DOROTHÉE
TRUDEL
PREMIÈRE PARTIE
Jeunesse et Conversion
Dorothée Trudel naquit le 27 octobre
1813, à Hombrechtikon, petit village suisse
du canton de Zurich. Ce fut la onzième et
dernière enfant d'une pauvre famille. Mais
Dieu choisit où Il veut et comme Il lui
plaît ses serviteurs et ses servantes.
Parfois même, c'est une règle pour Lui
de tirer de l'indigence et de la bassesse ses
meilleurs instruments, afin non seulement de
glorifier son nom et de faire éclater sa
puissance, sa sagesse et son amour, mais aussi de
montrer son indépendance vis-à-vis
des hommes misérables et
pécheurs.
Dorothée Trudel fut, dans la main de
Dieu, l'un de ses meilleurs instruments.
Cependant, après avoir insisté
sur la libre action de Dieu qui garde les enfants,
dirige les parents, choisit et
prépare ses ouvriers, nous ne pouvons pas ne
pas mentionner, l'influence longue et bénie
de madame Trudel. Cette mère extraordinaire
sut transformer, petit à petit, à
force d'exemples et de prières, le coeur de
Dorothée. Et sa fille lui en conserva toute
sa vie une profonde reconnaissance.
I
La mère de Dorothée
Trudel
La mère de Dorothée Trudel
était une femme pieuse. Demandée en
mariage à l'âge de vingt-quatre ans
par un homme qui lui avait toujours inspiré
de la crainte, elle l'avait refusé plusieurs
fois. Mais, comme elle était belle et de
plus connue pour son dévouement, il persista
dans sa recherche. Le père et la soeur de
cet homme étaient des gens pieux et la jeune
fille les aimait beaucoup. À cause de
l'affection qu'elle leur portait, elle finit par
accepter ce mariage.
Mlle Trudel a raconté elle-même
l'histoire de sa mère
(1).
« Il est triste, dit-elle, de
repasser dans son souvenir les souffrances d'une
mère comme la mienne ; mais je dois
dire à la gloire de Dieu que, durant les
vingt-sept ans que je l'ai connue, je ne lui ai pas
entendu proférer une seule plainte. Nous ne
comprenions pas comment elle pouvait rester
toujours, si sereine et conserver au milieu de tant
de difficultés un si joyeux courage. Moi
surtout, qui avais malheureusement l'humeur
impétueuse et colère de mon
père, J'étais confondue de la
patience avec laquelle elle supportait ses
injustices. Lorsque je voyais ma mère douce
et amicale avec lui et sachant toujours nous
montrer en lui un bon côté, tandis que
nous ne voyions que méchanceté, je
m'écriais :
- O mère ! comment peux-tu
parler ainsi ? Si j'avais un tel mari, je m'y
prendrais bien autrement : tu le
gâtes ; au lieu de lui
montrer ses torts, tu ne fais que prier.
- Enfant, répondait-elle, un jour tu
me comprendras. Mon mari est mon bienfaiteur, c'est
lui qui m'a appris à ne m'attendre qu'au
Seigneur et à remettre tout ce qui nous
concerne à sa seule garde. Si vous ne voulez
pas reconnaître que le Sauveur nous
bénit en brisant notre volonté, vous
me préparez encore plus de chagrins que
votre père ne m'en cause à
présent. Ma tâche est de prier afin
que la verge dont Dieu se sert ne soit pas
jetée au feu éternel ; quant
à l'épreuve, J'en bénirai Dieu
toute ma vie. - Comment bénir Dieu d'une
telle épreuve ? répliquais-je.
Mon coeur ne pouvait consentir à une telle
acceptation, mais l'exemple de ma mère finit
par triompher enfin
(2). »
II
Comment madame Trudel élevait
ses enfants
Au foyer de madame Trudel, n'habitait pas
le luxe, ni même l'aisance.
Avec onze enfants et des ressources bornées,
il fallait une grande simplicité.
« En ceci, nous dit
Dorothée Trudel, nous comprenions mieux
notre mère, et, malgré bien des
privations, notre jeunesse fut douce et joyeuse.
Notre nourriture était fort simple et
uniforme ; mais nous nous portions aussi bien
que les enfants les mieux nourris, et, quand nous
racontions à notre mère combien de
bonnes choses les autres enfants mangeaient, elle
nous disait de rendre grâces à Dieu de
ce que nous avions le nécessaire, dont tant
d'autres étaient privés. Souvent il
n'y avait rien dans la maison ; sauf ma
mère, nul ne le savait que « Celui
qui nourrit les oiseaux de l'air » et qui
ne nous abandonna jamais. Nous fîmes à
ce sujet les plus douces expériences ;
aussi notre mot d'ordre était-il :
Prier et non mendier (3).
- Enfants, disait notre
mère, il est écrit :
« Celui qui
se confie en l'Éternel ne
sera jamais confus
(Psaume XXV, v. 3. ). » Un
jour, l'un de nous ayant déclaré que
si notre père ne changeait pas de conduite,
nous serions tous ruinés, concluait par
cette boutade : Mère, tu ne dirais
rien, quand même tu nous verrais tous
réduits à mendier ? - Cela
n'arrivera jamais, répondit-elle avec
assurance, car la Parole de Dieu est plus ancienne
que nous et David dit : « J'ai été jeune et je
suis devenu vieux, mais je n'ai jamais vu le juste
abandonné, ni sa postérité
réduite à mendier son pain
(Psaume XXXVII, v.
25.) ! » Enfants, travaillez et
priez et vous ne manquerez de rien
(4). »
Si, chez madame Trudel, la nourriture, le
vêtement et les différentes ressources
du ménage furent de la plus grande
simplicité, l'éducation,
intellectuelle des enfants ne le fut pas moins.
Dorothée ne put fréquenter
l'école que très peu de temps, le
travail de chacun étant nécessaire
à tous.
L'instruction de toute la famille, sauf le
père, se bornait exclusivement à la
connaissance de la Bible. C'était le seul
livre lu et aimé de tous. Le travail de la
journée terminé, on revenait sans se
lasser à ces histoires devenues peu à
peu si chères, que, tout en les sachant
presque par coeur, on aimait toujours à les
relire. Que de foyers auraient gagné en
paix, en amour et en activité si la Bible,
comme dans la maison de madame Trudel, avait
été placée au premier
plan !
Madame Trudel avait aussi l'habitude
d'accompagner son travail de discours et de
prières à haute voix, ce qui
répandait dans ce petit cercle une
atmosphère de paix et de sainteté.
Elle ne permettait aucune médisance, aucun
commérage, et jamais elle ne
répétait les nouvelles du village.
Elle parlait peu, mais sa vie agissait par
l'exemple, sa parole était
accompagnée de la puissance de Dieu dans les
coeurs. Sans cesse elle remettait tous les siens
entre les mains de Dieu ; on l'entendait
répéter au Seigneur :
« Je t'en prie, qu'aucun d'eux ne manque au dernier jour ! »
III
Les Prières
exaucées
L'influence d'une telle mère était
déjà bien grande. Pour expliquer
l'oeuvre et la fin de Dorothée Trudel, il
nous faut pourtant entrer encore plus avant dans la
piété de madame Trudel. Sa fille nous
a conservé, sur la foi de cette mère
extraordinaire, quelques traits importants qui la
frappèrent quoique jeune encore et se
gravèrent dans son souvenir.
« Quoique le fusse la cadette,
nous dit-elle, je me rappelle une foule de
prières exaucées. Une entre autres
m'a particulièrement frappée. Ma
tante, qui vivait avec nous et nous était
d'un grand secours, tomba gravement malade. Tout
annonçant une fin prochaine, elle se
prépara à la mort et prit la sainte
Cène. Peu après, elle perdit tout
mouvement ; il ne lui
restait que la parole. Elle avait des visions
célestes, et lorsque le soir on apporta la
lampe, elle s'écria :
« Quelle idée, lorsqu'une telle
clarté nous environne ! » Ma
mère comprit qu'elle allait mourir, et, se
jetant à genoux, pria Dieu avec insistance
de lui laisser cette précieuse soeur
jusqu'à ce que sa fille aînée
fût en état de la seconder. Vers
minuit, ma tante, qui avait été
longtemps immobile et muette, dit tout à
coup : « Je vois bien qu'il me faut
rester encore, dans cette vallée de larmes
pour être avec toi. »
« En effet, elle vécut
encore quinze ans, jusqu'à ce que ma soeur
aînée pût être utile
à ma mère. Cette chère tante
s'était entièrement donnée
à nous et travaillait jour et nuit pour ne
nous laisser manquer de rien.
« Si l'un de nous tombait malade,
il était porté aux pieds du Sauveur.
Notre mère n'avait de médecin que
lui, et de remèdes que la prière.
Même, lorsque je pris la petite vérole
et que je fus menacée de perdre la vue, on
n'en dit rien à personne. Ma mère le
fit savoir à mon
père, mais il resta au cabaret sans se
soucier de moi. Elle, n'en témoigna aucune
humeur, mais pria avec ferveur pour lui, pour nous,
et surtout pour l'enfant malade ; et je
recouvrai la vue et la santé.
« Une autre fois, l'un de mes
frères, à la suite d'une grande
frayeur, eut une attaque d'épilepsie. Mon
père était de nouveau absent. - Je
connais ce mal, dit ma mère, c'est la plus
grande épreuve qui pût nous être
envoyée ; mais celui qui guérit
le lunatique en Judée vit encore. Ne dites
rien à personne et prions ! -
Lorsqu'elle parla à mon père de cet
accident, celui-ci, qui ne voulait pas être
dérangé dans ses plaisirs, se moqua
d'elle et dit que sans doute c'était un
rêve. - Eh bien ! lui dit ma
mère, je prie Dieu que Jean ait un nouvel
accès devant toi, mais aussi, que ce soit le
dernier ! - Huit jours après, l'enfant
tomba aux pieds de son père, écumant
et se débattant. Ma mère avait
été doublement exaucée :
cet accès fut le dernier et il n'eut de
nouveaux symptômes de cette
terrible maladie que trente-quatre ans
après.
« Combien, d'exemples de foi et de
prières exaucées n'aurais-je pas
encore à raconter, s'il ne fallait, pour
cela, accuser mon père, qui en était
presque toujours l'occasion. Mais comme nous
eûmes la joie, après avoir perdu notre
tendre mère, de le voir embrasser la foi
qu'elle avait tant demandée pour lui, et
s'endormir dans la paix du Seigneur, après
avoir pleuré ses péchés, je
veux seulement insister sur la vérité
de ces paroles : « Il ne tombe pas un cheveu à
terre sans la volonté de votre Père
céleste ! (Matthieu X, v. 29.)» et
« toutes choses
concourent au bien de ceux qui aiment Dieu
(Romains VIII, v. 28.
(5). »
IV
Après le travail, le repos
Lorsqu'enfin les enfants de madame
Trudel, devenus grands, purent
subvenir par un travail assidu, aux dépenses
journalières et mirent ainsi la maison
à l'abri du besoin, ce fut à leur
tour d'entourer leur mère de soins et
d'affection. Après tant de souffrances,
d'activité et de fatigues, madame Trudel
avait besoin de repos.
« Dans les dernières
années de la vie de ma mère, nous dit
Dorothée Trudel, lorsque nous fûmes
tous en état de gagner notre pain, nous
eûmes le courage de la prendre sous notre
protection. Nous déclarâmes à
notre père que nous ne permettrions plus que
celle qui s'était sacrifiée pour lui
et pour nous fût maltraitée ;
qu'il pouvait décharger sur nous sa mauvaise
humeur, mais que pour elle, c'en était
assez. Nous nous efforçâmes à
l'envi d'adoucir sa vie, et souvent elle disait en
pleurant : « Enfants, pourquoi
voulez-vous que je sois si bien ? »
Cependant elle acceptait tout pour nous faire
plaisir et se réjouissait de nous voir
mettre en pratique ce qu'elle nous avait appris,
l'oubli de soi-même et la
confiance en Dieu. Elle eut aussi
la joie de voir plusieurs de ses enfants
naître à un christianisme personnel et
vivant. Voyant ainsi ses ardentes prières en
partie exaucées, elle les continuait pour
son mari et ses autres enfants, avec la ferme
assurance d'être un jour entendue.
« C'est dans la dernière
année de sa vie que fut couronnée son
inébranlable confiance en la Providence de
Dieu. Onze semaines avant sa mort, un parent dont
nous n'avions jamais entendu parler, arriva de
Hollande. Il nous prit en affection, et dès
lors notre vie extérieure fut tout à
fait changée. Au lit de mort de ma
mère, il lui promit de nous servir de
père et il a fidèlement tenu parole.
Il témoignait sa joie de nous avoir pour
enfants adoptifs et de nous laisser sa fortune,
considérant comme un privilège
d'être l'instrument par lequel Dieu se
montrait fidèle envers sa fidèle
servante
(6). »
La foi héroïque de cette
mère extraordinaire ne se démentit
pas jusqu'à la fin. Sa fille conclut ainsi
le récit qu'elle nous a laissé de sa
vie :
« Je voudrais, dans l'esprit de ma
mère, dire à toutes les
mères : si vous voulez être en
bénédiction à vos enfants, ne
vous mettez pas en peine pour eux des
trésors que les vers et la rouille
consument, ni de leur assurer une grosse dot et un
beau trousseau. Apprenez-leur à prier et
à travailler, mais à travailler par
obéissance et avec foi, et priez
vous-mêmes pour eux, afin qu'ils soient des
offrandes vivantes à la gloire de Dieu
(7) ».
Nous avons jugé bon d'insister si
longuement sur l'activité et l'influence de
madame Trudel, pour expliquer l'oeuvre et la foi de
Dorothée. N'est-ce pas dans ce foyer
désuni, où le père
contrebalançait si honteusement la sainte
influence de la mère, mais où la
piété maternelle savait toujours
ramener la paix et la joie, que
Dorothée apprit à haïr le mal,
à mettre toute sa confiance en Dieu ?
N'est-ce pas en voyant prier avec ferveur cette
mère chrétienne que Dieu lui avait
donnée et qu'Il soutenait à travers
ses souffrances et ses luttes, qu'elle sentit
grandir, au fond de son coeur cette croyance
inébranlable en l'exaucement des
prières, cette foi invincible qui produit
des oeuvres grandioses selon la promesse du Christ
(Jean XIV v. 12.) ? N'est-ce pas
enfin dans l'étude journalière des
Saintes Écritures, mises dans cette maison
à la place d'honneur, qu'elle
commença à acquérir cette
richesse intérieure, cette science
étonnante, dont elle sut plus tard faire
profiter les autres par ses prédications ou
ses entretiens particuliers et qui
attirèrent à elle les hommes les plus
savants comme les plus croyants ?
La foi de madame Trudel a passé en
Dorothée. Et non seulement la foi, mais
aussi la simplicité, la douceur,
l'humilité.
Dorothée Trudel n'a eu qu'à
regarder pour s'enrichir, qu'à contempler
pour imiter ensuite. En elle, après bien des
luttes, ont fini par triompher l'oubli de
soi-même et la confiance en Dieu qui avaient
fait de madame Trudel une mère
extraordinaire.
Et c'est pourquoi, au début de cette
étude consacrée à la fille,
nous avons donné une si large place à
la mère.
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