Oeuvres de
Rabaut-Saint-Etienne
LE VIEUX
CÉVENOL
CHAPITRE IX.
Ce que vit Ambroise,
et ce qu'il entendit.
Ambroise s'en retournait chez
lui, la tête baissée et les yeux
fixés vers la terre; il marchait dans
l'attitude d'un homme qui médite
profondément. Le bruit confus d'une canaille
ameutée, qui poussait des cris affreux, le
fit sortir de sa rêverie: il voulut
s'approcher, pour voir quelle était la cause
de ce tumulte, et il vit, pêle-mêle
dans la boue, des archers,
des soldats, des prêtres, des magistrats, et,
au milieu d'eux, le bourreau qui traînait sur
la claie un cadavre nu, plein de fange et de
meurtrissures. La tête du cadavre
était entièrement
défigurée par les coups de pierre et
de bâton qu'elle recevait à chaque
instant (1).
Ambroise n'eut pas besoin de demander ce que
c'était; les injures que la populace
vomissait contre les huguenots, et ces cris,
répétés de
partout, c'est
bien fait! on devrait leur en faire autant à
tous: ah! si nous pouvions les voir tous pendre et
brûler! tout cela lui fit comprendre
que c'était un de ses frères qui
avait refusé dans son lit de mort de
recevoir les sacrements. La populace,
échauffée par ce
spectacle jetait de la
boue et des pierres contre les maisons et les
boutiques des huguenots, et poursuivaient ceux qui
avaient le malheur de se trouver dans la rue. Cela
ressemblait parfaitement à une
sédition, ou au sac d'une ville
abandonnée au pillage. Ambroise voulut fuir;
mais il fut reconnu, et ne put échapper
assez vite pour ne pas recevoir quelques coups: il
perdit son chapeau; son visage était couvert
de boue, et son habit était en lambeaux,
quand heureusement il trouva une allée, dont
la porte, qu'il ferma brusquement, le déroba
à ceux qui le poursuivaient. La maison
où Ambroise s'était
réfugié donnait sur la place, et
plusieurs personnes y étaient venues pour
jouir de ce spectacle. Ce ne fut pas sans douleur
et sans effroi qu'il ouït les éclats de
rire et; les plaisanteries des assistants; elles
lui perçaient le coeur. Pour éviter
de les entendre, il s'enfonça un peu plus
dans l'allée, et se trouva dans un lieu fort
obscur, d'où il découvrit, au travers
d'une porte entr'ouverte, deux hommes qui se
promenaient et parlaient avec chaleur. L'un
était un jésuite, et l'autre le
maître de la maison: leur conversation
roulait sur l'affaire présente; Ambroise
n'en perdit pas un mot, et voici ce qu'il
entendit;
«II faut convenir, disait le maître de
la maison qu'il est cruel d'être
obligé de changer d'opinion, et de feindre,
pendant toute sa vie, de croire ce qu'on ne croit
pas dans le fond du coeur. Je ne suis pas surpris
aussi que, dans ces dernier
moments, où l'on
n'est plus affecté par la crainte, ni
dominé par les intérêts du
monde et par le plaisir de vivre à son aise,
un mourant qui n'a plus rien à
ménager fasse enfin l'aveu de sa
véritable croyance, et, dans le fond du
coeur, je ne saurais lui en faire un crime.
J'aimerais mieux n'avoir dans notre religion qu'un
petit nombre de croyants, que de gagner deux ou
trois millions d'hypocrites.
- Bon! lui répondit le jésuite,
qu'importe ce que ces gens-là croient dans
le fond de l'âme, pourvu que le roi soit
persuadé de leur conversion, et qu'ils
assistent à la messe? Vous sentez bien qu'on
ne doute point que ce ne soient là des
convertis de mauvaise foi, et peut-être le
roi lui-même en sait-il quelque chose. La
plupart, il est vrai, ne sont convertis que par
force(2) ou par égard
humain; mais enfin ils sont dans le bercail; nous
avons fait ce que nous avons
dû; à présent c'est à
Dieu à les convaincre.
- C'est-à-dire, mon révérend
Père, que tant de violences, de massacres,
de punitions, n'ont abouti qu'à faire un
grand nombre d'hypocrites? C'est acheter de mauvais
sujets un peu cher, et je vous jure que je les
aimerais mieux bons protestants que mauvais
catholiques.
- Monsieur, si les pères sont hypocrites,
les enfants seront de vrais croyants.
- J'en doute, mon révérend
Père; jamais les hommes ne sont plus
attachés à leurs opinions que
lorsqu'on veut les leur ôter. Nous
soupçonnons que ceux qui veulent nous
engager par la force à adopter leur
croyance, n'ont pas de meilleurs arguments à
nous alléguer, et la violence qu'ils nous
font pour nous faire embrasser leur doctrine, nous
semble un aveu de la supériorité de
la nôtre. Ils seront donc d'autant plus
attachés à leurs opinions, que l'on
aura plus fait pour les engager à les
quitter; et pensez-vous que, dans
l'intérieur des maisons, ils n'instruiront
pas leurs enfants dans cette religion, que dans le
coeur ils n'ont point abjurée? Voyez ce
malheureux, dont on traîne aujourd'hui le
cadavre dans nos rues: il savait le sort qui
l'attendait; il n'ignorait point quelle ignominie
était attachée à ce supplice,
et cependant la force du préjugé le
lui a fait braver. - Eh bien! monsieur, reprit
l'homme noir, cet exemple instruira les autres et
les effraiera, et quand nous n'obtiendrions point
ce succès, nous sommes sûrs que ces
spectacles, réitérés de temps
en temps, entretiendront
parmi le peuple une haine
dont il doit résulter les plus heureux
effets.
Par exemple, en voilà pour plus d'un mois
avant que les esprits reprennent un peu de calme.
S'aperçoit-on que la tranquillité se
rétablisse, et que l'esprit de
tolérance vienne à s'introduire?
alors on recommence à donner des exemples;
on exhume le cadavre de quelque malheureux, pour
l'exposer aux insultes de la populace; on pend un
ministre; on envoie une douzaine d'hommes aux
galères, et les peuples se souviennent qu'il
y a des hérétiques qu'il faut
haïr.
- Ne vaudrait -il pas mieux, mon
révérend Père, supporter ces
hérétiques, et engager les sujets du
roi à s'aimer les uns les autres? car
enfin....
- Non, monsieur, non! reprit l'homme noir,
très-impatienté, nos pères
n'en ont jamais usé ainsi, et ils
n'étaient pas des barbares; ils
étaient très-éclairés
et très-humains. François Ier nous a
donné le sublime exemple de la
manière dont il faut sonner le tocsin contre
les hérétiques. S'il avait
consulté un homme comme vous, il aurait
toléré les prétendus
réformés, et peut-être que
l'oubli dans lequel il aurait laissé cette
secte, l'aurait anéantie. Mais il s'y prit
bien plus sagement! Il ordonna une procession bien
brillante et bien nombreuse; lui-même y
marchait le premier, accompagné de ses fils,
la tête nue, dans une posture
très-humble et très-dévote. On
entonna de toutes parts des cantiques
sacrés, et au son de cette sainte harmonie
se joignirent bientôt les cris
perçants de plusieurs obstinés
hérétiques, qui furent
brûlés vifs. Voilà, monsieur,
ce qui s'appelle
de la bonne
pratique; car vous comprenez bien que
l'exemple du prince dut faire une prompte et vive
impression sur les esprits de toute la populace de
Paris, et lui inspirer nécessairement le
goût des bûchers pour tout un
siècle.»
L'homme noir le prenait sur un ton si haut, que le
maître de la maison comprit qu'il fallait
céder; il était trop dangereux, dans
ces beaux jours du siècle de Louis XIV, de
témoigner de l'humanité pour les
hérétiques; cette humanité
était elle-même une punissable
hérésie. Il feignit donc d'entrer
dans le système des jésuites, et la
conversation fut très-paisible. Ils
admirèrent ensemble le grand avantage des
processions, qui sont autant de petites
armées saintes, rassemblées sous la
bannière de la paroisse, et que le
zèle rend capables de tout entreprendre. Ils
trouvèrent qu'il n'était ni
indécent, ni cruel, de traîner un
cadavre nu et sanglant dans les rues. On cita
à ce sujet Homère et l'exemple
d'Achille; on admira la politique de la
société, qui forçait les
protestants à recevoir les sacrements,
qu'elle faisait refuser aux jansénistes
(3). On
convint, mais à voix
un peu basse, que cette puissante
société n'avait rien de plus grand,
et surtout de plus adroit, que de faire expulser
les protestants qui connaissaient tous les
souterrains de sa politique; on observa qu'il y en
aurait pour un siècle, avant que personne
osât élever la voix contre une
société si redoutable, et si habile
dans ses vengeances.
Ambroise, entendant alors quelque bruit, se
bâta de gagner la porte, qu'il ouvrit
doucement. En se retirant chez lui, il ouït
encore quelques conversations
très-échauffées dans tous les
coins de la rue: une petite rumeur régnait
dans la ville, comme la mer rend encore un
mugissement sourd, après que les vagues sont
apaisées. L'événement de cette
journée fut long-temps le sujet des
entretiens; tout travail, durant plusieurs jours,
fut suspendu, comme dans une fête publique.
CHAPITRE X.
Mort tragique de
la mère d'Ambroise.
Ambroise faisait des
progrès dans la connaissance du
négoce; il avait des talents: l'infortune
avait formé son esprit, par la longue
habitude où elle l'avait mis de
réfléchir, et dans un âge
encore assez tendre, il avait
toute la maturité que donnent le temps et
l'expérience. Sa mère était
épuisée par les larmes qu'elle avait
versées; la pauvreté et la douleur
avaient sillonné ses traits, et une
vieillesse prématurée était le
fruit de ses longues et continuelles
angoisses.
« Mon fils, disait-elle quelquefois, je ne
saurais plus aimer la terre; mes maux m'en ont
détachée. Quel meilleur usage puis-je
faire du temps qui me reste, que de me
préparer à ma fin qui approche?
J'emploie tout celui que je ne passe pas avec vous,
à méditer, à lire, à
rendre à mon Dieu les hommages que je lui
dois, et à faire à mes semblables le
peu de bien qui est en mon pouvoir.»
Ambroise se plaisait dans ces entretiens, et il
n'était jamais si content que lorsqu'il
avait contribué à calmer les douleurs
de sa mère. Un soir qu'il se retirait chez
lui, il fut extrêmement étonné
de ne point l'y trouver; elle était sortie,
lui disait-on, à l'entrée de la nuit,
en promettant de ne pas tarder à revenir. Il
l'attendait avec inquiétude; cette
anxiété allait toujours en croissant,
et une douleur pressante, qui gonflait et
élevait sa poitrine, était pour le
malheureux Ambroise le ressentiment de quelque
affreuse catastrophe. Ce pressentiment ne le trompa
point; il vit revenir vers minuit sa mère;
elle était soutenue par une de ses amies, et
avait beaucoup de peine à marcher. Ambroise
voulut aller à elle, pour lui faire de
tendres reproches....
Mais quel ne fut pas son effroi, en la voyant toute
sanglante, pleurer,
étendre les bras pour l'embrasser, et tomber
évanouie sur son sein! Il apporta tons les
soins possibles pour la faire revenir à
elle-même: il eut enfin le bonheur d'y
réussir, et il apprit alors qu'elle avait
été dans un bois, où quelques
personnes s'étaient rassemblées pour
prier Dieu; qu'elles avaient été
trahies, et que des soldats s'y étant
transportés, les avaient surprises à
la faveur de l'obscurité, et avaient
tiré dessus à brûle-pourpoint;
que la moitié de cette assemblée,
composée de femmes et de vieillards, avait
été massacrée, et que le reste
était prisonnier (4). La mère
d'Ambroise avait été
blessée d'un coup de feu au-dessous des
côtes. Son fils courut chez un chirurgien
pour demander du secours. Que de larmes ne
versa-t-il point, lorsqu'on lui apprit que la
blessure était mortelle, et que sa bonne
mère n'avait plus que quelques heures
à vivre! Mais il fallait qu'il
savourât toute l'horreur qui accompagnait
alors ses derniers moments. Le chirurgien le prit
à part:
«Je ne puis éviter, monsieur, lui
dit-il, de faire mon devoir, et d'avertir le
curé du danger où est votre
mère; il doit lui apporter les secours
spirituels, et je serais puni si je ne lui en
donnais pas avis.»
Ambroise, effrayé, n'épargna ni
larmes, ni prières, pour empêcher le
chirurgien de faire cette funeste
déclaration. Celui-ci répondit que la
déclaration du roi était trop
expresse; qu'il y avait une amende de trois cents
livres, et qu'il ne pouvait pas, pour lui faire
plaisir, s'exposer à la payer. En disant ces
mots, il gagna l'escalier, et descendit avec
précipitation. Ambroise connaissait ce
qu'avaient de terrible pour un mourant
l'arrivée du curé et des officiers de
la justice, leurs sollicitations, leurs menaces, et
le procès-verbal dressé, sans
ménagement, sous les yeux du mourant
lui-même. Ce cas-ci
devenait d'ailleurs plus grave, parce que le
chirurgien ne manquerait pas de dire où et
comment sa malade avait reçu cette blessure
mortelle. Il connaissait l'attachement de sa
mère pour sa religion; et il ne doutait
point qu'après sa mort, elle ne fût
traînée sur la claie et jetée
à la voirie. La piété filiale
lui donna, dans ce moment, un courage et des forces
qu'il n'aurait jamais trouvés dans d'autres
circonstances: il enveloppe sa mère dans une
couverture, et l'emporte sur son cou, pour la
dérober aux persécutions dont elle
était menacée.L'embarras et le poids
de cette charge l'empêchèrent d'aller
bien loin. Se trouvant dans une rue
détournée, vis-à-vis de la
porte d'un de ses amis, il s'y arrêta, et son
ami étant descendu au son de la sonnette,
Ambroise lui demanda, la larme à l'oeil, un
asile pour sa mère expirante; il se
préparait même à monter avec
son précieux fardeau. Mais dans ces temps
malheureux chacun songeait à sa
sûreté, et la crainte de ses propres
maux rendait insensible à ceux des
autres.
«Mon cher Ambroise, lui dit son ami, je ne
puis vous accorder ce que vous me demandez; je
connais les lois, elles sont sévères,
et leurs exécuteurs avides et impitoyables:
il y a une déclaration du roi qui
défend (5) sous peine d'une
amende de cinq cents livres de retirer sous
prétexte de charité les malades de la
religion prétendue réformée.
Cette loi est contraire à la justice,
elle foule aux pieds l'humanité, je
conviens de tout cela; mais ma fortune ne me permet
pas de faire ces sacrifices; et vous devriez
vous apercevoir déjà que votre
séjour trop long devant ma
porte m'expose et vous perd.»
Ambroise, terrassé par ce refus, ne pouvait
en croire ses oreilles; mais son amour pour sa
mère lui donnait des forces, et, reprenant
son fardeau, il continua de marcher en
tâtonnant au milieu des
ténèbres, aussi effrayé en
faisant cet acte d'héroïsme, que s'il
eût commis le plus grand forfait.
Il y avait une petite rue écartée,
qui menait hors de la ville dans une
chaumière déserte. Ce fut dans cette
masure abandonnée qu'Ambroise alla se
réfugier. Sa mère était
accablée de fatigue et de souffrance; son
sang se perdait, et elle connut elle-même que
sa fin était prochaine.
« Non, ma mère, lui disait son fils, je
ne puis croire que la Providence vous arrache de
mes bras d'une manière si cruelle. Le ciel
est juste; il ne permettra pas que je vous perde
dans un temps où j'ai tant besoin de
vos secours. Ah! vivez pour ma consolation et pour
mon bonheur! Souffrez que j'en voie cet homme, qui
nous a suivis, prier le chirurgien de nous
prêter encore ses secours. &emdash;
«Non, mon fils, ils seraient inutiles;
laissez-moi mourir loin de ces hommes
affreux. Leurs se cours! mon fils,
peut-être ils vous les refuse raient.
N'ont-ils pas toujours des déclarations du
roi, pour servir de prétexte à leur
barbarie? Et qui sait s'ils
n'allégueraient pas, pour me refuser leur
assistance, cette déclaration qui ordonne
aux médecins de se retirer à la
seconde visite, et d'abandonner leurs
malades, lorsqu'ils refuseront d'abjurer leur
religion.?... Vous me faites perdre des instants
précieux, mon cher fils. Recevez ici ma
bénédiction; conservez la
mémoire de votre mère; tâchez
de faire passer vos frères et vos soeurs
dans un pays où l'on puisse adorer et servir
Dieu en liberté; préservez mes os de
la persécution, en ensevelissant mon corps
dans un lieu écarté»
La voix de cette infortunée s'affaiblissait:
elle dit à son fils de se tenir, sans
parler, à ses côtés; et,
après avoir donné environ une
demi-heure à la prière, elle rendit
le dernier soupir. Ambroise, désolé,
embrassait les restes insensibles de la meilleure
des mères; il l'arrosait de ses larmes; il
lui adressait les paroles les plus touchantes,
comme si elle l'avait entendu; et tel était
son égarement, qu'il attendait à
chaque instant qu'elle rouvrît les yeux
à la lumière. L'homme qui l'avait
accompagné était attendri de ce
spectacle; il n'épargnait rien pour adoucir
la douleur de cet infortuné, et il parvint
enfin à l'arracher de
dessus le cadavre, sur
lequel il étendit la couverture qu'ils
avaient apportée.
Cependant il était grand jour, et le soleil
éclairait le fond de la chaumière. Le
péril où Ambroise comprit qu'il se
trouvait commença à l'effrayer, et la
crainte vint faire diversion à la douleur.
Il convint avec cet homme, dont il était
sûr, qu'il irait à la ville chercher
quelques provisions pour passer la journée;
que lui Ambroise garderait sa mère, et que
le soir ils iraient l'ensevelir dans un lieu
éloigné. Il fut assez heureux pour
n'être pas découvert dans le jour.
Quand la nuit fut arrivée, aidé de
ses parents et de quelques amis, il ensevelit sa
mère. On eut beaucoup de peine à
l'arracher de dessus son tombeau; et ce ne fut
qu'après avoir versé un torrent de
larmes, qu'il lui dit enfin le dernier adieu.
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