Notre Père
Ne nous induis pas en tentation, mais
délivre-nous du malin
LA dernière demande du Notre
Père est plus dramatique encore que la
précédente et couperait mieux
qu'elle, s'il en était besoin, les ailes
toujours repoussantes de notre angélisme.
Est-il bien vrai qu'un chrétien, qu'un
enfant de Dieu, tous les jours de sa vie sur la
terre en soit là, en soit réduit
à cette détresse, à cette
extrémité, d'appeler au secours comme
un prisonnier, comme un esclave de Satan, comme un
pays occupé par une puissance
étrangère ? Non, Dieu ne nous
laisse pas dans cette prière oublier la
réalité du monde ; et non
seulement il ne nous la laisse pas oublier, mais
encore il nous en révèle toute la
gravité et toute l'horreur en plaçant
un tel appel dans notre bouche. Si nous sommes les
offenseurs de Dieu, si nous doutons de sa Parole et
n'accomplissons pas sa
volonté, ce n'est donc
pas à cause de nos défaites et de nos
faiblesses seulement, mais à cause d'un
ennemi qui tient secrètement les rênes
de notre vie et celles de l'histoire du monde, d'un
ennemi qui a juré notre perte et celle de
toute la création, d'un ennemi qui est
provisoirement le Prince de ce monde.
« Ne nous induis pas en
tentation ! » Jusqu'à ce que
vienne le Royaume de Dieu, nous vivons dans le
monde de la tentation et de l'épreuve,
c'est-à-dire dans un monde où tout
semble marcher comme si Dieu avait abdiqué
son pouvoir dans les mains d'une puissance
étrangère, comme s'il avait
exaucé le désir de notre
incrédulité et qu'il ne soit plus
notre Seigneur. Aujourd'hui la tentation consiste,
en effet, pour nous tout particulièrement
dans le défi que jette chaque jour à
la souveraineté de Dieu la situation du
monde. Nous sommes tentés par tout ce qui se
passe de contraire à la volonté de
Dieu. La puissance des ténèbres, la
puissance du mensonge et de la violence, la
puissance de la haine et des idoles, la puissance
de la maladie et de la
souffrance, sont une mise
à l'épreuve incessante de notre foi,
un appel à douter de la bonté et de
la royauté de Dieu. Certes, il y a pour nous
une tentation toute particulière quand
l'iniquité se déchaîne et
qu'elle devient contagieuse et que le tentateur
nous souffle : « Pourquoi pas ?
Pourquoi ne pas laisser faire ? Pourquoi ne
pas prendre ta part du butin de la violence ?
Ne vois-tu pas quel est le vrai maître de ce
monde, et ne veux-tu pas te ranger de son
côté ? » -
« Quand l'iniquité sera
multipliée, la charité du plus grand
nombre se refroidira », dit
Jésus.
Devant la pression des circonstances,
l'obéissance finit par se relâcher.
Devant l'insistance des mensonges qui suintent par
toutes les bouches de la presse et de la radio, le
sentiment de la vérité finit par
s'émousser. Il devient normal, il devient
acceptable de mentir et d'être injuste, et
toutes les infamies finissent par sévir dans
les milieux bien pensants sous le nom de politique
réaliste. Assurément, nous sommes
tentés, tentés par la puissance de
l'iniquité, tentés de lâcher
priseet de nous abandonner au
courant de ce monde. Mais nous aurions tort de
penser que la tentation se limite aux
périodes de souffrance et de
décomposition sociale et politique. En fait,
le bonheur, la paix, la tranquillité peuvent
être une épreuve tout aussi dangereuse
pour notre foi et nous amener, non pas tant
peut-être à douter de la bonté
de Dieu, qu'à l'oublier tout simplement et
à nous endormir du sommeil de la mort. Ainsi
la misère peut être une grande
tentation, tentation d'amertume et de
désespoir, mais l'argent ? Qui ne sait
qu'il est par excellence l'instrument du Tentateur
et son moyen suprême pour plonger les hommes
dans toutes les turpitudes et les détourner
du Dieu vivant ?
On ne saurait donc établir un
catalogue des tentations ni même
définir des zones de tentation. Tout peut
servir au Malin pour nous tenter. La vie mondaine
peut être une tentation, mais la vie
religieuse également ; la vie
d'aventures peut être une tentation, mais la
vie bourgeoise aussi ; le loisir peut
être une tentation, mais le travail
pareillement. Ce serait une illusion de penser
qu'il existe un domaine au monde où nous
soyons hors de l'atteinte du Tentateur et à
l'abri d'une possibilité de chute. Ce serait
justement la victoire du Tentateur d'être
parvenu à nous installer dans un état
où nous n'aurions plus à veiller ni
à combattre contre lui. Un chrétien
doit savoir que dans tous les domaines et à
tout instant la tentation peut venir et que le
diable rôde, cherchant à le
dévorer, cherchant à engloutir sa vie
chrétienne d'un coup de langue. C'est
pourquoi il demande à Dieu de ne pas
l'induire en tentation.
Nous avons quelque peine à comprendre
cette formule. Nous n'aurions pas tourné la
chose ainsi. Nous eussions dit plutôt :
« Ne nous laisse pas
succomber » ou
« épargne-nous la
tentation ». Cependant Jésus nous
fait dire : « Ne nous induis pas en
tentation. » Car Jésus sait mieux
que nous que rien n'échappe à la
volonté de son Père et que justement
où il nous parait que l'ennemi l'a
emporté, c'est encore Lui
qui l'a voulu de cette manière et pour notre
bien, pour exercer notre foi et notre
résistance.
Est-ce à dire que c'est Dieu qui nous
tente ?... Non pas. Dieu ne tente personne,
affirme l'apôtre Jacques. Dieu nous conduit
seulement ici ou là dans la tentation
où le Malin seul nous tente et s'efforce de
nous perdre. Le rapport de ces deux puissances est
parfaitement exprimé dans le récit de
la tentation de Jésus où nous
lisons : « L'Esprit l'emmena au
désert pour y être tenté par
le Diable ». C'est donc bien Dieu qui
veut que son Fils soit tenté, mais c'est le
Diable qui le tente, saisissant l'occasion que Dieu
lui a fournie. Dire à Dieu :
« Ne nous amène pas dans la
tentation », c'est reconnaître que
le Malin n'a pas l'initiative des
opérations, mais qu'il ne peut agir que dans
la limite de la liberté provisoire que lui
accorde le Seigneur pour châtier et pour
éprouver les hommes, qu'il ne peut nous
tenter que si Dieu nous mène à lui
pour cela, et qu'en dernier ressort, il ne fait que
ce que Dieu veut et n'a lui-même
aucun pouvoir effectif. Quand je
demande : « Ne nous induis pas en
tentation », je supplie donc Dieu de ne
pas faire de ma vie présente, quelle qu'elle
soit, le lieu de la tentation, l'occasion d'une
chute ; je lui rappelle ma faiblesse et celle
de mes frères, pour qu'il ne laisse pas
l'ennemi s'approcher et me solliciter avec trop de
force et de ruse.
Mais je ne demande pas cela à Dieu
d'une manière absolue. J'ai le droit
d'espérer que l'épreuve et la
tentation me seront épargnées, j'ai
le droit de supplier qu'une détresse
excessive n'accable pas le monde plus longtemps,
mais je dois savoir que Dieu voudra peut-être
éprouver notre fidélité bien
au delà de ce qu'elle a pu l'être
jusqu'ici. Il voudra peut-être que je sois
tenté de manière tout à fait
imprévisible encore, c'est pourquoi j'ajoute
- et cela alors d'une manière absolue :
« Délivre-nous du
Malin », c'est-à-dire :
« Si tu juges bon qu'il me tente et porte
la main sur moi, et m'assaille et m'écrase
si tu juges bon de m'éprouver, accorde-moi
de lui résister jusqu'au sang,
de ne rien lui donner de
moi-même, de n'être pas entamé
par le mensonge ou le désespoir, par la soif
du profit ou le goût du succès. Ne me
livre pas à la puissance des
ténèbres, car je n'ai rien en moi
pour lui résister ; ne livre pas les
peuples à leurs idoles, avec quoi s'en
dégageront-ils ?... Délivre-nous
du Malin ; délivre-nous de celui qui
nous répète depuis le commencement
que nous sommes des dieux. Délivre-nous de
celui dont nous ne pouvons même pas souhaiter
sincèrement être
délivrés, tant notre prière et
notre vie chrétienne mêmes sont
soudoyées par lui. »
Vous vous souvenez du combat de
Romains 7, où Paul
déclare que le Malin l'a séduit par
le commandement même et que ses efforts pour
échapper à l'Ennemi n'ont servi
qu'à resserrer ses chaînes et à
faire de lui un chef-d'oeuvre d'hypocrisie et de
pharisaïsme. C'était toute sa vie
religieuse qui était devenue pour lui la
suprême tentation, C'était son
judaïsme, comme cela peut être pour nous
notre protestantisme ou notre catholicisme. Oui, le
Malin est embusqué à
tous les détours de notre
existence profane et religieuse, et nous n'avons
aucun moyen de secouer nous-mêmes sa
servitude, ni même d'en souffrir comme il le
faudrait, puisque la séduction consiste
à nous faire aimer notre esclavage, à
nous le rendre acceptable, nous faire mener une vie
confortable et nous empêcher d'appeler
vraiment au secours. Seul, le cri de
détresse :
« Délivre-nous du
Malin », quand il est l'appel que le
Saint-Esprit met dans notre bouche, est alors
l'expression véritable de notre
misère, plus véritable, plus
authentique que tous nos bonheurs de surface et nos
libertés illusoires.
Et maintenant, nous ne pouvons demeurer sur
cet appel comme s'il s'agissait là seulement
d'une possibilité de délivrance,
comme si c'était une conjecture et que l'on
nous dise : « Essaie d'appeler au
secours ; tu verras bien ce qui
arrivera. » Celui qui vraiment crie au
secours sait que ce secours lui est tout
préparé et il en est certain comme il
est certain qu'en demandant pardon, il ne demande
pas un pardon problématique, mais
un pardon qui lui est acquis.
Ainsi notre délivrance est accomplie. Ce
n'est pas une hypothèse heureuse, c'est un
fait. Oui, nous savons ce que nous demandons en
criant :
« délivre-nous ». Dieu
nous l'annonce avec une précision
extraordinaire ici même à la Table
Sainte.
La délivrance n'est pas je ne sais
quelle issue magique, je ne sais quelle solution
automatique du problème de notre vie. Ce
n'est pas non plus un moyen de nous tirer
d'affaire, une recette de salut. La
délivrance du Malin, c'est le don que Dieu
nous fait de celui qui a résisté
à la tentation et qui a vaincu le Malin. La
puissance de Satan ne saurait être
anéantie par un coup de baguette du
Tout-Puissant. Pour nous arracher à elle, il
a fallu que Dieu vienne lui-même à
notre place lui résister et le confondre. Il
a fallu qu'il relève lui-même le
défi et qu'il vienne se soumettre et
s'imposer à toute la puissance de
l'adversaire. Ce n'est pas du haut de sa puissance,
mais du fond de notre faiblesse que Dieu pouvait
vaincre le Malin. La
délivrance n'est pas un éclair qui
foudroie le Diable : c'est cette vie que Dieu
a vécue pour nous en son Fils sur la terre,
c'est cette existence terrestre de Jésus de
Nazareth sur laquelle le Malin n'a eu absolument
aucune prise, cette existence souverainement libre
de l'Ennemi que Jésus a menée.
« Il a été tenté
comme nous en toutes choses sans commettre aucun
péché », dit l'apôtre
aux Hébreux. Et les Évangiles nous
font fort bien voir le ministère de
Jésus, depuis le jour de la Tentation au
désert jusqu'à l'heure où les
Pharisiens lui crient sur sa croix :
« Si tu es le Fils de Dieu, sauve-toi
toi-même », comme un acte total de
résistance au Malin, comme une lutte
à mort et incessante contre le Prince du
monde. « Le Fils de Dieu a paru pour
détruire les oeuvres du Diable »,
note Jean dans son épître.
Telle est donc la délivrance promise
et annoncée par toute la Bible et
demandée à la fin de Notre
Père. Elle n'est pas sans doute celle que
nous imaginions. Elle est en
tout cas mille fois plus riche,
plus présente, plus immédiate. Elle
est le don d'une vie parfaitement
délivrée du Malin, elle est le don de
Jésus-Christ. C'est la réponse
à notre prière. Il n'y en a pas
d'autre. Il n'y aura jamais d'autre secours ni
d'autre délivrance pour nous et pour le
monde, aujourd'hui et dans tous les siècles
que cette vie dont le pain et le vin sont les
signes, cette vie toute délivrée,
cette vie de liberté, de
vérité et de justice, cette vie qui
est la sienne propre et que Dieu, dans sa
miséricorde, accorde à tous les
esclaves qui l'implorent. Qui eut songé que
l'exaucement était si proche ? Nous en
sommes surpris et presque effrayés : Il
faut quitter l'Égypte aujourd'hui
même. L'agneau est immolé et l'heure
de la délivrance a sonné. Tout est
prêt. Mais nous, sommes-nous prêts
à partir, à laisser derrière
nous sans regret la maison de servitude, à
abandonner notre vie de lâcheté,
d'orgueil et
d'incrédulité ?...
Étions-nous sincères en
demandant à partir, ou exprimions-nous un
désir de convention,
était-ce un appel inconsidéré,
une ritournelle de gens d'Eglise ? Quoi qu'il
en soit, Dieu nous a pris au mot et Il est
là, sur notre seuil, avec notre
délivrance et notre liberté d'enfant
de Dieu. En l'appelant, nous pensions sans doute
avoir encore un peu de temps avant le grand
embarquement, mais Dieu est là avec
l'exaucement : prenez, mangez, ceci est mon
corps donné pour vous.
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