FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE
III
LE CIMETIÈRE
GRENOBLOIS
Dès qu'il le peut,
Neff « se sauve d'ici ».
Appelé par le pasteur Bonifas, absent pour
quelques mois de sa paroisse, le voici à
Grenoble, capitale du
Dauphiné.
À peine sur
place, le bouillant évangéliste
empoigne ses paroissiens à bras le corps.
« Il en appelle sans cesse à leur
conscience. » Peine perdue. La
prédication dominicale « est un
vain son qui frappe l'air ». On
écoute, on s'en va, rien n'est
changé. En robe et rabbat, juché dans
une haute chaire, le lévite se sent
étranger à lui-même,
« Si tu as bon odorat, écrit-il
à un ami, tu dois t'apercevoir que cette
lettre sent le prêtre, car il y a peu
d'instants que j'étais
enveloppé de la noire
tunique qui distingue du vulgaire les graves
enfants de la liturgie. »
Pour atteindre ses
gens, fidèle à sa méthode,
Neff organise des réunions de semaine. Il
n'y vient guère que quelques mendiants en
quête d'un secours pécuniaire ou d'un
vêtement. Vertes critiques de ceux qui ne
veulent pas être réveillés. Une
fois de plus le jeune évangéliste
reconnaît « l'âpreté,
la violence de son caractère... Me dire
d'être doux, c'est dire à un
bossu : Tiens-toi droit !... Peut-on
bâtir une maison sans casser de
pierres ? » Annoncé comme il
doit l'être, l'Évangile ne peut
« qu'être en odeur de mort à
ceux qui périssent... Le devoir est de me
raidir contre les principes de lenteur et de
lâcheté... À Dieu ne plaise
qu'aussi longtemps que je serai à son
service, je cède aux temporiseurs ; au
contraire. Plus je fais d'expériences, plus
je lis la Parole de Dieu, plus je
réfléchis et plus je suis affermi
dans mes sentiments d'activité, de vigueur
et de libre action. »
Comment arracher les dormeurs
à leur sommeil ? Que leur dire pour
qu'ils se réveillent ?
« Personne de nous ne sait ce que c'est
de veiller avec persévérance... Notre
coeur étant loin du Seigneur, il nous faut
faire bien des pas avant de le retrouver ;
c'est comme une pompe qu'on ne met pas souvent en
mouvement ; il faut
travailler un moment avant que d'avoir de
l'eau ; et si chaque fois, on se lasse au
moment de la voir couler, elle redescend au fond du
puits et c'est à recommencer. Autant rien
que deux ou trois minutes d'une prière
sèche. Cela ne suffit pas pour alimenter une
âme... Le poisson meurt hors de l'eau ;
meurt hors de son élément, qui est la
grâce du Sauveur... S'il s'agissait de sortir
d'un abîme entre deux rochers ou seulement de
gravir une montagne pour jouir d'un beau point de
vue et d'un air pur, nous trouverions bien nos
forces. Trouvons-les donc pour gravir la montagne
de Sion ! »
LE VIEUX GRENOBLE
On ne la gravit guère,
cette montagne ! Aux réunions - ce mot
est plein d'ironie - ils sont deux ou trois, au
temple, guère plus. Le prédicateur
s'en prend à lui-même :
« Il ne m'est pas possible d'improviser
en chaire ; je suis obligé de composer
et d'apprendre mes sermons ; je les
débite sans émotion, sans chaleur,
sans mouvements... Il me semble que mes auditeurs
sont des cailloux et que je prêche absolument
pour néant... Cette position me tue. Ce
Grenoble est un tel cimetière que je ne sens
aucune force, aucun
courage... »
Neff reprend
plusieurs fois ce mot de cimetière. Il
tourne dans le vide, il s'ennuie dans ce
« si triste pays qu'on y perd le peu de
vie spirituelle qu'on a pu y apporter... Le
troupeau étant mort, je suis constamment
obligé de lui répéter les
mêmes choses. »
D'autre part, les nouvelles
venues de Genève, touchant la vie de
l'Eglise de Bourg-de-Four, ne sont pas
réconfortantes. Un prédicateur
« privé de discernement, de
modestie et de sens rassis », y lance
toutes les foudres d'une orthodoxie sans
charité ! De loin, Neff se
désolidarise « de cette doctrine
roide calviniste... je fais profession de n'avoir
rien de commun avec cette
théologie. » Autres foudres,
à Lausanne, où le doyen Curtat, dans
une brochure sensationnelle, pulvérise
sectes et conventicules, frappant si fort que Neff
estime « qu'il prend les Vaudois pour des
sourds. »
À Vizille,
près de Grenoble, se manifeste pourtant
quelque trace de vie. C'est là, sur la
demande instante des parents, que Neff baptise un
enfant. Vive réaction du pasteur Bonifas qui
rappelle à son suffragant « notre
discipline ecclésiastique, un des monuments
les plus respectables et les plus apostoliques qui
se puissent connaître. Comme vous
n'êtes pas ordonné, plus je
réfléchis sur le baptême de
Vizille et plus je regrette que vous vous soyez
laissé intimider et conduire par cette
mauvaise tête d'homme (le père de
l'enfant). »
Échec sur toute la
ligne. Neff est heureux de recevoir un appel du
pasteur de Mens et c'est sans mélancolie
qu'il s'éloigne du
« cimetière » où
il n'a pu ressusciter aucun mort. Mais le temps
viendra où ils ressusciteront, car Grenoble
est aujourd'hui, dans les cadres de l'Eglise
réformée de France, une de ses plus
vivantes et plus dynamiques paroisses.
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