MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE
RELIGION.
CHAPITRE II
HISTOIRE
DE MESSIEURS
SORBIER Et RIVASSON.
Mon ami Sorbier, nous dit Monsieur Rivasson, et
moi, nous nous étions soustraits à la
grande persécution qu'exerça le Duc
de la Force à Bergerac, par notre fuite
à la campagne où nous étions
cachés ; et comme le Duc à son
départ laissa des ordres très
rigoureux contre nous, nous ne voyions aucun moyen
d'éviter de tomber entre les mains de nos
ennemis, que par notre fuite en Hollande.
Pour cet effet, nous fîmes venir un fameux et
expérimenté guide d'Amsterdam, qui
faisait métier de ces périlleuses
entreprises : car les guides étant
pris, sont pendus sans rémission. Il
était fin et adroit, fort prudent, et savait
sur le bout du doigt la carte de toutes les routes
et passages. On l'appelait communément le
Gasconnet, car il était
effectivement Gascon d'origine.
Le Gasconnet étant arrivé à
Bergerac, nous nous arrangeâmes pour notre
départ. Nos parents, qui donnaient leur
consentement à notre fuite, nous munirent
d'autant d'argent qu'ils purent, pour n'être
pas en disette dans les pays étrangers. Nous
nous équipâmes en officiers, qui
allaient joindre leur régiment.
C'était le régiment de la Marche, qui
était aux environs de Valenciennes. Le
Gasconnet nous servait de valet.
Nous traversâmes ainsi la France sans le
moindre obstacle. Le Gasconnet allait à
pied, et nous à cheval ; mais par
politique, il se tenait rarement en chemin
auprès de nous, et nous indiquait seulement
les logements à la dînée ou
à la couchée, où il ne
manquait pas de nous trouver. Nous arrivâmes
de cette manière à Paris, où
nous nous arrêtâmes quelques jours pour
voir les curiosités de cette grande ville, y
faisant belle figure. Étant un jour à
Versailles, nous fîmes rencontre d'un
officier de notre connaissance, qui avait
épousé une demoiselle de Bergerac de
la religion réformée, quoiqu'il
fût papiste. Cette demoiselle avait deux
frères réfugiés dans les
pays étrangers ; et
comme les gens du Roi avaient confisqué les
biens de ses deux frères à cause de
leur évasion, ce capitaine nommé De
Maison, sollicitait en cour la mainlevée des
biens de ses beau-frères.
Nous nous accostâmes de lui, qui nous fit
grande chère, et il sut gagner notre
confiance au point que nous lui
découvrîmes le secret de notre fuite
hors du royaume. Il y applaudit pour tirer de nous
jusqu'à la moindre circonstance de notre
entreprise, que nous lui déclarâmes
sincèrement.
Nous nous séparâmes de lui à
Paris pour partir pour Valenciennes, disions-nous
à un chacun. De Maison nous souhaita bon
voyage, et nous témoigna beaucoup
d'amitié en se séparant de nous. Mais
le perfide prit le chemin de Versailles ; et
pour se faire un mérite auprès de Mr
de la Vrillière, ministre d'État,
afin d'obtenir d'autant mieux ce qu'il sollicitait
à la cour, il découvrit notre fuite
à ce ministre avec la route que nous devions
prendre jusqu'à Mons, où nous
croyions être en sûreté,
étant une ville du Pays-Bas espagnol
où il y avait une garnison hollandaise.
Le ministre ne manqua pas de dépêcher
un courrier à
Quévrin entre Valenciennes et Mons.
Quévrin appartenait à la France, et
il y avait un pont sur une petite rivière,
qui faisait les limites de France et des Pays-Bas
espagnols ; et comme dans ce bourg-là
il n'y avait point de garnison, le ministre ordonna
au Maïeur
(1) de faire
garder par les paysans ledit pont, avec ordre, que,
lorsqu'il s'y présenterait deux officiers et
un valet, qui se disaient être officiers du
régiment de la Marche qui allaient joindre
leur garnison, ils les arrêtassent et les
conduisissent en prison à Valenciennes.
Le Maïeur de Quévrin assembla ses
paysans bien armés, et posa un corps de
garde de vingt-cinq hommes à la tête
du pont du côté de la France. Nous
ignorions parfaitement ce qui se passait audit
Quévrin pour nous y arrêter. Notre
guide nous assurait que nous n'y avions aucun
danger à craindre, et il avait raison dans
un sens ; et sans la trahison du perfide De
Maison, nous y aurions passé sans
obstacle.
Nous arrivâmes enfin à
l'obscurité du soir à ce pont fatal.
La sentinelle du corps de garde cria : Qui va
là ?
- « Officiers du roi,
répondîmes-nous.
- De quel régiment ?
repartit-il.
- Du régiment de la Marche.
- « Halte-là, dit la
sentinelle.
En même temps tout le corps de garde, le
fusil bandé, bouche l'entrée du pont
en bon ordre. Notre guide, surpris de cette
nouveauté, nous encouragea, nous disant que
notre salut dépendait de passer ce pont,
parce que, gagnant l'autre côté de la
rivière, nous étions absolument
sauvés, vu que nous serions sur terre
d'Espagne, et que la France ne pouvait en aucune
manière nous y insulter.
Animés de cette espérance, nous
mîmes tous les trois le pistolet à la
main. Le guide était sauté en croupe
sur mon cheval, et tirant quelques coups de
pistolet sur ces paysans, sans pourtant en avoir
blessé aucun, l'épouvante se mit
parmi eux ; et chacun craignant pour sa peau,
ils s'enfuirent à vau-de-route, nous
abandonnant le pont sur lequel nous passâmes.
Pour lors notre guide nous félicita, nous
assurant que nous étions en aussi grande
sûreté que si nous étions dans
Amsterdam.
Une partie de ce bourg de Quévrin
étant située au côté
où nous nous trouvions (car la
rivière passe au milieu), nous
entrâmes dans une auberge pour y loger
cette nuit-là. Nous
soupâmes fort gaiement, et nous nous
couchâmes de même tous trois dans une
chambre haute. Notre guide le lendemain se leva de
grand matin suivant sa coutume, et mettant la
tête à la fenêtre pour voir quel
temps il faisait, il vit plus de cent paysans
armés qui entouraient l'auberge. Surpris de
cette apparition, il vint nous éveiller tout
alarmé, nous disant qu'il craignait qu'on ne
voulût nous arrêter, et que l'auberge
était entourée de paysans
armés.
À cette effrayante nouvelle, nous sautons du
lit, et ayant regardé par la fenêtre,
et vu ce que le guide nous avait dit, je voulus
casser la tête au pauvre guide, croyant qu'il
nous avait trahis et menés à la
gueule du loup. Mais ce pauvre garçon se mit
à genoux, implorant ma bonté et nous
jurant que nous serions convaincus qu'il n'y avait
pas de sa faute, et que certainement il y avait eu
quelque subit changement dans l'État
à son insu ; qu'il fallait s'informer
de ce changement.
Sur ces entrefaites, l'hôte du logis monta
dans notre chambre, et nous annonça que ces
paysans qui entouraient sa maison voulaient
absolument nous arrêter par
ordre du Roi.
- Quel Roi ? lui dis-je.
- « Du Roi de France, nous
répondit-il.
- Comment, du Roi de France ? lui
répliquai-je ; nous ne sommes pas sur
ses terres. »
Cet hôte vit bien que nous ignorions qu'il y
avait quatre ou cinq jours, que les
Français, de concert avec le Roi d'Espagne,
s'étaient emparés de tout le Pays-Bas
espagnol, dans un jour et à la même
heure ; qu'ils étaient entrés
dans toutes les villes, et en avaient fait sortir
les Hollandais. Cet événement arriva
en mil sept cent un, comme tout le monde le
sait.
Notre hôte nous en instruisit, et nous
reconnûmes que notre guide n'avait pas tort.
Nous tînmes conseil pour voir ce que nous
ferions dans un danger si imminent. Nous
conclûmes de demander par la fenêtre de
notre chambre à celui qui commandait ces
paysans, à qui il en voulait. C'était
le Maïeur (maire) du village. Nous lui
demandâmes donc quel était son
dessein. « De vous arrêter,
Messieurs, nous dit-il, par ordre du Roi de France,
et de vous conduire prisonniers à
Valenciennes.
- Mais nous sommes ici sous la dépendance de
Mons, lui dîmes-nous.
- Oui, dit le Maïeur ; mais
depuis peu tout a changé
de face, et les Français sont aussi bien
dans Mons que dans Valenciennes et il faut que
j'obéisse aux ordres du Roi de France, et
que je vous conduise à Valenciennes.
- Tu n'en feras rien, lui dîmes-nous, et tu
ne nous auras que morts, après t'avoir vendu
cher notre vie.
- Vous mourrez donc de faim, nous
répondit-il, Messieurs ; car nous ne
vous prendrons pas d'assaut ; mais aucuns
vivres ne vous seront donnés que vous ne
vous soyez rendus. »
Nous tirions cependant quelques coups de pistolet
sur ces paysans par nos fenêtres, mais sans
aucun effet ; car ces paysans, pour s'en
garantir, s'avisèrent d'entrer tous dans le
bas du logis, si bien qu'il nous fallut faire
suspension d'armes, ne voyant aucun ennemi pour les
exercer. Dans cette extrémité, ayant
réfléchi qu'il nous faudrait rendre
tôt ou tard, nous trouvâmes à
propos de savoir ce que contenait cet ordre du Roi
pour nous arrêter. Pour cet effet, nous
appelâmes le Maïeur, et
l'assurâmes qu'il n'avait rien à
craindre ; qu'il pouvait monter seul et sans
armes dans notre chambre, pour nous montrer ses
ordres, à quoi il
acquiesça et monta
jusqu'au haut du degré, et nous ouvrit la
lettre de cachet qui contenait les ordres du Roi.
Mais, lorsqu'il commençait à la lire,
mon ami Sorbier, fort imprudemment et contre notre
parole d'honneur donnée audit Maïeur de
ne lui faire aucun mal, lui lâcha un coup de
pistolet, qui ne fit par bonheur que lui percer le
chapeau qu'il tenait dans ses mains ; mais le
feu et la bourre du pistolet donna dans la lettre
de cachet, et la mit en pièces. Le
Maïeur descendit, ou plutôt
dégringola les degrés plus vite qu'il
n'était monté ; et animé
par l'action de mon ami, que j'avoue indigne, comme
lui-même le reconnaît à
présent, ce Maïeur jura de ne nous
faire aucun quartier ni honnêteté. Il
posta tellement ses gens, qu'il nous était
tout à fait impossible de nous faire passage
à force ouverte.
Après donc avoir chamaillé environ
une heure sans fruit, nous commençâmes
à réfléchir, que ne voyant
aucune voie pour nous sauver, il fallait
parlementer pour obtenir une capitulation aussi
favorable que nous pourrions. Pour cet effet nous
appelâmes de loin le Maïeur, qui vint au
bas des degrés à couvert
d'une seconde insulte. Nous lui
dîmes que nous trouvant sous la
dépendance de Mons, il fallait qu'il
envoyât un exprès au gouverneur de
cette ville (qui était Espagnol ; et il
n'y avait qu'un commandant Français pour la
garnison française), et que si ce gouverneur
trouvait bon que nous fussions conduits dans cette
ville-là à ses ordres, nous nous
rendrions ; sans quoi, nous nous ferions
plutôt hacher en pièces ou nous
mourrions de faim, plutôt que de nous
rendre.
Le Maïeur, réfléchissant que,
puisque nous étions dans le
département de Mons, c'était en
quelque manière son devoir d'en donner avis
au gouverneur, lui dépêcha un
exprès en diligence. Ce gouverneur,
piqué que les Français eussent
donné de tels ordres dans les terres de sa
dépendance, sans lui en demander permission,
envoya à Quévrin un
détachement de dix cavaliers et un
lieutenant qui les commandait, et qui nous faisant
civilité, suivant l'ordre qu'il en avait,
déchargea le Maïeur de sa commission de
nous mener à Valenciennes, et nous conduisit
à Mons. Le gouverneur nous fit
amitié, et nous assura sur sa parole, qu'il
ne nous rendrait à la
France que par les ordres du Roi d'Espagne,
à qui il allait envoyer un courrier
sur-le-champ, en sollicitant Sa Majesté
catholique de son mieux en notre faveur. Il nous
fit conduire en arrêt civil, cependant bien
gardés, en attendant les ordres de la cour
d'Espagne. La cour de France ne manqua pas aussi de
solliciter celle de Madrid, pour nous avoir en sa
puissance. Cependant la sollicitation du gouverneur
l'emporta, et fit pencher la balance en notre
faveur ; car le Roi d'Espagne consentit bien
qu'on nous livrât au Roi de France ;
mais sous la condition de ne nous pas traiter
à la rigueur de l'ordonnance ; mais
qu'on nous punirait par quelques mois de
prison ; après quoi on nous renverrait
libres dans le lieu de notre naissance ; et il
fut conclu que le gouverneur de Mons nous ferait
conduire en toute sûreté au
château de Ham en Picardie pour y tenir
prison quelques mois suivant la convention.
Notre guide ne fut point distingué dans
cette convention ; mais il devait avoir le
même sort que nous. Le gouverneur, ayant
reçu cet ordre, nous l'annonça avec
la condition dite ci-dessus.
Vous pouvez juger de la joie que
nous eûmes de cette décision. Le
gouverneur nous fit donc conduire avec une escorte
de six cavaliers à Ham. On nous mit entre
les mains du gouverneur de cette place, qui nous
donna le château pour prison, et fut si
humain envers nous, qu'il nous donna tous les jours
sa table ; et notre guide mangeait avec ses
domestiques.
Nous nous attendions à tenir prison dans ce
château quelques mois, suivant la convention.
Mais nous fûmes grandement trompés,
lorsqu'au bout de trois semaines, ce gouverneur
reçut ordre de la cour de nous faire
conduire sous bonne escorte dans les prisons du
Parlement de Tournai, pour nous y faire et parfaire
notre procès.
Ce bon gouverneur, avec lequel nous avions
contracté une grande amitié, fut si
sensiblement touché de notre malheur, qu'il
ne pouvait assez nous exagérer sa peine. Il
nous prit en particulier, et nous dit qu'il se
consolait en pensant que nous avions deux portes
ouvertes pour sortir de cet embarras : la
première, que nous n'avions qu'à nous
faire catholiques, que pour la seconde, il
était contre son devoir de
nous la dire ; mais que nous la
connaîtrions par l'occasion qu'il nous
donnerait de nous en servir. Nous comprîmes
bien qu'il entendait qu'il nous procurerait
l'occasion de nous évader en chemin, comme
sa manière d'agir nous le confirma ; et
il ne tint qu'à nous d'en profiter.
Avant de partir de Ham, nous tînmes conseil,
mon ami Sorbier et moi, pour nous déterminer
sur le parti que nous prendrions, ou de nous
évader, ou de changer de religion. Nous nous
arrêtâmes à ce dernier,
considérant qu'en nous évadant, il
nous faudrait tenir errants et cachés dans
le royaume de France, ou courir encore le risque de
nous réfugier dans les pays
étrangers ; péril dont
l'expérience, que nous en avions eue, nous
faisait frémir. En un mot, le courage et la
religion nous abandonnèrent, et nous
formâmes la ferme résolution de nous
laisser conduire comme des agneaux à
Tournai, et d'y faire notre abjuration. Le
lendemain de cette résolution, le gouverneur
de Ham choisit parmi sa garnison, qui était
composée d'une compagnie d'invalides,
l'escorte qu'il nous donna, et
qui consistait en un sergent vieux et
décrépit, et trois soldats, dont l'un
n'avait qu'un bras et les deux autres
étaient tout éclopés. Il
recommanda sur toute chose au sergent d'avoir soin
que le guide ne se sauvât pas.
« Pour ces deux Messieurs, ils n'ont
garde de le tenter, dit-il ; car ce n'est
qu'une pure formalité de les faire conduire
par un détachement jusqu'à Tournai.
Ils iraient bien eux-mêmes à cette
ville sans escorte, étant de leur avantage
d'y aller. »
Après ces instructions, il nous embrassa, en
nous souhaitant toute sorte de bonheur dans notre
route. « Profitez, Messieurs, nous
dit-il, des occasions qui vous paraîtront
avantageuses, et donnez-moi de vos nouvelles, si
vous le pouvez ; j'en recevrai avec plaisir de
bonnes de votre part. » Nous
entendîmes fort bien tout ce discours
couvert ; mais notre parti était pris
de nous faire catholiques romains. Le gouverneur
nous fit donner à chacun un bon cheval,
tandis que nos gardes éclopés
marchèrent avec le guide emmenotté et
lié avec des cordes. En un mot, mon ami
Sorbier et moi, nous fîmes cette route comme
une partie de plaisir. Souvent
nous faisions galoper nos chevaux à droite
et à gauche, souvent hors de la vue de nos
gardes qui ne s'en embarrassaient pas ; car
toute leur attention était sur le pauvre
guide. Vous voyez bien, Messieurs, continua
Rivasson, qu'il nous était très
facile de nous échapper sans peine ni
risque : mais nous n'en eûmes jamais la
pensée. Notre guide n'était pas de
même. Il ne se passait aucune occasion en
chemin, ou dans les cabarets où nous
logions, lorsqu'il croyait n'être pas entendu
par nos gardes, qu'il ne nous suppliât
à mains jointes et les larmes aux yeux,
d'avoir pitié de nous et de lui, et de
profiter des occasions qui se présentaient
à toute heure de nous sauver tous les trois.
« Je ne puis le faire seul, nous
disait-il ; mais pour peu que vous vouliez
m'aider, tout lié et emmenotté que je
suis, je me fais fort de me rendre maître du
sergent : les autres trois soldats
s'humilieront d'eux-mêmes devant nous
à la moindre menace que vous leur ferez.
Considérez, Messieurs, que si je suis
mené à Tournai, j'y serai pendu sans
rémission. » Nous ne
voulûmes rien entendre de
ses supplications ; car, n'ayant aucune envie
de nous sauver, nous ne voulions pas nous rendre
coupables, en faisant évader ce
misérable.
Enfin il nous tardait d'être à Tournai
pour faire notre abjuration. J'avoue qu'en cela
nous ferons les hypocrites ; mais nous
prierons Dieu dans nos coeurs à la
réformée, pour demander pardon de
notre faiblesse. Il y en a tant en France qui en
agissent ainsi pour se procurer les faveurs de ce
monde ; nous ne serons pas plus
blâmables qu'eux.
Tel était le système de M. Rivasson
et de son ami Sorbier, qui nous faisait soupirer et
les plaindre de tout notre coeur de leur
égarement. Revenons à leur route.
Passant par Valenciennes, continua M. Rivasson,
nous fûmes conduits par un soldat du corps de
garde de la porte au gouvernement, comme c'est la
coutume dans les villes de guerre. M. de Magaloti,
qui était le gouverneur, ayant appris notre
cas, nous dit : « Cela n'est rien,
Messieurs, vous laverez tout avec un peu d'eau
bénite, et en allant à la
messe. »
En jetant ensuite la vue sur le guide, il le
reconnut d'abord. « Ah ! c'est toi,
Gasconnet, lui dit-il ; il y
a longtemps que tu files ta
corde ; » et s'adressant à
notre sergent : « Mon ami, lui
dit-il, toi et ton détachement, vous
n'êtes pas capables de conduire ce fin matois
à Tournai. L'année dernière,
il fut condamné dans cette ville à
être pendu ; mais le drôle se
sauva de nos fortes prisons la veille de
l'exécution. Je trouve à propos de
fortifier votre détachement par quelques
grenadiers ; car je crains fort qu'il ne vous
échappe. »
Le sergent, se piquant d'honneur, lui dit qu'il en
avait bien conduit d'autres aussi rusés que
Gasconnet, et que le gouverneur de Ham l'avait bien
connu capable de cette expédition.
« À la bonne heure, dit M. de
Magaloti, prenez donc bien garde à
lui. »
Le lendemain matin nous partîmes avec notre
détachement ordinaire pour Tournai, qui est
à sept lieues de Valenciennes. La traite
étant trop forte pour notre escorte à
pied, nous ne pûmes arriver qu'à
Saint-Amand, petite ville fermée de murs
à deux lieues de Tournai. Ce fut là
la fin de la route de notre Gasconnet, qui s'y
évada ; et voici comment il eut ce
bonheur.
Arrivant à Saint-Amand, notre sergent
trouva à propos d'aller
loger à l'autre côté de la
ville hors de la porte, pour n'être pas
obligé d'attendre le lendemain matin
l'ouverture des portes, et pour partir de meilleure
heure. Nous traversâmes donc la ville ;
et étant dehors, nous fûmes loger dans
une grosse cense bien murée tout autour,
comme sont d'ordinaire les métairies ou
censes de ces pays-là, à cause des
partis en temps de guerre.
On nous mit tous les sept que nous étions
dans une chambre où nous soupâmes fort
tranquillement et de bon appétit,
excepté le Gasconnet, qui sentait
déjà l'approche de sa mort, en
approchant de Tournai. Il ne faisait que
gémir et soupirer auprès du
feu ; et il interrompait si fort notre
conversation, que le sergent lui ordonna de s'aller
coucher. « Hélas ! dit-il, je
ne saurais dormir dans mes habits, que je n'ai pas
quittés pendant toute la route. Si vous
vouliez avoir la bonté de me délier,
et m'ôter mes menottes, pour pouvoir me
dépouiller, vous me feriez un grand
plaisir. » Nous sollicitâmes tous
le sergent de lui accorder cette
légère satisfaction qui
n'était de nul danger, le
pouvant rattacher lorsqu'il
serait déshabillé. Le sergent se
laissa fléchir à nos prières,
et le fit détacher.
Le Gasconnet se dépouille ;
après quoi il prie le sergent de lui
permettre d'aller à ses
nécessités. Le sergent et deux
soldats l'escortent dans la cour après
l'avoir visitée ; et la trouvant bien
fermée et très sûre, ils lui
permirent de se décharger à son aise
de son fardeau. Le Gasconnet va choisir sa place
auprès du portail de cette cour ; mais
comme il eut détaché sa culotte, et
se fut mis en posture de faire son
opération, un valet de la cense, sans savoir
ce qui se passait, venant du dehors, ouvre avec sa
clef le guichet ou petite porte de ce portail. Mon
Gasconnet toujours alerte, profitant de cette
occasion si favorable à sa liberté,
flanque un robuste soufflet à ce valet pour
l'ôter de son passage, et enfile cette porte
comme un éclair. Le voilà dans les
champs.
La nuit était obscure ; nos
éclopés d'invalides n'avaient pas,
à beaucoup près, la jambe aussi bonne
que lui pour le suivre ; et où
l'auraient-ils suivi, ne le voyant pas par la
grande obscurité de la nuit ?
Enfin, après avoir fait quelque devoir de le
chercher, ils revinrent dans
notre chambre fort penauds et estomaqués, ne
sachant que devenir. Ils nous proposèrent
d'aller où bon nous semblerait ; que
pour eux ils n'étaient point du sentiment
d'aller à Tournai, ni de retourner à
leur garnison, crainte de passer par le conseil de
guerre, et d'y recevoir un rude châtiment.
Mais nous, qui étions aussi aises d'aller
à Tournai, qu'ils en avaient peu d'envie,
nous les dissuadâmes de leur
résolution, et nous écrivîmes
sur-le-champ, en leur faveur, un
procès-verbal exagéré, que
nous signâmes et fîmes signer au
censier pour leur décharge ; de quoi
ils furent contents et nous aussi ; et ils
nous ont emmenés ce matin, comme vous voyez,
dans cette prison, continua M. Rivasson, où
nous espérons de ne pas faire grand
séjour.
Voilà l'histoire que M. Rivasson nous conta.
Je vais en poursuivre le reste jusqu'à leur
délivrance à Lille, dont nous avons
été témoins oculaires. Deux
jours après l'arrivée de ces
messieurs dans notre cachot, on les vint prendre
pour les faire monter à la chambre du
parlement. Là ils furent interrogés
légèrement ;
après quoi le président leur demanda
s'ils voulaient changer de religion, pour se faire
bons catholiques romains. Ils
n'hésitèrent pas à dire qu'ils
le souhaitaient de tout leur coeur. « Eh
bien, leur dit-il, on va vous faire instruire pour
faire votre abjuration, après laquelle nous
procéderons à votre
délivrance. »
On les remit après cela dans notre cachot,
ravis d'aise d'avoir fait cette démarche,
qui dans peu leur promettait leur liberté et
quelque récompense de la cour pour prix de
leur abjuration, comme quelques conseillers du
Parlement le leur avaient fait pressentir. Ils ne
cessaient de s'en féliciter en notre
présence ; et nous ne cessions de
détester leur lâcheté et leur
apostasie.
Peu d'heures s'étaient
écoulées depuis leur retour dans
notre cachot, lorsque le chapelain du Parlement y
vint ; et après avoir extrêmement
loué leur pieuse intention, il leur mit en
main un catéchisme, en leur disant que leur
délivrance dépendait de leur
diligence à l'apprendre par coeur, et prit
congé d'eux. Ces messieurs étudiaient
jour et nuit, lorsqu'au bout de trois jours, ils
cessèrent cette étude par un
contretemps fatal pour eux :
car deux huissiers du Parlement les vinrent prendre
pour les conduire à la chambre
criminelle.
Ces huissiers leur mirent les menottes aux
mains ; ce qui ne nous fit rien
présager de bon pour eux ; mais ils ne
s'en émouvaient pas, se persuadant que ce
n'était qu'une formalité de justice.
Ils comparurent donc devant l'assemblée du
Parlement, où le président leur dit
au premier début :
« Messieurs, il y a trois jours, que vous
avez promis à cette assemblée de
faire abjuration de vos erreurs, et d'embrasser la
religion romaine. En conséquence, nous vous
avons promis votre délivrance. Nous ne
voulons pas vous abuser. Nous ne sommes plus en
état de vous pouvoir délivrer.
Voilà, dit-il, en leur montrant une lettre
de cachet, ce qui nous en empêche. La cour
nous ordonne de faire votre procès à
la rigueur de l'ordonnance, qui défend la
sortie du royaume ; et vous êtes heureux
de ce qu'il ne sera fait aucune mention de votre
imprudent attentat à Quévrin,
où vous avez tiré un coup de pistolet
sur la lettre de cachet portant ordre de vous
arrêter.
C'est la cause de l'ordre du Roi, qui nous commande
de vous condamner aux
galères, sans faire mention dans votre
procès de l'action que vous avez commise
à Quévrin ; car en ce cas la
punition serait plus rigoureuse. Ainsi, Messieurs,
que vous fassiez abjuration ou non, le Roi veut que
vous soyez condamnés aux galères
à perpétuité. Il vous est
libre cependant de faire votre abjuration ;
nous louerons même cette pieuse action ;
mais nous vous déclarons qu'elle ne vous
garantira pas d'aller aux galères.
« Pour lors ces messieurs
répondirent que, la chose étant
ainsi, ils quittaient le dessein de faire
abjuration. « Bons
catholiques ! » répliqua le
président ; et il ordonna qu'on les
remît dans leur cachot. En effet nous
vîmes revenir nos ci-devant candidats
prosélytes d'un air extrêmement
consterné, faisant des lamentations
pitoyables, et des réflexions accablantes
sur leur faiblesse à tous égards.
Le Parlement expédia bientôt leur
procès, et dans moins de huit jours, leur
sentence leur fut lue, portant condamnation aux
galères à perpétuité.
Le lendemain de leur sentence, quatre archers de la
maréchaussée les vinrent prendre pour
les conduire à Lille en Flandre, où
la chaîne des
galériens s'assemblait.
C'était un bizarre et piteux spectacle de
voir ces messieurs galonnés et en habit
d'écarlate, emmenottés et
garrottés de cordes, traverser à
pied, au milieu de quatre archers, la grande ville
de Tournai, où à peine pouvaient-ils
se faire passage à cause de l'affluence du
peuple qui s'assemblait dans les rues, pour voir
cette tragique décoration : car tout le
monde croyait fermement que ces deux messieurs
étaient de la première noblesse de
France. Ils furent donc conduits à Lille
à cinq lieues de Tournai, dans cet
équipage et à pied.
On les conduisit à l'affreux cachot des
galériens à la tour de Saint-Pierre.
Je ferai la description de cette effroyable demeure
en son temps. Cependant ces messieurs n'y
restèrent pas longtemps. Les jésuites
de Lille, comme ces pères savent tout, les y
firent visiter ; et leur ayant demandé
s'ils voulaient se faire catholiques romains, et
qu'en ce cas ils obtiendraient leur grâce de
la cour, ils y topèrent d'abord. Sur quoi
les jésuites prièrent le
grand-prévôt de Lille, qui a la
direction des galériens, de leur livrer ces
messieurs dans leur couvent pour les y instruire et
y faire
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leur abjuration solennelle ; lui restant
garants qu'après cette
cérémonie, ils les leur relivreraient
dans la prison. Le grand-prévôt y
acquiesça volontiers.
Voilà donc ces âmes tièdes et
faibles retombées dans leur apostasie. Ils
furent trois semaines chez les jésuites. Ces
pères, après les avoir instruits dans
les principes de la religion romaine, et leur avoir
fait proférer les plus horribles
blasphèmes contre la religion
réformée, et les plus affreuses
imprécations contre Calvin et sa doctrine,
leur firent faire une abjuration publique et des
plus pompeuses, y ayant invité
l'état-major de Lille, et toutes les
personnes de considération de cette
ville-là. Après quoi, ils les
remirent dans la prison du
grand-prévôt, non dans le cachot des
galériens, mais dans une chambre commode et
bien garnie, à six pistoles par mois avec la
nourriture, le tout aux dépens des
jésuites, ou plutôt, à ceux des
gens de distinction de la ville, chez qui ces bons
pères firent une collecte pour cet effet.
Après quoi ils sollicitèrent la
grâce de ces messieurs en cour, croyant
l'avoir de haute lutte. Mais ils furent
trompés en cela ; car le Roi la refusa
tout net, et prétendit que leur sentence
fût exécutée à toute
rigueur. Les jésuites n'en
demeurèrent pas là. Ils
remuèrent ciel et terre pour obtenir cette
grâce.
Leurs sollicitations parvinrent jusqu'à Mme
de Maintenon. Ils exagérèrent
à cette dame que ces messieurs
étaient d'une des meilleures noblesses du
Périgord, que l'action de Quévrin,
qui tenait si fort au coeur du roi, était
plutôt un coup d'étourdis et de
jeunesse, qu'un dessein
prémédité de déplaire
à Sa Majesté ; et qu'enfin ces
deux messieurs étaient les deux meilleurs
catholiques de France.
Cette dame, persuadée ainsi par les
jésuites, demanda leur grâce au Roi,
qui la lui accorda avec un brevet de lieutenant
d'infanterie pour Rivasson, et un autre de
lieutenant de dragons pour Sorbier ; mais en
même temps avec cette restriction contre ce
dernier, qu'il tiendrait prison six semaines
après la grâce : et pour l'autre,
qu'il serait délivré sur-le-champ. Il
paraît ici que le plus coupable était
le mieux récompensé : car une
lieutenance de dragons vaut mieux qu'une
d'infanterie : mais peut-être que le Roi
considérait la hardiesse
de Sorbier convenable aux dragons ; du moins
c'est le jugement qu'on en faisait à
Lille.
Rivasson tint compagnie à son ami Sorbier
pendant les six semaines de sa prison, quoiqu'il
lui fût libre de sortir quand il
voudrait : mais il voulut donner cette marque
de générosité à son
ami ; ce qui le fit louer et approuver de tout
le monde.
Après les six semaines expirées, ils
furent élargis, visitèrent leurs amis
et bienfaiteurs, et partirent pour leurs
régiments. Depuis nous apprîmes qu'ils
avaient été tués tous les deux
à la bataille de Hekeren.
Voilà la fin de ces deux messieurs, qui,
à mon avis, n'a rien de glorieux pour eux
que d'être morts au lit d'honneur. Les gens
d'esprit et de pénétration, qui
liront cette histoire, y trouveront de quoi faire
des réflexions justes et utiles, en
considérant la conduite de MM. Rivasson et
Sorbier, et les jugements de Dieu, qui punit
tôt ou tard les crimes scandaleux,
principalement celui de l'apostasie, qui est le
plus atroce de tous ceux que l'on commet contre la
Divinité.
Pour moi, je me contente d'écrire les faits
naïvement et avec vérité,
laissant à chacun de ceux qui liront ces
mémoires, à porter
leur jugement tel qu'il leur plaira. Je reprends le
fil de ma narration, pour ce qui regarde mon cher
compagnon de souffrance et moi.
Sorbier et Rivasson nous
empêchèrent de mourir de faim, comme
je l'ai déjà dit. Nous savions qu'ils
avaient beaucoup d'argent ; et la crainte
où nous étions de retomber dans la
famine après leur départ, fit que je
les suppliai à mains jointes de nous laisser
trois ou quatre louis d'or. Je leur dis que je leur
en ferais mon billet, pour que mon père les
payât à leur ordre à Bergerac.
Mais ils furent si durs, qu'ils ne voulurent jamais
nous laisser qu'un demi-louis d'or, que je leur ai
rendu dans la suite, lorsque nous nous
rencontrâmes dans les prisons de Lille en
Flandre peu de jours avant leur
délivrance.
Nous ménageâmes ce demi-louis d'or
extrêmement, ne mangeant que notre
réfection de pain sans autre pitance.
Nous n'eûmes cependant, pas
le temps de le dépenser dans cette prison du
Parlement, parce qu'on nous transféra dans
la prison de la ville nommée le
Beffroi ; et voici pourquoi.
Il faut savoir que la rivière de l'Escaut
traverse la ville de Tournai. Au côté
du sud de ladite rivière est bâti le
Parlement ; et ce côté-là
dépend de l'archevêché de
Cambrai, et l'autre partie de la ville, au nord de
la rivière, dépend de
l'Évêque de ladite ville de Tournai.
J'ai déjà dit que le curé de
la paroisse du Parlement venait quelquefois nous
visiter, plutôt pour voir si nous changions
de sentiments par rapport à la religion, que
pour nous exhorter par de bonnes raisons à
en changer.
L'Évêque de Tournai ayant appris la
froideur, ou plutôt la négligence ou
l'ignorance de ce curé à nous
convertir, nous envoya visiter par un de ses
chapelains. Ce chapelain était un bon vieil
ecclésiastique, qui avait plus de bonne foi
que de théologie ; du moins nous le
témoigna-t-il : car, après avoir
dit qu'il venait de la part de Monseigneur
l'Évêque, il poursuivit ainsi :
pour vous convertir à la religion
chrétienne. Nous répliquâmes
que nous étions
chrétiens par le baptême et par notre
foi à l'Évangile de
Jésus-Christ. « Comment !
nous dit-il, vous êtes
chrétiens ? Et comment vous
nommez-vous ? » en sortant de sa
poche ses tablettes, où nos noms
étaient écrits, et craignant de
s'être mépris. Nous lui dîmes
nos noms et surnoms. « C'est bien vous,
nous dit-il, à qui je suis
adressé : mais vous n'êtes pas ce
que je croyais ; car vous dites que vous
êtes chrétiens ; et Monseigneur
m'envoie pour vous convertir au christianisme.
Récitez-moi, s'il vous plaît, les
articles de votre foi. » - Très
volontiers, Monsieur, lui dis-je ; et en
même temps je lui dis le symbole des
apôtres.
« Comment ! s'écria-t-il,
vous croyez cela ? » Et lui ayant
dit que oui : « Et moi aussi, nous
répondit-il ! Monseigneur
l'Évêque m'a vendu du poisson d'avril,
pour se moquer de moi. » Ce
jour-là en effet était le premier
d'avril de l'année mil sept cent un.
Il prit congé de nous fort promptement,
outré de dépit que son
Évêque eût ainsi joué un
homme de son âge et de son caractère.
On peut juger si ce bon ecclésiastique avait
étudié et examiné les
différentes sectes du christianisme. Quoi
qu'il en soit, nous ne le
vîmes plus. Mais le lendemain
l'Évêque nous envoya son
grand-vicaire, nommé M. Regnier. Pour
celui-là, c'était un autre
théologien que le bon vieux chapelain.
Cependant il nous trouva mieux instruits sur les
preuves de la religion réformée et
sur les erreurs de l'Église romaine, qu'il
ne s'y était attendu : c'est pourquoi
il prit plus à coeur de venir à bout,
comme il le disait, de nous convertir. Il ne se
passait guère de jour, qu'il ne nous
rendît visite.
C'était un fin rhétoricien, plein de
sophismes, ne voulant jamais controverser que sur
la tradition, et nous, sur l'Écriture
sainte.
Cette diversité ne pouvait rien faire
conclure ; ce qui faisait qu'il se retirait
toujours aussi avancé qu'il était
entré. C'était d'ailleurs un
très honnête homme, plein de
probité et de charité
chrétienne. Je me souviens, que
s'étant aperçu que nous étions
en nécessité de linge et de
vêtements, et que même il nous manquait
le nécessaire à la nourriture, il
nous fit donner secrètement du linge, sans
vouloir que nous sussions que cela venait de sa
part ; et étant dans la semaine sainte,
dans laquelle l'Évêque fait ses
charités aux prisonniers,
ledit grand-vicaire vint dans la prison du
Parlement, et visitant tous les prisonniers, qui y
étaient en grand nombre, il leur donna
à chacun deux escalins (2)
de permission de la part de
l'Évêque.
Il se rendit ensuite dans notre cachot, et
après nous avoir priés de la part de
l'Évêque d'accepter sa
générosité comme une marque
d'estime et de distinction, il nous fit
présent de quatre louis d'or de vingt livres
pièce. Nous faisions quelque
difficulté de les accepter ; mais il
nous pria de si bonne grâce de les prendre,
en nous représentant que Monseigneur
regarderait notre refus comme une marque d'orgueil,
qu'il nous fut impossible de les refuser ; ce
qui nous vint à la vérité fort
à propos pour nous aider dans notre grande
nécessité.
J'ai déjà dit que quelquefois le
curé de la paroisse du Parlement nous venait
visiter. Un jour il trouva avec nous le
grand-vicaire. Il le choqua d'abord, lui demandant
qui le faisait si hardi de venir dans sa paroisse y
faire des fonctions qui n'appartenaient qu'à
lui curé dudit lieu. Le
grand-vicaire lui répondit fort modestement
qu'il y venait par les mêmes raisons que lui,
pour ramener des brebis égarées dans
le bercail du Seigneur. « Je les y
ramènerai bien sans vous, lui
répondit brusquement le curé ;
et Monseigneur de Cambrai ne souffrira pas que vous
empiétiez sur ses droits dans son
diocèse ; et je vous ordonne de sa part
de sortir d'ici pour n'y plus
rentrer. »
Le grand-vicaire sortit en effet et n'y revint
plus : mais ayant fait son rapport à
son Évêque, et l'Évêque
ne voulant pas avoir le démenti de nous
faire visiter, pria le procureur
général du Parlement de nous faire
transférer dans les prisons de la ville, qui
étaient de son diocèse ; ce qui
lui fut accordé d'abord.
Nous voilà donc aux prisons du Beffroi,
où nous étions infiniment mieux
qu'à celle du Parlement. Plusieurs
protestants, notables bourgeois de Tournai, avaient
la permission de nous venir visiter. Ils
graissaient la patte, comme on dit, au
geôlier, qui, à leur sollicitation,
nous ouvrait tous les matins notre cachot pour nous
faire prendre l'air dans une petite cour tout
proche, pendant quelques heures, et bien
souvent jusqu'au soir. Là
nos zélés amis nous venaient voir
souvent, nous consolant de leur mieux, et nous
exhortant à la persévérance.
Le grand-vicaire Regnier les y trouvait souvent,
sans jamais s'en être formalisé. Au
contraire, il leur faisait civilité ;
et lorsque par respect ces personnes charitables
voulaient se retirer, il les priait instamment et
très humainement de rester et d'entendre
notre conversation ; et j'ose dire que ces
bons protestants étaient ravis d'entendre la
manière dont nous nous défendions
dans ces controverses, comme aussi de la douceur et
de la bénignité avec laquelle ce
grand vicaire nous exposait ses prétendues
preuves.
Souvent, après une heure ou deux de disputes
qui ne concluaient jamais rien, il faisait apporter
une bouteille de vin ; et nous la buvions
ensemble comme de bons amis, sans parler de
religion. Enfin, après avoir
controversé sur tous les points que nous
prétendions lui prouver être des
erreurs dans la religion romaine, il nous proposa
un plan de conversion pour abréger toute
dispute ; le voici : « Nous
vous dispenserons, nous dit-il, de croire la
majeure partie des points qui
vous semblent erreurs ; comme l'invocation des
saints et de la Vierge, la déférence
pour les images, de croire qu'il y a un purgatoire,
ni d'avoir la foi pour les indulgences et les
pèlerinages, moyennant que vous vous
soumettiez à croire de bonne foi la
transsubstantiation et le sacrifice de la messe, et
que vous abjuriez les erreurs de
Calvin. »
Mais nous lui fîmes connaître que nous
voyions le pas glissant qu'il nous proposait, et
que nous n'en serions pas la dupe. Après
cela il diminua peu à peu ses visites, si
bien qu'il ne nous venait voir que de huit en
quinze jours, et enfin il nous laissa tout à
fait en repos, et depuis pas un prêtre ni
moine ne nous vint incommoder ; ce qui nous
faisait grand plaisir.
Un jour, sur les neuf heures du matin, nous
vîmes entrer dans notre cachot cinq personnes
que le geôlier y vint mettre, et puis se
retira. Nous nous mîmes à nous
regarder les uns les autres tellement, que nous
reconnûmes trois de ces messieurs pour
être de Bergerac ; mais nous ne
connaissions pas les deux autres, qui fondaient en
larmes en nous embrassant, de
même que les trois premiers ; et ces
deux nous nommaient, et témoignaient nous
connaître intimement. Surpris de ne pas
connaître deux personnes qui ne cessaient de
nous embrasser et de pleurer sur notre état
aussi bien que sur le leur, et qui d'ailleurs
étaient accompagnés des trois que
nous connaissions, nous demandâmes au Sieur
Dupuy, qui était l'un des trois, qui
étaient ces deux personnes à nous
inconnues. « C'est, nous dit-il, l'une
mademoiselle Madras, et l'autre mademoiselle
Conceil, de Bergerac, vos bonnes amies, qui se sont
exposées au périlleux voyage de
sortir de France avec nous, sous les habits
d'hommes que vous leur voyez, et qui ont
résisté à la fatigue de ce
pénible voyage à pied avec une
fermeté et une constance extraordinaires
pour des personnes élevées avec
délicatesse, et qui, avant ce voyage,
n'auraient pu faire une lieue à
pied. »
Nous saluâmes ces deux demoiselles et leur
représentâmes qu'il n'était pas
de la bienséance qu'elles restassent ainsi
déguisées et demeurassent avec cinq
garçons dans le même cachot ; que
nos ennemis nous en feraient et à elles un
crime scandaleux. Je les priai de
permettre que j'avertisse le geôlier de leur
déguisement, qui aussi bien ne leur servait
de rien à présent ; qu'il
fallait déclarer leur nom et leur sexe, et
confesser la vérité avec
fermeté et constance. Ces messieurs furent
de mon avis et les demoiselles y
acquiescèrent. J'appelai le geôlier,
et lui ayant dit de quoi il s'agissait, il fit
sortir ces filles de notre cachot, les mit dans une
chambre particulière et en avertit le juge,
qui leur fit donner des habits convenables à
leur sexe ; et depuis nous ne les avons pas
revues ; car elles furent condamnées
pour le reste de leurs jours au couvent des
Repenties à Paris, où elles furent
conduites dans le temps qu'on condamna aux
galères leurs trois compagnons de
souffrance, pour avoir voulu sortir du royaume.
Après nos plaintes et lamentations avec ces
trois messieurs, nommés les sieurs Dupuy,
Mouret et La Venue, nous les priâmes de nous
raconter leur histoire ; le sieur Dupuy s'en
acquitta de cette manière.
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