Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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Contes du Dimanche
Récits allégoriques

Histoire de La Motte.

I

L y avait une fois, voilà bien longtemps, un village appelé La Motte. C'était une des localités les plus curieuses qu'on ait jamais vues. Tous les habitants de ce village, sans exception, portaient le même nom, et c'était le nom de La Motte. L'histoire raconte qu'ils étaient tous les descendants d'un même ancêtre, mais ce premier La Motte ne faisait guère honneur à sa progéniture, car il n'était venu s'établir dans ce coin perdu qu'après avoir été chassé pour cause d'indélicatesse d'un très beau domaine dont il était l'intendant.
Sa race s'était multipliée, mais ne valait pas mieux que lui, au contraire. Bien loin que l'harmonie et la paix régnassent dans ce village habité par une seule famille, il n'y avait pas, à vingt lieues à la ronde, de population plus querelleuse. La vanité, la jalousie, l'égoïsme enfin faisaient un enfer de ce qui aurait pu être un paradis. Tous les La Motte étaient loin de se reconnaître pour frères ou même pour cousins. Les esprits forts, parmi eux, déclaraient que la commune origine des La Motte était une légende ; d'autres allaient jusqu'à prétendre que l'ancêtre commun n'était pas un homme, mais quelque animal assez semblable au singe. Le jeu inévitable des intérêts et des passions avait créé des inégalités sociales : il y avait des La Motte riches et des La Motte pauvres ; il y en avait de lettrés et il y en avait d'ignorants. Toutes ces classes étaient profondément séparées.

Le seigneur du pays, dont le château s'élevait sur un monticule au milieu du village, se faisait appeler M. le marquis de La Motte de Terre. Il faisait peser sa tyrannie sur les paysans qui, cependant, étaient du même sang que lui. Un autre La Motte, revenu des guerres lointaines avec une jambe de moins, prenait le nom de chevalier de La Motte-Sanglante ; c'était un fier-à-bras qui ne parlait que de couper les oreilles aux pauvres La Motte qui ne le saluaient pas assez obséquieusement. Au-dessous de cette haute aristocratie se plaçaient maître La Motte-Grippesou, tabellion, et messire Esculape La Motte, médecin, qui, avec mesdames leurs épouses, constituaient la seule société sortable de l'endroit.

Quant aux La Motte roturiers et vilains, ils se distinguaient les uns des autres par toutes sortes de surnoms ; mais la plus nombreuse tribu était celle des La Motte-Foulée, laboureurs et artisans de toute espèce. Cette société inférieure se vengeait comme elle pouvait des dédains de la pseudo-aristocratie qui gouvernait le village ; elle se réunissait, le samedi soir, chez La Motte-Sèche, le cabaretier, et à voix basse, quelquefois même à voix haute, maugréait contre les grands La Motte, ou se moquait d'eux.
« Après tout, disait parfois La Motte-aux-Vers, le vieux fossoyeur, en faisant retomber son hanap sur la table, après tout, ce sont nos cousins, et au cimetière nous serons tous égaux ! »
La Motte-aux-Vers avait le vin triste.

II

Une étrange prophétie s'était transmise de père en fils, et mieux encore de mère en fille, parmi les habitants du village. Cette prophétie remontait, disait-on, jusqu'au premier ancêtre, qu'elle avait consolé de sa déchéance : un jour, une fille de La Motte serait épousée par le Roi en personne, et le prince qui naîtrait de cette union ferait le bonheur de tout le pays.

La plupart des habitants du lieu faisaient des gorges chaudes de ces prophéties. « Voyez-vous, disaient-ils, notre sire le Roi, qui oncques ne visita cette province, venir chercher ici une épouse ? »
Mais quelques-uns y croyaient, sans trop oser le dire ; et les femmes surtout, en leur prime jeunesse, se prenaient à rêver d'un prince, arrivant en grande pompe pour demander leur main.... Plus tard, elles faisaient le même rêve pour leurs filles. Mais le temps passait, et l'oracle ne s'accomplissait point.

Cependant, le marquis de La Motte de Terre était toujours plus insolent, le chevalier de La Motte-Sanglante toujours plus orgueilleux, maître La Motte-Grippesou toujours plus inexorable.... Et ce n'étaient point les remèdes de ce pauvre Esculape La Motte, ni le vin aigrelet de La Motte-Sèche, qui pouvaient guérir les maux de toute cette population querelleuse et opprimée. Il semblait bien, en vérité, que la seule philosophie qui valût quelque chose fût celle du fossoyeur déjà nommé, qui disait souvent, après boire :
« Patience, mes bons amis, le cimetière arrange tout ! »
Je l'ai dit, La Motte-aux-Vers avait le vin triste.

III

Et cependant, il arriva, le grand événement prédit depuis tant d'années !
Ce fut une chose merveilleuse et charmante ; une idylle comme on n'en voit pas. Monseigneur le Roi épousa, par mariage authentique, avec ses principaux seigneurs pour témoins, une humble fille du village.

La chose ne se passa point en grande pompe, comme l'avaient rêvé les femmes, et, certes, celle qui fut choisie ne fut pas celle qu'on aurait cru. Ni la famille du marquis, ni celle du chevalier, ni celle du tabellion ne furent honorées de la royale alliance. La jeune fille appartenait à la branche la plus pauvre des La Motte-Foulée. Elle était orpheline, mais l'un de ses ancêtres avait été un des plus vaillants chevaliers du prince, et par ce côté-là sa noblesse était des plus authentiques.

Le mariage fut secret, le Roi l'ayant voulu ainsi, pour des raisons de la plus haute importance. Mais lorsque son Fils vint au monde, il voulut que cette naissance fût dûment constatée, afin que nul, plus tard, ne pût contester la légitimité du Prince. C'est pourquoi, une nuit, on vit plusieurs grands seigneurs de la cour, dans les campagnes avoisinant le village, rassembler quelques pauvres bergers qui gardaient leurs moutons à la clarté des étoiles. « Allez, leur dirent-ils, allez voir au village, dans la plus pauvre de vos chaumières, ce qui vient d'arriver ! Le fils du Roi vient de naître, et sa mère est de votre famille ! »

Epeurés à la vue de ces magnifiques ambassadeurs (car, pour que la constatation fût certaine, le Roi avait tenu à ce qu'ils se montrassent en grand costume) les bergers ne purent pas douter de leur dire, car voici qu'en arrivant à la maison où logeait l'orpheline qui était de leur race, ils virent un petit enfant couché sur de la paille, le logis étant trop pauvre et trop exigu pour contenir un berceau !

Si les habitants de La Motte avaient eu la moindre lueur de bon sens, dès que la nouvelle de cette naissance extraordinaire se fut répandue, ils seraient allés ensemble, le haut et puissant marquis à leur tête, rendre hommage au Prince nouveau-né. Ce ne fut pas ce qui arriva.

Le cruel seigneur, sans croire tout à fait que la chose fût vraie, en fut tout de même humilié dans son orgueil, effrayé dans ses ambitions : à tout hasard, il fit étrangler quelques pauvres enfants, espérant que le prétendu prince serait du nombre de ses victimes. Le chevalier de La Motte-Sanglante se contenta de hausser les épaules. Le tabellion resta le nez plongé dans ses registres ; c'était l'époque du terme, il fallait faire rentrer l'argent des fermages, et ce souci était bien plus absorbant pour lui que la naissance d'un enfant, qu'il fût prince ou roturier. Le médecin, penché sur ses alambics, cherchait la pierre philosophale, et ne prit pas même garde à ce qu'on lui dit.

Hélas ! tous les La Motte-Foulée, à peu d'exceptions près, se montrèrent incrédules au récit de cette naissance qui, cependant, leur promettait le bonheur ! Rassemblés chez le cabaretier, comme à l'ordinaire, ils faisaient les sceptiques, et riaient de la naïveté de ces pauvres bergers, qui avaient fait un beau rêve et avaient cru que c'était arrivé. Et toujours, dans ces conversations, le dernier mot restait à La Motte-aux-Vers :
« Ce qui finira notre misère, mes amis, disait-il entre deux hoquets, ce n'est pas un berceau, c'est une tombe ! »

IV

Cependant, l'enfant protégé secrètement par le Roi son père, resta près de sa mère, dans la pauvreté, et grandit sans que personne soupçonnât sa grandeur. Il se mêlait aux enfants du village, à ceux du moins dont l'extraction était pareille à la sienne, à tous les petits La Motte-Foulée. Et il était si simple, si naturel, si semblable à tous les autres enfants, que sa mère elle-même, si elle n'avait su ce qu'elle savait, n'aurait pu reconnaître en Lui son Maître et son Seigneur.

Vers l'âge de douze ans, il fit une absence mystérieuse, d'où il revint aussi soumis que jamais à l'humble femme qui lui avait donné le jour, mais avec la conscience nouvellement acquise de son rang et de sa dignité. Puis, tout alla ainsi pendant de longues années. Il fallait gagner sa vie. Le jeune Prince se fit artisan comme tant d'autres membres de sa famille. Il fit la corvée du château, comme les autres ; il fut opprimé comme les autres. Et sa mère, et les bergers, tout vieux maintenant, et les quelques bonnes âmes qui avaient cru à sa royale origine, se disaient parfois tout étonnés :
« Quand donc le Roi son père lui donnera-t-il l'ordre de se présenter à la cour ? Et quand donc verrons-nous s'accomplir le reste des choses promises : tout le pays rendu heureux par le Prince né parmi nous ? »

V

Un jour, enfin, le Prince se révéla. Muni des ordres secrets du Roi, il osa se lever et appeler à lui tous les membres de la famille opprimée. Beaucoup se refusèrent à le suivre ; ils ne croyaient pas en lui, et la terreur que faisait peser sur eux le sinistre seigneur les retenait dans l'obéissance. Pourtant, les plus misérables de la branche de La Motte-Foulée le suivirent ; c'était une troupe insignifiante, en comparaison des gens d'armes qui gardaient le château. Mais l'amour de la liberté les animait, et par-dessus tout, leur confiance au jeune chef qu'ils savaient être leur seigneur suprême. Ils ne comprenaient pas que le Roi tout-puissant ne vînt pas à leur secours avec ses armées ; il lui eût été si facile de venir reconnaître son fils, réduire leurs ennemis à l'impuissance, et leur donner enfin le bonheur qu'il leur avait promis !

Quand on lui parlait ainsi, le Prince répondait : « Soyez tranquilles ; je connais mon Père. Je le vois souvent, bien que vous ne le voyiez pas. Il interviendra à son jour et à son heure ; mais il veut que, pour être libres, vous vous montriez dignes de la liberté. Il veut aussi que je gagne mes éperons dans cette lutte inégale. Ne craignez rien, combattez courageusement, et la victoire sera pour nous ! »
La lutte fut ardente. Les pauvres serfs, mal armés, semblaient à jamais incapables de prendre d'assaut le château, derrière lequel le marquis et le chevalier se riaient de leurs efforts.
Ils ne rirent pas toujours.

Un soir, le Prince entra seul par une poterne du château, moins bien gardée que les autres. Ses soldats improvisés n'osèrent le suivre. Armé d'une épée qu'il avait reçue de son père, il combattit seul contre la horde des tyrans. Ce fut un combat héroïque, que raconteront les bardes attachés au service du Roi aussi longtemps que son trône subsistera. Devant lui tombèrent les guerriers les plus fameux, et ce noble chevalier de La Motte-Sanglante, qui jusque-là, se vantait de n'avoir reculé devant personne. Le marquis lui-même ne dut sa vie qu'à l'épaisseur des murailles de son donjon, où il s'était enfermé, tremblant de peur. La victoire était remportée, mais à ce moment, attaqué lâchement par derrière, le Prince tomba. On le crut mort. Il l'était, suivant toute apparence, et les serfs désolés s'apprêtaient à lui rendre les honneurs funèbres, tandis que les vaincus de tout à l'heure poussaient des cris de joie, lorsque le Roi en personne arriva sur la scène, suivi d'une nombreuse armée. Il vit son fils gisant sur le sol, il se pencha sur lui. Ce fut un moment solennel.

Tout à coup, on vit le fils se relever : son père avait versé dans ses plaies un élixir souverain ; il revivait pour recevoir enfin la gloire qui lui était due, le titre et les honneurs qui revenaient à son rang, et qu'il avait conquis par sa vaillance !

Le vieux château fut rasé. Tous les La Motte orgueilleux furent faits prisonniers, envoyés dans une partie éloignée du royaume pour y maudire à jamais leur folie et leurs crimes. Le tabellion fut banni. Tous les La Motte-Foulée, délivrés d'une longue oppression, devinrent frères les uns des autres. Le cabaret ferma ses portes, et le vieux La Motte-aux-Vers, dont l'emploi devenait inutile, passa désormais ses longs jours de loisir à cultiver des fleurs dans le cimetière.


Noël à Paris.

I

onsieur Chamusot venait de fermer la grande porte d'entrée ; Mme Chamusot était montée jusqu'au cinquième pour éteindre les becs de gaz de l'escalier. Il était donc dix heures du soir, pas une minute de plus ni de moins, car la maison dont M. et Mme Chamusot étaient depuis trente ans les concierges redoutés était, en fait de ponctualité, le modèle des maisons du quartier.

Une fois la porte de la loge refermée sur eux, M. et Mme Chamusot s'assirent en face l'un de l'autre. C'était le 24 décembre, et la rue, l'une des plus paisibles du faubourg Saint-Honoré, était fort animée ce soir-là. Si sa dignité lui eût permis de regarder à travers les carreaux de sa fenêtre, M. Chamusot eût aperçu une foule de gens qui se dirigeaient vers le centre de Paris pour voir les boutiques illuminées.

Mais qu'il y ait des passants ou non, que les boulevards soient illuminés ou ne le soient pas, que le monde entier se réjouisse ou s'afflige, qu'est-ce que cela fait aux cariatides qui soutiennent le balcon de la façade ? Rien assurément. Elles portent sur leurs épaules le même poids d'un bout de l'année à l'autre ; elles ont toujours la même expression de contentement stupide. Il n'y a rien de surprenant à cela, puisqu'elles sont de pierre. Mais je ne connais personne au monde qui ressemble autant à ces cariatides, que les respectables concierges susnommés.

Eux aussi semblent porter la maison tout entière sur leurs épaules ; eux aussi sont là, immuables comme les statues de la façade, du 1er janvier au 31 décembre, à la différence de quelques rides de plus et de quelques dents de moins. Noël, les joies de l'enfance ! Il y a beau temps qu'ils ne pensent plus à ces fadaises-là, s'ils y ont jamais pensé. Cependant, on remarque chaque année, vers cette époque, un changement chez eux, une sorte de mue passagère et incomplète : leurs traits, ô miracle, s'adoucissent, ébauchent même un sourire - et quel sourire ! - au passage des locataires ; j'entends de ceux qui logent du 1er au 4e étage inclusivement. Mais l'Enfant de Bethléem n'est pour rien dans ces surprenantes aménités : la perspective des étrennes, voilà ce qui a transformé, pour huit jours, le masque de nos deux cariatides.

Ce soir-là donc, leur besogne terminée, ils sont assis en face l'un de l'autre. Un gros chat blanc, pelotonné devant le fourneau, ronfle doucement. Et les deux époux, dans l'atmosphère chaude et lourde de leur loge, enfoncés chacun dans un vieux fauteuil, débris fort confortable de quelque déménagement, ont l'air de se pelotonner aussi dans leur bien-être, tandis qu'un vent de neige souffle au dehors.

Aucun d'eux ne parle ; ils se sont tout dit depuis longtemps déjà, mais soudain la vieille femme se lève, comme mue par une pensée irrésistible. Elle regarde son mari dans les yeux ; celui-ci fait de la tête un signe approbateur.

La vieille ferme soigneusement les volets extérieurs, tire les rideaux de la fenêtre, et revient fermer à clé la porte de la loge. Puis lentement, avec une sorte d'hésitation, elle se dirige vers une grande armoire de chêne, le meuble principal. Elle a tiré de sa poche la clé de cette armoire ; elle l'ouvre. Pendant ce temps, le mari a étendu sur la table un vieux châle qui couvrait le lit, et il attend, les deux mains appuyées sur ce tapis, les yeux rivés sur sa femme et comme brillants de fièvre.

Aucun d'eux ne parle ; ils sont trop émus pour cela. La femme pose sur la table une boîte, fermée par une serrure. Le mari, à son tour, tire une clé de son gousset. C'est une précaution qu'ils ont prise à l'égard l'un de l'autre : à la femme la clé de l'armoire, au mari celle de la cassette. Touchante confiance entre de vieux époux !

La boîte est ouverte, et à la lueur du bec de gaz qui éclaire la loge, l'or brille, mais non d'un éclat plus vif que ces deux paires d'yeux. Leur visage, jaune d'ordinaire, est devenu cramoisi ; ils tremblent, ils palpitent ; de délicieuses émotions se sont emparées de leur coeur.

Mages, bergers, bonnes âmes de tous les temps ! Penchez-vous sur la crèche de Bethléem pour adorer l'Enfant divin, et pour lui offrir ce que vous avez de plus précieux ! Voici des gens qui n'ont pas besoin d'aller si loin ; leur enfant, leur trésor, leur Sauveur, leur Dieu, le voilà ! Et puissiez-vous adorer le vôtre comme ils savent adorer le leur.
Ils osent enfin plonger leurs doigts dans la cassette. Et le mari dit à voix basse :
- Comptons.
- Comptons, répond la femme.

Depuis des années, presque chaque soir, ils comptent ainsi. Chacun d'eux sait la somme d'avance, ils n'y ajoutent rien, ils n'en retirent rien pour le placer en rentes sur l'État, sans s'être consultés. Mais quel plaisir que celui de palper cet or, de sentir au bout de ses doigts le froid du métal, plus doux qu'un baiser !

Quand les marronniers sont en fleurs, quand les arbres des Champs-Elysées sont pleins de nids, quand la Seine, le soir, roule ses ondes mystérieuses, reflétant à la fois les clartés du ciel et celles de la terre ; quand le divin printemps étend sur la ville son sceptre magique et fait circuler ses parfums sur les trottoirs encombrés, poétisant l'asphalte elle-même, les deux avares sont là, devant cette table, adorant leur dieu. Ils ont, ici, leurs fleurs, leurs oiseaux, leurs parfums. C'est toujours le printemps pour eux ; leur soleil est emprisonné dans cette boîte carrée.
- Trois mille six cent vingt, dit enfin M. Chamusot devant les piles alignées. Il faudra placer cela, nous perdons des intérêts.

La femme répond par un hochement de tête qui semble dire : « Quel dommage de s'en séparer ! » Comme pour prévenir cette objection, le concierge ajoute :
- Il y aura bientôt les étrennes.
- Au moins trois cents francs, reprend Mme Chamusot, un peu consolée à cette perspective.

Il n'y a plus d'or à compter, mais il reste, dans un tiroir, deux ou trois écus. Puis, afin de ne rien oublier dans cet inventaire, M. Chamusot se fouille, sa femme en fait autant ; tous deux vident leur porte-monnaie sur la table....

Le porte-monnaie d'un avare, quel poème ! Il a coûté treize sous dans un bazar quelconque, et voilà trois ans qu'il sert. Mais, si usé qu'il soit à l'extérieur, pas un point n'y manque ; pas un trou par où la moindre pièce puisse s'échapper. Les gros sous l'ont teint au dedans de leur rouille verdâtre ; il y a de tout : des médailles de la Vierge trouvées en balayant le trottoir, des pièces d'un centime, de vieux boutons. Dans le compartiment du milieu, deux ou trois pièces blanches, la réserve dont on ne se sépare qu'à regret, le plus tard possible !

Parmi ces pièces blanches, M. Chamusot en retient une entre ses doigts.
- Elle est fausse ! dit-il en colère. Qui me l'aura passée ? le boucher, le boulanger peut-être ? Ils sont tous si voleurs !

Mais Mme Chamusot est en veine de générosité.
- Allons, ne te fais pas de mauvais sang, dit-elle. Si tu ne peux pas la repasser avant, tu la donneras à Louis, notre petit-neveu, quand il viendra nous souhaiter la bonne année.

Louis, c'est le fils d'un neveu de M. Chamusot. M. Chamusot a perdu son frère il y a quatre ans ; son neveu est mort l'année suivante, laissant trois enfants et une veuve, qui habitent le faubourg Saint-Antoine. Tous les ans, Louis, l'aîné des enfants, vient voir son grand-oncle au jour de l'an. Il y a deux ans, celui-ci lui a donné cinq francs pour ses étrennes, mais Mme Chamusot a trouvé cette générosité exorbitante et a beaucoup grondé. L'année dernière il s'est borné à deux francs. Cette année, le grand-oncle met à part une pièce fausse de vingt sous pour son petit-neveu. Et tandis qu'ils décident ensemble cet acte de libéralité, le mari et la femme échangent un regard plein de sous-entendus....

II

- Bonsoir, braves gens, dit une voix.

Les deux concierges se retournent, effarés. Mme veut crier, mais l'émotion l'étrangle. M. Chamusot est devenu blême. Tous les deux, campés devant la table, lui faisant un rempart de leurs corps, regardent avec stupeur cet intrus qui est entré par miracle, dans une chambre fermée à clé !

L'intrus est un grand vieillard, vêtu d'une vaste houppelande, de couleur brune, qui descend plus bas que les genoux. Ses cheveux, d'une blancheur de neige, tombent en longues boucles sur ses épaules légèrement voûtées ; il porte un chapeau à larges bords sous les ailes duquel brillent des yeux profonds, ombragés de sourcils aussi blancs que les cheveux. La barbe est longue, elle a des reflets d'argent. Il tient à la main un bâton de voyageur.
- Bonsoir, répète-t-il d'une voix railleuse. Je vois, monsieur Chamusot, que vous pensez à vos héritiers, je vous en félicite. Ce cher petit Louis va-t-il être content de ses étrennes !
- Qui êtes-vous ? s'écrie le concierge hors de lui.
- Votre ami, mon cher monsieur Chamusot, votre ami et celui de votre famille. Je vous ai surpris ? Excusez-moi.
- Allez-vous-en ! bégaie le malheureux portier, ou j'éveille toute la maison.
- Vous crierez au voleur, n'est-ce pas ? Et quand on viendra pour l'arrêter, le voleur, savez-vous qui ce sera ? Ce sera vous, mon cher ami, ce sera vous ! Et l'on trouvera dans cette boîte l'héritage de votre frère Philippe, que vous avez dérobé à son fils, votre propre neveu, le père de ce petit Louis, à qui vous allez donner une pièce fausse !
- Pas si fort, pas si fort, monsieur, supplie la vieille femme plus morte que vive. Qui êtes-vous ? que voulez-vous ?
- Qui je suis, cela vous importe peu, hélas ! je suis celui qui passe chaque année à travers le monde, semant la joie dans tous les coeurs purs, l'espérance dans tous les coeurs brisés, le pardon dans tous les coeurs repentants. Si vous l'aviez voulu, j'aurais laissé ici l'une de ces trois choses, ou toutes les trois ensemble. Je suis Noël.
- Noël ! répétèrent les deux vieillards surpris.
- Ce que je viens faire chez vous, le voici : A la mort de votre frère Philippe, il y a quatre ans, vous avez été un moment seul dans la chambre. Vous en avez profité pour ouvrir un meuble, dans lequel vous saviez que votre frère, presque aussi avare que vous, avait mis son argent. Vous avez pris les trois mille francs qui étaient cachés là. L'héritier légitime, son fils, n'a trouvé que quelques hardes. Cet argent lui eût été bien utile, car il était pauvre. L'année suivante, c'est lui-même qui est mort, tué en grande partie par la misère. Sa femme s'est trouvée veuve, sans ressources avec trois enfants. Vous auriez dû restituer, vous ne l'avez pas fait.... Je viens chercher cet héritage pour l'apporter à votre nièce qui en a besoin. Combien y a-t-il là ?
- Trois mille francs, murmura Mme Chamusot ; tout notre avoir....
- Vous mentez, il y a davantage, mais ce sera pour les intérêts. Vous avez autre chose encore, car je vous laisse votre pièce fausse, cher monsieur Chamusot.... et vos rentes sur l'État. Allons, donnez-moi cette cassette.
- Jamais ! crièrent à la fois les deux concierges. L'avarice était plus forte que la peur, plus forte que la honte, plus forte que tout.
- Jamais ! répéta le visiteur ; nous allons voir.

Il leva son bâton, et l'homme et la femme reculèrent. Mais il se contenta d'en toucher la cassette, en la regardant fixement, d'un regard surnaturel.

Aussitôt, les pièces d'or sautèrent d'elles-mêmes sur la table et sur le plancher. M. et Mme Chamusot les virent rouler dans toutes les directions. Éperdus, n'écoutant que leur instinct, ils se baissèrent pour les ramasser.... O terreur ! Sous les regards de l'homme aux cheveux blancs, les pièces d'or s'étaient transformées à vue d'oeil. Chacune d'elles brillait d'un éclat insupportable. Elles s'élargirent ; des pattes longues, multiples, affreuses, leur poussaient comme aux araignées et aux crabes. Alors, elles s'acharnèrent après les deux avares ; elles s'attachèrent à leurs jambes, à leurs mains, jusqu'à leur cou, avec une horrible ténacité. M. et Mme Chamusot, haletants, se débattaient en vain. L'or vivait, grouillait, mordait, brûlait. Et l'on eût dit qu'une même pensée animait tous ces êtres ignobles ; c'est vers le coeur de leurs victimes qu'ils se concentraient de plus en plus.
- Grâce grâce ! crièrent enfin les malheureux épouvantés.

Noël les regarda, vit leur souffrance et eut pitié d'eux. Il frappa le plancher avec son bâton ; toutes les pièces d'or reprirent leur forme naturelle, et leur place dans la cassette.
- Donnez-la-moi, dit-il, et qu'il n'y manque rien. Puis, s'emparant du trésor, il ouvrit lui-même la porte et disparut dans le corridor sombre en disant :
- Le cordon, s'il vous plaît !

M. Chamusot tira le cordon, et Noël, fermant la porte derrière lui, se perdit parmi les passants qui, à cette heure, se dirigeaient vers les églises pour entendre la messe de minuit.

III

L'homme à la houppelande, cachant sa cassette sous les plis de ce vêtement, descendit d'un pas rapide vers la Madeleine.
Il était onze heures ; la foule encombrait les marches de l'église et le péristyle ; à travers les portes ouvertes, on apercevait le maître-autel resplendissant, et, dans l'âpre vent de la nuit, des bouffées de musique et d'encens arrivèrent jusqu'au vieillard.
- Pauvres gens ! disait-il en voyant cette foule. C'est là qu'ils vont chercher l'Enfant promis au monde ! Qu'il y a loin de tout ceci à la crèche ! Ah ! que ne cherchent-ils, là où il se trouve, celui qu'ils prétendent adorer !

En parlant ainsi, Noël s'engagea sur la ligne des grands boulevards.
Voici Noël !

Sur son passage, les cochers de fiacre engourdis par le froid, se sentent subitement réchauffés ; les marchands, dans leurs petites boutiques, reprennent courage, annonçant d'une voix plus forte « l'article de Paris, » le nouveau jouet de l'année....
Voici Noël !

Le vent qui s'engouffre dans les plis de son manteau, souffle moins glacial, moins lugubre après l'avoir touché ; les becs de gaz semblent briller plus joyeusement à son approche ; les pavés paraissent moins noirs ; le vagabond qui cherche chaque soir un hangar, une porte cochère, une charrette pour y dormir, oublie le sommeil, et la rue elle-même devient clémente et hospitalière pour lui.
Voici Noël !

Il marche, et le passant qui le frôle éprouve comme une commotion joyeuse. Mais ce mystérieux rayonnement s'étend plus loin. Tandis que ce grand vieillard traverse Paris, la cité tout entière subit son influence. C'est l'heure où les lumières brillent dans toutes les demeures, pauvres ou riches, d'un éclat inusité, depuis le lustre du Grand-Hôtel jusqu'à la veilleuse suspendue au plafond blafard des salles d'hôpital....
Voici Noël !

C'est l'heure où, tandis que le vent gémit dans les cheminées, les petits enfants voient en rêve une avalanche de jouets dégringoler dans l'âtre, et des sourires errent autour de toutes ces lèvres roses, dans chaque quartier, dans chaque rue, dans chaque maison, partout où se trouve une mère !
Voici Noël !

Rien ne l'arrête jamais. Tous les ans, à pareille heure, on le voit apparaître. Il est entré dans Paris malgré le siège, et que de coeurs n'a-t-il pas réchauffés cette année-là ! Il est toujours vieux, mais toujours jeune ; c'est le juif-Errant du bonheur. Les nations changeront de drapeau, les philosophes changeront de systèmes, les villes changeront de place ; mais Noël reviendra chaque année, tant qu'il y aura un soleil pour mesurer le cours des ans....
Cependant, il marche toujours. Il a déjà dépassé la porte Saint-Denis, la Place de la République, la Bastille. Il se dirige à grands pas vers le faubourg Saint-Antoine, qui, lui aussi, est illuminé à sa façon et retentit de mille bruits joyeux.

IV

Au cinquième étage d'une maison de la rue des Boulets, dans une mansarde dont le plafond à angle aigu n'est autre chose que le toit de la maison, plein de crevasses à travers lesquelles le vent de décembre passe à son gré, une femme de vingt ans à peine, presque une enfant, agonise sur un grabat.

Un fourneau de fonte, dont le tuyau passe à travers le toit, et dans lequel se consument deux ou trois morceaux de charbon, une chaise boiteuse, une table sur laquelle on voit une tasse et un chandelier où brûle un reste de bougie ; dans un coin, un sac de paille sur lequel dort un petit enfant couvert de quelques haillons, voilà, avec le lit sordide sur lequel la jeune femme est couchée, tout l'ameublement de la chambre.

La malade est couverte d'un drap grossier et d'une méchante courte-pointe de laine grise, mais son agitation est extrême ; la fièvre la consume, elle est en proie au délire et parle à haute voix :
- Mourir et laisser mon enfant, dit-elle, mon Dieu est-ce possible ? Mais qui l'élèvera, qui prendra soin de lui ? Laissez-moi vivre, Seigneur, et je vous promets d'expier toutes mes fautes.... Je l'aurais tant aimé, cet enfant, j'aurais été, je le sens, aussi bonne pour lui que le fut ma mère pour moi.... Ma mère ! Faudra-t-Il que je parte sans l'avoir revue, sans avoir reçu son pardon ?... J'ai brisé son coeur, et je ne sais même pas si elle vit encore ! Ah ! si je pouvais la voir, me jeter à ses pieds ; si seulement avant de m'en aller, quelqu'un venait me dire : Ta mère te pardonne !
- Ta mère te pardonne ! dit une voix, semblable à un écho.
- Qui est là ? est-ce vous, voisine ? s'écria la malade en se soulevant sur son séant.

Mais elle ne vit personne, car Noël était entré sans bruit, et la clarté mourante de la bougie n'arrivait pas jusqu'à la porte.
- J'aurai rêvé, se dit-elle. Ou peut-être le bon Dieu m'a-t-il exaucée en m'envoyant l'un de ses anges.
- N'en doute pas, ma fille, reprit la voix.

Elle était si douce, cette voix, que la malade n'en ressentit aucun effroi. Une main se posa sur son front brûlant, et aussitôt un grand calme l'envahit, un sentiment profond de paix et de bien-être.
- Regarde ! dit Noël à voix basse, en se penchant sur elle.

À cet ordre, la malade ouvre les yeux, et voici que soudain la chambre est devenue gaie ; la lumière s'est ranimée ; le feu ronfle dans le poêle. Ce ne sont plus les mêmes meubles. Un rouet, dans un coin, tout prêt, garni de laine, semble dormir à la place du petit enfant. Le petit enfant, c'est elle, c'est la pauvre fille, qui se revoit telle qu'elle était il y a quinze ans ! Et cette femme qui se penche sur elle, souriante, et l'embrasse sur le front, n'est-ce pas sa mère ?
- Endors-toi, mon enfant, dit-elle. Je te pardonne, je te pardonne !

La malade lui tend les bras, mais elle ne peut la saisir.
- Ma mère ! s'écrie-t-elle, et une expression pénible se peint sur son visage ; elle ne dure qu'un instant. La vision a disparu.
- Regarde encore ! dit le vieillard à voix plus haute.

La jeune femme obéit. Cette fois-ci, elle se voit dans une grande salle brillamment éclairée. Des chaises, des chaises en quantité ; une estrade, un orgue, un monsieur qui parle.... et tout au fond, on voit un grand écriteau rouge, avec des lettres d'or :
« Je ne mettrai point dehors celui qui viendra à moi, » dit Jésus-Christ. « Quand vos péchés seraient rouges comme le cramoisi, ils seront blanchis comme la neige. » « Je suis le Bon Berger, le Bon Berger donne sa vie pour ses brebis. »

Le monsieur qui parle, debout sur l'estrade, a la main tournée vers cet écriteau. Il regarde la jeune femme ; il semble ne parler que pour elle, il lui dit :
- Croyez-vous cela ?
- Oui, répond-elle faiblement.

Mais, tout à coup, les lumières se sont éteintes, l'orateur a disparu, et l'écriteau aussi.
- Regarde ! crie Noël d'une voix puissante.

Et il a touché, de son bâton, l'une des crevasses du toit. Aussitôt l'ouverture s'élargit, devient immense ; le plafond tout entier disparaît, le ciel bleu et profond se dévoile. Chaque étoile apparaît, aux yeux de la mourante, plus brillante que celle de Bethléem ne le fut jadis aux regards des Mages. Il ne fait pas froid ; l'air est doux, imprégné de parfums ; le vent du ciel passe à travers cette mansarde, illuminée des feux d'en haut.

La jeune femme se soulève, elle tend les mains vers ces clartés admirables :
- Me voici ! s'écrie-t-elle, comme répondant à un appel irrésistible.

Et elle retombe, inanimée, sur son lit.
La bougie mourait dans sa bobèche ; le toit noir s'était refermé ; à peine une étoile brillait-elle, ici et là, à travers les carreaux de la lucarne et les crevasses du plafond. Le vieillard s'approcha, ferma les yeux de la morte, rangea le drap et la couverture. Puis il se pencha sur le sac de paille où gisait l'enfant endormi ; il le prit, l'enveloppa dans sa houppelande, et s'avança vers la porte :
- Repose en paix, pauvre fille, dit-il. De tous ceux que je visite aujourd'hui, c'est toi, oui, c'est toi qui es la plus heureuse !

V

Après avoir fermé la porte du galetas, Noël descendit un étage. Arrivé au quatrième, il s'arrêta devant l'une des cinq ou six portes qui donnaient sur le palier. À travers la serrure, on voyait briller une lumière dans la chambre. Noël entra doucement, à sa manière, sans être aperçu de personne.

Une femme de trente-cinq ans environ était assise devant la table, cousant à la clarté d'une petite lampe à abat-jour. La chambre était pauvre, mais propre. Dans un lit de fer dormaient deux petites filles ; un paravent était dressé dans un coin, derrière lequel était couché l'aîné, Louis, grand garçon de dix ans, le petit-neveu de M. Chamusot. Car nous sommes ici chez la veuve, et c'est elle qui travaille encore, à cette heure tardive.
À quoi travaille-t-elle ?
Des robes à recoudre, des pantalons à rapiécer, sont entassés devant elle. C'est pour ses enfants que travaille, à minuit passé, Mme Chamusot la nièce. C'est demain Noël, demain ou plutôt aujourd'hui - et ses trois petits doivent assister à la fête ; on doit leur montrer un arbre illuminé, une lanterne magique, que sais-je, moi ? Et leur donner des prix, car ce sont eux les meilleurs élèves de l'école du dimanche du faubourg Saint-Antoine.

Vous comprenez bien qu'une mère soigneuse ne peut pas laisser ses enfants aller comme cela, avec des trous aux coudes et aux genoux. Et elle travaille, elle travaille, tandis que l'on entend, dans la chambre, le souffle égal de ces trois petites poitrines, sur lesquelles ne pèse encore, Dieu merci, aucun poids douloureux.

Dans la cheminée, trois paires de souliers sont rangées par ordre de taille ; les talons sont bien un peu éculés, mais ce n'est pas aux talons que les enfants regarderont ce matin au réveil. En attendant, approchons-nous, si vous le voulez bien, et regardons nous-mêmes.
Dans le plus petit soulier, une poupée de trente centimes, élégamment habillée d'un bout de mousseline et d'un ruban rouge. C'est le cadeau de Marthe.
Dans le soulier moyen, un nécessaire, composé d'une paire de ciseaux, d'un dé à coudre et d'un étui à aiguilles. Le tout acheté soixante-cinq centimes au bazar de l'Hôtel-de-Ville. Ce sera la joie de Pauline pendant huit grands jours.
Et dans le grand soulier, une boîte de compas. C'est un cadeau sérieux, il a coûté un franc vingt-cinq, ce qui représente presque une journée de travail de la mère ! Car pour son Louis, la veuve a un faible. - C'est un vrai petit père, dit-elle souvent, en le regardant avec des yeux attendris.

On entend monter de la rue des chants joyeux ; ce sont des jeunes gens qui chantent, plus mélodieusement qu'on n'oserait l'espérer à pareille heure :

Minuit, chrétiens, c'est l'heure solennelle
Où l'Homme-Dieu descendit jusqu'à nous....

Ah ! se dit la veuve, tout le monde est content aujourd'hui ? Quand je pense qu'il y a trois ans, mon pauvre homme était là, et que maintenant il dort là-bas, à Saint-Ouen, je n'ai pas le coeur de me réjouir.... Allons, du courage, le bon Dieu nous a aidés tout de même. La santé n'a pas manqué, le travail non plus, c'est le principal. Il y en a tant de plus misérables que nous !
- Bon, dit-elle tout à coup, à haute voix, en se frappant le front, et la petite femme de là-haut que j'oubliais ! Il y a au moins deux heures que je n'y suis pas montée. Il faut aller voir si elle n'a besoin de rien, ni son enfant non plus. Il doit pleurer à cette heure, le pauvre petit. Vite, montons.
- C'est inutile, dit Noël qui, tout près de la porte, semblait l'avoir ouverte au même instant. Je viens de là-haut ; tout est fini.
- Morte ! s'écria Mme Chamusot la nièce, sans remarquer tout d'abord l'apparence extraordinaire du visiteur, qu'elle prit pour le médecin qu'on avait fait chercher la veille. Pauvre femme ! Laissez-moi vite aller chercher l'enfant.
- Le voici, dit Noël, en soulevant les plis de son manteau. Madame Chamusot, je vous apporte vos étrennes.

Et en parlant ainsi, il mit le petit être dans ses bras.
- Mes étrennes, ce petit-là ! Mais vous ne savez donc pas que j'en ai trois et que je suis veuve ! Certainement, monsieur, que je le garderai jusqu'à ce que sa famille le réclame ; c'est bien le moins que je puisse faire.
- Et s'il n'a pas de famille ? dit le vieillard.
- Ah ! dit la mère embarrassée ; c'est vrai tout de même ; on ne lui a jamais connu personne, à la petite femme de là-haut.... Eh bien, tant pis, ajouta-t-elle après un instant d'hésitation, je le garderai tout à fait, s'il le faut. Le bon Dieu m'aidera.... Comme vous dites, ce seront mes étrennes à moi.... une poupée du jour de l'an, quoi ! Pauvre petit, pauvre petit !

Et la brave femme, les yeux humides, couvrait l'enfant de baisers.
Le vieillard la regardait, attendri.

Mme Chamusot porta l'enfant sur son grand lit, au fond de la chambre. Son visiteur la suivit. À ce moment, - était-ce un éblouissement, causé par la fatigue et l'émotion ? - Elle vit quelque chose d'extraordinaire. Sous le regard du vieillard, ce même regard qui, dans l'autre maison, avait tout à l'heure animé les pièces d'or, le lit diminua, diminua, jusqu'à devenir un humble berceau, quelque chose comme une crèche. L'enfant se transfigura ; il souriait, il tendait vers la brave femme ses petites mains ; une lueur divine rayonnait autour de sa tête.

Noël, Noël, voici le Rédempteur !

chantaient les jeunes gens dans la rue.
- Ah ! mon Dieu ! s'écria Mme Chamusot. Est-ce possible ? Serait-ce Lui que j'aurais reçu chez moi ?
- C'est Lui-même, dit le vieillard en relevant la tête.

La femme tourna la sienne, mais son étrange visiteur avait disparu. Quand ses yeux revinrent sur l'enfant, tout était redevenu naturel ; elle ne vit plus que son grand lit, et le poupon donnant à poings fermés.
Cependant, quelque chose attira son attention. Sur la table une cassette avait été déposée. Elle la prit, la souleva ; elle entendit un son métallique. La clé était à la serrure, elle l'ouvrit. C'était le trésor des vieux Chamusot. Un billet ainsi conçu était posé sur les pièces d'or :
« C'est ici l'héritage du grand-père : Priez pour ceux qui vous l'avaient dérobé et pardonnez-leur. »
Et au-dessous, ce mot qui était à la fois une date et une signature : NOËL.


Monsieur Boulloche.

Conte de fin d'année.

onsieur Boulloche, bien que célibataire endurci, n'était point un méchant homme. Industriel d'universelle renommée, ses ouvriers étaient contents de lui, tout aussi bien que ses clients. Il était juste à leur égard, avec ce quelque chose en plus qui vaut mieux que de l'argent, et qui s'appelle la bienveillance.

Sa vie privée était sans reproche ; on ne lui connaissait point de vices. Une seule passion, bien innocente : celle des jardins. M. Boulloche aimait les fleurs, et le dimanche, tandis que les cloches, à toute volée, appelaient les fidèles au culte public, M. Boulloche, bêche ou sécateur en main, parcourait ses propriétés ou soignait ses plates-bandes.
Car M. Boulloche n'avait, il faut bien le dire, aucune religion. Athée ? Non, pas précisément ; il croyait, comme Voltaire, au « grand Architecte de l'univers, » et comme Béranger, au « Dieu des bonnes gens, » au nombre desquels il se comptait. Mais il n'avait jamais pensé aux devoirs qu'il pouvait avoir envers ce Dieu-là ; il n'avait rien à se reprocher, se croyait le meilleur des hommes, et n'arrêtait jamais son esprit sur ce sujet désagréable : la mort.
Toute sa vie s'était passée dans l'effort vers la fortune, et il l'avait atteinte. Et jamais cet homme, pourtant si sage, ne se posait cette question : « Et après ? »

Un dimanche matin, les cloches carillonnaient ; les gens, vêtus de leurs plus beaux habits, se rendaient aux diverses églises du voisinage, et M. Boulloche, a genoux sur la pelouse qui s'étendait devant sa maison, s'occupait à fixer dans le sol une tige de fer peinte en vert, destinée à servir de support à un beau rosier.

Son travail terminé, il allait se retirer, lorsqu'il aperçut, rampant sur le sol, un escargot - un vulgaire escargot - qui se dirigeait lentement vers le support de fer. M. Boulloche était observateur et philosophe à ses heures; il resta donc, pour observer l'infime animal. « Il y a pourtant, se dit-il, une espèce de réflexion chez cet escargot ; il a vu se dresser cette tige, et s'imagine que c'est une plante avec de belles feuilles au sommet. Le voilà qui entreprend l'ascension, dans l'espoir de dévorer ces feuilles, qui n'existent pas. » Et M. Boulloche regarde toujours. Tout à coup, une comparaison se fait dans son esprit, entre l'ascension de cet escargot et la sienne. L'insecte monte lentement. Le voici parvenu au point qui, dans la vie de M. Boulloche, représente l'entrée en apprentissage ; un peu plus haut, le voici ouvrier - il lui semble que c'était hier - le jour où il rapporta sa première paie à la maison : avec quelle joie il jeta les rares écus dans le tablier de sa mère ! Un peu plus haut : il se fait ouvrir un carnet à la caisse d'épargne.

Plus haut encore : le voici contre-maître. L'escargot monte toujours. Voici le point où Boulloche tout court devient Monsieur Boulloche : il fait construire un atelier pour son compte. Plus haut, il embauche des ouvriers, agrandit son immeuble, étend ses affaires ; plus haut, et voici la grande prospérité : les ordres de fabrication arrivent même d'Amérique, il a des brevets dans le monde entier. Ses bureaux, à Paris, occupent trente employés. Il est millionnaire....

L'escargot est enfin arrivé au sommet de la tige de fer. Le pauvre animal est déçu : il tourne et retourne sur l'étroit pivot ; pas la moindre feuille verte ! « C'est comme moi ! » dit à haute voix M. Boulloche, sans même s'en apercevoir. « Oui, voilà bien ma vie ! Travail, fatigue, et finalement déception. Arrivé au bout, il n'y a rien, rien, rien.... Et il faut redescendre ! »

Il faut redescendre. En effet, l'escargot, n'ayant trouvé ni feuille, ni brin d'herbe, rien de tendre et de frais, rien que le fer dur et mort, redescend vers le sol où il s'enfouira.

Pauvre M. Boulloche ! Pauvre millionnaire ! Pauvre vieillard, en route pour la mort ! Que n'as-tu rencontré au seuil de ta vie un homme vraiment sage pour te redire les paroles de Jésus-Christ : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice.... Que servirait-il à un homme de gagner le monde entier, s'il venait à perdre son âme ? »

Mais il n'est pas trop tard encore. Il y a une ascension vers la véritable fortune, que tu peux entreprendre, même à ton âge avancé. Tu peux, au lieu d'imiter le lent escargot, comme tu l'as fait jusqu'à cette heure, prendre tout à coup des ailes, comme l'oiseau, et t'envoler d'un trait jusques au ciel. Repens-toi de ta folle vie d'égoïsme et d'orgueil ; viens avec humilité aux pieds de Jésus, au Calvaire ; et là, des ailes te seront données, celles de la foi et de l'espérance, qui te mettront, même avant de mourir, en possession du bien suprême : la vie éternelle.


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