiers généraux promettaient et donnaient en effet récompense aux dénonciateurs ; et que de bonne foi lui et son compagnon n'avaient eu d'abord d'autre pensée que celle de faire l'office de dénonciateur ; mais que ce marchand de lui-même, sans qu'ils eussent rien demandé, les avait tentés par son présent de dix pistoles, et qu'en reconnaissance ils lui avaient laissé faire son chemin.
Le grand-prévôt fut trompé dans son calcul d'avoir moyen de faire mourir ce méchant homme, car sa défense sur le prétendu vol de grand chemin avait un air si plausible que l'on ne crut point devoir passer outre à procéder sur ce crime. Mais il arriva dans cette affaire un cas qui vaut la peine d'être détaillé ; le voici :

II faut savoir qu'après la détention des trois messieurs et des deux demoiselles dont j'ai parlé ci-dessus, leur procès fut bientôt fait par la juridiction ou Bailliage de la ville de Tournai; et en attendant que le Parlement eût confirmé la sentence, ce qui dura cinq à six semaines, on laissa ces messieurs dans notre cachot pour les envoyer ensuite aux galères.
Pendant ce temps-là le geôlier venait souvent auprès de nous fumer sa pipe ; et dans la conversation le sieur Dupuy lui fit un jour le récit de leur prise par la perfidie de Batiste. Il lui raconta comment ce misérable leur avait nommé plusieurs de ses compatriotes et autres personnes de leur connaissance, qu'il avait passées avec son bateau, se louant fort de ces gens-là, qui l'avaient bien payé. Il lui dit encore que Batiste, avant de les faire arrêter, était venu prendre son bon ami notre guide, dans le cabaret, et lui avait fait passer la rivière, soit par amitié, ou, ce qui est bien plus apparent, afin que ce guide ne le pût pas accuser de ses mauvaises pratiques. Quoi qu'il en soit, Batiste, suivant les principes de la France et de ses ordonnances, méritait la mort, quand bien même il n'aurait commis d'autres crimes que d'avoir passé le guide à l'autre bord de l'Escaut.
Or, il arriva que le grand-prévôt, descendant de la chambre où il tenait son tribunal au Beffroi, parla au geôlier pour lui recommander de garder étroitement et dans le plus fort de ses cachots ledit Batiste, pendant qu'il chercherait des preuves convaincantes de divers crimes dont ce malheureux était soupçonné. Le geôlier là-dessus lui dit qu'il pouvait avoir des preuves certaines, que Batiste avait passé souvent sur l'Escaut des gens de la religion réformée qui s'enfuyaient hors du royaume, et tout de suite il lui raconte ce que Dupuy cl ses compagnons, qui étaient encore dans sa prison, lui avaient dit, même avant que Batiste fût arrêté.

Le prévôt fut ravi d'entendre une telle déposition, et au plus tôt il s'en vint à notre cachot, et appelant par leurs noms et surnoms ces trois messieurs, leur dénonça que le lendemain, à dix heures du matin, il les citait à comparaître devant son tribunal pour dire vérité, sous serment, de ce en quoi ils seraient interrogés au sujet de Batiste, qui les avait fait arrêter : « Mais, Messieurs, je vous exhorte, ajouta-t-il, de ne point nourrir dans vos coeurs aucun sentiment de vengeance contre ce misérable, mais de dire la pure vérité sur ce qui vous sera demandé » ; après quoi il se retira.

Ces trois messieurs d'abord parurent ravis de joie de pouvoir se venger de la perfidie de Batiste, en déclarant ce qu'ils savaient, sans engager leur conscience. J'avoue que je fus dans le moment de leur sentiment ; mais ensuite, ayant fait réflexion sur les conséquences de leur déposition, je changeai d'avis et leur communiquai ma pensée, telle que la voici :

« II est certain, Messieurs, leur dis-je, qu'en déposant la pure vérité au sujet de Batiste, ce malheureux sera pendu sans rémission. Mais, je vous prie, considérons ici deux choses que cela produira. La première ne vous fera aucun honneur parmi nos amis, et elle vous sera un sujet de reproche de la part de nos ennemis ; car l'un et l'autre parti concluront qu'il y aura eu de la vengeance dans votre fait : car tout le monde est naturellement porté à médire de son prochain, et vous ne sauriez absolument vous laver de cette calomnie, puisque vous ne pourriez donner des preuves visibles et parlantes de ce qui réside dans votre coeur, et que notre intégrité ne nous justifie qu'envers Dieu, qui connaît seul nos plus secrètes pensées.

« La seconde chose que votre déposition causera, ce sera une injustice tacite que vous commettrez en faisant pendre ce misérable ; car il est certain que vous serez cause de la mort d'un homme qui, selon les réformés, n'a commis aucun crime en facilitant l'évasion de nos frères, puisque, lorsque quelqu'un nous rend cet office, nous le payons comme méritant salaire, non pour sa peine, mais pour le risque qu'il court en nous rendant ce service, qui est regardé chez les papistes comme un crime digne de mort, et chez les réformés comme une vertu digne de récompense.
Voilà, Messieurs, à quoi votre déposition, toute sincère et véritable qu'elle sera, vous expose, et ce qu'à mon avis vous ne pouvez éviter.
- Mais, s'écrièrent ces messieurs, faut-il donc faire un faux serment pour sauver la vie à cet homme, et éviter les deux précipices que vous nous faites envisager ?
- Non, leur dis-je, pour rien au monde vous ne devez faire un faux serment.
- Que faire donc ? me dirent-ils.
- C'est ce qui m'embarrasse, leur répondis-je : mais il y faut penser mûrement et chercher s'il n'y aurait pas un milieu qui vous empêchât de commettre une injustice, et qui sauvât en même temps la vie à Batiste.
Il me vient une pensée, leur dis-je, mais je ne sais si elle pourra s'exécuter, parce que je ne suis pas sûr du fait, ne connaissant pas les lois des procédures civiles et criminelles. La voici :

« J'ai souvent entendu dire que tout homme condamné aux galères est récusable dans le témoignage qu'il rend, et que même aucun magistrat ni juge ne le doit ni ne le peut contraindre à rendre aucun témoignage par serment. À votre place j'éprouverais si vous pouvez éviter de rendre un témoignage assermenté, en en faisant le refus au grand-prévôt et lui alléguant ce que j'ai dit ci-dessus, qu'un galérien est dispensé de faire un tel acte.
Si je me trompe, et qu'on puisse, suivant les lois, vous contraindre à déclarer la vérité par serment, à la bonne heure, dites la vérité. C'est une épreuve que, selon moi, vous devez faire, continuai-je ; du moins cette démarche vous empêchera d'être accusés d'user de vengeance, puisque l'on verra que vous ne rendrez témoignage contre Batiste qu'à votre corps défendant. »
Ce conseil fut approuvé et suivi.

Le lendemain matin, sur les dix heures, le geôlier et deux huissiers vinrent prendre ces messieurs pour les conduire en haut dans la chambre prévôtale, où ils trouvèrent le prévôt et ses conseillers assemblés, et le misérable Batiste garrotté et assis sur la sellette criminelle, plus mort que vif, de voir comparaître ceux de qui sa vie dépendait, et qui avaient tant de raisons de se venger de la trahison qu'il leur avait faite.
D'abord le prévôt lui demanda s'il connaissait ces messieurs. Il dit que non. « Nous te les ferons bien connaître, » lui repartit le prévôt. En même temps il demande à ces messieurs s'ils connaissaient ce criminel. Ils ne manquèrent pas de dire qu'ils le connaissaient pour celui qui les avait fait arrêter.
Jusque-là ils ne disaient rien à la charge de Batiste, sur quoi le prévôt leur dit : « Levez la main et promettez à Dieu et à la Justice de dire la vérité sur ce qu'on vous interrogera. »

Ces messieurs répondirent hardiment qu'ils n'en feraient rien, qu'ils étaient hors du monde par leur sentence de galère, et qu'ils n'étaient pas obligés de témoigner, encore moins de prêter serment. Le prévôt leur dit, d'un air moins doux : « Quoi ! vous dites que vous faites profession de la vérité, et vous refusez de la dire !
- Nous faisons profession, Monsieur, lui répondit Dupuy, de la vérité de l'Évangile, mais non pas de la dire pour faire pendre un homme, lorsque les lois nous en dispensent.
- Quelle vertu ! » dit le grand-prévôt, en levant les yeux au ciel. Puis se tournant vers Batiste, qui était extasié d'entendre ses ennemis, au lieu de se venger, défendre sa cause ; le prévôt, dis-je, s'adressant à lui, lui dit : « Malheureux, baise les pas de ces honnêtes gens, qui t'ôtent la corde du cou. Tu les as fait condamner aux galères ; tu leur y tiendras compagnie. » Et se levant de son siège judicial, il rompit l'assemblée, et chacun des prisonniers fui reconduit dans son cachot.

Nos trois messieurs ne se sentaient pas d'aise d'avoir si bien réussi, en déchargeant Batiste sans charger leurs consciences. Enfin la sentence du grand-prévôt fut prononcée contre Batiste et Pitous (c'était son compagnon). Ils furent condamnés aux galères perpétuelles pour avoir rançonné ce marchand sur le grand chemin.
La sentence aussi de ces trois messieurs étant confirmée, six archers vinrent les prendre pour les conduire à Lille, à la chaîne des galériens qui s'y assemblait. On les attacha deux à deux par les mains, et ensuite tous les cinq ensemble ; et le sort voulut, ou peut-être ce fut un ordre du prévôt, que Batiste fût attaché avec le sieur Dupuy. On les sortit, ainsi attachés, sur les dix heures du matin, pour les conduire à Lille. Toute la ville de Tournai sut bientôt ce qui s'était passé, et la généreuse et chrétienne action de ces messieurs, qui avaient sauvé la vie à leur perfide et traître ennemi. Une affluence de peuple s'assembla devant le Beffroi, et les rues étaient pleines de monde pour voir, disaient-ils, la vertu attachée avec le crime ; et chacun faisait des huées et des imprécations horribles contre ce scélérat et traître Batiste et souhaitait toutes sortes de bénédictions à ces trois messieurs.


Nous voilà encore privés pour la seconde fois de nos nouveaux hôtes, compagnons de cachot ; ce qui nous affligea beaucoup. Leur piété nous édifiait, et leur conversation nous égayait. Il y avait longtemps que le grand-vicaire ne nous était venu voir ; il vint enfin après le départ de ces trois messieurs. « Je viens voir, nous dit-il, si nos anciennes conversations ne vous ont pas fait faire des réflexions favorables à votre conversion. » Nous lui dîmes que les réflexions que nous y avions faites, nous fortifiaient de plus en plus dans les sentiments que nous lui avions témoignés. « Sur ce pied-là, nous dit-il, mes visites sont inutiles, et je ne viendrai que pour apprendre si je vous suis utile en quelque chose ; cependant, continua-t-il, Mgr l'Évêque doit dégager sa parole avec M. le Procureur général du Parlement, et il m'a ordonné de lui aller faire compliment de sa part, et de lui offrir de vous remettre dans les prisons du Parlement. » À ces mots nous pâlîmes de crainte de retourner dans cette affreuse prison, où nous avions tant pâti. Il s'en aperçut. « Je vois, dit-il, que vous craignez d'y retourner ; si vous souhaitez, je prierai ce seigneur de vous laisser ici, et que, lorsque le Parlement voudra faire la révision de votre procès, il ne vous fasse pas transférer dans leur prison ; et je vous viendrai dire sa réponse aujourd'hui même. » Nous lui témoignâmes que nous lui serions bien obligés de ce bon office ; car nous craignions la prison du Parlement comme le feu. Il s'en fut, et le même jour, il nous vint dire que nous n'avions qu'à nous tranquilliser ; qu'on ne nous transférerait plus. Nous le remerciâmes de sa grande bonté pour nous. Il nous quitta fort ému de compassion pour nous, et je lui vis même répandre quelques larmes.

Quelques jours après, un Conseiller du Parlement, que je ne nommerai pas pour raison, vint nous voir dans notre prison, et nous dit que nous lui étions fortement recommandés, et qu'il voudrait bien voir quelque jour à nous tirer d'affaire. Nous ne pouvions nous imaginer d'où nous venait cette recommandation, à moins que nos parents, à qui nous avions écrit depuis que nous étions au Beffroi, ne l'eussent fait faire par quelques personnes de considération de leurs amis. Cependant, n'ayant aucune nouvelle de nos parents, qui nous donnât avis de cette recommandation, et aucun des réformés de Tournai, qui nous venaient voir souvent, ne nous ayant fait connaître qu'elle nous vînt par leur canal, nous ne pouvions jeter notre soupçon que sur notre bon ami le grand-vicaire, qui nous avait assuré d'une manière qui nous paraissait très sincère, qu'il désirait ardemment de nous voir libres.
Quoi qu'il en soit, ce Conseiller resta une bonne heure avec nous, et nous interrogea sur notre route, en quel endroit nous avions été arrêtés, et de quelle manière. Nous le satisfîmes sur tous ces points. Il nous fit redire l'événement de Couvé ; et il nous demanda si nous pourrions bien prouver que nous avions passé et logé dans un cabaret de cette petite ville. Nous lui répondîmes que rien n'était plus facile que de le vérifier ; sur quoi il nous dit : « Prenez courage, mes enfants, j'espère que vous sortirez d'affaire. Demain je vous enverrai un homme de loi, qui vous portera une requête à signer ; signez-la, et vous en verrez les effets. » Après quoi il sortit ; et depuis nous ne le vîmes plus qu'assis au rang de nos juges en Parlement, où nous comparûmes peu de jours après, comme on le verra bientôt.

Le lendemain de la visite du Conseiller, l'homme de loi, dont il nous avait parlé, vint dans notre prison, et nous fit lire la requête qu'il avait dressée et que nous signâmes.
Cette requête, adressée à nos juges en Parlement, portait en substance, que, pour être de la religion réformée, nous n'étions pas sujets aux peines portées par l'ordonnance, qui défend à toute personne du royaume de sortir de France sans permission de la cour ; et que nous offrions de faire preuve que nous ne sortions pas du royaume, puisque nous en étions déjà sortis, et y étions rentrés ensuite, en passant par Couvé, ville du Prince de Liège, où il y avait garnison hollandaise ; mais que n'ayant aucune envie de sortir du royaume, nous ne nous étions servis que du passage par ladite ville, ne pouvant aller de Rocroy à Mariembourg qu'en la traversant ; que si nous avions eu dessein de sortir de France, nous n'avions qu'à nous mettre sous la protection du gouverneur hollandais de Couvé, qui nous aurait fait conduire sans difficulté par les terres de Liège jusqu'à Charleroi. Cette requête fut mise sur la table de la chambre criminelle du Parlement.

Deux jours après, trois huissiers du Parlement nous vinrent prendre pour nous y conduire, où étant, le Président, nous montrant la requête, nous demanda si nous avions signé et présenté cet écrit. Nous répondîmes que oui, et que nous priions la vénérable assemblée d'y avoir égard. Le Président nous dit qu'ils avaient examiné ladite requête, et qu'ils y avaient vu que nous offrions de faire preuve que nous avions passé par Couvé ; mais qu'il ne suffisait pas de prouver cet article ; que la preuve n'en était pas même nécessaire, puisqu'elle était toute faite, et qu'il était de notoriété publique que nous ne pouvions venir à Mariembourg sans passer par cet endroit : « Mais, nous dit-il, vous avez une autre preuve à faire, sans laquelle la première est nulle ; c'est, continua-t-il, qu'il faut prouver, qu'étant à Couvé, vous étiez pleinement informés que cette ville-là était hors des terres de France. »

Franchement, nous ne nous attendions pas à cette question. Cependant nous répondîmes assez hardiment, et sans hésiter, que nous le savions parfaitement.
- « Comment pouviez-vous le savoir ? nous dit-il. Vous êtes de jeunes garçons, qui n'aviez jamais sorti du coin de vos foyers ; et Couvé est à plus de deux cents lieues de chez vous. »
Pour moi, je ne savais que répondre ; car de dire que nous l'avions appris étant sur la frontière, cela n'était pas prouver : mais mon camarade s'avisa de dire que, pour lui il le savait, même avant de partir de Bergerac ; parce qu'ayant servi en qualité de barbier dans une compagnie du régiment de Picardie, qui s'était trouvé lors de la paix de Ryswyk en garnison à Rocroy, il avait été témoin des limites, qui furent réglées dans ce pays-là ; que de là son régiment avait été transféré à Strasbourg, où il avait été réformé ; et que, s'il avait voulu sortir de France, soit pour aller en Hollande, soit pour se retirer en Allemagne, il lui aurait été très facile de le faire, étant dans le service.
- « Si vous avez, lui dit le Président, été réformé du service, vous devez en avoir un bon congé.
- Aussi l'ai-je, dit-il, Monseigneur, et en bonne forme. »
Sur quoi il sortit son portefeuille de sa poche, et en tira effectivement ledit congé imprimé et en bonne et due forme, et le présenta au Président, qui le livra de main en main à l'assemblée ; après quoi le greffier l'attacha à la requête, et on nous fit retirer, et reconduire au Beffroi.

Pour l'intelligence de ce fait il est bon de dire, qu'à la vérité Daniel le Gras, mon camarade, avait été frater dans le régiment de Picardie ; et qu'après la paix de Ryswyk il avait été réformé à Strasbourg ; mais il n'avait jamais été à Rocroy, ni dans les environs ; il supposa ce fait pour notre défense laissant au Parlement à faire rechercher s'il était vrai que ce régiment eût été à Rocroy à la paix de Ryswyk ou non ; ce que ces messieurs n'approfondirent pas, car il est vrai de dire que le Conseiller, notre protecteur, avait brigué plusieurs voix au Parlement en notre faveur, et qu'en un mot ce corps était, ou tout entier, ou pour la majeure partie, incliné à notre élargissement.

Deux heures après que nous fûmes de retour dans la prison, le geôlier, tout essoufflé, courut à notre cachot, pour nous féliciter de notre délivrance prochaine. Un clerc du Parlement était venu la lui annoncer, ayant vu de ses propres yeux la résolution de l'assemblée, qui nous avait en plein absous de l'accusation d'avoir voulu sortir du royaume. Nos bons amis de la ville nous vinrent aussitôt féliciter en foule, et nous crûmes la chose si réelle, que nous attendions d'heure en heure notre élargissement. Cependant il n'en fut rien, quoiqu'il fût très vrai que le Parlement nous avait absous. Mais, comme nous étions des criminels d'État, le Parlement ne pouvait nous élargir qu'en conséquence des ordres de la cour.
Le Procureur général en écrivit donc au marquis de la Vrillière, ministre d'État, lui disant que nous avions fait preuve parfaite de notre innocence à sortir du royaume, et que le Parlement attendait ses ordres pour la destination des prisonniers. Le ministre répondit qu'ils prissent garde que cette preuve ne fût pas équivoque et de la bien examiner.

Le Parlement, qui ne voulait pas se démentir, récrivit que la preuve était complète et sans réplique. Il se passa bien quinze jours avant que les ordres définitifs de la cour vinssent. Ils vinrent enfin pour nous ôter la flatteuse espérance de notre prochaine délivrance, et pour ne nous laisser plus douter de notre sort, car le Parlement nous ayant fait comparaître devant leur pleine assemblée à la chambré criminelle, le Président nous demanda si nous savions lire, et après avoir dit que oui : « Lisez donc, » dit-il, après nous avoir donné la propre lettre du marquis de la Vrillière. Sa brièveté m'en a toujours fait retenir les propres termes, que voici :

« Messieurs,
« Jean Marteilhe, Daniel le Gras, s'étant trouvés sur les frontières sans passeport, Sa Majesté prétend qu'ils seront condamnés aux galères. Je suis, Messieurs, etc.
Le marquis de la Vrillière. »

« Voilà, mes amis, nous dirent le Président et divers Conseillers, votre sentence émanée de la cour et non de nous, qui nous en lavons les mains. Nous vous plaignons et vous souhaitons la grâce de Dieu et du Roi. »

Après quoi, on nous ramena au Beffroi, et sur le soir du même jour, un Conseiller et le greffier du Parlement vinrent à cette prison, et nous ayant fait venir dans la chambre du geôlier, le Conseiller nous dit de nous mettre à genoux devant Dieu et la justice, et de prêter attention à la lecture de notre sentence. Nous obéîmes, et le greffier nous lut notre sentence, portant en substance, après le préambule, ce qui suit :
« Avons lesdits, Jean Marteilhe et Daniel le Gras, dûment atteints et convaincus de faire profession de la religion prétendue réformée et de s'être mis en état de sortir du royaume, pour professer librement ladite religion ; pour réparation de quoi, les condamnons à servir de forçats sur les galères du Roi, à perpétuité, etc. »

La lecture de cette sentence finie, je dis au Conseiller :
- « Comment, Monsieur, le Parlement, un corps si vénérable et si judicieux, peut-il accorder la conclusion de cette sentence (atteints et convaincus) avec la délibération de nous absoudre, comme il l'avait effectivement fait ?
- Le Parlement, nous dit-il, vous a absous ; mais la cour, qui est supérieure aux Parlements, vous condamne.
- Mais où reste la justice, Monsieur, qui doit diriger et l'un et l'autre tribunal ?
- N'allez pas si avant, me répondit-il ; il ne vous appartient pas d'approfondir ces choses. »

II fallut donc se taire et prendre notre mal en patience. Cependant je suppliai ledit Conseiller de nous faire donner copie authentique de notre sentence, ce qu'il nous promit et effectua.

Trois jours après, quatre archers du grand prévôt nous vinrent prendre, et, après nous avoir liés et mis les menottes aux mains, nous conduisirent à Lille en Flandre, où la chaîne des galériens s'assemblait.
Nous arrivâmes le soir à cette dernière ville, n'en pouvant plus de fatigue, d'avoir fait ces cinq lieues à pied, et très incommodés de nos liens. On nous mena à la prison de la ville, où est la tour de Saint-Pierre, destinée pour les galériens à cause de l'épaisseur de ses murs.
En entrant dans la prison, le geôlier nous fouilla partout ; et comme il se trouva là, soit par hasard, ou de dessein prémédité, deux pères jésuites, ils nous prirent nos livres de dévotion et notre sentence, sans nous avoir jamais voulu rendre ni l'un ni l'autre ; et j'entendis que l'un de ces pères disait à l'autre, après avoir lu ladite sentence, que c'était une grande imprudence au Parlement de donner copie authentique de pareilles pièces.

Après cette Visitation, on nous conduisit au cachot des galériens dans la tour de Saint-Pierre, l'une des plus affreuses demeures que j'aie jamais vues. C'est un spacieux cachot ; mais si obscur, quoiqu'il soit au second étage de cette tour, que les malheureux qui y sont, ne savent jamais s'il est jour ou nuit, que par le pain et l'eau qu'on leur porte tous les matins ; et qui pis est, on n'y souffre jamais de feu ni de lumière, soit lampes ou chandelles.
On y est couché sur un peu de paille toute brisée et rongée des rats et des souris qui y sont en grand nombre et qui mangeaient impunément notre pain, parce que nous ne les pouvions voir ni nuit ni jour pour les chasser.

En arrivant dans ce cruel cachot, où il y avait une trentaine de scélérats de toute espèce, condamnés pour divers crimes, nous ne pûmes savoir leur nombre qu'en le leur demandant, car nous ne nous voyions pas l'un l'autre. Leur premier compliment fut de nous demander la bienvenue sous peine de danser sur la couverture. Nous aimâmes mieux donner deux écus de cinq livres pièce, à quoi ces scélérats nous taxèrent sans miséricorde, que d'éprouver cette danse.
Nous la vîmes exercer deux jours après à un misérable nouveau venu, qui la souffrit plutôt par disette d'argent que par courage. Ces malheureux avaient une vieille couverture de serpillière (1), sur laquelle ils faisaient étendre le patient ; et quatre forçats des plus robustes prenaient chacun un coin de la couverture, l'élevant aussi haut qu'ils pouvaient, et la laissaient tomber ensuite sur les pierres, qui faisaient le plancher du cachot ; et cela par autant de reprises, que ce pauvre malheureux était condamné, suivant son obstination à refuser l'argent à quoi on le taxait. Cette estrapade me fit frémir. Ce malheureux avait beau crier ; il n'y avait aucune compassion pour lui. Le geôlier même, à qui va tout l'argent que cet exécrable jeu produit, n'en faisait que rire. Il regardait par le guichet de la porte, et leur criait : Courage, compagnons. Ce misérable était tout moulu de ses chutes, et on crut qu'il en mourrait : Cependant il se remit. Quelques jours après, j'eus à mon tour une terrible épreuve à essuyer ; en voici le détail.

Tous les soirs le geôlier et quatre grands coquins de guichetiers, accompagnés du corps de garde de la prison, venaient faire la visite du cachot, pourvoir si nous ne faisions pas quelques tentatives pour nous évader. Tous ces gens-là, au nombre d'une vingtaine, étaient armés de pistolets, d'épées et de baïonnettes au bout du fusil. Ils visitaient ainsi les quatre murailles et le plancher fort exactement, pour voir si nous n'y faisions pas quelque trou.

Un soir, après qu'ils eurent fait la visite, et comme ils se retiraient, un des guichetiers resta le dernier pour fermer la porte et le guichet. Je m'amusai à lui dire quelques paroles ; et comme je vis qu'il me répondait assez aimablement, je crus l'avoir un peu apprivoisé. Je m'avisai donc de le prier de me donner le bout de chandelle qu'il tenait à la main, pour voir à chercher un peu notre vermine, mais il n'en voulut rien faire, et me ferma le guichet au nez. Alors je dis assez haut, ne croyant pas cependant le guichetier assez proche pour m'entendre, que je me repentais de ne lui avoir pas arraché des mains son bout de chandelle ; car je l'avais eu belle pour cela, lorsque je lui parlais au guichet. Mon drôle m'entendit, et ne manqua pas d'en faire son rapport au geôlier.

Le lendemain matin, que tous mes camarades de cachot étaient levés, et chantaient les litanies à leur ordinaire, sans quoi ils n'auraient eu aucune charité des jésuites, qui la donnaient tous les jeudis, et il n'y avait que moi, qui étais demeuré couché sur mon peu de paille, et je m'étais endormi ; lorsque je fus éveillé par plusieurs coups de plat d'épée, qui portaient à plein sur mon corps, n'ayant que ma chemise et ma culotte.
Je me lève en sursaut, et je vois le geôlier, l'épée à la main, les quatre guichetiers, et tous les soldats du corps de garde, tous armés jusqu'aux dents. Je demandai pourquoi on me maltraitait ainsi. Le geôlier ne me répondit que par plus de vingt coups de plat d'épée ; et le guichetier au bout de chandelle, me donna un si terrible soufflet, qu'il me renversa.
M'étant relevé, le geôlier me dit de le suivre ; et voyant que c'était pour me faire encore plus de mal, je refusai de lui obéir, avant que je susse par quel ordre il me traitait ainsi ; que si je le méritais, ce n'était qu'au grand-prévôt à ordonner de mon châtiment. On me donna encore tant de coups que je tombai une seconde fois. Alors les quatre guichetiers me prirent, deux aux jambes et deux aux bras, et m'emportèrent ainsi, à mon corps défendant, hors du cachot, et me descendirent ou plutôt me traînèrent comme un chien mort du haut des degrés de cette tour en bas dans la cour, où étant, on ouvrit la porte d'un autre escalier de pierre, qui conduisait dans un souterrain. On me fit aussi dégringoler ces degrés sans les compter ; quoique je crois qu'il y en avait pour le moins vingt-cinq ou trente, et au bas on ouvrit un cachot à porte de fer, qu'on nomme le cachot de la sorcière. On m'y poussa, et on ferma la porte sur moi, et puis ils s'en allèrent.

Je ne voyais non plus dans cet affreux souterrain qu'en fermant les yeux. J'y voulus faire quelques pas pour trouver quelque peu de paille en tâtonnant, mais je m'enfonçai dans l'eau jusqu'à demi-jambe, eau aussi froide que la glace. Je retournai en arrière, et me plaçai contre la porte, dont le terrain était plus haut et moins humide. En tâtonnant j'y trouvai un peu de paille, sur laquelle je m'assis ; mais je n'y fus pas deux minutes, que je sentis l'eau qui traversait la paille. Pour lors je crus fermement qu'on m'avait enterré avant ma mort, et que cet affreux cachot serait mon tombeau, si j'y restais vingt-quatre heures. Une demi-heure après, le guichetier me porta du pain et de l'eau, qu'il mit par le guichet dans le cachot. Je lui rejetais sa cruche et son pain, en lui disant : « Va dire à ton bourreau de maître, que je ne boirai ni ne mangerai que je n'aie parlé au grand-prévôt. »
Le guichetier s'en alla, et dans moins d'une heure le geôlier vint seul avec une chandelle à la main, sans autres armes qu'un trousseau de clefs ; et ouvrant la porte du cachot, il me dit fort doucement de le suivre en haut. J'obéis. Il me mena dans sa cuisine. J'étais sale, plein du sang qui m'avait coulé par le nez, et d'une contusion à la tête que ces barbares guichetiers m'avaient faite, en me laissant tomber et traîner la tête sur les escaliers de pierre.
Le geôlier me fit laver mon sang, me mit un emplâtre sur ma contusion, et ensuite me donna un verre de vin de Canarie, qui me refit un peu. Il me fit une petite réprimande de mon imprudence touchant la chandelle du guichetier ; et m'ayant fait déjeuner avec lui, il me mena dans un cachot de sa cour, sec et clair, me disant qu'il ne pouvait plus me remettre avec les autres galériens après ce qui s'était passé. « Donnez-moi donc mon camarade avec moi, lui dis-je. - Patience, dit-il, tout viendra avec le temps. »

Je restai quatre ou cinq jours dans ce cachot, pendant lesquels le geôlier m'envoyait tous les jours à dîner de sa table. Il me proposa un jour de nous mettre, mon camarade et moi, dans une chambre de sa prison où il y aurait un bon lit et toutes les commodités requises, moyennant deux louis d'or par mois. Nous n'étions pas fort pourvus d'argent. Cependant je lui offris un louis et demi jusqu'au temps que la chaîne partirait. Il n'en voulut rien faire, dont il se repentit ; car peu de jours après nous fûmes mis dans une belle et bonne chambre, bien couchés et bien nourris, sans qu'il nous en coulât rien, comme je le dirai tout à l'heure.
Un jour, il me dit que mon camarade l'avait fort prié de me remettre avec lui, et qu'il lui avait promis de le faire.
« Hé bien, lui dis-je, descendez-le ici avec moi.
- Non, dit-il, il faut que vous retourniez avec les autres galériens dans la tour de Saint-Pierre. »

Je vis bien qu'il nous voulait mettre dans la nécessité de lui donner les deux louis d'or par mois pour nous mettre en chambre ; mais consultant notre bourse, et considérant que, si la chaîne ne parlait que dans deux ou trois mois, nous ne pourrions y subvenir, je me tins ferme à l'offre que je lui avais faite ; si bien qu'il me remit dans la tour de Saint-Pierre avec les autres.
Mon camarade, qui me croyait perdu, fut ravi de me sentir auprès de lui. Je dis sentir, car pour nous voir, nous n'avions aucune clarté pour cela.
Un matin, sur les neuf heures, le geôlier vint ouvrir notre cachot, et nous appelant mon camarade et moi, nous dit de le suivre. Nous crûmes d'abord, qu'il nous allait mettre en chambre pour notre louis et demi ; mais nous fûmes désabusés ; car nous ayant sortis du cachot, il nous dit : « C'est M. de Lambertie, grand-prévôt de Flandre, et qui est le maître ici, qui veut vous parler. J'espère, dit-il, en s'adressant à moi, que vous ne lui direz rien de ce qui s'est passé dernièrement.
- Non, lui dis-je, lorsque j'ai pardonné, j'oublie, et ne cherche plus à me venger. »
En disant cela, nous arrivâmes dans une chambre, où nous trouvâmes M. de Lambertie, qui nous fit l'accueil le plus gracieux du monde. Il tenait une lettre de M. son frère, bon gentilhomme d'origine protestante, à trois lieues de Bergerac. Mon père nous, avait procuré cette recommandation.
M. de Lambertie nous dit donc qu'il était bien fâché de ne nous pouvoir procurer notre délivrance. « Pour tout autre crime, nous dit-il, j'ai assez de pouvoir et d'amis en cour pour obtenir votre grâce : mais personne n'ose s'employer pour qui que ce soit de la religion réformée. Tout ce que je puis faire, c'est de vous faire soulager dans cette prison, et de vous y retenir autant que je voudrai, quoique la chaîne parte pour les galères. »

Ensuite il demanda au geôlier quelle chambre bonne et commode il avait de vide. Le geôlier lui en proposa deux ou trois qu'il rejeta, et lui dit : « Je ne prétends pas seulement que ces messieurs aient toutes leurs commodités ; mais je veux aussi qu'ils aient de la récréation, et je prétends que tu les mettes dans la chambre à l'aumône.
« Mais, Monsieur, repartit le geôlier, il n'y a que des prisonniers civils dans cette chambre-là, qui ont des libertés qu'on n'ose donner à des gens condamnés.
- Eh bien ! répondit M. de Lambertie, je prétends que tu les leur donnes ces libertés ; c'est à toi et à tes guichetiers à prendre garde qu'ils ne se sauvent de la prison, donne-leur un bon lit, et tout ce qu'ils souhaiteront pour leur soulagement, et cela pour mon compte, ne prétendant pas que tu prennes un sol d'eux.
Allez, Messieurs, nous dit-il, dans cette chambre à l'aumône ; c'est la plus belle, la mieux aérée, et la plus réjouissante de toute cette prison ; et outre que vous y ferez bonne chère sans qu'il vous en coûte rien, vous y amasserez de l'argent.
Je prétends, dit-il encore au geôlier, que tu fasses M. Marteilhe prévôt de cette chambre. »

Nous remerciâmes de notre mieux M. de Lambertie de sa grande bonté. Il nous dit qu'il viendrait souvent s'informer à la prison, si le geôlier observait ses ordres à notre égard, et se retira. On nous mit donc dans la chambre à l'aumône,

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et on m'en installa prévôt, au grand regret de celui qui l'était avant moi, et que l'on plaça ailleurs.

Cette chambre à l'aumône était fort grande, et contenait six lits pour douze prisonniers civils, qui étaient toujours des gens de quelque considération, et hors du commun ; et outre cela un ou deux jeunes drôles, ordinairement coupeurs de bourse, ou prisonniers pour des crimes légers, qui servaient à faire les lits, la cuisine, et tenir la chambre nette. Ils couchaient à un coin de la chambre sur une paillasse ; c'étaient en un mot nos valets de chambre.
La prévôté, dont j'avais eu l'honneur d'être gratifié, était un emploi assez onéreux. Celui qui est revêtu de ce titre dans la chambre à l'aumône, est obligé de distribuer toutes les charités qui se font à cette prison. Elles sont ordinairement considérables, et se portent toutes dans cette chambre. Il y a un tronc, qui pend avec une chaîne d'une des fenêtres, pour les passants qui veulent y mettre leurs charités. Le prévôt de la chambre, qui a la clef de ce tronc, l'ouvre tous les soirs pour en retirer l'argent, et le distribuer à tous les prisonniers, tant civils (s'ils en veulent) que criminels.
Outre cela, tous les matins les guichetiers vont avec des charrettes ou tombereaux par toute la ville recueillir les charités des boulangers, bouchers, brasseurs et poissonniers, chacun donnant de leurs denrées. Ils vont aussi au marché aux herbes, à celui des tourbes et autres ; et toute cette collecte se porte à la chambre à l'aumône pour être partagée et distribuée dans toutes les chambres par le prévôt, à proportion que chaque chambre a de prisonniers, dont le geôlier lui donne une liste chaque jour, et dont le total allait, lorsque j'y entrai, à cinq ou six cents.

Quoique je fusse devenu le distributeur général de ces aumônes, je ne pus cependant remédier à un abus qui m'empêchait de faire parvenir rien aux prisonniers destinés pour les galères. Le geôlier recevait leur part de l'argent du tronc pour l'employer, disait-il, à leur faire de la soupe ; mais bon Dieu ! quelle soupe ! C'étaient ordinairement de sales et vilaines tripes de boeuf, qu'il leur cuisait avec un peu de sel, dont l'odeur seule faisait vomir.

Six semaines après avoir habité cette heureuse chambre, M. de Lambertie nous y vint voir, et nous dit que la chaîne devait partir le lendemain pour Dunkerque, où étaient six galères du Roi ; qu'il nous exempterait de partir, en nous faisant passer pour malades ; qu'il fallait que nous restassions ce jour-là au lit jusqu'à ce que la chaîne fût partie : ce que nous fîmes. Et cela nous procura de rester dans ce bien-être encore trois mois. Après quoi une autre chaîne partit, avec laquelle nous partîmes aussi par l'occasion que je vais dire.

Au mois de janvier mil sept cent deux, M. de Lambertie nous vint voir, et nous dit que la chaîne partirait le lendemain ; qu'il pourrait encore nous exempter de la suivre, mais qu'il avait à nous avertir (afin que nous eussions le choix de partir ou de rester) que ce serait la dernière chaîne qui irait sur les galères de Dunkerque ; que par la suite toutes les autres iraient à Marseille, voyage de plus de trois cents lieues, qui serait d'autant plus rude et pénible pour nous, que nous serions obligés de le faire à pied et la chaîne au cou ; que d'ailleurs il faudrait qu'il allât en campagne au mois de mars, et qu'il ne serait plus à portée de nous rendre service à Lille. Qu'il nous conseillait donc de partir par la chaîne, qui commençait le lendemain sa route pour Dunkerque ; que cette chaîne était sous ses ordres jusqu'à cette ville, et qu'il nous y ferait conduire avec distinction des autres galériens, en chariot et commodément pendant la route, qui n'était que d'environ douze lieues.
Ces raisons plausibles de M. de Lambertie nous firent accepter ce dernier parti. Ce Seigneur nous tint parole ; car au lieu de nous faire attacher avec vingt-cinq ou trente galériens, dont la chaîne était composée, et qui marchaient à pied, il nous fit mettre en chariot ; et tous les soirs on nous faisait coucher dans un bon lit, et l'exempt des archers qui conduisait la chaîne, nous faisait manger à sa table ; si bien qu'à Ypres, Fumes et autres lieux où nous passions, on croyait que nous étions des gens de grande considération. Mais hélas ! ce bien-être n'était qu'une fumée qui disparut bientôt ; car le troisième jour de notre départ de Lille nous arrivâmes à Dunkerque, où on nous mit tous sur la galère l'Heureuse, commandée par le Commandeur de la Pailleterie, qui était chef d'escadre des six galères qui étaient dans ce port.
On nous mit d'abord chacun dans un banc à part : par là je fus séparé de mon cher camarade.

Le jour même de notre arrivée, on donna la bastonnade à un malheureux forçat pour je ne sais quoi qu'il avait commis. Je fus effrayé de voir exercer ce supplice, qui se fit sans aucune forme de procès, et sur-le-champ.
Le lendemain, je fus sur le point de recevoir le même traitement, qui m'avait fait tant d'horreur la veille, et cela par la méchanceté d'un grand coquin de forçat, qui était aux galères pour vol. Ce misérable vint dans le banc, où j'étais enchaîné avec six autres, et en m'injuriant de toute manière, me demanda de quoi boire à ma bienvenue. Je n'avais par bonheur rien répondu à toutes les injures qu'il m'avait dites, mais à sa demande, je lui répondis que je ne donnais de bienvenue qu'à ceux qui ne me la demandaient pas. En effet, j'avais payé cinq ou six bouteilles de vin à ceux de mon banc, qui ne me l'avaient pas demandé.

Ce malheureux, qui se nommait Poulet, s'en fut dire au sous-comite (2) de la galère, que j'avais prononcé des blasphèmes exécrables contre la Vierge et tous les saints du paradis. Ce sous-comite, qui était un barbare brutal, comme sont tous ceux de sa sorte, ajouta foi au rapport de Poulet, et s'en vint à mon banc me dire de commencer à me dépouiller pour recevoir la bastonnade. On peut juger de mon émotion. Je ne savais pas que Poulet lui eût parlé. D'ailleurs je n'avais rien dit ni fait, qui me pût attirer ce châtiment. Je demandai à mes compagnons de banc pourquoi on me voulait ainsi traiter et si c'était la coutume de faire passer les nouveaux venus par cette épreuve. Eux, aussi surpris que moi, me dirent qu'ils n'y comprenaient rien. Cependant le sous-comite s'en alla sur le quai pour faire son rapport au Major des galères, qui y était, et en la présence duquel cette exécution de la bastonnade se fait toujours.
Comme donc ce sous-comite était sur la planche de la galère qui aboutit au quai, il y rencontra le premier comite, à qui il dit qu'il allait parler au Major pour faire donner la bastonnade à un nouveau venu, qui était huguenot, et qui avait vomi des blasphèmes horribles contre l'Église catholique, la sainte Vierge et tous les saints. Le comite lui demanda s'il l'avait entendu. Il dit que non, mais que c'était sur le rapport de Poulet. « Bon témoignage ! » répondit le comite.
Ce premier comite était passablement honnête homme, et fort grave pour un homme de sa profession. Il s'approcha de mon banc, et me demanda quelle raison j'avais eue de blasphémer ainsi contre la religion catholique. Je lui répondis que je ne l'avais jamais fait et que ma religion même le défendait. Là-dessus il fit appeler Poulet, auquel il demanda ce que j'avais fait et dit. Ce maraud eut l'impudence de répéter la même chose qu'il avait dite au sous-comite, qui était présent et que le premier comite avait fait rentrer avec lui. Celui-ci, ne voulant pas s'en rapporter à la déposition de Poulet, interrogea les six galériens de mon banc ; ensuite ceux du banc au-dessus, et celui au-dessous. Ces dix-huit ou vingt personnes lui déposèrent toutes la même chose, que je n'avais proféré aucune parole, ni en bien ni en mal, lorsque Poulet me disait les plus grosses injures ; et que tout ce que j'avais dit, était que je ne donnais pas la bienvenue à ceux qui me la demandaient.



La bastonnade.

 


Table des matières

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1. Toile grosse et claire dont se servent les marchands pour emballer les marchandises. (Éd.)

2. Comite, sous-comite : officiers préposés pour faire travailler l'équipage d'une galère. (Éd.)

 

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