DOROTHÉE
TRUDEL
DEUXIÈME PARTIE
IV
Les méthodes : Les
cultes
Ce qui soutenait Dorothée Trudel au
milieu de cette activité débordante,
dont nous n'avons pu donner qu'un aperçu
bien au-dessous de la réalité,
c'était l'esprit de prière
qui l'animait et qui se
traduisait pour tous les habitants des trois
maisons de Maennedorf par les cultes auxquels elle
les conviait. C'était là sa
principale méthode et sa plus grande
force.
On méditait donc la Parole de Dieu
après chaque repas ; et comme l'usage
zurichois était de prendre quatre repas par
jour, on avait aussi quatre cultes, à 8
heures 1/2 du matin, à 1 heure, à 5
heures et à 8 heures du soir. Le culte de 5
heures était spécialement
consacré à la prière. Chacun
de ces cultes durait 1 heure, et celui du matin
souvent plus longtemps.
Comme mère de famille, Mlle Trudel
présidait. Elle faisait placer deux malades
à ses côtes, et leur imposait les
mains tant que duraient son discours et sa
prière ; aussi ne fit-elle jamais de
gestes, ce qui contribuait à donner de
l'autorité et de la dignité à
son attitude.
Longtemps elle s'était bornée
à lire un sermon de Hofacker ou, quelques
pages de Kolb, un disciple de
Michaël Hahn. Plus tard, elle se mit à
faire elle-même quelques réflexions
sur ce qu'elle avait lu. Elle prenait en
général le chapitre indiqué
par le livre de textes moraves et le lisait en
entier ; ou bien, se recueillant et dirigeant
un regard suppliant vers le ciel, elle tirait son
texte de la petite boîte contenant la
collection des mille passages bibliques. À
peine la lecture finie, elle parlait pendant
près d'une heure avec une liberté,
une force, une verve et une charité
difficiles à se représenter.
Les discours de Mütterli
n'étaient que de simples méditations
sur les versets qu'elle venait de lire et qu'elle
suivait de nouveau pas à pas... Mais chacun
d'eux lui rappelait une multitude de souvenirs et
ces faits d'expérience ajoutaient à
sa prédication, déjà forte et
édifiante, une vie et un
intérêt tout particuliers. En un mot,
sa prédication était une
prédication d'expérience.
Elle ne parlait guère sur les
guérisons.
Aussi ne pouvons-nous donner exactement sa
pensée sur ce point. Elle n'a d'ailleurs
consigné nulle part ses théories, si
toutefois elle en avait de précises. Et ses
simples méditations ne touchaient qu'au
développement spirituel des âmes que
le Seigneur lui avait confiées, ou à
leur conversion si, chez elles, il n'y avait eu
encore aucune transformation véritable.
Avant toutes choses, elle désirait apprendre
aux âmes à s'adresser
elles-mêmes au Père
miséricordieux et tendre, à se
confier en Lui et à le prier avec foi et
persévérance. « Oh ! ne vous
appuyez pas sur ma prière en votre faveur,
recommandait-elle à ses malades ! Mais priez
vous-mêmes, comme si personne ne priait pour
vous: et cela ira bien. »
Aussi est-ce avec insistance qu'elle
invitait les âmes
irrégénérées à
changer de vie:
« Ceux qui ne possèdent pas
Christ, disait-elle, sont encore des noyés !
» Et encore - « Notre coeur doit avoir
une haine, je dirai plus : un dégoût
pour le péché. Les yeux de
Dieu sont des éclairs qui
dévoilent toute chose : s'ils
s'arrêtent sur quelqu'un, cet homme ne peut
que s'effrayer ! ... Mais comme il est doux de
voir s'évanouir devant l'amour de Dieu les
hautes montagnes de son
péché. » Et plus
loin : « Changez tout, ce qui est en
vous : les yeux, les oreilles, le nez, les
pieds, la langue, etc., etc... Le jeune homme riche
devint triste parce qu'il lui fallait abandonner
quelques biens ; d'autres deviennent joyeux,
lorsqu'ils ont tout perdu. »
À ceux qui s'étaient
donnés au Sauveur, elle rappelait
l'obéissance aux commandements divins :
« Nous savons, disait-elle, que les
sujets d'un roi doivent suivre ponctuellement ses
ordres ; si nous, chrétiens, nous
étions plus attentifs aux ordres de notre
Roi céleste, nous serions plus heureux. Si
nous sommes les élus de Dieu, restons donc
avec le Roi céleste dans une communion
vraiment intime, obéissons ponctuellement
à ses ordres, comme les serviteurs d'un roi
lui obéissent. Nous ne serons jamais trop
sévères dans
l'accomplissement de la Parole de Dieu. »
Et encore : « Ne servons plus aucune
image. Nous devons avoir honte de ne pas avoir fait
encore de Dieu la chose principale de notre vie. Il
y a encore assez de cultes d'idoles : mainte
mère a pour dieux ses enfants, lorsqu'elle
n'a pas seulement en vue leurs
âmes. » Une autre fois, elle
s'écriait « Laissez-vous
pénétrer par l'Esprit-Saint priez le
Seigneur qu'Il vous ouvre votre Bible ! Ne
vous épargnez point : imitez
Jésus-Christ qui s'est oublié
lui-même ! »
Son amour des âmes lui faisait,
trouver des accents qui remuaient les coeurs et les
consciences. Elle rappelait son passé, ses
conversions, priant le Seigneur de toucher les
âmes et de les transformer comme Il l'avait
fait pour la sienne.
Mais, par-dessus tout, ses allocutions
disaient bien haut l'entière et pleine
confiance qu'elle avait en son Sauveur. Nous y
lisons : « Ceux qui sont nés
de nouveau ne doivent plus se confier en
eux-mêmes ; c'est le
Seigneur qui garde l'âme de
ses saints. Si je reste en Lui, alors Il reste en
moi. Oh ! s'il m'arrivait de ne plus me
confier qu'en moi-même et en mes propres
forces, je sais d'avance que je ne pourrais rester
debout trois jours ! » Et
encore : « Nous pouvons être
complètement rassurés lorsque nous
appartenons au véritable Conducteur. Nous
avons d'ailleurs en Lui un Sauveur qui ne repousse
personne ; appelez-Le et Il vous
répondra ; louez-Le, car Il fait sauter
les liens et possède des biens en
réserve pour les infidèles. Ne vous
plaignez plus et ne gémissez plus !
C'est à Lui que je me confie pour l'avenir
avec mes enfants. Remettez-Lui aussi toutes choses
entre les mains ! »
Cette inébranlable confiance en son
Dieu faisait qu'au milieu même de ses
occupations et de ses soucis, Dorothée
Trudel restait paisible et joyeuse. Son calme
dissipait bien des angoisses ; sa joie
relevait bien des courages et brisait bien des
doutes. C'est que, pour elle, la joie devait suivre
la conversion et faire partie de
la vie de tout vrai chrétien. N'avait-elle
pas éprouvé cette joie-là, au
moment de sa seconde conversion, joie d'ailleurs si
profonde et si vivace qu'elle avait
été obligée de demander
à Dieu d'en diminuer
l'intensité ! Aussi prêchait-elle
la joie : « Dès que ton coeur
s'est placé sous le commandement du Roi
plein d'amour et que ce Roi a fait en toi sa
demeure, tu as la joie ! » Et
quelques pages plus loin : « Louez
Dieu tous les jours ; nous ne sommes de vrais
chrétiens que si nous pouvons louer le
Seigneur dans tous les temps, dans les bons et dans
les mauvais jours ! »
Voilà toute la prédication de
Mütterli. Sa forme est la simplicité
même : pas de recherche, pas même
de plan. Suivant les versets qu'elle avait lus, et
suivant aussi les besoins du moment,
Dorothée Trudel laissait parler son coeur.
Mais la richesse de sa vie intérieure
suppléait au manque de préparation,
la chaleur communicative de sa foi et de son amour
faisait oublier la froideur de la
forme, quelquefois même celle du
débit.
Ses appels à la conscience frappaient
comme des boulets contre un mur, selon
l'énergique expression du prédicateur
de ses funérailles, mais - c'est maintenant
Charles Secrétan qui parle
(1) -
« quand elle poursuivait les
délicates exigences de la conscience
chrétienne ; quand elle peignait
l'austère suavité des joies que le
chrétien sait extraire de l'amertume ;
quand elle disait le profit à tirer des
ennemis, par exemple, la douceur de prier pour eux,
et comment ceux qui exercent notre support et notre
pardon nous font contre leur gré le plus
grand bien possible, et comment nous leur en devons
une reconnaissance infinie, et comment nous pouvons
la leur témoigner, il semblait la musique
d'un autre monde, il semblait une colombe qui,
sûre de sa route, se perdait à nos
yeux dans l'azur. »
Conversion, sanctification, pardon,
justification et vie, amour de Dieu et du prochain,
prière, persévérance,
humilité, foi, confiance et joie, tel
était en gros le thème de ces
méditations qui convainquirent tant
d'âmes à se donner au Sauveur,
réveillèrent tant de consciences
endormies, et allumèrent dans bien des
coeurs la flamme sainte de la charité, du
dévouement et du sacrifice.
Mais laissons rendre son témoignage
à une auditrice (2)
de Mütterli. Voici ce qu'elle
nous dit : « Dorothée Trudel
ne se sentait pas appelée à expliquer
la Bible ou à enseigner, mais les versets du
chapitre qui passaient tour à tour sous ses
yeux lui servaient de point de départ pour
parler de sujets qui lui tenaient à coeur.
Son discours n'avait pas tant le caractère
d'un enseignement que celui d'un témoignage
rendu à la fidélité, à
la sainteté et à la puissance de
Dieu. Sans cesse, elle parlait de ses propres
expériences, et la
richesse de sa vie intérieure donnait une
grande autorité à sa parole. Elle
était sévère et cependant
très encourageante, poursuivant jusqu'en ses
derniers retranchements la piété
alanguie, attiédie et à
demi-mondaine. Elle voulait à tout prix
amener les âmes à des rapports
personnels avec un Sauveur vivant, sans craindre de
troubler dans ce but une paix factice et de
dissiper des espérances illusoires. Le
souvenir des quinze années qui avaient
précédé pour elle la crise
qu'elle appelait sa vraie conversion, et pendant
lesquelles sa vie chrétienne était
restée stérile, la pressait
d'encourager chacun à prendre les promesses
de Dieu plus au sérieux, à rechercher
un entier affranchissement du péché
et une vie sainte et bénie.
« Ce qu'elle recommandait à
l'individu, elle aurait voulu le voir
réaliser par l'Eglise entière ;
elle s'affligeait du manque de dons spirituels dont
elle voyait partout la preuve, proclamant la
nécessité d'un christianisme
apostolique et d'une abondante effusion du
Saint-Esprit en des coeurs
vraiment transformés.
« Il y avait dans ses allocutions
tant de vie émue, qu'on assistait sans
lassitude à ces quatre cultes par
jour ; c'est avec joie et avec une attente
toujours renouvelée que jeunes et vieux
venaient reprendre leurs places d'abord autour de
la table commune, et plus tard, quand le nombre des
malades eut augmenté, dans une petite salle
adaptée à cet usage.
« Ce témoignage puissant et
d'un genre si particulier ne tardait pas à
agir sur les hôtes de la maison
hospitalière. Les domestiques, aussi bien
que les malades, vivaient là sous une forte
discipline spirituelle ; les paroles inutiles,
l'esprit volage et badin étaient comme
bannis de cette petite société, on se
sentait repris et intérieurement
travaillé ; bien des illusions
s'évanouissaient et l'on en venait à
aspirer avec angoisse à la lumière et
au pardon. Chacun, du reste, était
individuellement pris à partie et dans le
secret des coeurs se livraient
des luttes et s'opéraient des
dépouillements, dont les heureux effets se
font sentir aujourd'hui encore dans mainte
famille. »
Dans le village aussi il se produisit
pendant un temps de nombreuses conversions, surtout
parmi les jeunes filles et les jeunes gens.
V
Quelques pensées de
Mütterli
Ajoutons maintenant à ce que nous venons
de dire sur la prédication de Mütterli,
quelques pensées qui nous feront entrer plus
avant dans les préoccupations de son esprit
et de son coeur. Elles se passent de commentaire,
mais nous engagent à méditer
sérieusement et avec prière.
- Courir des réunions et conserver
son vieil homme, cela fait des gens de la pire
espèce.
- Celui qui est sensible ou susceptible est
malade ; car chacun sait qu'un membre malade
est très sensible.
- Se plaindre, - c'est renier
Jésus !
- Il nous est impossible de chanter un
cantique nouveau avec notre vieille langue.
- L'esprit badin chasse l'Esprit saint.
- Une foule de gens prient beaucoup, mais ne
consentent pas à se laisser réduire
en poussière et à devenir des
zéros.
- Devenons des tonneaux vides, afin que Dieu
puisse nous remplir lui-même tout
entiers.
- Le monde est une antichambre où
l'on change de vêtements.
- On n'est réellement heureux que
quand on est entièrement
détaché de tout et qu'on ne tient
plus à rien.
- Il est nécessaire pour notre
éducation que d'autres nous soient
préférés.
- Que celui qui se préoccupe encore
beaucoup de savoir ce que d'autres pensent
ou disent de lui, se garde de
dire qu'il est un fidèle disciple du
Christ !
- Je ne donnerais pas grand'chose d'un homme
de prière, qui à peine la
prière terminée se met à
causer de choses inutiles ou à faire des
plaisanteries.
- Ne me parlez pas d'une foi que je puis
perdre pour avoir subi une injustice ! Si une
pareille foi s'effondre, ce n'est certes pas
dommage, elle ne vaut pas un liard.
- Je n'ai point trouvé dans la Bible
de passage annonçant une condamnation, pour
ceux qui veulent se laisser sauver.
- Les vrais chrétiens sont ceux qui
n'ont pas seulement reçu le baptême
d'eau, mais aussi le baptême de feu du
Saint-Esprit.
- Soyons des imitateurs, non pas des
admirateurs !
- Sur la route qui mène au ciel, il
n'y a qu'un commandement : En
avant !
- Ceux qui se tiennent devant le trône
de Dieu, ce sont les vainqueurs, - non les vaincus.
- Si l'on savait comme il est doux
d'être vainqueur, personne ne
reculerait.
- Qu'est-ce qui t'est plus cher, l'âme
du voleur ou l'objet qu'il t'a
dérobé ?
VI
Les méthodes :
l'amour
Si la plus grande force de Mütterli
était dans la prière et dans ses
cultes, nous pouvons affirmer qu'elle
possédait en elle pour ses malades une
seconde force, non moins grande que l'autre, je
veux dire : l'amour. Nous avons
déjà fait remarquer combien ses
méditations étaient empreintes d'un
amour ardent des âmes. C'est dans la vie
ordinaire, dans les détails les plus petits
et les plus obscurs de l'oeuvre de Maennedorf que
nous voudrions maintenant relever l'activité
inlassable de ce même amour.
Dorothée Trudel savait accueillir
chacun avec tant d'empressement et de sollicitude
qu'on se sentait gagné dès la
première entrevue. Et
puis, comme elle avait le don de comprendre les
âmes ! et comme elle leur distribuait
avec sagesse et bonté ce dont elles avaient
besoin ! Certes elle ne reculait pas devant la
sévérité, ni parfois devant
les reproches. Mais au fond, on le sentait bien,
c'était l'amour qui dominait. Dès le
début, on ne pouvait pas ne pas avoir
confiance en cette tendre mère. Quelques
malades même ne tardaient pas à lui
faire les confessions les plus intimes, ce qu'elle
ne demandait d'ailleurs jamais à
personne.
Mais certains malades n'obtenaient de
soulagement que, lorsque rentrant en
eux-mêmes, ils confessaient leurs fautes et
se repentaient, se demandant comme les
frères de Joseph : « Pourquoi
ceci nous arrive-t-il ? » Ce fut le
cas, par exemple, d'un jeune ouvrier gravement
malade par suite d'inconduite - du jour où
il eut confessé ses péchés,
non seulement à Dieu, mais devant les
hommes, il se sentit soulagé dans son corps.
Et quand il eut déchargé sa
conscience par l'aveu de son plus
grand péché, il alla de mieux en
mieux jusqu'à guérison
complète et inespérée.
Malheureusement, Dorothée ne vit pas,
toujours ses efforts
récompensés : parfois,
après avoir été guéris,
ses malades retournaient au mal, mais jamais sa
charité ne se laissa décourager.
C'est spécialement lorsqu'elle voyait
quelqu'un approcher de la mort sans posséder
la foi, que Dorothée Trudel redoublait
d'ardeur. Elle rappelait alors hardiment au
Seigneur ses promesses, et lui demandait de
prolonger la vie de ces malheureux, jusqu'à
ce qu'ils eussent trouvé le salut de Christ.
Son amour ne pouvait se résoudre à
laisser partir une âme qui ne fût pas
sauvée !
C'est par l'amour qu'elle arrivait à
rendre dociles les aliénés. Elle les
entourait d'autant plus qu'ils étaient plus
inabordables. Et très souvent la puissance
de l'amour remporta la victoire. Mais aussi
à quels dangers ne s'exposait-elle
pas : témoin ce jour où une
femme, dans un état
complet de rage, la mordit si cruellement au visage
qu'il se mit à enfler.
Quant à ceux qui se laissaient aller
à leur douleur, elle les reprenait avec
énergie et blâmait leur conduite, ou
bien elle les entourait avec amour, priait avec
eux, les consolait jusqu'à ce qu'ils eussent
compris qu'elle était aussi
dévouée pour leur salut que pour
celui des autres.
« De l'abondance du coeur, la
bouche parle. » Aussi retrouvait-on
toujours dans les explications bibliques de
Mütterli, dans ses entretiens particuliers,
dans sa correspondance, cette même
pensée : « Une seule chose
est nécessaire. » S'adressait-on
à elle pour avoir quelques conseils, elle
répondait par des paroles aussi pleines de
droiture que d'amour. Toute
pénétrée de la puissance que
donne la communion vivante avec Jésus, elle
en communiquait en quelque degré l'influence
à tous ceux qui l'approchaient.
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