Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



FÉLIX NEFF PORTEUR DE FEU



CHAPITRE IV

NEFF « INCENDIE » MENS

Le 28 décembre 1821, Neff arrive à Mens, gros bourg au pied des Alpes du Trièves, en Isère. Là, les auditoires sont considérables, jusqu'à douze cents personnes. Des centaines aux annexes de Saint-Jean d'Hérans et de Saint-Sébastien. Plus d'apparence que de réalité. Comme ailleurs, le rationalisme desséché et desséchant du XVIIIe siècle a opéré ses ravages. On se réunit par habitude, non par conviction personnelle, sous la bannière d'un protestantisme plus politique que religieux. Puis la tourmente révolutionnaire, les coûteuses guerres napoléoniennes, les remous de la Terreur blanche (à Nîmes, en 1815: deux mille protestants rançonnés, deux cents mis a mort, cent cinquante maisons dévastées ou brûlées, quarante femmes fouettées, blessées, des abjurations arrachées par la menace) laissent les esprits dans un état de torpeur. Neff se désole « de voir autour de lui une si grande moisson sans pouvoir abattre un épi. Même Blanc (le pasteur qui l'appela), quoique très orthodoxe, dort encore de toutes ses forces clans le protestantisme ; il désire sans doute que les âmes se convertissent mais, comme il ne sait pas ce que c'est que conversion, il désire la paix de ce cadavre qu'on nomme Église et qu'il croit vivant... je vois bien qu'il a peur que je ne forme des assemblées, car il me parle souvent du danger d'innover ou d'aller trop fort. »

Les querelles genevoises ont eu des échos jusqu'à Mens. Des lettres détaillent les accusations portées contre les « mômiers ». Elles somment Blanc et le Consistoire de se garder des loups déguisés en brebis, des faux-prophètes.

Il faudrait autre chose pour faire reculer Neff. Il prend en charge les catéchumènes de la paroisse. Il visite ses ouailles de Mens et les disséminés, presque tous paysans. Pour les mieux atteindre, il apprend le patois. Ces randonnées jusqu'au fond des lointaines campagnes plaisent au missionnaire sans cesse par monts et par vaux, secouant celui-ci, celui-là, discutant dans les cuisines, « pressant les âmes », priant pour elles. « Il m'est arrive de parler depuis cinq heures du matin jusqu'à onze heures du soir. Le dimanche je fais quelquefois plusieurs lieues pour présider cinq ou six cultes. »

Ce zèle dévorant n'est pas sans résultat, surtout auprès des catéchumènes, dont plusieurs font une grande heure de marche pour assister aux leçons. L'un d'eux, presse par ses parents de s'amuser un peu, répond :
- Comment pourrions-nous danser après ce que M. Neff nous a dit ?
Ici et là on refuse les romans - de quelle qualité, on peut l'imaginer - envoyés par les libraires de Grenoble.

Sans sous-estimer le culte, en quelque sorte officiel, du dimanche, pour mieux atteindre son monde, le réveilleur multiplie jusque dans les moindres hameaux ce qu'il appelle des « assemblées » qui groupent les voisins dans une cuisine. Là, on est vraiment en contact, on peut provoquer les objections, y répondre, se parler coeur à coeur. L'Évangile reprend couleur et vie. Ce qu'on entend fait ensuite le sujet de toutes les conversations. C'est vraiment « l'aurore d'un beau jour ».
- Mes parents, dit un paysan, traversaient les montagnes la nuit, pour assister à une assemblée malgré les persécutions. Nous autres, à présent, nous sommes des lâches !
Des lâches ? De moins en moins.

Pour fortifier les timides, Neff se rappelle qu'il fut sergent d'artillerie :
- « Quand le monde, animé par l'esprit des ténèbres, déclare la guerre à vos assemblées d'édification, c'est alors qu'il faut s'unir étroitement comme les soldats d'un même carré chargé par la cavalerie. »

Ces paroles, on les comprend et l'on se presse dans les cuisines : « L'un a un cantique, l'autre une exhortation, l'autre une lecture, l'autre a une prière et tout se fait avec ordre. Souvent c'est la fille d'un muletier, ou une servante qui donne ses idées sur une portion de chapitre ; un boulanger, un menuisier, un tisserand font des observations en leur patois et parfois l'un de mes catéchumènes termine par une prière d'abondance... Il faut combattre tout de bon quand on veut vaincre. Si l'on n'est pas persuadé que l'on peut tout en Christ, on ne fera jamais rien. »

Loin de s'enorgueillir des résultats obtenus, Neff se tance vigoureusement : « Quand le cheval est mauvais, la voiture ne va pas vite. Quand la mère n'a pas de lait, l'enfant ne prend pas d'accroissement. »

Tel n'est pas l'avis des paroissiens. L'un d'eux écrit : « Environ cinq mois après l'arrivée de M. Neff à Mens, plus de cent personnes, la plupart chefs de famille, craignant qu'il ne partit, s'adressèrent au Consistoire pour le supplier de bien vouloir le retenir sous le nom de pasteur catéchiste », offrant de le payer de leurs deniers. Ainsi fut fait le 1er juin 1822. « On m'aime trop, répond Neff, on me reçoit avec trop de plaisir. on me donne trop d'éloges. Assurément, on ne comprend pas. »

Dans cette affection débordante, Neff ne voit qu'une raison de se dévouer plus encore. Il multiplie ses visites à bien portants et malades ; usant de ses connaissances botaniques, il va sur les collines cueillir les fleurs, arracher les racines d'où l'on tirera des remèdes bienfaisants. Il apprend à lire aux illettrés, jamais fatigué de montrer les lettres, d'épeler les syllabes. Aucune distance ne le rebute, même quand les sentiers sont recouverts de deux pieds de neige.

« Neff allait présider les réunions, la nuit, partout autour de Mens, jusque dans les campagnes les plus éloignées ; il fallait suivre des sentiers écartés le long des torrents, franchir des ponts, descendre dans les ravins, dans l'obscurité la plus complète, parfois avec des jeunes gens, souvent seul. Plusieurs fois il a rencontré des hommes armés de bâtons à la démarche oblique. Neff passait au milieu d'eux sans hésitation et personne n'a jamais osé mettre la main sur lui. Il avait été militaire, sergent d'artillerie à Genève. Il était sans peur. On était désarmé devant lui. Ce n'est pas qu'il eut rien de martial ou de très imposant, mais il était ferme et résolu, ayant surtout la conscience de son bon droit. » (1)

Sans négliger les « assemblées » partout organisées, nommé catéchiste, Neff se doit surtout à ses élèves. À eux, il se donne tout entier car il a la passion de la jeunesse. Elle ne manque pas : soixante-dix catéchumènes la première année, quatre-vingt-dix la deuxième. Son but : les amener à une décision personnelle, les jeter, vivants et vibrants, dans le combat de la vie. Absent, il leur écrit. Il parle encore d'eux sur son lit de mort. De son mieux il les porte, les exhorte, les enveloppe de son affection.

L'instruction religieuse de ces enfants, âgés de quatorze a quinze ans, s'étend de novembre à Pentecôte. Tous se réunissent une fois par semaine, au temple ; deux fois encore au domicile du maître, ceux de Mens. Les campagnards sont rejoints par visite individuelle. Quel travail !

Au début, Neff suit le manuel d'Osterwald. Il s'en affranchit bientôt pour mettre ses élèves, suivant un plan rigoureusement établi, directement en contact avec la Bible. Ils en apprennent par coeur de significatifs extraits préalablement expliqués, commentés. « Il n'en est pas un qui ne soit dans le cas de citer dix a douze passages sur chaque article (de la foi), » Cette méthode a l'avantage d'apprendre aux enfants à recourir à la Bible, de se référer sans cesse à elle, d'en faire l'instrument de leurs connaissances religieuses. « Il veut découvrir en elle l'autorité qu'il y a lui-même découverte ; elle doit devenir pour eux le guide et le point d'appui de toute leur existence », écrit le pasteur Gothié qui a fait de ce catéchisme une étude approfondie.

Au maître de couler le ciment entre ces passages pour en faire un tout cohérent, de leur donner cette puissance qui descend au fond des coeurs, « car savoir et être touché font deux ».

Nous ne pouvons apporter ici une analyse détaillée de la « liste des sujets » traites par Neff. Un de ses élèves, l'instituteur F. Martin-Dupont, en donne un aperçu fort précis :
« Je suivais les instructions de Neff. Je n'en perdais pas une. Elles m'intéressaient vivement. Il avait groupé des textes de l'Écriture en ordre de doctrine. Cela formait une trentaine de sections, à peu près. On commençait à la chute, au péché. On finissait par tout ce qui se rapporte au salut, au relèvement.

C'était nouveau, scripturaire, vrai, irréfutable... Neff avait un talent tout particulier pour expliquer ces passages. Il n'y avait rien de trivial, de vulgaire, de superficiel dans ce qu'il disait. Il donnait un tour frappant à sa pensée, employait pour mieux se faire comprendre des comparaisons d'une grande lucidité, d'un à-propos admirable ; elles se gravaient dans les mémoires et les ignorants ne se retiraient jamais à vide. Neff fuyait le vague. Il était précis, positif, pas phraseur, ne posait jamais, ne s'écoutait pas parler. Ses mots s'adaptaient aux idées et les idées aux mots, comme la clé à la serrure et la serrure à la clé. Après la leçon, il faisait chanter, comme un exercice, comme leçon, puis lire, lire tout haut, également à titre d'exercice. »

« Mes plus vieux paroissiens, écrit, en 1929, Charles Aubert, pasteur de Freissinières, se souviennent d'avoir entendu leurs parents, catéchumènes de Félix Neff, réciter de longs passages de la Bible, en particulier dans leurs insomnies. » L'auteur de ces lignes a connu ces vieux paroissiens, dont une octogénaire, élève de Suzanne Baridon, elle-même élève de Neff, capable à son âge de réciter encore des psaumes entiers, les paroles de nombreux cantiques, cela avec une passion, une lumière dans les yeux qu'il ne peut oublier. À quelqu'un qui souriait en l'écoutant, sceptique, l'octogénaire lança, sans cesser de sourire, elle aussi :
- On s'est bien moqué de mon Sauveur, alors on peut se moquer de moi !

Nous avons dit, déjà, mais il convient de le souligner, combien Neff aimait ses élèves. Aussi l'aimaient-ils et ne laissaient jamais une de ses lettres sans réponse que leur destinataire conservait précieusement. Pendant son bref séjour à Londres, les ayant relues, « il lui fallut pleurer ». Partout il prie pour « ses enfants », il chante pour eux. Et eux prient et chantent encore (nous pensons à ceux qui ont gardé le contact à travers leurs ascendants) avec une plénitude, une joie dont il faut avoir été le témoin pour y croire.


LE VILLAGE DE MENS

Mais que l'on ne s'imagine pas que le séjour de Neff à Mens fut une idylle. Comme il ne prêchait pas un christianisme au rabais, une « mondanité sanctifiée », qu'il proclamait de dures et pour beaucoup d'humiliantes exigences, certains se sentirent atteints dans leur orgueil d'hommes bien assis dans la vie, ne demandant à la religion qu'un vague déisme teinte d'humanisme. Neff avait si profondément bouleversé de jeunes coeurs que des parents trouvaient ou croyaient trouver à leurs foyers des regards chargés de condamnation. Pour retourner au bienfaisant sommeil, il fallait chasser l'intrus. Puis, ci ou là, un ressentiment jaloux. Certes pas chez le pasteur Blanc devenu l'ami, le confident, le collaborateur de Neff et ne le cachant pas. Mais que penser de son collègue qui choisit le dimanche avant Noël pour déverser « un torrent d'injures contre les mystiques de Genève, les lâches qui abandonnent la religion pour laquelle leurs pères ont souffert » ? Qui est cet étranger apparu sans mandat de quiconque ? Ne serait-il pas (la bataille de Waterloo date à peine de six ans) un louche émissaire de l'ennemi séculaire des Français ?

Pour s'officialiser, au moins dans une certaine mesure, Neff n'hésite pas à gagner Londres (Londres !) pour y obtenir, des Églises piétistes, l'ordination. Avant de recevoir l'imposition des mains, il expose longuement ses croyances. Agréé, il est ordonné dans les formes. De son hâtif séjour dans la capitale anglaise, le voyageur profite pour lier des amitiés qui lui seront précieuses, plus tard, quand il se trouvera devant la misère de Freissinières.

Quand les catéchumènes mensois revoient leur grand ami, ils manifestent une joie exubérante. « L'un d'eux partit comme un trait sans mettre ses souliers ; je crus qu'il m'étoufferait en m'embrassant. » D'autres, sur le champ de foire, lui baisent les mains. Furieux de ce retour, le collègue jaloux monte une cabale politique « contre l'envoyé du parti anglais pour aliéner les Français du gouvernement et des Bourbons ». Blanc, qui défend courageusement Neff contre son collègue et les fanatiques qu'il traîne à sa suite, voit un énergumène lui mettre le poing sous le nez, le qualifier de traître, de brigand, de cochon, d'assassineur « en le tutoyant avec la dernière insolence ». On parle d'arrestation. L'espion est dénoncé à la police générale de Paris. au préfet de l'Isère.

Neff est alors à Genève, auprès de sa mère. On le supplie, s'il tient à la vie, de ne pas revenir.
C'est bien mal le connaître. Il répond aussitôt : « Tout cela ne saurait m'inspirer la moindre crainte. Quoique avec prudence, je ne ferai pas un pas de moins de mon devoir. »

Et le revoici ! « Voyant le bas de la colline tout plein de monde, soit curieux, soit amis qui venaient à ma rencontre, je jugeai à propos de ne pas rentrer par ce chemin. » Ménageant chèvre et choux, le Consistoire décide que son catéchiste renoncera aux veillées, se répandra moins qu'il ne faisait, ne pourra tenir ses réunions que de jour et dans le temple.

Autant dire qu'on lui rend la tache impossible. Il n'a plus qu'à se retirer. « je dis aux gens qu'ils doivent apprendre à se passer de moi, comme les enfants sevrés se passent de la mamelle. » Et le missionnaire quitte Mens, à la fin d'août 1823, pour visiter les paroisses de Bourgoin et de Lyon, renonçant à un culte d'adieu « crainte d'exciter trop d'émotion », se bornant à aller de maison en maison. « Je m'arrachai de leurs bras en les recommandant à la grâce du Seigneur. »

Peu après, il écrit à Blanc :
« Une paix parfaite est mortelle pour le nouvel homme. Il pourrit comme un vaisseau dans le port, devient lâche comme les soldats en garnison. Que Satan soit seulement vaincu en nous ; qu'il soit chassé de nos coeurs ; que malgré ses clameurs, ses menaces, ses coups intérieurs, quelques âmes continuent leur chemin vers la cité céleste, méprisant ses efforts et les combattant par la patience, la foi, la prière : voilà la victoire que nous devons désirer, demander, espérer ; mais pour notre pauvre chair, point de repos, point d'honneur, point d'estime. »

Sur l'activité de Neff, à Mens, voici l'essentiel de ce qu'en dit son ami Blanc :
« Pendant à peu près deux ans qu'il est demeuré dans nos Églises, il y a fait le plus grand bien. Le zèle pour la religion s'est ranimé ; un grand nombre de personnes se sont occupées sérieusement de leurs âmes immortelles. La Parole de Dieu a été plus recherchée et plus soigneusement lue ; les catéchumènes sont devenus plus instruits dans leurs devoirs de chrétiens et l'ont montre dans leur conduite ; un culte de famille s'est établi dans beaucoup de maisons, l'amour du luxe et de la vanité ont diminué chez un grand nombre ; les aumônes ont été plus abondantes, les pauvres moins nombreux ; des écoles sont établies en divers lieux ; et, soit dans Mens, soit dans nos campagnes, tout le monde a pu remarquer une amélioration sensible dans les moeurs et l'amour du travail... Les travaux multiples de Neff, son infatigable activité, ses courses, ses instructions, laisseront pendant longtemps un souvenir béni. »

Aux avanies subies, aux calomnies dont il fut abreuvé, Neff n'oppose que cette réponse : « Les épingles piquent, les couteaux coupent, le feu brûle et les disciples du Christ sont haïs de tout le monde. On ne peut passer à travers les gouttes de pluie sans se mouiller. »

Des hautes vallées alpines, depuis longtemps abandonnées à elles-mêmes, parvient un appel qui parle au coeur de Neff. « Là-bas je serai seul pasteur et, par conséquent, libre ; dans le Midi, entoure de pasteurs pour la plupart amis du monde, je serais sans cesse inquiété. » Au creux des vallons où l'ombre règne pendant des mois, les candidats ne seront pas nombreux. On ne disputera pas à l'évangéliste ces territoires rocheux livrés aux avalanches et à la plus sordide misère.

Et Neff écrit à sa mère qu'il tient fidèlement au courant de tout ce qui le concerne :
« Me voilà au bout de mes vingt-six ans ; la vie passe bien vite et nos jours comme l'ombre. Cette réflexion m'attristerait si, comme tant de pauvres humains, j'étais sans Dieu et sans espérance... J'ai pris mes précautions contre le climat glacé du pays où je vais me rendre. J'ai en particulier une bonne capote en « pluche », un gilet à manches tricotées, etc., etc... je vais m'enfoncer dans la sombre et pittoresque vallée de l'Oisans... Adieu, ma chère maman, que le Seigneur soit avec toi et te fortifie en corps et en âme... je me porte fort bien, maintenant ; il y a longtemps que je n'ai pas grand peine ; j'espère en avoir un peu plus à l'avenir. »

Encore une fois, en avant ! pour l'inconnu, pour le service « des pauvres montagnards ». Loin de ceux « qui craignent que l'on soit trop chrétien ! »


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(1) F. Martin-Dupont.

 

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