Oeuvres de
Rabaut-Saint-Etienne
LE VIEUX
CÉVENOL
CHAPITRE XIII.
Embarquement
d'Ambroise.
Cependant la chaîne
s'avançait vers Marseille, et la recrue des
forçats étant devenue plus grande
qu'on ne s'y était attendu, on ne savait que
faire de tant de gens. Il n'y avait que ceux qui
étaient chargés de les nourrir, que
cette augmentation accommodait, parce qu'ils leur
donnaient si peu d'aliments, et d'une si mauvaise
qualité, qu'ils y faisaient des profits
considérables.
Plusieurs jours se passèrent pendant
lesquels nos forçats ne doutaient pas de
monter sur les galères, ainsi que leur
sentence le portait. Mais on vint leur annoncer,
comme une grâce spéciale, qu'ils
allaient être embarqués pour le
Nouveau-Monde. Loin de se réjouir de cette
nouvelle, ils en frémirent, parce qu'ils
avaient ouï dire que l'on y traitait les
exilés de la même manière que
les nègres; qu'on les y rouait de coups pour
la moindre faute, et qu'on les menait plus rudement
que les brutes. Mais tous leurs
gémissements| étaient inutiles; ils
avaient affaire à gens qui ne les
écoutaient pas. On pressa l'embarquement.
Les entrepreneurs chargés de les conduire au
Nouveau-Monde, voyant qu'il en mourait tous les
jours quelques-uns, craignirent, et d'avoir fait
des frais inutiles, et de
perdre la taxe qu'on leur donnait, en partant, pour
chaque passager; ils insistèrent si
fortement, et surent lâcher une somme si
à propos que tout fut prêt pour le
départ.
Les exilés fondaient en larmes à
l'aspect des vaisseaux; ils se couchaient sur le
rivage ; ils embrassaient avec fureur cette terre
de proscription, où chacun d'eux laissait
quelque chose de cher ; ils craignaient autant de
quitter la France, qu'ils l'avaient
désiré quelque temps auparavant.
Après que les exécuteurs impitoyables
des ordres royaux se furent amusés
pendant quelque temps des larmes et des mouvements
expressifs de la douleur de ces malheureux
(1), on les contraignit
à s'embarquer, et les côtes de la
France, s'abaissant insensiblement derrière
eux, disparurent enfin à leurs regards.
Après deux ou trois journées de
navigation, le capitaine du vaisseau songea
à exécuter un projet, imaginé
et concerté pour se défaire tout d'un
coup de ces hérétiques: il
s'agissait de faire couler à fond le
bâtiment. On l'avait choisi bien vieux, et
déjà il faisait eau de toute part; on
transporta dans la chaloupe tout ce qu'il y avait
de plus précieux, et le capitaine y passa
lui-même avec son petit équipage.
Deux matelots seulement restèrent pour
exécuter ses ordres; ce qui se fit avec
toute l'intelligence possible. Ils
ôtèrent un tampon qui bouchait une
voie d'eau, et se jetèrent à la nage
pour rejoindre la chaloupe. Quelques-uns des
exilés, du nombre desquels était
Ambroise, voyant le péril, brisent leurs
fers, courent à la pompe, travaillent long-
temps avec effort; mais tout cela fut inutile.
L'eau gagna insensiblement le fond de la cale, et
au milieu des balancements effrayants du navire,
ils le sentirent descendre et s'engouffrer enfin
dans les abîmes des eaux.
CHAPITRE
XIV.
Il y avait sur ce vaisseau un
Rochelois, que diverses aventures avaient conduit
en Languedoc, et qui avait été
condamné aux galères, parce qu'il
était laquais chez un gentilhomme protestant
(2). Cet homme avait
été matelot, et ne s'était pas
réfugié en Angleterre, lorsque trois
mille familles de Saintonge, presque toutes
composées des meilleurs
hommes de mer de la France,
avaient été y chercher le repos. Ce
brave homme, qui était excellent marin,
voyant que le vaisseau allait couler à fond,
s'arma d'une hache, mit en pièces le
mât d'artimon, et se jeta à la mer; il
eut encore le temps de couper plusieurs planches du
tillac: Ambroise l'aidait de tout son pouvoir, et
se jetant à l'eau avant que le vaisseau
fût prêt à s'engouffrer, ils
gagnèrent leurs planches à la nage.
Trois de ces malheureux échappèrent
par ce moyen à cette nouvelle
infortune.
Le Rochelois leur enseignait à se soutenir
sur les eaux, pour ménager leurs forces, et
comme il soufflait un vent d'est, qui poussait vers
les côtes d'Espagne, il en profita pour
diriger de ce côté la planche qui le
portait. Ses compagnons le suivirent de leur mieux.
Douze heures se passèrent ainsi, sans qu'ils
s'aperçussent trop de leurs progrès,
et ils étaient sur le point de périr
de fatigue et de faim, lorsqu'un vaisseau, qui
avançait vers eux en louvoyant, leur rendit
l'espérance. Ils poussèrent tous
à la fois de grands cris, qui furent
entendus: on leur envoya la chaloupe. Il est
impossible d'exprimer le plaisir qu'ils
ressentirent, de n'entendre point la langue de ceux
qui leur parlaient.
«Dieu soit béni, dirent-ils tous
à la fois, nous ne sommes plus avec des
Français! - Nous n'avons plus à
craindre les déclarations du roi, »
disait Ambroise, et il se rappelait alors la longue
suite de ses infortunes, depuis l'année
1685, où il avait perdu son père,
jusqu'à ce moment où il se trouvait
au milieu de la Méditerranée,
presqu'à demi-mort,
avec des gens dont il n'entendait pas le langage.
Mais le langage de l'humanité est bien
intelligible!
On témoigna à nos trois
Français tant de compassion pour leur
état; il y avait dans la physionomie haute,
mais expressive, de ces inconnus, tant de
sensibilité, que ces infortunés
comprirent qu'ils étaient avec des hommes,
et que le terme de leurs peines approchait.
Arrivés au vaisseau, on les fit coucher; on
leur donna une nourriture pleine de substance, mais
légère: ces pauvres gens pouvaient
à peine se persuader qu'ils voyaient autour
d'eux des matelots et des soldats, qui, loin de les
torturer, leur témoignaient la plus vive
compassion, et leur donnaient mille secours. Ces
libérateurs étaient des Anglais; Ils
allaient croiser devant Gibraltar, qui ne leur
appartenait pas encore. Le chapelain entendait un
peu de français: il eut quelques
conversations avec ces inconnus, qui lui
racontèrent leurs infortunes: il versa des
larmes sur leur sort, tout l'équipage en
répandit aussi, mais elles étaient
d'indignation et d'horreur.
Enfin, la commission de ce vaisseau étant
remplie, on tourna du côté de Londres,
où étant arrivés, chacun de
nos Français trouva un établissement
conforme à ses talents. Ambroise ayant
quelque connaissance du commerce, fut placé
dans une maison française. Dans peu de temps
il eut appris la langue du pays: et, la fortune
l'ayant favorisé, il gagna en quelques
années des richesses
considérables.
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