RAFARAVAVY
MARIE
(1808-1848)
Une
Martyre Malgache sous Ranavalona
1re,
CHAPITRE II
En pleines ténèbres
Durant tout le temps de son attente, on redoubla
chez Rafaravavy de précautions dans
l'observation des fady. Du matin au soir,
c'était chez elle et chez les siens une
véritable tension d'esprit. La maison avait
été fouillée de fond en comble
pour en enlever tout objet
ébréché, cassé, non
terminé. Les repas étaient l'occasion
d'un redoublement d'attention, car, selon la
sagesse antique, manger du riz mal cuit, ou quelque
légume non suffisamment amolli par son
séjour dans la marmite, pouvait causer la
perte des espérances d'une jeune
femme.
Rafaravavy avait dû s'abstenir
d'à peu près tous les soins du
ménage ; les heures auxquelles elle
pouvait sortir de chez elle étaient
strictement limitées. Certaines visites,
spécialement celles, à des parents en
deuil, lui avaient été absolument
interdites. Enfin, tous ces longs mois en
dépit du bonheur futur entrevu, avaient
été à certains égards
un temps de véritable
épreuve.
D'ailleurs les dons aux gardiens
d'idoles avaient augmenté dans de
très fortes proportions. Il était
nécessaire en pareil cas
de se montrer très
généreux ; et comme
déjà, en temps ordinaire, la famille
de Rafaravavy ne lésinait jamais sur un
pareil article, on peut se figurer à quelles
largesses se montèrent leurs offrandes. On
ne se contenta pas de porter quelques volailles aux
devins de la région ; on distribua les
piastres abondamment de tous
côtés.
Enfin, le jour arriva où les
prodromes de l'événement tant attendu
se manifestèrent d'une façon non
équivoque. On s'était assuré,
dès longtemps, des services d'une sage-femme
experte qui avait elle-même indiqué
des devins à aller voir et des pratiques
particulières à observer.
La sage-femme est une personne
d'importance au pays rouge ; elle est aux yeux
des païens plus ou moins investie d'une charge
religieuse. C'est une demi-prêtresse,
puisqu'elle possède les secrets de
l'entrée des êtres humains dans
l'existence. On l'appelle inpampivalona,
c'est-à-dire « celle qui fait
vivre ». Aussi tous ses conseils sont-ils
suivis avec la plus grande
ponctualité !
La sage-femme, qui était une amie
de la famille, savait à l'avance par le menu
tout ce qu'avait fait la future mère,
l'ayant pour ainsi dire suivie jour après
jour. Aussi, contrairement à l'habitude,
elle ne lui posa guère de questions. Elle se
contenta de voir si tout avait bien
été préparé dans la
chambre suivant les recettes de son art
spécial, si le lit, ou plutôt le
matelas, entouré de ses nattes, le cachant
à la vue de tous, était bien
placé suivant la direction voulue, et
si tout avait été
organisé suivant ses ordres. Tout se
déroula, d'ailleurs, du mieux
possible.
Peut-être y eut-il chez les
parents, et plus encore chez la majorité des
membres de la famille qui remplissaient la demeure
pour la circonstance, une assez grande
déception quand la sage-femme annonça
que le petit être accordé par les
dieux aux instantes prières de tous
était une fille. Toute femme malgache
préfère un garçon, surtout
pour son premier-né.
Un fils est salué par le vieux
dicton : Tera-dahy ka hilevina ao
an-dingiringim-bato. (Un garçon nous est
né, on nous enterrera sur une pierre haut
élevée). Pour une fille on murmure
mélancoliquement : Tera-bavy ka
hilevina any an-tsola-bato. (Parents d'une
fille, on les couchera au tombeau sur la pierre
glissante d'en-bas).
Pourtant mieux vaut avoir une fille que
rien du tout et Rafaravavy étreignit avec
amour le petit être qui lui était
donné.
Huit jours après la naissance eut
lieu la très importante
cérémonie du bain, véritable
rite de purification, où l'on ne devait se
servir pour chauffer l'eau ou pour plonger le corps
de l'enfant que d'ustensiles n'ayant jamais servi,
et où la façon de frotter et
d'essuyer le nouveau-né était soumise
à des règles très
précises.
Une fois le bain de l'enfant et aussi
celui de la mère terminé, le
père courut de nouveau chez l'un des devins
de la région, celui que l'on avait le plus
souvent consulté avant la naissance.
Il s'agissait de savoir le meilleur jour
pour exécuter cette autre
cérémonie importante, à savoir
la première sortie de l'enfant.
Il y eut, de la part du mari de
Rafaravavy, présentation de nombreux
cadeaux, longues salutations et explications
préliminaires ; puis de la part du
devin félicitations plusieurs fois
répétées, questions diverses
posées et assurance de son complet concours.
Après cela, l'homme de l'art fit sauter ses
graines, sacrées, les retira deux par deux
de sa main, en mettant soit la dernière
paire restante, soit la graine unique
demeurée dans le creux de sa paume, sur
l'une des cases de son damier mystique. Quand il
eut de la même manière rempli toutes
les cases dudit damier d'une ou de deux graines, il
se mit à comparer entre elles les figures
formées, et à en tirer l'horoscope de
la nouvelle-née, puis détermina le
jour favorable pour la première
sortie.
L'époque indiquée se
trouva assez proche, et l'on n'eut que le temps de
convoquer le ban et l'arrière-ban des
parents et amis.
Le jour arrivé, toute une
procession sortit de la maison paternelle. Ouvrant
la marche, un groupe de parents proches portait
avec ostentation des objets symboliques. En premier
lieu, un grand morceau de la soie brune
épaisse dont on fait les linceuls, rappelant
la fragilité humaine, et destinée en
une certaine mesure à apaiser le
génie de la mort en lui montrant qu'on se
souvenait, dans cette fête de la vie, de sa
douloureuse puissance. Derrière l'homme au
symbole funèbre, un autre
avait dans ses mains un panier, fermé de son
couvercle, dans lequel avait été
serré un riche lamba, symbole de fortune et
souhait d'un riche mariage. Enfin, une parente
toute proche portait sur la tête une
boîte contenant un peu de fil de coton,
quelques épines de laretra (sorte
d'aloès), les seules aiguilles alors en
usage, et une navette à tisser, tout cela
comme une espèce de prophétie des
différentes besognes que plus tard la
nouvelle-née, devenue jeune fille,
accomplirait à son foyer.
Le cortège parcourut le village
et fit sept fois le tour de la case paternelle, au
son du tambour et des battements de mains. Puis, de
retour, et arrivé de nouveau à la
maison, il reçut les félicitations de
toits les voisins.
D'autres cérémonies
suivirent. C'est ainsi qu'à la fin du
troisième mois après la naissance, on
procéda solennellement à la
première coupe des cheveux de l'enfant.
Là encore, tout le ban et
l'arrière-ban des parents et des amis fut
convoqué ; des montagnes de victuailles
préparées et de nombreux cadeaux
offerts aux sorciers de la région. On suivit
avec soin tous les rites compliqués
ordonnés par la tradition, et l'or !
n'épargna aucun sacrifice pour contenter les
voisins, les amis, toits les assistants et surtout
les esprits des ancêtres supposés
participer d'une façon invisible à
toute la fête
(1).
À quelque temps de là, un
orage de grêle vint endommager une partie des
rizières de la contrée. Grand
émoi parmi tous les habitants qui se
précipitèrent plus que jamais chez
les gardiens d'idoles et les astrologues ! On
voulait savoir comment apaiser
les dieux irrités.
Certains membres de la tribu toutefois parlaient de
faire retomber sur les sorciers et les
représentants des fétiches la
responsabilité de l'accident survenu aux
récoltes : ils avaient dû
négliger quelque rite, ou peut-être
s'approprier une partie des
objets donnés aux idoles.
Une réunion des hommes de la tribu fut
convoquée pour discuter la question. Le mari
et le père de Rafaravavy furent parmi les
plus chauds défenseur des dieux jusque
là vénérés et de leurs
intermédiaires humains. Dans le feu de la
discussion, ils offrirent
une
somme relativement considérable pour acheter
ce qui serait nécessaire aux
cérémonies propitiatoires à
accomplir.
Dès le lendemain, il leur fallut
vendre les provisions qu'ils avaient chez eux et
ramasser tout l'argent coupé
(2)
disponible
pour remplir leur voeu. Rafaravavy avait
précisément mis de côté
deux morceaux de piastre coupée pour acheter
la nourriture du lendemain. Elle dut verser cette
petite somme pour le sacrifice en perspective, et,
durant deux ou trois jours, toute la famille fuit
obligée de se contenter d'un peu de manioc
et de quelques bananes, jusqu'à ce qu'on
eût réussi à emprunter il un
intérêt usuraire de quoi attendre la
récolte suivante. Mais toits
supportèrent sans murmurer ces privations,
tant était ardente leur foi dans la
puissance des fétiches et des
sortilèges.
On était alors au printemps de
1827. Radama 1er s'apprêtait à quitter
sa capitale pont, aller visiter la côte est.
Andrianjaza l'accompagnait et avait dû
justement, avant le fameux orage de grêle,
dépenser une partie de ses
ressources pour s'équiper et préparer
une sorte d'escorte formée par des gens
portant le titre d'aides de camp.
Radama
1er dans
son costume national
Au moment du départ de
l'expédition projetée, on ordonna de
tous côtés au peuple de demander aux
dieux leur protection pour ceux qui y devaient
participer. Ce fut encore là pour Rafaravavy
et les siens une nouvelle occasion de s'endetter
pour se procurer et procurer à Andrianjaza,
leur père, la faveur des
ancêtres.
Malgré tout le déploiement
des sacrifices et des rites. l'expédition se
termina dans l'angoisse. Radama
avait trop fêté les
Européens rencontrés durant son long
séjour de plusieurs mois, à Tamatave,
et, quand il revint à Tananarive, à
la fin de l'année, il était en un
état de santé fort précaire,
état qui alla en s'aggravant rapidement. En
juillet 1828, il mourut subitement, à peine
âgé de 36 ans.
Pendant quelques jours, les serviteurs
intimes du roi cachèrent la mort de leur
souverain. Ils voulaient préparer
l'accession au trône de l'héritier
désigné, Rakotobé, fils de la
soeur aînée de Radama. Ils savaient
qu'ils rencontreraient de grandes
difficultés. Un parti influent regardait
à Ranavalona, une des épouses du roi,
fille d'un homme qui avait sauvé autrefois
la vie d'Andrianampoinimerina, et princesse de la
plus farouche énergie. Mais les
précautions prises par les partisans de
Rakotobé se retournèrent contre eux.
Ranavalona profita du délai qu'on lui
laissait pour agir et devancer ses
adversaires.
Un jeune homme qui avait
été promu au titre de
« sixième honneur »
(3) par
Radama
pour avoir accepté, sur le désir du
roi, de se mesurer en duel avec un autre individu,
avait pu saisir une partie des conversations des
deux principaux officiers, partisans de
Rakotobé, et apprendre avant tout autre la
fin prématurée du roi. Il en avait
informé Ranavalona, et cette dernière
promit aussitôt à deux autres
officiers du rang de colonel, originaires du
même pays qu'elle, de les mettre à la
tête de l'armée et de leur
conférer l'immunité
judiciaire s'ils consentaient à l'aider
à monter sur le trône. Ils
acceptèrent sa proposition et
coururent chez les juges et
les
gardiens des fétiches royaux qu'ils
amenèrent, par de riches présents et
de généreuses promesses, à se
ranger à leur parti. Bafozehana, chef de
l'armée de Radama, fut contraint, sous
menace de mort, de faire de même, et
l'exécution rapide de quelques opposants
mata les dernières résistances.
Case
royale
dans laquelle Ranavalona 1re a été
sacrée reine.
Habitée
auparavant par
Andrianampoinimerina
Bientôt les nouvelles les plus
émouvantes se répandirent dans la
campagne. On se raconta sous le manteau les
terribles événements survenus
à la mort du roi Radama, le meurtre de
Rakotobé, de Ratefy son père, de sa
mère et de plusieurs autres parents du roi
défunt. Les faits eux-mêmes
étaient suffisamment dramatiques, mais les
narrateurs y ajoutaient souvent de terrifiants
détails. Les villages étaient
d'ailleurs sillonnés d'espions et ce
n'était qu'entre amis sûrs et toutes
portes closes, qu'on osait colporter ce qu'on avait
pu savoir.
Au milieu même de ces rumeurs
d'ordre politique, d'autres, d'un tout autre ordre,
couraient aussi les places publiques et les
demeures privées.
On avait appris d'une façon
plus ou moins vague que, depuis sept à huit
ans, des Européens venus de régions
mystérieuses, d'aucuns disaient même
nés de l'écume des vagues, avaient
apporté des arts nouveaux et enseigné
des choses étranges. Radama leur avait
montré une grande faveur ; par contre,
les partisans de la tradition et du culte ancestral
en étaient profondément
irrités. Et chez Andrianjaza avaient surtout
retenti de véritables imprécations
contre ces blancs qui, par leurs
paroles et leurs enseignements, tendaient à
troubler les gens et à soulever le
ressentiment des ancêtres ;
imprécations qui se faisaient encore plus
virulentes contre ceux des Malgaches qui avaient
osé suivre les doctrines de ces
étrangers. On les considérait comme
de véritables traîtres.
Toutes les sottises que
débitaient les gardiens d'idoles en ville se
répandaient et se grossissaient dans la
campagne. On était presque partout
intimement persuadé que Jéhovah et
Jésus étaient les ancêtres des
Blancs et que les adorer c'était comme
changer de patrie, sortir du milieu social malgache
et amasser, par cela même, des menaces
angoissantes sur le peuple tout entier.
Comme Rafaravavy les haïssait,
ces Européens qu'elle n'avait jamais
vus ! Comme elle frémissait à
l'ouïe des blasphèmes qu'on leur
prêtait et comme elle s'étonnait de
l'attitude de Radama vis-à-vis d'eux !
Évidemment, c'était le roi qui avait
reçu, en montant sur la pierre sacrée
d'Imahamasina, l'esprit des ancêtres et dont
la parole devait être respectée
à l'égal de celle d'un dieu. Il ne
pouvait se tromper. Mais, comme tout ce qu'on lui
avait raconté, soit dans le village, soit le
soir autour du foyer familial, lui avait paru
incompréhensible !
Il y avait, parait-il, des
Malgaches
en ville et même dans quelques rares villages
aux alentours, qui se réunissaient le
dimanche pour invoquer les ancêtres des
Blancs, qui méprisaient les fady,
s'interdisaient d'aller porter de la graisse ou du
sang de poulet sur les pierres
sacrées, et, parfois, allaient
jusqu'à se moquer des fétiches, les
traitant de simples morceaux de bois, bons à
brûler.
Gardiens
d'idoles
Et chose plus extraordinaire, ces
blasphémateurs avaient jusqu'ici
échappé à tout
châtiment, soit de la part du Gouvernement,
soit de la part des dieux eux-mêmes. Les
gardiens d'idoles ne disaient-ils pas que tout
contempteur des coutumes religieuses suivies par
les ancêtres était sûr de se
voir atteint de toutes sortes de
maux ? Or, ceux-là les
négligeaient ouvertement, cyniquement ;
personne pourtant ne disait qu'ils fussent plus
malades ou moins heureux dans leurs affaires que
d'autres. On prétendait même que
certains chefs, restés, quant à eux,
fidèles observateurs des cultes nationaux,
les recherchaient parfois comme employés,
les déclarant plus honnêtes, plus
loyaux et plus zélés que les
autres.
Vraiment Rafaravavy se perdait
au
milieu de toutes ces contradictions. Mais sa
colère contre les spectateurs des nouvelles
idées ne faisait que s'accroître du
fait de ses hésitations et de ses
incompréhensions mêmes.
On disait d'ailleurs que la
nouvelle
reine allait mettre ordre à tout cela, et
que, sous son règne, les dieux ancestraux ne
seraient plus laissés en butte aux
blasphèmes du premier venu. Les gardiens des
idoles royales avaient, en effet, pris fait et
cause pour elle et avaient déjà fait
des déclarations caractéristiques.
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