Oeuvres de
Rabaut-Saint-Etienne
LE VIEUX
CÉVENOL
CHAPITRE XVIII.
Suite fatale du
mariage d'Ambroise.
Ambroise se croyait enfin
à l'abri des coups du sort, et il se livrait
tout entier aux délicieuses impressions de
l'union la plus parfaite qui exista jamais. Il faut
avoir éprouvé les coups les plus
redoublés de l'infortune, pour pouvoir
savourer le bonheur. Ambroise en jouissait dans
toute son étendue; et la différence
de religion, qui existait entre lui et son aimable
femme, n'en entraînait aucune dans les
sentiments de ces deux époux. Mais Ambroise,
en abandonnant dans le contrat l'éducation
de ses filles à leur mère,
s'était réservé de former
à sa religion ses enfants mâles. Avec
quel mélange de curiosité, de
tendresse et de crainte n'attendit-il pas le moment
heureux qui, en délivrant Sophie, devait lui
présenter le fruit précieux de leurs
amours! Mais sa jeune épouse, après
être heureusement parvenue au terme de sa
grossesse, souffrit les plus cruelles douleurs, et
mourut, après avoir donné à
l'infortuné Borély un fils qu'on eut
le bonheur de sauver.
On comprend aisément quel fut le
désespoir d'Ambroise; rien ne pouvait le
distraire de la profonde tristesse dans laquelle il
était enseveli. Sa mélancolie le
reprit, et il se serait dégoûté
de la vie comme il l'était la
société, si la
tendresse paternelle ne l'eût ramené
sans cesse auprès du berceau qui renfermait
le gage de la plus vive amitié, et l'aliment
de la plus juste douleur.
Ambroise s'opiniâtra long-temps à ne
recevoir aucune visite; il cherchait dans la
religion des ressources contre le désespoir,
et il en trouvait surtout dans les bras de ce fils,
qui lui représentait l'image d'une
épouse chérie. Un jour qu'il le
pressait contre son sein, et qu'il le baignait de
ses larmes, il fut brusquement interrompu par un
huissier, qui, après les
révérences usitées, lui remit
un papier griffonné, qu'il eut beaucoup de
peine à déchiffrer. C'était
une assignation en forme, pour avoir à
renoncer aux biens délaissés par feu
demoiselle Sophie Robinel, dont il se disait
faussement avoir été l'époux,
attendu qu'elle n'était qu'une concubine,
avec laquelle il avait mené une vie
scandaleuse, etc.(1).
L'horrible papier lui tomba des mains:
l'assignation était donnée au nom des
sieur et dame Robinel, père et mère
de la défunte, lesquels
voyaient à regret sortir de leurs mains une
dot qu'ils voulaient retenir, même au prix de
leur honneur et de celui de leur fille. Quoique
Ambroise fut généreux, il ne put se
résoudre à restituer un bien qui
appartenait à son fils. C'est à
la vertu, disait-il, qu'il faut faire des
sacrifices, mais le vice honteux doit être
traité sans ménagement. A Dieu ne
plaise que je cède par faiblesse d'âme
des richesses que je méprise, mais dont je
ne dois disposer qu'en consultant la justice et la
générosité!
Le lecteur un peu instruit
comprend qu'Ambroise n'avait
point fait célébrer son mariage en
face de l'église catholique, apostolique et
romaine; et qu'étant protestant, il l'avait
fait consacrer par un ministre de sa religion: il
comprend aussi que c'était pour cette raison
que son fils était déclaré
bâtard par les ordonnances du roi, et qu'il
ne pouvait hériter des biens de sa
mère.
Ambroise, qui croyait que les lois sacrées
de la nature seraient respectées, soutenait
que le consentement des parents et des parties fait
le mariage; que le contrat en fait la
publicité; que la cohabitation
publique lui donne la
notoriété; que les enfants qui en
naissent resserrent ces liens précieux
auxquels ils doivent l'existence: et que la
bénédiction que le prêtre donne
au mariage ne le consacre que devant Dieu, qui est
pris à témoin de la
sincérité des engagements que l'on
contracte.
« Le sens commun nous apprend cela»
disait Ambroise. Son procureur sourit
dédaigneusement à toutes ces belles
raisons, tirées de la nature et de l'esprit
des lois de tous les peuples de la terre.
Il est bien question de sens commun, lui dit
-il; nous sommes en France, monsieur, et c'est
sur les lois françaises que vous serez
jugé: or, les lois exigent que votre mariage
soit célébré en face de
l'église, sous peine de nullité; et
c'est ce que vous n'avez pas fait. Monsieur
et madame Robinel sont méprisables, tout le
monde les regarde avec horreur; mais ils ont la loi
pour eux.
- Quoi donc! répondit Ambroise, la loi ne
doit- elle pas être le résultat de
l'opinion générale ? et si elle
accorde la protection à ceux que l'ignominie
publique poursuit, au lieu d'être l'ennemie
du vice, n'est-ce pas elle qui l'encourage et
l'enhardit? Non, monsieur, je veux en courir le
hasard: au fond, ce n'est que de l'argent que je
puis perdre; car, pour mon honneur, il n'est pas au
pouvoir de la loi, et je saurai le dé
fendre.»
FRAGMENTS
DU PLAIDOYER PRONONCE
AU PARLEMENT DE ......
EN
FAVEUR
DU SIEUR
BORÉLY
Messieurs (2), au milieu du
triste spectacle que la religion en pleurs vient
mettre sous vos yeux, je n'entreprendrai point de
déterminer ici quel est l'objet le plus
intéressant qui fixe aujourd'hui les regards
des juges, ou du récit incroyable des maux
qu'éprouva le père de cet enfant, que
le fanatisme poursuit jusque dans le sanctuaire de
la justice; ou de la question importante, dont la
décision va fixer enfin le sort de tant de
Français....
Les ancêtres du sieur Borély furent
des gentilshommes honnêtes, mais obscurs, et
ce n'est qu'à force de malheurs que leur
triste descendant a donné à ce nom
une fatale célébrité.... Il
est des états, messieurs où le mot de
patrie a pour l'oreille délicate de
l'enfance les mêmes douceurs que les noms de
père et de mère, et où les
premiers sentiments qui pénètrent le
coeur du jeune citoyen, sont ceux de la
reconnaissance pour son
pays, du respect pour les lois, et de l'amour pour
son roi. De quelles différentes impressions
l'âme du jeune Borély ne fut-elle pas
déchirée, dès que ses
premières facultés se
développèrent! Qu'on se peigne un
fils garrotté au pied de l'échafaud
où expirait ce qu'il avait de plus cher, et
forcé d'assister au supplice d'un
père dont le sang rejaillissait
jusqu'à lui; d'un père dont l'unique
crime était d'avoir été
attaché à sa religion. Mais,
eût-il été coupable,
l'était-il le jeune Borély, lui dont
l'âge répondait de l'innocence?
L'innocent, devait-il être puni? Dans quel
code barbare trouve-t-on cette loi féroce,
qui condamne un enfant sans crime à
être témoin de la mort ignominieuse de
son père?
Entrailles de mes juges, vous frémissez, et
ce n'est encore que le prélude des malheurs
du jeune Borély! il lui restait une
mère respectable, une mère tendre:
les lois la poursuivent aussi; leurs bourreaux
viennent la percer encore sous les yeux de son
fils, et ce fut entre ses bras qu'elle rendit les
derniers soupirs. Alors on vit réaliser ce
spectacle sublime d'un fils chargé du
dépôt de ceux qui lui avaient
donné le jour. Poètes du paganisme,
vous eussiez consacré cette action par
votre immortelle poésie; vous l'eussiez
peint, chargé de sa tendre mère
expirante et poursuivie par les lois. Ambroise
enlève ce riche fardeau: mais ce
n'était pas, comme Énée, les
ennemis de la patrie qu'il fuyait; c'était
à la religion, c'était aux lois qu'il
arrachait le cadavre sanglant d'une mère Et
la piété filiale
est aux yeux de la loi une
insulte faite à la Divinité! et cet
acte d'héroïsme le rend odieux à
des chrétiens!....
Ainsi la Providence, en éprouvant sa
débile jeunesse, voulait peut-être
fortifier son âme contre la longue suite
d'infortunes auxquelles il était
destiné; et il fallait sans doute que le
sieur Borély eût déjà
passé par tous ces revers, pour ne pas
succomber sous les maux dont il est maintenant la
proie....
Privé de tout ce qu'il avait au monde,
séparé du reste de sa famille,
dépouillé de son patrimoine, sans
cesse ballotté par les lois qui le
repoussaient de sa patrie, en fermant à son
activité tous les arts dans lesquels il
eût pu se rendre utile au prince, ce jeune
orphelin se soumet enfin à son sort, et
abandonne en pleurant le sol où il naquit.
Mais les lois lui gardaient encore des rigueurs;
elles le chassent, et lui font un crime de sa
fuite. Arrêté par de vils
délateurs, il est traîné de
cachots en cachots; on l'associe aux
scélérats les plus infâmes, et
l'on força la vertu à aller
gémir dans le séjour du crime et des
remords.
Le croira-t-on ? c'est dans le naufrage qu'il
trouva un port à ses malheurs. Des ordres
nouveaux le destinent à aller peupler le
Nouveau-Monde. Mais quels ordres ? des ordres
dictés par la barbarie; des ordres plus
cruels mille fois que les maux auxquels on venait
de l'arracher. Ce n'était point pour lui
donner la vie qu'on le ravissait aux bras de la
mort; c'était pour le livrer à elle
d'une manière plus certaine, plus prompte,
et pour colorer d'un faux
prétexte la
férocité de ses bourreaux.
Un vaisseau est préparé sur nos
côtes; il est destiné, dit-on,
à le porter avec une foule
d'infortunés comme lui dans des
contrées désertes de
l'Amérique. Mais, ô cruauté
dont les nations barbares ne nous ont point
donné d'exemples! on ouvre dans les flancs
de ce vaisseau de larges passages à l'eau de
la mer, dans laquelle il est bientôt
submergé. Abandonné au milieu de
l'Océan, il lutte courageusement contre la
mort, et son naufrage fut l'origine de son bonheur
et de sa liberté; il y reçoit la vie
de quelques matelots anglais, et il est enfin
conduit sur des bords où il put la recouvrer
entièrement.
C'est sur les côtes des Anglais qu'il sentit
pour la première fois le bonheur; mais il
était souvent interrompu par le souvenir des
maux que ses parents avaient soufferts dans sa
patrie, malgré l'opulence qui couronna
bientôt son heureuse activité. Il est
des sentiments qu'aucun outrage ne peut effacer
dans le coeur des mortels bien nés, l'amour
paternel et l'amour de la patrie. On nous peint ces
doux tressaillements qu'éprouvent les
citoyens heureux, qui, après une longue
absence, espèrent trouver dans leur pays
natal ce bonheur, qui ne paraît pur que dans
ces mêmes lieux où l'imagination et la
vérité achèvent de couvrir de
fleurs une vieillesse qui se plaît à
se retracer les tendres jeux de l'enfance, et
à en renouveler les agréables
impressions. Gardons-nous de nous refuser à
une image aussi vraie; mais vous attendriez- vous,
messieurs, que le nom de la
France fût encore
cher au sieur Borély, et qu'il
brûlât du désir d'y venir finir
ses jours?
Admirons, sans les pouvoir approfondir, les motifs
inconcevables qui ramenèrent le sieur
Borély et ses richesses au sein de la
France, et attendons en silence comment elle
répondra à un retour aussi peu
mérité. Jusqu'alors le sieur
Borély n'avait connu que la douleur et la
peine; et son coeur flétri par tant de
revers ne s'était pas encore ouvert aux
délicieuses impressions de l'amour: il
oublia tous les outrages de sa patrie, lorsqu'elle
offrit à ses regards la jeune Sophie
Robinel.
Ils s'estimèrent dès qu'ils se
connurent, et s'aperçurent trop tard que
cette estime, dont ils paraient leur liaison, avait
couvert un sentiment plus voluptueux: l'amante
devint mère, en croyant n'être qu'une
amie. Mais la jouissance n'éteignit point
les feux du sieur Borély; il court aux
autels réparer l'illusion des sens, et en
recevant la main et le coeur de Sophie, il pardonne
tout à la France.
L'époque arrive enfin où cette
aimable compagne donna le jour à un fils.
Avec quels transports de joie le sieur
Borély ne reçut-il pas un gage aussi
précieux! Vous êtes pères,
messieurs, et vos coeurs se sont livrés sans
doute à ce mélange confus d'amour, de
crainte, d'orgueil et d'attendrissement, qui
s'élève dans le coeur d'un
père, serrant entre ses bras son enfant qui
vient de naître. Mais que ces heureux
présages furent trompeurs! Madame
Borély meurt en donnant la patrie un fils
qu'elle laisse seul au monde pour
calmer le désespoir
de son époux, et c'est ce fils qu'on veut
lui arracher aujourd'hui!....
Que ne puis-je oublier moi-même ici à
quelle nouvelle fonction mon ministère
m'appelle! Étaient-ce donc les droits les
plus sacrés de l'homme que je devais
défendre devant tous les tribunaux ?
Est-ce bien l'aveu des juges que je réclame,
pour resserrer les liens d'une union dont ils
furent tous les témoins? Et serait-il besoin
d'un acte de clémence de leur part, pour
justifier la naissance d'un citoyen, dont
l'estimable père n'a commis d'autre crime
que celui d'être inviolablement
attaché à une secte dont les martyrs
lui ont rendu les erreurs plus chères encore
?
Ici, messieurs, je vois une loi s'élever
contre lui, mais quelle loi? une loi de sang, une
loi effacée de notre Code par nos regrets,
proscrite par la tolérance du siècle,
et anéantie par le silence du monarque
bienfaisant qui nous gouverne. Si les lois sont le
résultat, etc.,etc.,
page 42 et
suivante du plaidoyer.
Vous le voyez, messieurs, cet enfant, contre lequel
on arme aujourd'hui la religion et les lois, le
voilà qui répond, par son sourire et
par ses caresses, aux larmes de ce père qui
vient le déposer entre vos bras. Heureux
enfant, de ne pas connaître encore le genre
d'infamie auquel on veut l'abandonner! S'il pouvait
l'entrevoir, il s'écrierait sans
doute:
« Patrie implacable! quand donc auras-tu
assouvi ta haine contre ma triste famille? Me
réservais-tu à
épuiser tes derniers traits? Ton horrible
fanatisme n'avait-il pas pu se
désaltérer dans le sang de mon
père et des siens ? Espère-t-il
étouffer encore le dernier de leurs
rejetons, et anéantir jus qu'au nom de
Borély ?
Ah! du moins, en arrachant le jour à mes
ancêtres, tu leur épargnas le
spectacle douloureux de la jeunesse de mon
père. En enlevant à celui-ci
jusqu'à sa liberté, tu lui laissas du
moins l'honneur; et tel est le patrimoine dont on
veut me dépouiller aujourd'hui! «
Le souffrirez -vous, magistrats intègres?
Né de père et de mère
respectables, flétrirez-vous leur
union conjugale du nom de débauche ? et en
me refusant l'état précieux de
citoyen, jetterez-vous sur ma naissance un
préjugé d'autant plus cruel, qu'il
subjugue toutes les nations où j'eusse pu
trouver l'asile que vous me refusez ?
En poursuivant mon père, les lois ne lui
enlevèrent que sa patrie; mais ici c'est mon
existence qu'on veut souiller aux yeux mêmes
des étrangers, et peut- être aux miens
propres; car celui qui fut le fruit du crime eut
rarement le courage d'en abandonner la trace.
Prononcez donc, ô mes
juges! arrachez-moi à une ignominie que
je n'ai jamais méritée:
laissez-moi donner toujours, sans mélange de
honte, le beau nom de père à celui de
qui je reçus la vie; et en me la conservant
une seconde fois, obtenez vous-mêmes
les titres non moins doux de pères de
la patrie.»
CHAPITRE
XIX.
Ambroise perd sa
cause, et fuit à Londres.
On voit que la cause
d'Ambroise fut plaidée avec éclat.
Son avocat défendit, avec l'éloquence
de la raison et du sentiment, les droits de
l'orphelin que l'on déshonorait: mais
l'avocat de la partie adverse cita la loi, et
prouva par la même loi qu'il n'y a point de
protestants en France; Il fit voir que les
ordonnances du roi exigeaient que l'on
condamnât à l'opprobre sept ou huit
cent mille bâtards, qui ne font que
surcharger le royaume et embarrasser le pays. Des
gens pénétrants crurent voir que les
juges rougissaient en condamnant Ambroise, et qu'il
se passait un combat intérieur entre le
magistrat et l'honnête homme.
Le magistrat l'emporta, et Ambroise fut
condamné tout d'une voix, la mémoire
de son épouse fut flétrie, et sons
fils déclaré bâtard et inhabile
a succéder. On comprend quelle fut
l'indignation d'Ambroise:
«Retournons, dit-il, retournons dans cette
terre hospitalière, où les droits de
l'humanité sont respectés et
conservés. Et toi, malheureux enfant, qui
éprouves l'infortune avant de la
connaître, viens chercher une patrie plus
douce, et qui te permette de recueillir les biens
que ma tendresse te c on serve.»
Le soir, Ambroise se trouva
dans un souper avec deux ou trois de ses juges: ils
convinrent avec lui que la loi qui l'avait
condamné était en contradiction avec
les lois éternelles de la nature, et qu'ils
avaient honte d'en être les
organes.
«Mais que voulez-vous que nous y fassions ?
lui dirent-ils. Nous ne sommes que les
exécuteurs, et non les interprètes de
la loi. -
Ce que je veux que vous fassiez, repartit Ambroise
indigné, je veux que vous fassiez
connaître au monarque, que l'on trompe,
l'abomination de ces lois que vous exécutez
en son nom; qu'il entende de toutes les parties de
son royaume la voix des magistrats, chargés
de lui représenter tout ce qui fait le
malheur de ses peuples. Cette voix ne lui sera
point suspecte; il rendra les droits de
l'humanité à des malheureux qui en
sont privés; vous jouirez à la fois
et du plaisir de ne plus prononcer des
jugements iniques, et de la gloire d'avoir
contribué au bonheur de
l'état.
Je vois, messieurs, que j'ai été bien
trompé, lorsque j'ai jugé de ma
patrie d'après les livres qui passaient la
mer, et que je lisais à Londres. Tant de
philosophie et d'humanité dans les discours
m'avaient persuadé que j'en trouverais.
dans les actions; et cependant je vois que les
protestants sont toujours sujets à des lois
impitoyables...
- De quoi vous plaignez-vous? lui dit, en
l'interrompant, un vieillard très-sanguin,
qui était assis vis-à-vis de lui. On
nous rebat sans cesse les oreilles de la
sévérité des lois
pénales; cependant on sait bien qu'elles ne
sont pas toutes
exécutées, et que les juges,
trop indulgents, les laissent dormir.
Il est vrai que de temps en temps nous voyons
pendre les prédicants qu'on peut
arrêter, et traîner. des relaps sur la
claie; mais autrefois cela se voyait presque
tous les jours, et aujourd'hui cela est fort rare:
ainsi, monsieur, vos plaintes sont fausses et
frivoles.
- Que faites-vous donc de ces lois, si vous ne les
exécutez plus? lui dit Ambroise.
- Nous les conservons, comme un monument
respectable, dans les archives de la
législation, et comme un modèle pour
la postérité, auprès de
laquelle nous ne pouvons avoir de plus beau titre.
Nous les tenons en réserve pour les
exécuter quand la fantaisie nous en
prendra.
Si malheureusement on venait à les
révoquer, les protestants se livreraient
plus que jamais à l'espoir d'une
tranquillité qu'il serait absurde de leur
accorder: les exilés reviendraient dans leur
patrie; ils se jetteraient dans le commerce ou dans
l'agriculture, qui fleurissent déjà
assez parmi nous; et la postérité
nous reprocherait avec raison notre
grossière sottise.
Les protestants sont aussi heureux qu'il est
nécessaire; et si vous en exceptez la
liberté de leur conscience, celle de leurs
biens, la sûreté de leur état,
la libre possession de leurs enfants, le choix des
professions et des métiers, ils sont
traités à peu près comme le
reste des sujets du roi.»
Les juges d'Ambroise se turent, parce qu'ils virent
que tout le reste de la compagnie admirait
le bon sens du vieillard. On
convint qu'il n'y avait que le siècle de
Louis XIV, dans lequel on eût su raisonner de
cette sorte-là.
De conséquence en conséquence, on en
vint à regretter amèrement les belles
choses que monseigneur Louvois et le R. P. Lachaise
avaient exécutées, et dont la
mémoire serait éternellement en
bénédiction. Ambroise ne pouvant plus
y tenir, avait disparu; et la compagnie continua
à s'occuper des projets que chacun mettait
sur le tapis.
Le vieillard, qui rayonnait de gloire et de vin,
proposait des moyens, tous plus ingénieux et
plus pacifiques les uns que les autres, de ramener
les mécréants. Il parlait avec tant
d'enthousiasme des massacres qui avaient
été faits en Irlande, en
Bohème, en Piémont, en Calabre; des
bûchers qui avaient été
allumés pendant plus de cent ans; des
gibets, des roues, des tortures et des
galères, que toute la table en était
émue.
On convint que les temps présents
étaient des temps de mollesse, où
l'on ne se soucie plus de convertir les
hérétiques par ces moyens violents.
On traita avec mépris cette paisible
politique, qui tolère les opinions
innocentes, qu'il n'est pas en son pouvoir de
changer: mais tout en louant les
persécutions, on n'y voyait qu'une petite
difficulté; c'est qu'il faudrait approuver
la conduite des Néron, des Décius,
des Julien. Le vieillard leva fort aisément
cette difficulté, en disant:
« Que les Romains n'avaient pas le droit de
persécuter, parce qu'ils étaient dans
l'erreur; mais que les Français l'ont,
parce qu'ils tiennent la
vérité.»
On fut enchanté de cette solution sans
réplique, et l'on se retira.
Sur le matin Ambroise fut fort surpris de voir
entrer dans sa chambre un des convives de la
veille: il venait l'avertir que le vieillard, en se
levant la table, était monté dans sa
chaise de poste, et qu'il y avait tout lieu de
croire qu'il était allé à
Montpellier pour solliciter une lettre de cachet
contre lui. L'Anglais (car Ambroise l'était
plus que jamais) demanda ce que c'était
qu'une lettre de cachet. On le lui expliqua aussi
intelligiblement qu'il est possible de le faire
à un Anglais; et Ambroise, instruit, partit
dès le lendemain avec son fils pour
l'Angleterre. Arrivé à Londres, il
fut visité de ses amis; il versa quelques
larmes avec eux: il convint de bonne foi qu'il ne
fallait pas juger d'une nation par ses livres, et
il jura de ne plus sortir de Londres.
Il a tenu parole: parvenu à l'âge de
cent trois ans, il a toujours conservé le
libre usage de sa mémoire, où
étaient gravées toutes les
déclarations du roi, et la longue liste des
maux qu'elles lui avaient
occasionnés.
L'on dit pourtant que son dernier soupir s'est
porté sur la France, et qu'il est mort en
prononçant les noms de HENRI IV et de Louis
XVII. (3)
FIN DU VIEUX
CÉVENOL.
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