Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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Oeuvres de Rabaut-Saint-Etienne




LE VIEUX CÉVENOL

CHAPITRE XVIII.
Suite fatale du mariage d'Ambroise. 

Ambroise se croyait enfin à l'abri des coups du sort, et il se livrait tout entier aux délicieuses impressions de l'union la plus parfaite qui exista jamais. Il faut avoir éprouvé les coups les plus redoublés de l'infortune, pour pouvoir savourer le bonheur. Ambroise en jouissait dans toute son étendue; et la différence de religion, qui existait entre lui et son aimable femme, n'en entraînait aucune dans les sentiments de ces deux époux. Mais Ambroise, en abandonnant dans le contrat l'éducation de ses filles à leur mère, s'était réservé de former à sa religion ses enfants mâles. Avec quel mélange de curiosité, de tendresse et de crainte n'attendit-il pas le moment heureux qui, en délivrant Sophie, devait lui présenter le fruit précieux de leurs amours! Mais sa jeune épouse, après être heureusement parvenue au terme de sa grossesse, souffrit les plus cruelles douleurs, et mourut, après avoir donné à l'infortuné Borély un fils qu'on eut le bonheur de sauver. 
On comprend aisément quel fut le désespoir d'Ambroise; rien ne pouvait le distraire de la profonde tristesse dans laquelle il était enseveli. Sa mélancolie le reprit, et il se serait dégoûté de la vie comme il l'était la société, si la tendresse paternelle ne l'eût ramené sans cesse auprès du berceau qui renfermait le gage de la plus vive amitié, et l'aliment de la plus juste douleur.
Ambroise s'opiniâtra long-temps à ne recevoir aucune visite; il cherchait dans la religion des ressources contre le désespoir, et il en trouvait surtout dans les bras de ce fils, qui lui représentait l'image d'une épouse chérie. Un jour qu'il le pressait contre son sein, et qu'il le baignait de ses larmes, il fut brusquement interrompu par un huissier, qui, après les révérences usitées, lui remit un papier griffonné, qu'il eut beaucoup de peine à déchiffrer. C'était une assignation en forme, pour avoir à renoncer aux biens délaissés par feu demoiselle Sophie Robinel, dont il se disait faussement avoir été l'époux, attendu qu'elle n'était qu'une concubine, avec laquelle il avait mené une vie scandaleuse, etc.(
1). 

L'horrible papier lui tomba des mains: l'assignation était donnée au nom des sieur et dame Robinel, père et mère de la défunte, lesquels voyaient à regret sortir de leurs mains une dot qu'ils voulaient retenir, même au prix de leur honneur et de celui de leur fille. Quoique Ambroise fut généreux, il ne put se résoudre à restituer un bien qui appartenait à son fils. C'est à la vertu, disait-il, qu'il faut faire des sacrifices, mais le vice honteux doit être traité sans ménagement. A Dieu ne plaise que je cède par faiblesse d'âme des richesses que je méprise, mais dont je ne dois disposer qu'en consultant la justice et la générosité! 

Le lecteur un peu instruit comprend qu'Ambroise n'avait point fait célébrer son mariage en face de l'église catholique, apostolique et romaine; et qu'étant protestant, il l'avait fait consacrer par un ministre de sa religion: il comprend aussi que c'était pour cette raison que son fils était déclaré bâtard par les ordonnances du roi, et qu'il ne pouvait hériter des biens de sa mère.

Ambroise, qui croyait que les lois sacrées de la nature seraient respectées, soutenait que le consentement des parents et des parties fait le mariage; que le contrat en fait la publicité; que la cohabitation publique lui donne la notoriété; que les enfants qui en naissent resserrent ces liens précieux auxquels ils doivent l'existence: et que la bénédiction que le prêtre donne au mariage ne le consacre que devant Dieu, qui est pris à témoin de la sincérité des engagements que l'on contracte. 

« Le sens commun nous apprend cela» disait Ambroise. Son procureur sourit dédaigneusement à toutes ces belles raisons, tirées de la nature et de l'esprit des lois de tous les peuples de la terre. 
Il est bien question de sens commun, lui dit -il; nous sommes en France, monsieur, et c'est sur  les lois françaises que vous serez jugé: or, les lois exigent que votre mariage soit célébré en  face de l'église, sous peine de nullité; et c'est  ce que vous n'avez pas fait. Monsieur et madame Robinel sont méprisables, tout le monde les regarde avec horreur; mais ils ont la loi pour eux. 
- Quoi donc! répondit Ambroise, la loi ne doit- elle pas être le résultat de l'opinion générale ? et si elle accorde la protection à ceux que l'ignominie publique poursuit, au lieu d'être l'ennemie du vice, n'est-ce pas elle qui l'encourage  et l'enhardit? Non, monsieur, je veux en courir le hasard: au fond, ce n'est que de l'argent que je puis perdre; car, pour mon honneur, il n'est pas au pouvoir de la loi, et je saurai le dé fendre.»

FRAGMENTS 
DU PLAIDOYER PRONONCE AU PARLEMENT DE ......
EN FAVEUR  DU SIEUR BORÉLY

Messieurs  (2), au milieu du triste spectacle que la religion en pleurs vient mettre sous vos yeux, je n'entreprendrai point de déterminer ici quel est l'objet le plus intéressant qui fixe aujourd'hui les regards des juges, ou du récit incroyable des maux qu'éprouva le père de cet enfant, que le fanatisme poursuit jusque dans le sanctuaire de la justice; ou de la question importante, dont la décision va fixer enfin le sort de tant de Français.... 
Les ancêtres du sieur Borély furent des gentilshommes honnêtes, mais obscurs, et ce n'est qu'à force de malheurs que leur triste descendant a donné à ce nom une fatale célébrité.... Il est des états, messieurs où le mot de patrie a pour l'oreille délicate de l'enfance les mêmes douceurs que les noms de père et de mère, et où les premiers sentiments qui pénètrent le coeur du jeune citoyen, sont ceux de la reconnaissance pour son pays, du respect pour les lois, et de l'amour pour son roi. De quelles différentes impressions l'âme du jeune Borély ne fut-elle pas déchirée, dès que ses premières facultés se développèrent! Qu'on se peigne un fils garrotté au pied de l'échafaud où expirait ce qu'il avait de plus cher, et forcé d'assister au supplice d'un père dont le sang rejaillissait jusqu'à lui; d'un père dont l'unique crime était d'avoir été attaché à sa religion. Mais, eût-il été coupable, l'était-il le jeune Borély, lui dont l'âge répondait de l'innocence? L'innocent, devait-il être puni? Dans quel code barbare trouve-t-on cette loi féroce, qui condamne un enfant sans crime à être témoin de la mort ignominieuse de son père?

Entrailles de mes juges, vous frémissez, et ce n'est encore que le prélude des malheurs du jeune Borély! il lui restait une mère respectable, une mère tendre: les lois la poursuivent aussi; leurs bourreaux viennent la percer encore sous les yeux de son fils, et ce fut entre ses bras qu'elle rendit les derniers soupirs. Alors on vit réaliser ce spectacle sublime d'un fils chargé du dépôt de ceux qui lui avaient donné le jour. Poètes du paganisme, vous  eussiez consacré cette action par votre immortelle poésie; vous l'eussiez peint, chargé de sa tendre mère expirante et poursuivie par les lois. Ambroise enlève ce riche fardeau: mais ce n'était pas, comme Énée, les ennemis de la patrie qu'il fuyait; c'était à la religion, c'était aux lois qu'il arrachait le cadavre sanglant d'une mère Et la piété filiale est  aux yeux de la loi une insulte faite à la Divinité! et cet acte d'héroïsme le rend odieux à des chrétiens!....

Ainsi la Providence, en éprouvant sa débile jeunesse, voulait peut-être fortifier son âme contre la longue suite d'infortunes auxquelles il était destiné; et il fallait sans doute que le sieur Borély eût déjà passé par tous ces revers, pour ne pas succomber sous les maux dont il est maintenant la proie.... 
Privé de tout ce qu'il avait au monde, séparé du reste de sa famille, dépouillé de son patrimoine, sans cesse ballotté par les lois qui le repoussaient de sa patrie, en fermant à son activité tous les arts dans lesquels il eût pu se rendre utile au prince, ce jeune orphelin se soumet enfin à son sort, et abandonne en pleurant le sol où il naquit. Mais les lois lui gardaient encore des rigueurs; elles le chassent, et lui font un crime de sa fuite. Arrêté par de vils délateurs, il est traîné de cachots en cachots; on l'associe aux scélérats les plus infâmes, et l'on força la vertu à aller gémir dans le séjour du crime et des remords.
Le croira-t-on ? c'est dans le naufrage qu'il trouva un port à ses malheurs. Des ordres nouveaux le destinent à aller peupler le Nouveau-Monde. Mais quels ordres ? des ordres dictés par la barbarie; des ordres plus cruels mille fois que les maux auxquels on venait de l'arracher. Ce n'était point pour lui donner la vie qu'on le ravissait aux bras de la mort; c'était pour le livrer à elle d'une manière plus certaine, plus prompte, et pour colorer d'un faux prétexte  la férocité de ses bourreaux. 

Un vaisseau est préparé sur nos côtes; il est destiné, dit-on, à le porter avec une foule d'infortunés comme lui dans des contrées désertes de l'Amérique. Mais, ô cruauté dont les nations barbares ne nous ont point donné d'exemples! on ouvre dans les flancs de ce vaisseau de larges passages à l'eau de la mer, dans laquelle il est bientôt submergé. Abandonné au milieu de l'Océan, il lutte courageusement contre la mort, et son naufrage fut l'origine de son bonheur et de sa liberté; il y reçoit la vie de quelques matelots anglais, et il est enfin conduit sur des bords où il put la recouvrer entièrement. 
C'est sur les côtes des Anglais qu'il sentit pour la première fois le bonheur; mais il était souvent interrompu par le souvenir des maux que ses parents avaient soufferts dans sa patrie, malgré l'opulence qui couronna bientôt son heureuse activité. Il est des sentiments qu'aucun outrage ne peut effacer dans le coeur des mortels bien nés, l'amour paternel et l'amour de la patrie. On nous peint ces doux tressaillements qu'éprouvent les citoyens heureux, qui, après une longue absence, espèrent trouver dans leur pays natal ce bonheur, qui ne paraît pur que dans ces mêmes lieux où l'imagination et la vérité achèvent de couvrir de fleurs une vieillesse qui se plaît à se retracer les tendres jeux de l'enfance, et à en renouveler les agréables impressions. Gardons-nous de nous refuser à une image aussi vraie; mais vous attendriez- vous, messieurs, que le nom de la France  fût encore cher au sieur Borély, et qu'il brûlât du désir d'y venir finir ses jours? 

Admirons, sans les pouvoir approfondir, les motifs inconcevables qui ramenèrent le sieur Borély et ses richesses au sein de la France, et attendons en silence comment elle répondra à un retour aussi peu mérité. Jusqu'alors le sieur Borély n'avait connu que la douleur et la peine; et son coeur flétri par tant de revers ne s'était pas encore ouvert aux délicieuses impressions de l'amour: il oublia tous les outrages de sa patrie, lorsqu'elle offrit à ses regards la jeune Sophie Robinel. 
Ils s'estimèrent dès qu'ils se connurent, et s'aperçurent trop tard que cette estime, dont ils paraient leur liaison, avait couvert un sentiment plus voluptueux: l'amante devint mère, en croyant n'être qu'une amie. Mais la jouissance n'éteignit point les feux du sieur Borély; il court aux autels réparer l'illusion des sens, et en recevant la main et le coeur de Sophie, il pardonne tout à la France. 

L'époque arrive enfin où cette aimable compagne donna le jour à un fils. Avec quels transports de joie le sieur Borély ne reçut-il pas un gage aussi précieux! Vous êtes pères, messieurs, et vos coeurs se sont livrés sans doute à ce mélange confus d'amour, de crainte, d'orgueil et d'attendrissement, qui s'élève dans le coeur d'un père, serrant entre ses bras son enfant qui vient de naître. Mais que ces heureux présages furent trompeurs! Madame Borély meurt en donnant la patrie un fils qu'elle laisse seul au monde pour calmer le désespoir de son époux, et c'est ce fils qu'on veut lui arracher aujourd'hui!....

Que ne puis-je oublier moi-même ici à quelle nouvelle fonction mon ministère m'appelle! Étaient-ce donc les droits les plus sacrés de l'homme que je devais défendre devant tous les tribunaux ? Est-ce bien l'aveu des juges que je réclame, pour resserrer les liens d'une union dont ils furent tous les témoins? Et serait-il besoin d'un acte de clémence de leur part, pour justifier la naissance d'un citoyen, dont l'estimable père n'a commis d'autre crime que celui d'être inviolablement attaché à une secte dont les martyrs lui ont rendu les erreurs plus chères encore ?
Ici, messieurs, je vois une loi s'élever contre lui, mais quelle loi? une loi de sang, une loi effacée de notre Code par nos regrets, proscrite par la tolérance du siècle, et anéantie par le silence du monarque bienfaisant qui nous gouverne. Si les lois sont le résultat, etc.,etc., page 42 et suivante du plaidoyer.

Vous le voyez, messieurs, cet enfant, contre lequel on arme aujourd'hui la religion et les lois, le voilà qui répond, par son sourire et par ses caresses, aux larmes de ce père qui vient le déposer entre vos bras. Heureux enfant, de ne pas connaître encore le genre d'infamie auquel on veut l'abandonner! S'il pouvait l'entrevoir, il s'écrierait sans doute: 

« Patrie implacable! quand donc auras-tu assouvi  ta haine contre ma triste famille? Me réservais-tu à épuiser tes derniers traits? Ton horrible fanatisme n'avait-il pas pu se désaltérer dans le sang de mon père et des siens ? Espère-t-il étouffer encore le dernier de leurs rejetons, et anéantir jus qu'au nom de Borély ? 
Ah! du moins, en arrachant le jour à mes ancêtres, tu leur épargnas le spectacle douloureux de la jeunesse de mon père.  En enlevant à celui-ci jusqu'à sa liberté, tu lui laissas du moins l'honneur; et tel est le patrimoine dont on veut me dépouiller aujourd'hui! «

Le souffrirez -vous, magistrats intègres? Né de père et de mère respectables, flétrirez-vous leur  union conjugale du nom de débauche ? et en me refusant l'état précieux de citoyen, jetterez-vous sur ma naissance un préjugé d'autant plus cruel, qu'il subjugue toutes les nations où j'eusse pu trouver l'asile que vous me refusez ? 
En poursuivant mon père, les lois ne lui enlevèrent que sa patrie; mais ici c'est mon existence qu'on veut souiller aux yeux mêmes des étrangers, et peut- être aux miens propres; car celui qui fut le fruit du crime eut rarement le courage d'en abandonner la trace. Prononcez donc, ô mes juges! arrachez-moi à une ignominie que je n'ai jamais  méritée: laissez-moi donner toujours, sans mélange de honte, le beau nom de père à celui de qui je reçus la vie; et en me la conservant une  seconde fois, obtenez vous-mêmes les titres non  moins doux de pères de la patrie.»

CHAPITRE XIX. 

Ambroise perd sa cause, et fuit à Londres. 

On voit que la cause d'Ambroise fut plaidée avec éclat. Son avocat défendit, avec l'éloquence de la raison et du sentiment, les droits de l'orphelin que l'on déshonorait: mais l'avocat de la partie adverse cita la loi, et prouva par la même loi qu'il n'y a point de protestants en France; Il fit voir que les ordonnances du roi exigeaient que l'on condamnât à l'opprobre sept ou huit cent mille bâtards, qui ne font que surcharger le royaume et embarrasser le pays. Des gens pénétrants crurent voir que les juges rougissaient en condamnant Ambroise, et qu'il se passait un combat intérieur entre le magistrat et l'honnête homme. 
Le magistrat l'emporta, et Ambroise fut condamné tout d'une voix, la mémoire de son épouse fut flétrie, et sons fils déclaré bâtard et inhabile a succéder. On comprend quelle fut l'indignation d'Ambroise: 
«Retournons, dit-il, retournons dans cette terre hospitalière, où les droits de l'humanité sont respectés et conservés. Et toi, malheureux enfant, qui éprouves l'infortune avant de la connaître, viens chercher une patrie plus douce, et qui te permette de recueillir les biens que ma tendresse te c on serve.»

Le soir, Ambroise se trouva dans un souper avec deux ou trois de ses juges: ils convinrent avec lui que la loi qui l'avait condamné était en contradiction avec les lois éternelles de la nature, et qu'ils avaient honte d'en être les organes. 
«Mais que voulez-vous que nous y fassions ? lui dirent-ils.  Nous ne sommes que les exécuteurs, et non les interprètes de la loi. -
Ce que je veux que vous fassiez, repartit Ambroise indigné, je veux que vous fassiez connaître au monarque, que l'on trompe, l'abomination de ces lois que vous exécutez en son nom; qu'il entende de toutes les parties de son royaume la voix des magistrats, chargés de lui représenter tout ce qui fait le malheur de ses peuples. Cette voix ne lui sera point suspecte; il rendra les droits de l'humanité à des malheureux qui en sont privés; vous jouirez à la fois et du plaisir de ne plus prononcer des jugements  iniques, et de la gloire d'avoir contribué au bonheur de l'état. 

Je vois, messieurs, que j'ai été bien trompé, lorsque j'ai jugé de ma patrie d'après les livres qui passaient la mer, et que je lisais à Londres. Tant de philosophie et d'humanité dans les discours m'avaient persuadé que j'en trouverais. dans les actions; et cependant je vois que les protestants sont toujours sujets à des lois impitoyables... 
- De quoi vous plaignez-vous? lui dit, en l'interrompant, un vieillard très-sanguin, qui était assis vis-à-vis de lui. On nous rebat sans cesse les oreilles de la sévérité des lois pénales; cependant on sait bien qu'elles ne sont pas toutes   exécutées, et que les juges, trop indulgents, les laissent dormir. 
Il est vrai que de temps en temps nous voyons pendre les prédicants qu'on peut arrêter, et traîner. des relaps sur la claie; mais  autrefois cela se voyait presque tous les jours, et aujourd'hui cela est fort rare: ainsi, monsieur, vos plaintes sont fausses et frivoles. 
- Que faites-vous donc de ces lois, si vous ne les exécutez plus? lui dit Ambroise. 
- Nous les conservons, comme un monument respectable, dans les archives de la législation, et comme un modèle pour la postérité, auprès de laquelle nous ne pouvons avoir de plus beau titre. Nous les tenons en réserve pour les exécuter quand la fantaisie nous en prendra. 
Si malheureusement on venait à les révoquer, les protestants se livreraient plus que jamais à l'espoir d'une tranquillité qu'il serait absurde de leur accorder: les exilés reviendraient dans leur patrie; ils se jetteraient dans le commerce ou dans l'agriculture, qui fleurissent déjà assez parmi nous; et la postérité nous reprocherait avec raison notre grossière sottise. 
Les protestants sont aussi heureux qu'il est nécessaire; et si vous en exceptez la liberté de leur conscience, celle de leurs biens, la sûreté de leur état, la libre possession de leurs enfants, le choix des professions et des métiers, ils sont traités à peu près comme le reste des sujets du  roi.» 

Les juges d'Ambroise se turent, parce qu'ils virent que tout le reste de la compagnie admirait le bon sens du vieillard. On convint qu'il n'y avait que le siècle de Louis XIV, dans lequel on eût su raisonner de cette sorte-là. 
De conséquence en conséquence, on en vint à regretter amèrement les belles choses que monseigneur Louvois et le R. P. Lachaise avaient exécutées, et dont la mémoire serait éternellement en bénédiction. Ambroise ne pouvant plus y tenir, avait disparu; et la compagnie continua à s'occuper des projets que chacun mettait sur le tapis. 
Le vieillard, qui rayonnait de gloire et de vin, proposait des moyens, tous plus ingénieux et plus pacifiques les uns que les autres, de ramener les mécréants. Il parlait avec tant d'enthousiasme des massacres qui avaient été faits en Irlande, en Bohème, en Piémont, en Calabre; des bûchers qui avaient été allumés pendant plus de cent ans; des gibets, des roues, des tortures et des galères, que toute la table en était émue. 

On convint que les temps présents étaient des temps de mollesse, où l'on ne se soucie plus de convertir les hérétiques par ces moyens violents. On traita avec mépris cette paisible politique, qui tolère les opinions innocentes, qu'il n'est pas en son pouvoir de changer: mais tout en louant les persécutions, on n'y voyait qu'une petite difficulté; c'est qu'il faudrait approuver la conduite des Néron, des Décius, des Julien. Le vieillard leva fort aisément cette difficulté, en disant:
« Que les Romains n'avaient pas le droit de persécuter, parce qu'ils étaient dans l'erreur;  mais que les Français l'ont, parce qu'ils tiennent la vérité.» 
On fut enchanté de cette solution sans réplique, et l'on se retira.

Sur le matin Ambroise fut fort surpris de voir entrer dans sa chambre un des convives de la veille: il venait l'avertir que le vieillard, en se levant la table, était monté dans sa chaise de poste, et qu'il y avait tout lieu de croire qu'il était allé à Montpellier pour solliciter une lettre de cachet contre lui. L'Anglais (car Ambroise l'était plus que jamais) demanda ce que c'était qu'une lettre de cachet. On le lui expliqua aussi intelligiblement qu'il est possible de le faire à un Anglais; et Ambroise, instruit, partit dès le lendemain avec son fils pour l'Angleterre. Arrivé à Londres, il fut visité de ses amis; il versa quelques larmes avec eux: il convint de bonne foi qu'il ne fallait pas juger d'une nation par ses livres, et il jura de ne plus sortir de Londres. 

Il a tenu parole: parvenu à l'âge de cent trois ans, il a toujours conservé le libre usage de sa mémoire, où étaient gravées toutes les déclarations du roi, et la longue liste des maux qu'elles lui avaient occasionnés. 
L'on dit pourtant que son dernier soupir s'est porté sur la France, et qu'il est mort en prononçant les noms de HENRI IV et de Louis XVII. (
3)

FIN DU VIEUX CÉVENOL.

Table des matières


(1) Les protestants ne peuvent, d'après l'article 15 de l'édit de 1724, contracter de mariage que par-devant un prêtre catholique; il faut donc, ou qu'ils commettent ce qu'ils regardent comme un sacrilège, ou que leurs enfants soient bâtards. Tout protestant marié peut violer impunément sa foi, et la loi déclare concubine l'épouse qu'il a trompée. Tout père barbare peut ravir à ses enfants leur héritage et leur état. Nous avons vu, il y a peu d'années, le parlement de Grenoble forcé, par la loi, de condamner en gémissant une épouse vertueuse et des fils innocents, et de couronner le parjure, la prostitution et le scandale. Le même édit n'est pas assez clair, puisqu'il semble supposer qu'il n'existe plus en France de protestants; il traite deux millions de sujets utiles et soumis, comme s'ils n'existaient pas; les lois conservatrices de la propriété et de l'état des et cette loi aurait couvert la France de cent mille brigands, si les infortunés qu'elle opprime n'avaient pas été des citoyens vertueux. Cependant, à Rome, les enfants de Juifs ont droit à l'héritage de leur père; le mariage des Juifs est protégé par la loi, comme un contrat civil. 

Dans les états protestants de l'Europe, où l'exercice public de la religion catholique est défendu, les mariages obtiennent la sanction civile du gouvernement. 
En Turquie, les chrétiens de toutes les communions jouissent du droit d'époux et de père. En France, les mariages des protestants de l'Alsace n'ont-ils pas tous les effets civils? 
La conscience de nos rois leur défendrait-elle de permettre en Languedoc ce qu'ils permettent en Alsace, d'accorder à leurs sujets chrétiens ce que le souverain pontife accorde à ses sujets juifs? Louis XIV s'était borné, en 1680, à défendre les mariages entre les protestants et les catholiques; et, en septembre 1685, il avait établi des formes légales pour les mariages et les baptêmes des protestants, dans les lieux où l'exercice public était défendu. Des ministres protestants, nommés par les intendants, bénissaient ce mariage dans un lieu et dans un jour marqués, en présence d'un magistrat, et les registres étaient déposées dans les greffes des tribunaux. 
L'édit de révocation, publié le mois suivant, ne parle point de mariage, et ordonne que les enfants soient portés dans les églises catholiques pour y être baptisés. Une déclaration du mois de décembre de la même année règle les formalités civiles qui doivent constater le décès des protestants. L'édit de 1698 (13 décembre)
ordonne à tous les sujets du roi de se conformer, pour leurs mariages, aux canons des conciles et aux ordonnances; et le roi se réserve de pourvoir aux effets civils des  citoyens ne s'étendent point sur eux: la nature, l'honneur, la probité, veillent seuls à leur défense, mariages contractés depuis 1685. Louis XIV n'y a point pourvu; la mort de Charles II, roi d'Espagne, la guerre de la succession, les troubles des Cévennes qui réveillèrent sa haine contre les protestants, les troubles que les jésuites excitèrent dans l'état pour les disputes du jansénisme, ne permirent pas à ce prince de s'occuper des mariages des protestants: d'ailleurs, aucun ministre n'osait lui révéler la grandeur du mal; il aurait fallu lui apprendre qu'il y avait encore des protestants dans ses états. 

II paraissait enfin que Louis XV se disposait à remédier à cet inconvénient; et sa déclaration du 9 avril 1736, sur l'inhumation de ceux auxquels la sépulture ecclésiastique n'est pas accordée, parut annoncer quelque chose de semblable pour les naissances et les mariages. C'était en effet l'intention du gouvernement. Le feu prince de Conti, des ministres habiles, des magistrats également éclairés et vertueux, s'en occupèrent par ordre du feu roi. Mais leurs vues furent traversées par un enchaînement de circonstances malheureuses, et par ces obstacles que des intérêts particuliers opposent trop souvent aux projets utiles.
Nous espérons que Louis XVI daignera faire ce que Louis XIV avait promis, et ce que Louis XV avait commencé. Il ne s'agit plus des mariages qui avaient pu être contractés durant treize ans, dans un temps où les protestants, accablés par tant de lois cruelles, ne pouvaient regarder que comme un malheur les titres d'époux et de père. Il s'agit de prononcer sur l'état de deux cent mille familles, état incertain depuis plus d'un siècle; il s'agit de l'assurer à jamais; et il y a peu d'objets plus importants, plus dignes d'occuper la justice et l'humanité d'un législateur.

(2) M. Jesterman n'avait point inséré dans son manuscrit les lambeaux de ce plaidoyer, parce qu'il ne le connaissait pas sans doute; mais les éditeurs ont cru faire plaisir au lecteur de lui en présenter quelques fragments. Ceux qui désireraient le lire entier, le trouveront encore chez différents libraires à Nîmes. Il est intitulé: Plaidoyer en faveur du sieur Ambroise Borély, par M Desbrisseaux, avocat, imprimé chez la Serre, imprimeur du roi et du présidial.

(3) Les infortunes d'Ambroise Borély ont donné lieu aux réflexions sur les lois, qu'on a placées dans les notes à mesure que l'occasion présentait d'en parler.

 

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