Oeuvres de
Rabaut-Saint-Etienne
LE VIEUX
CÉVENOL
CHAPITRE XV.
Nouvelle aventure
d'Ambroise.
Qu'est-ce que cet attachement
que nous avons pour la contrée où
nous sommes nés, auquel on donne le nom
imposant d'amour de la patrie? Si nous regrettons
les lieux où nous avons pris jadis des
amusements dont le souvenir nous est
agréable, n'est-ce point que l'homme,
mécontent du présent, aime à
regretter le passé, par la même raison
qui lui fait aimer les projets et les
espérances pour l'avenir? Se plairait-on
à se rappeler les plaisirs, d'ailleurs assez
insipides, de son village ou de sa petite ville,
les maisons, les champs, les bois que l'on a
parcourus dans sa jeunesse, si l'on était
véritablement satisfait de sa situation
actuelle? Je ne sais quelle inquiétude agite
sans cesse les hommes, et les promène ainsi
de désirs en désirs; mais ce ressort
puissant, en faisant le malheur d'un
très-grand nombre d'individus, donne
à la société de
l'activité, du mouvement et de la vie.
Un empereur persan fit assembler un jour, dans une
vaste plaine, tous les sujets de sa capitale; il
fit publier ensuite ceci par un héraut:
«Humbles sujets du rois des rois, votre
sublime et tout-puissant empereur vous fait savoir
qu'il a appris par ses devins, que le plus riche
trésor de la terre
est caché dans cette
plaine, et il vous a tait assembler ici pour le
chercher. Les plus magnifiques
récompenses sont destinées à
celui qui le trouvera; la rosée des faveurs
impériales pleuvra sur lui, et le
miroir de la majesté du prince
réfléchira sur cet heureux mortel des
rayons, dont le reste des sujets ne pourra soutenir
la splendeur.
Cherchez donc ce trésor précieux;
mais les devins ont déclaré
qu'il faut le trouver avant que le soleil ait
parcouru les deux tiers de sa lumineuse
carrière.»
Quand le héraut eut fait
silence chacun, encouragé par l'espoir
de trouver le trésor, se mit à le
chercher avec beaucoup
d'ardeur. L'empereur, assis sur un trône
élevé, s'amusait à voir les
postures diverses de tous ces hommes; les uns
creusaient la terre avec leurs ongles, d'autres
avec leurs épées, leurs couteaux ou
leurs poignards; et tous travaillaient avec une
constance infatigable. Enfin le temps prescrit
s'écoula, et personne n'avait trouvé
le trésor. L'empereur fit faire silence, et
le héraut prit la parole:
«Sujets du plus grand des monarques, apprenez
la grande leçon que votre roi vient de vous
donner. Le trésor que vous venez de
chercher, c'est le bonheur, qu'aucun de vous n'a pu
trouver. Vous avez fait, durant ce jour, ce que
vous faites pendant toute votre vie: vous avez
cherché le trésor qui n'existe pas;
et je me suis moqué de vous, comme le grand
Oromaze se rit des projets, des désirs
et des folies de tous les
hommes.»
Après ce peu de paroles, on servit à
cette multitude un
magnifique festin; les
viandes les plus exquises furent prodiguées;
les sorbets délicieux furent
distribués avec autant d'ordre que
d'abondance: deux cent mille flambeaux ayant
remplacé la lumière du soleil, on
dansa jusqu'au jour, et chacun se relira chez soi,
très-résolu de chercher encore le
bonheur.
Ce mécontentement du présent a,
dit-on, une influence plus sensible dans
l'atmosphère de Londres: Ambroise
l'éprouva: il avait le spleen; et dans ses
accès de mélancolie, il regrettait sa
petite ville, ses coteaux qui l'entourent, le
torrent pierreux qui baigne ses murs, et les
prairies qu'il avait foulées dans sa
jeunesse. Il ne put résister à
l'envie de voir son pays, malgré tout ce que
firent pour l'en détourner, ses amis, et
cette troupe de réfugiés dont la
ville était remplie. Il leur
répondait que, depuis son absence, le sort
de ses frères était fort adouci; que
le flambeau de la raison, à laquelle nous
donnons le nom plus imposant de philosophie,
répandait sur toute la France une
lumière éclatante; que les
Français étaient tous des sages; que
l'on parlait d'humanité et de
tolérance dans tous les livres et dans tous
les journaux; et que tout annonçait que son
pays était devenu fort tolérant et
fort humain. En conséquence de ce
raisonnement, Ambroise s'embarqua à Douvres,
plein d'impatience de revoir sa chère
patrie. Il est aisé de comprendre qu'on ne
le reconnut plus dans sa petite ville; son
habillement servait encore à le
déguiser. C'était alors la mode en
France de porter les
tailles longues et les
grands chapeaux; et les Anglais, pour nous narguer,
avaient pris des tailles courtes et de petits
chapeaux, que nous adoptâmes l'année
d'après, ce qui les engagea à les
quitter eux mêmes.
L'équipage d'Ambroise annonçait
l'opulence sans faste et sans éclat, et
cette magnificence d'un homme qui jouit pour soi,
sans s'embarrasser de ce qu'en pensent les autres.
CHAPITRE XVI.
Observations
d'Ambroise; il se dispose à retourner
à Londres.
On comprend aisément
que, dès que Ambroise fut arrivé chez
lui, ses premiers soins furent de s'informer de ses
parents; il apprit qu'il ne lui restait que deux
soeurs, dont la cadette avait pris le voile. Cette
nouvelle affligea tellement Ambroise, qu'il ne put
se résoudre à la voir; et cet
éloigne ment, quelque ridicule qu'il puisse
paraître aujourd'hui, doit être du
moins pardonné à notre
Cévenol, par l'horreur qu'il dut avoir
conçue pour les couvents, et contre tout ce
qu'ils renfermaient. Cependant, quoique sa soeur
aînée se fût aussi rendue
catholique, l'amour fraternel l'emporta sur toutes
les considérations étrangères,
et il résolut de l'aller voir; mais il prit,
pour paraître devant elle, l'extérieur
le plus simple qu'il lui fut possible.
Mademoiselle Borély parut donner à
cette visite tous les signes
du plaisir le plus pur: mais, trompé par
l'habillement d'Ambroise, elle lui déclara
qu'elle était catholique; et que, s'il
prétendait venir recueillir les restes des
successions de ses différents parents, elle
saurait mettre en vigueur les déclarations
du roi, et lui prouver qu'il était
frustré de tout héritage
(1).
Ambroise, pénétré
d'indignation, sortit, et ne revit plus sa soeur,
quelques instances qu'elle fit dans la suite pour
le revoir, quand elle eut appris sa fortune.
Après avoir séjourné quelque
temps dans sa patrie, Borély crut
s'apercevoir que la tolérance qu'on y
élevait jusqu'aux nues n'était qu'un
mot; que les lois étaient les mêmes;
et que, si elles trouvaient des exécuteurs
plus indulgents, les protestants n'en
étaient pas moins sous leur glaive. Il
aurait désiré que les Français
eussent dû leur bonheur aux lois, et non
à la sagesse de leurs ministres, dont les
successeurs, moins éclairés,
pouvaient replonger à leur gré la
France dans cet état d'angoisse, dont
l'image sanglante se retraçait sans cesse
à ses yeux. Il croyait avoir tout à
redouter du caractère mobile de sa nation;
il tremblait de voir reparaître un jour les
détestables scènes dont il avait
été le témoin, et l'heureuse
révolution qui s'était
opérée dans les moeurs de ses
compatriotes ne le tranquillisait pas à tous
égards. On voit qu'Ambroise avait appris
chez les Anglais l'art d'observer et de
connaître les hommes. Il rendait justice aux
Français: il les retrouvait plus aimables,
plus tolérants,
plus sociables, plus polis.
La philosophie avait changé leurs moeurs,
elle avait adouci leurs principes; le fanatisme
était écrasé: le clergé
lui-même tendait des bras secourables
à des frères qu'il instruisait
encore, mais qu'il ne persécutait plus. On
ne reconnaissait plus la France, ni le
caractère de ses habitants: la
révolution était universelle: mais la
législation était toujours la
même, et la tolérance ne
s'élevait que sur la ruine des
lois.
«Hélas! (disait Ambroise, en
gémissant sur leur existence)
où est la liberté de penser, tant que
les anciens édits subsisteront? Sont-ce donc
les livres d'une nation, ou son code, qui
présentent sa constitution? Et toutes les
déclarations du roi n'existent- elles pas
encore? Fuyons, fuyons chez des nations où
on est tolérant par principes, et où
on laisse aux hommes leurs opinions, parce que la
tolérance est l'essence du christianisme.
Allons à Londres, où le citoyen est
sous l'abri des lois, et où son sort ne
dépend pas du choix de leurs ministres.
Allons chez un peuple de frères, où
l'homme a conservé toute son énergie,
sans qu'il ait été besoin de
l'entretenir par des spectacles de sang.»
Telles furent les considérations qui
déterminèrent Ambroise: son parti
était pris; et il se décida à
repasser les mers, et à aller chez les
Anglais terminer sa carrière.
CHAPITRE XVII.
Un obstacle
imprévu arrête Ambroise; il aime, et
il est aimé.
Après avoir
déploré les fureurs de ses
concitoyens, Ambroise allait plaindre à
Londres leurs travers: il disposa tout pour son
départ; mais avant de quitter pour la
dernière fois sa patrie, il se
prépara à rendre visite à tous
les notables de sa petite ville, et à leur
ouvrir son coeur sur leur état
présent. Cependant il n'était pas
lui-même à l'abri des faiblesses de
ses semblables; et il y a tout lieu de croire que,
né avec un coeur sensible, l'espèce
de mélancolie qu'il avait contractée
en Angleterre procédait surtout du besoin
d'aimer et d'être aimé. Ambroise ne
différa son départ que pour prendre
congé de tous ses voisins; mais il y employa
plus de temps qu'il n'en avait destiné; et,
sans s'en apercevoir, il donnait des ordres pour
différer son voyage, et
réitérait ses visites avec une
singulière indiscrétion chez un
négociant nommé Robinel. Le lecteur
prévoyant devine aisément le naufrage
qui menaçait le coeur d'Ambroise. En effet,
M. Robinel avait une fille charmante, jolie sans
régularité,
très-éveillée, et
animée de tous les feux du midi: Ambroise,
en la voyant, fut embrasé de tous ceux de
l'amour. Il peut paraître étrange
qu'avec un caractère aussi froid que le
sien, il tombât ainsi
sous les coups d'une jeune étourdie; mais
ceux qui connaissent bien les ressorts du coeur
humain, savent aussi que l'impulsion de deux coeurs
est souvent en raison inverse des
caractères.
En effet, plus la jeune Sophie s'abandonnait
à ses vivacités, plus elle
séduisait Ambroise: il n'avait jamais rien
vu de si intéressant; et dès qu'il la
connut, il comprit qu'elle seule pouvait faire son
bonheur. II sentait que la froideur
méthodique de son caractère avait
besoin d'être réchauffée par
les élans d'une imagination ardente, et par
un coeur regorgeant de sentiments. Mais à
force de raisonner, Ambroise perdit bientôt
la raison, et une union si douce n'était pas
pour lui une simple convenance; elle devenait
déjà un besoin pressant.
Sa mélancolie se changeait en accès,
dès qu'il n'était pas aux
côtés de Sophie; et s'il s'y trouvait,
un silence éloquent le réduisait,
à trente ans, au rôle d'un amant
novice. Heureusement qu'il n'avait pas à
soumettre une coquette; Sophie, avec la plus vive
sensibilité, avait trop peu d'art pour
voiler ses sentiments; et dès qu'elle s'en
aperçut, elle n'était
déjà plus en état de les
combattre. Son coeur s'abandonna à la pente
qui l'entraînait vers Ambroise, et ils se
trouvèrent insensiblement dans les bras l'un
de l'autre, sans qu'aucun aveu eût pu leur
faire deviner le danger qui les menaçait.
D'ailleurs Sophie trouvait dans la physionomie
d'Ambroise tant de candeur et tant de bonhomie, que
l'estime qu'il lui avait inspirée excusait
sa faiblesse à ses propres yeux, et
devait plaider sa cause
auprès de tous ceux qui connaissaient les
deux amants.
Le moment d'illusion dans lequel Sophie
était tombée la rendit plus
chère aux yeux d'Ambroise. Il venait de
connaître le bonheur, et il en était
trop épris pour pouvoir y renoncer; mais
l'idée de séduction, dont on pouvait
flétrir le sentiment qui le liait à
Sophie, le détermina à demander sa
main; et, assuré de son consentement, il
alla droit à son père. Celui-ci, qui
connaissait l'état de la fortune d'Ambroise,
reçut avec transport sa demande. Quelques
circonstances font même soupçonner
que, connaissant la naïveté de sa
fille, il avait, pour assurer un
établissement aussi avantageux,
ménagé aux deux amants des
tête-à-tête dangereux,
espérant, par la chute de Sophie, forcer
Ambroise à un hymen qui devait
répandre dans sa famille un certain lustre,
et procurer à sa fille un époux qui
joignait à une fortune considérable
la considération la plus
distinguée.
On juge avec quel empressement il reçut la
demande de Borély; et il trouva chez lui
tant de facilité et de
générosité, qu'il crut pouvoir
réduire la dot de sa fille au tiers de ce
qu'il devait raisonnablement lui accorder. Ambroise
reçut tout avec reconnaissance, et se crut
trop heureux de posséder le coeur de Sophie.
Il lui fit, dans un contrat, les avantages les plus
brillants; et oubliant, en recevant sa main, tous
les outrages de la France, il se déterminait
y finir ses jours, et à la regarder enfin
comme sa seule
patrie.
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