Oeuvres de
Rabaut-Saint-Etienne
LE VIEUX
CÉVENOL
CHAPITRE VII.
Nouveaux embarras
d'Ambroise.
Le bon Ambroise,
pénétré de douleur de la
triste situation de son cher oncle, résolut,
pour l'en tirer, de vendre un petit domaine qui lui
restait, Il disait:
« Mon oncle est frère de mon
père, il a pris soin de mon enfance:
quand j'eus le malheur de perdre ce père
chéri, mon pauvre oncle commença par
mêler ses larmes aux miennes; il finit par
les essuyer; il m'a nourri du pain de sa
table, je dois lui rendre aujourd'hui les
bienfaits que j'en ai reçus.»
Tout en raisonnant ainsi,
Ambroise pleurait, et il cherchait partout
quelqu'un qui voulût acheter son domaine. Le
besoin où il était fit avancer
beaucoup de gens, qui lui proposèrent, avec
toute l'honnêteté possible, de le leur
céder à la moitié de sa
valeur. Ambroise était si bon, qu'il ne
s'apercevait pas que ces gens abusaient de sa
situation; il conclut avec l'un d'eux, se
berçant de l'espérance de revoir son
oncle, et de l'embrasser mille fois. La joie qu'il
ressentait le tint éveillé toute la
nuit, et de grand matin il heurtait
déjà à la porte d'un notaire,
demandant à grands cris qu'on le fit
descendre pour une affaire
très-pressée. Celui-ci, croyant qu'on
venait le chercher pour aller
recevoir voir quelque
testament, maudit mille fois, et le métier
qui le forçait à ne dormir que les
yeux ouverts, et le mourant qui l'envoyait
tourmenter, et le commissionnaire qui venait le
chercher. Cette pensée n'occupait cependant
que la portion de ses fibres intellectuelles
destinées à veiller à
l'intérêt de ses sens; l'autre partie
de son cerveau, dès longtemps
habituée à l'éclairer sur
l'intérêt bien plus important de sa
fortune, le porta à s'habiller promptement,
de crainte qu'on n'allât s'adresser à
certain notaire du voisinage dont il était
jaloux. En un clin d'oeil il eut enfilé une
vieille robe de chambre; et se précipitant
dans l'escalier, il parut aux yeux d'Ambroise, un
pied chaussé d'un soulier, l'autre d'une
pantoufle, et une grosse écritoire à
la main:
« Eh bien! mon ami, qu'est-ce? Il est donc
bien mal ?
- Ah monsieur, plus mal que je ne puis vous
dire; sa situation me fend le coeur. Mon pauvre
oncle! quand pourrai-je vous voir
tranquille!
- Pour un neveu, lui dit le notaire, vous
voilà bien affligé! Et, dites-moi,
l'avez-vous consulté ? - Moi, monsieur, le
consulter! Ah! je veux qu'il l'ignore, je
veux le surprendre.
- Mais, mon ami, il est la partie
intéressée, il faut bien qu'il le
sache.
- Ah! sans doute il le saura, mais quand tout
sera fait, quand il ne sera plus le maître de
s'y opposer; quand je pourrai le forcer à
consentir à des sacrifices, qu'il ne
permettrait jamais si je le consultais.»
Le notaire crut avoir affaire au plus
scélérat ou au plus fou des hommes,
et ce ne fut
qu'après
d'assez longs éclaircissements qu'il parvint
à comprendre les intentions d'Ambroise. Il
ne put s'empêcher d'admirer le bon coeur de
ce jeune homme, et il lui promit de passer le
contrat de vente dès qu'il lui en aurait
remis la permission.
« Quelle per mission? lui dit Ambroise. Je
suis majeur, mon père n'est plus, et je
ne suis que trop libre.
- N'êtes-vous pas protestant?
- Oui, monsieur, je le suis; mais qu'a cela
de commun avec les sacrifices que je veux faire
à mon oncle?
- C'est que vous ne pouvez disposer de vos
biens sans une permission de monseigneur
l'intendant, pour la somme de trois mille
livres; et de la cour, pour la somme
au-dessus (1). Ainsi, votre
domaine étant de la valeur de quatre ou cinq
mille livres, il vous faut aller trouver M. le
subdélégué, qui écrira
à monseigneur l'intendant, qui
répondra à M. le
subdélégué, qui vous
communiquera la réponse, et vous saurez
alors si vous êtes maître de disposer
de ce qui est à vous.
Il est vrai qu'avant ce temps-là votre oncle
sera mort, selon les apparences. Il peut
arriver encore que si M. le
subdélégué n'est pas de vos
amis, ses rapports ne vous soient pas avantageux;
ou que vos parents, pour vous empêcher
d'aliéner un bien sur
lequel ils ont jeté
leur dévolu, écrivent des lettres
anonymes pour vous noircir. Il peut arriver
beaucoup d'autres choses encore; mais ce sont
là des inconvénients que le citoyen
doit souffrir avec patience, car vous comprenez
bien, mon cher Ambroise, que lorsque les
protestants sont ainsi gênés
dans leurs affaires, ils sont obligés de se
rendre catholiques, pour les faire mieux.»
Le notaire allait parler très-longuement,
selon sa coutume, quand il s'aperçut que le
pauvre Ambroise fondait en larmes, faisant mille
exclamations sur la perte de son oncle. Il le
consola du mieux qu'il put; il le fit même
avec succès, car le coeur des malheureux est
toujours ouvert à l'espérance.
Ambroise se décida à voir M. le
subdélégué, qui demeurait
à quatre lieues de là. Arrivé
chez lui, il apprend que le
subdélégué est parti la veille
pour Montpellier, et ne doit être de retour
qu'à la fin de la semaine. La
désolation du Cévenol est
extrême; mais que peut-on contre la force de
la destinée? On se soumet en murmurant; mais
enfin l'on se soumet. Tous ceux qui virent le
malheureux Ambroise, lui conseillèrent de
prendre patience, d'attendre M. le
subdélégué, et
d'espérer dans la Providence. Après y
avoir bien réfléchi, il vit qu'en
effet il lui serait difficile de rien faire de
mieux.
CHAPITRE
VIII.
Ce que fit
Ambroise.
En attendant la fin de la
plus longue semaine qu'il eût à
passer, Ambroise dissipait sa douleur, en allant
voir fréquemment celui qui la causait. Son
esprit n'était occupé que d'un objet,
la délivrance de son oncle. Il y avait dans
sa petite ville un avocat assez fameux; il lui vint
dans l'esprit d'aller le consulter.
« Je verrai, disait-il, cette
déclaration du roi: qui sait s'il n'y a pas
quelque moyen de l'éluder, et de sauver
ainsi la vie de mon oncle?»
L'avocat lui confirma tout ce que le notaire avait
dit, et lui fit sentir que personne ne voudrait
acheter son bien, parce que la loi était
aussi sévère contre l'acheteur que
contre le vendeur.
«Mais, lui dit Ambroise, si cette loi
m'ôte le droit de vendre mon bien, elle ne
peut pas me dispenser de payer mes
dettes.
- Non, lui dit l'avocat; mais il faut que vous
fassiez apparoir la vérité de vos
dettes, en exhibant les preuves.
- Ah! monsieur, mon oncle n'a point de titres
de mes dettes; mais ils sont écrits dans mon
coeur; et s'il a oublié les bienfaits dont
il m'a comblé, c'est une raison de plus pour
que je m'en souvienne.
- Cela fait l'éloge de votre coeur;
mais avec un bon coeur, on n'a pas
toujours la permission de vendre
son bien, et un huguenot honnête homme est
moins heureux en ce point qu'un
scélérat qui a le bonheur
d'être catholique.
- Du moins, si je ne puis vendre mon bien, je
suis apparemment le maître de le donner; cela
reviendrait presqu'au même pour moi: car je
pense que ce petit bien engagerait M. Hypocris et
ses amis à passer par-dessus les
formalités ordinaires.
- Cela est possible, dit l'avocat: d'ailleurs
ils n'auraient qu'à exhiber les preuves de
la dette, pour obtenir une distribution. Mais, mon
cher Ambroise, la loi vous gène encore,
car elle défend toute
donation
entre-vifs; ainsi vous êtes le
maître d'acquérir autant qu'il vous
plaît, mais vous ne l'êtes pas de
disposer; et je ne vois d'autre moyen, pour vendre
votre domaine, que d'en obtenir la
permission.»
Ambroise ne pouvait concevoir qu'une loi
l'empêchât d'être
reconnaissant.
«Quoi! disait-il, j'ai du bien, je veux le
donner, à autrui, parce que je ne m'en
soucie plus, et je ne serai pas le maître de
le faire! voilà ce que je ne comprendrai
jamais.»
L'avocat lui fil entendre alors que le but de cette
loi était d'empêcher les nouveaux
convertis de sortir du royaume,
«Le prince sait donc que nous y sommes mal,
puis qu'il craint que nous n'en sortions, disait
Ambroise; mais ne serait-il pas plus sur de nous y
«attacher par les bienfaits que par la
crainte? D'ailleurs, monsieur, il est
impossible de retenir les gens par force; et
quand une fois l'on a vu dans sa patrie une
mère dure et sévère, qui
nous bannit de son sein, on
s'en détache sans peine, pour s'en
donner une plus bienfaisante et
plus douce.
La liberté n'a point de prix, et on ne
l'achète pas trop cher de toute sa
fortune. Je n'entends rien à la
jurisprudence; mais il me semble qu'il n'y a point
de contrat qui oblige un sujet à rester dans
un état où il ne se plaît pas,
et dans lequel il ne peut pas vivre. Que si le
prince m'ordonne de rester dans un pays d'où
la nature, qui abhorre la souffrance,
m'ordonne de sortir, je respecterai le prince, mais
j'obéirai à la nature.-
Vous avez raison, lui dit l'avocat; je pourrais
même vous faire observer que cette loi, qui
défend aux protestants de vendre leurs biens
sans permission, est sujette à beaucoup
d'autres inconvénients. Elle effraie le
sujet, parce qu'elle lui représente le
royaume comme une vaste prison, de laquelle il ne
peut sortir, et détruit par là ce
sentiment de liberté, qui est le principe de
l'industrie. Elle nous avertit beaucoup trop
durement de nos chaînes, que
l'autorité devrait couvrir de fleurs;
elle nous détourne
d'acquérir des biens-fonds, et
détruit la confiance du sujet, qui, pour
s'exciter à l'industrie, doit
être bien convaincu qu'il travaille pour
lui et pour ses enfants; elle dérange
une multitude de familles, qui, en vendant à
propos une partie de leurs biens, sauveraient
l'autre du naufrage. Au reste, mon ami,
continua l'avocat, je sais un moyen de vendre
votre bien; mais il est long, et il vous en
coûtera beaucoup.
- N'importe, n'importe!
s'écria tout-à-coup
Ambroise, pourvu que j'aie mille livres de reste,
pour payer l'amende de mon oncle et ses
frais, je suis content.»
Il insista si fortement auprès de l'avocat,
que celui-ci consentit à tout ce que voulait
son client. On feignit trois ou quatre mille livres
de dettes de la part d'Ambroise; on poursuivit un
décret qui coûta d'abord deux ou trois
cents livres, et le domaine d'Ambroise se vendit
à bas prix, comme un bien
décrété: en sorte que,
lorsqu'il eut payé l'amende, les frais de
justice, les procureurs et les huissiers, il ne lui
resta plus rien, mais il avait son oncle, et
c'était tout pour lui.
On emporta le pauvre
Jérôme Borély, qui, outre les
maux qu'il avait en entrant dans la prison, y avait
gagné un rhumatisme, dont il fut
tourmenté pendant tout le reste de sa
vie.
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