Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Contes du Dimanche
Récits allégoriques

La marque rouge.

Histoire vraie, par le Général 0. 0. Howard, ex-gouverneur de l'État dit Connecticut (États-Unis).

' ÉTAIS un matin dans une gare, attendant un train qui était en retard. Un homme singulier m'accosta d'une étrange manière :
« Adam, où es-tu ? » me dit-il.

En me retournant vers celui qui me parlait, je vis un homme âgé, aux vêtements négligés, avec une longue barbe grise. Mais, malgré sa mauvaise apparence, son oeil bleu fixé sur moi semblait me percer de part en part. L'évidente sincérité du pauvre homme me toucha.
- Adam, où es-tu ?
- Je ne m'appelle pas Adam, répondis-je avec douceur.

Avec un demi-sourire, l'homme, ayant baissé la voix, murmura :
- Dieu dit à Adam : « Où es-tu ? » Tu n'es pas Adam et je ne suis pas Dieu, mais Dieu peut te parler par mon moyen.

Puis, d'un ton solennel, il me demanda :
- Buvez-vous ?
- Boire, moi ! Est-ce que j'ai l'air d'un homme qui a besoin qu'on lui fasse une leçon de tempérance ? Pourquoi me posez-vous cette question, à moi qui vous suis complètement étranger ?
- Pardonnez-moi, monsieur, dit-il, et me fixant encore avec une expression de doute, il ajouta : je suis bien aise que vous ne buviez pas !
- Eh bien, dis-je pour le mettre à l'épreuve, en supposant que je boive de temps en temps un verre de vin ou de bière, où est le mal ?

Cette question l'excita :
- Ah ! dit-il, écoutez mon histoire. Si vous ne buvez pas, ce récit pourra vous servir pour sauver quelque pauvre buveur.
- Peut-être que votre histoire est trop longue, lui dis-je ; vous savez, je pars par le train qui va arriver.

Mais, malgré ces paroles, mon homme commença le récit de sa vie.
Retraité du service des États-Unis, il habitait avec sa fille veuve à peu de distance de là. Voici d'ailleurs son histoire, à laquelle il manque cependant l'originalité de style du narrateur.

« Vingt ans avant la guerre, j'épousai la plus jolie fille d'un petit village de la Nouvelle-Angleterre. Ma femme était charmante ; elle avait de beaux cheveux bruns et des yeux admirables. Elle était aimée de tous dans le pays, car elle était aussi bonne que belle. Nous nous établîmes sur une ferme des environs, et nous eûmes deux filles, qui devinrent toutes deux aussi jolies que leur mère, et aussi aimables, ce qui est le plus grand éloge que l'on puisse faire d'elles.

L'aînée était brune et l'autre blonde ; c'étaient, monsieur, je vous l'assure, des enfants à rendre fier un roi. Elles s'appelaient Alma et Jeanne ; elles s'aimaient tendrement, jamais la moindre dispute ne s'éleva entre elles. C'est moi, hélas ! qui fis naître les premiers orages dans notre paradis terrestre. Je commençai à boire, d'abord du vin le jour de ma noce, puis du whisky (eau-de-vie de grain). Cette passion absorba mes ressources à ce point qu'il fallut que mon Alma. essayât de soutenir la maison par son travail ; elle devint la maîtresse d'école du village. Le sénateur de l'État, Hiram Brown, habitait le voisinage ; son fils Henri revint du collège pour aider son père dans son commerce. Ce jeune homme et ma fille Alma devinrent amoureux l'un de l'autre et nous les mariâmes. Tout le village approuva cette union - quelques personnes, cependant, disaient : « C'est malheureux que le père soit buveur à ce point, bien qu'on ne puisse blâmer la pauvre fille à cause des vices de son père ! » Ah ! monsieur, quel beau couple ! Le jeune homme était grand, fort, instruit et cultivé ; sa jeune femme était digne de lui. Ma femme fit son possible pour l'honneur de la famille à l'occasion de ce mariage. Mais le repas de noces fut pour moi un nouveau prétexte pour m'enivrer copieusement. »

Le train approchait, et j'essayai de quitter le vieux bonhomme ; mais il se cramponna à moi, me montrant une cicatrice rouge, affreuse, en forme de fer à cheval, qui se cachait sous sa barbe.
- Monsieur, me dit-il, voyez-vous cette cicatrice ?
- Oui, oui, mais il faut que je parte.
- Eh bien, laissez-moi monter à côté de vous, et je vous raconterai la suite.
- Soit, montez.

Cette cicatrice mystérieuse et ce nez déformé excitaient ma curiosité. C'étaient ces deux choses-là qui, malgré les yeux bleus et assez beaux du vieillard, lui donnaient si mauvaise apparence. Quand nous fûmes assis dans le wagon, je lui dis en plaisantant :
- Je suppose que vous avez là des marques d'une noce plus soignée que les autres ?

Il me répondit :
« Mon histoire ne ressemble à aucune autre. Généralement on sait comment se terminent les histoires d'ivrogne, mais attendez un peu. Je n'ai pas bu une goutte de boisson fermentée depuis plus de trente ans. Je sais que je ne suis pas beau. Les gamins courent après moi en criant : « Voilà le vieux toqué ! » Ils ont raison, peut-être, mais cela ne m'arrête pas. Mon temps se passe à avertir les jeunes gens ; je suis moi-même un avertissement vivant.

Cette cicatrice m'a été imprimée parle coup de pied d'un cheval ; mais ni cela, ni la difformité de mon nez, résultat d'un pugilat après boire, n'étaient très perceptibles avant que l'eau-de-vie eût fait son oeuvre. Quand je rentrais ivre à la maison ces marques devenaient enflammées, oui, toutes rouges et hideuses. Quand ma femme et mes filles les voyaient, elles fondaient souvent en larmes. Ah ! que de fois, en voyant leur douleur, en sentant que je perdais peu à peu l'estime de ma famille et de mes concitoyens, j'ai essayé de me corriger !

« Enfin, un jour, ma petite Jeannette vint en sautant de joie m'annoncer qu'il y avait, chez Henri et Alma, un bébé nouveau-né, et qu'il me ressemblait. C'était mon premier petit-fils.

« Naturellement, dès qu'il me fut possible d'aller voir ma fille et son nouveau trésor, je me rendis chez les Brown. Malheureusement je rencontrai un camarade de boisson aux confins du village. « Le premier petit-fils ! me dit-il ; il faut célébrer sa naissance ! » Nous allâmes boire un coup ; je ne me souviens plus de ce qui se passa pendant les quelques jours suivants ; je revins chez moi, à jeun et tout honteux, et ma pauvre chère femme voulut bien me recevoir encore. Quelques jours après, je rendis visite à Alma.

« Ma fille était entourée de bien-être et de luxe tout ce qu'un mari riche et passionné peut offrir à une femme, elle l'avait. Henri n'était pas là ; Alma était assise sur sa chaise à bascule ; le bébé endormi reposait sur son sein. Elle me vit à peine ; elle regardait au loin d'un air égaré, et ses yeux étaient rougis par des pleurs qu'elle avait essuyés. « Pourquoi ces larmes ? demandai-je ; qu'arrive-t-il, chère enfant ? » je lui parlai de ma voix la plus enjouée ; mais à mon grand effroi Alma ne me répondit pas un mot, ne m'adressa pas un regard. À la fin, comme par une impulsion soudaine, comme en un rêve, elle se leva et, tenant l'enfant sur un bras, elle souleva la petite couverture et me montra le visage de son bébé âgé de quinze jours. Puis elle recouvrit l'enfant, le remit dans son berceau et, voilant sa face de ses deux mains, elle s'écria :
« Mon Dieu, pardonne-moi.... Tu sais que je ne suis pas impie, et qu'il n'y a personne qui puisse me délivrer de ta main ! » (Job X, 7.)

L'homme toussa un peu, puis il reprit :
« Je ne connaissais pas la Bible alors, mais je compris le sens de cette exclamation. L'enfant portait une marque horrible et changeante ; c'était le fac-similé de cette cicatrice ! Le petit innocent, sans que ses honnêtes parents y fussent pour rien, portait sur sa face la double empreinte de mon vice ! À chaque regard jeté sur son enfant, ma fille était devenue de plus en plus désespérée, et ma visite la mit hors d'elle-même. Sa tristesse prit une forme étrange ; elle s'imagina que son mari ne lui pardonnerait pas, à elle, la fille du buveur, d'avoir mis au monde un enfant portant des stigmates de honte. À partir de ce jour-là, je n'ai plus jamais bu. »

Le singulier vieillard me laissa à la station suivante, mais il avait eu le temps de m'apprendre que la pauvre Alma dut être internée dans un asile d'aliénés ; quant à Henri, parti pour la guerre, il ne revint jamais. « Le petit enfant fut laissé à mes soins ; je le gardai jusqu'à quinze ans. Les marques rouges devinrent de plus en plus apparentes, et le pauvre enfant marchait et parlait comme s'il avait été pris de vin. Il était à moitié idiot. Il m'a quitté sans rien dire, et il est maintenant quelque part, luttant pour la vie parmi les hommes. Peut-être rencontrerez-vous mon petit-fils dans vos voyages. Dites-lui que son pauvre vieux grand-père l'attend depuis seize ans. Mon occupation ? C'est d'avertir les jeunes gens de peur que, comme moi et les miens, ils ne tombent sous l'horrible malédiction de la boisson. Au revoir ! Dieu vous bénisse, cher monsieur ! »


Les étrennes de Bobèche.

I

OURQUOI l'appelait-on Bobèche ? Il n'aurait pas su le dire lui-même, mais personne ne lui donnait d'autre nom, excepté sa mère. Dans toute la rue Mongrand où demeuraient ses parents, dans la rue Grignan où se trouve la Grande Poste, ainsi que dans les rues avoisinantes, tous les garçons de bureau et les petits employés connaissaient Bobèche, le jeune saute-ruisseau de la maison Reynardon et Cie.
Il passait dans ce monde-là pour un bon enfant, et quand il se rendait à la poste pour y chercher le courrier de la maison, il ne manquait pas d'échanger un bonjour amical avec deux ou trois douzaines d'autres gamins, lesquels étaient tous ses intimes.
- Bobèche ! As-tu des timbres nouveaux ? lui criait l'un.
Bobèche ! Le courrier est en retard ; faisons une partie de barres, criait un autre.

Bobèche ne savait à qui entendre. Sa popularité le gênait, surtout quand les camarades impatientés commençaient à le houspiller.
- Laissez-moi tranquille, disait-il sans se fâcher.

Oh ! les bonnes parties dont Bobèche était le héros dans la cour de la poste ! C'était là, à cette époque, que se tenait la petite bourse des timbres oblitérés, là que se rencontrait deux fois par jour la fleur des bureaux environnants, l'espoir naissant du commerce marseillais.

Il s'agissait bien du courrier ! Rien ne réjouissait plus cette jeunesse que lorsque le chef des facteurs venait lui apprendre qu'il y avait « une demi-heure de retard ». Une demi-heure ! Autant de pris sur l'ennemi, c'est-à-dire le patron ; autant de gagné pour le jeu. En hiver, quand il pleuvait ou qu'il faisait trop froid, on descendait dans les caves de la poste auprès du calorifère et l'on s'y racontait des « histoires ». En été, les deux maigres platanes offraient un abri suffisant pour jouer aux billes et à mille autres amusements.

Quelquefois le patron, surpris de ne pas voir arriver ses lettres, venait les chercher lui-même. Grand émoi au camp des jeunes employés, qui tous prenaient alors une mine de circonstance et s'empressaient au-devant du personnage pour lui annoncer avec l'air d'en avoir mille regrets - les hypocrites ! - que le courrier était en retard.

II

Ce soir-là, - c'était le 31 décembre, - Bobèche était revenu de la poste où il ne s'était pas trop longtemps attardé. Il était occupé à copier à la presse les lettres que le patron plaçait devant lui après les avoir écrites.

Tout était silencieux dans le bureau quand M. Reynardon était là ; l'on n'entendait que le grincement des plumes sur le papier et de temps en temps quelques mots échangés à voix basse par les commis à propos de leur travail. Aujourd'hui, le silence semblait plus religieux encore que de coutume : c'était le 31 décembre, le jour des augmentations ; et chacun se demandait si la « maison » serait plus libérale à son égard que l'année précédente. Le teneur de livres, un homme chauve à la vue affaiblie par trente ans de labeur sous un bec de gaz, se prenait à espérer que le patron ajouterait quelques centaines de francs à son maigre traitement en considération de sa nombreuse famille. Le même rêve semblait bercer dans son coin le garçon de recettes ; quant au caissier, il ne semblait point nourrir d'espérance, peut-être savait-il déjà à quoi s'en tenir ?

Et Bobèche ? - Bobèche était entré dans la maison depuis six mois ; il était parvenu à l'âge de douze ans et ne touchait encore qu'un traitement de quinze francs par mois. Il lui semblait en bonne conscience que cette rétribution n'était point proportionnée à ses importantes fonctions. Outre le courrier qu'il fallait aller chercher tous les jours et la copie des lettres, n'avait-il pas encore le classement, le répertoire de toutes les pièces ? Ne faisait-il pas les courses en ville ? Tout cela valait certainement vingt-cinq francs par mois au bas mot. C'est ce qu'on lui avait dit aujourd'hui à la poste où tous les camarades lui avaient exprimé leur espoir d'être augmentés eux-mêmes.

Et Bobèche se représentait la joie de sa mère quand, arrivé à la maison, il lui dirait : « Devine : - Vingt-cinq francs ! presque vingt sous par jour ! » Bobèche se prenait à espérer qu'en considération de cette augmentation considérable sa mère voudrait bien, quoique pauvre, lui laisser quarante sous par mois pour ses menus plaisirs.

III

L'heure du paiement a sonné ; le patron a déjà appelé le teneur de livres dans son cabinet. Bobèche rougit et tremble à sa place. L'espoir, la crainte se balancent en son esprit. Enfin il n'y tient plus.
- Croyez-vous qu'il m'augmentera ? souffle-t-il au garçon de bureau.
- Peut-être, répond celui-ci laconiquement. Mais pour des étrennes, n'y compte pas. Ce n'est pas l'habitude de la maison.

Enfin le tour de Bobèche arrive.
- Monsieur ! répond-il à l'appel de son nom, et son émotion est telle qu'il a failli se jeter à bas du tabouret sur lequel il était perché.
- Jeune homme, dit le patron d'un air sévère, je ne suis pas très content de vous. Vous restez longtemps en course, particulièrement quand vous allez à la poste. Les lettres ne sont pas très bien copiées....
- Monsieur....
- Ne m'interrompez pas. Enfin vous êtes encore bien jeune.
- J'ai douze ans passé, monsieur.
- Ne m'interrompez pas, vous dis-je. Les affaires n'ont pas été brillantes cette année ; nous ne pouvons pas encore vous augmenter ; dans trois ou quatre mois, peut-être.... Mais il faudra que nous soyons plus contents de votre travail, Allez.... Ah ! à propos. Vous n'avez pas besoin de venir nous souhaiter la bonne année demain. Nous n'avons pas l'habitude de recevoir nos employés ce jour-là.

Bobèche rentra dans le bureau, anéanti. Tous ses rêves avaient disparu ! Le caissier lui compta ses quinze francs, les employés partirent. L'enfant resta seul avec le garçon de bureau. Il était accroupi à sa place et sanglotait.
- Pauvre Bobèche ! dit le garçon de recettes, tu comptais sur une augmentation. Tu n'es pas assez vieux dans le métier, mon enfant. Allons, console-toi. Il t'a dit que les affaires avaient mal marché, hein ? ou que tu n'as pas assez travaillé.... Pauvre petit ! À douze ans.... Allons, il ne sera pas dit que tu seras parti d'ici sans emporter d'étrennes. Tiens, Bobèche, et ne pleure plus !

Et le brave homme mit dans la main du jeune garçon une pièce de vingt sous.
- C'est pour acheter des papillotes. Allons, adieu ! Tu me diras merci, en me souhaitant la bonne année après-demain.

Bobèche sortit en essuyant ses larmes, et le garçon de bureau s'empressa d'éteindre le gaz avant de regagner à son tour le cinquième étage où sa femme l'attendait.

IV

Quelques instants après, les pleurs de Bobèche étaient séchés ; il avait presque oublié sa déconvenue en longeant la rue St-Ferréol, merveilleuse ce soir-là.
Quels étalages aux vitrines des boutiques ! Les vingt sous du pauvre enfant sautaient d'eux-mêmes hors de sa poche, comme s'ils étaient mis en fièvre par le voisinage de tant de belles choses ; mais quel rapport pouvait-il y avoir entre ces jouets magnifiques, ces parures, ces trésors de toute espèce, et la pièce blanche de Bobèche ?

Aussi regardait-il tout cela d'un oeil désintéressé. Il y a chez le pauvre moins d'envie qu'on ne le prétend. L'habitude de se passer des choses de luxe lui en ôte le désir. Il jouit de les voir sans les posséder, tandis que beaucoup de riches les possèdent sans les voir et n'en jouissent pas. C'est ainsi que Dieu, dans sa providence, établit des compensations.

Chemin faisant, Bobèche se demandait quel usage il ferait de ses vingt sous. Il n'avait à attendre d'étrennes de personne ; sa mère, dont il commençait à être le soutien, étant trop pauvre pour lui en offrir.
Soudain il revit en esprit, dans la petite cour qu'ils habitaient à St-Lazare, le pâle visage de Marie, sa petite voisine, son amie d'enfance, Marie que la maladie tenait clouée au lit depuis plusieurs mois, et dont les parents étaient plus pauvres encore que sa mère à lui.
- Tiens se dit-il, c'est une idée. Si je faisais des étrennes à Marie ?
- Et qui t'en fera à toi ? dit une voix intérieure.
- C'est vrai, tout de même. Il est pourtant bien juste que je m'offre quelque chose avec mes vingt sous. Mais Marie est malade, un petit cadeau lui fera plaisir.... Bah ! tant pis. Je saurai bien m'amuser sans argent. Il faut que j'offre des étrennes à Marie.

Cette décision une fois prise, il restait encore une affaire très importante : le choix du cadeau. Bobèche se hâta de quitter la rue St-Ferréol ; il sentait bien que dans ces riches boutiques il n'y avait rien pour lui. Il gagna le cours Belzunce, où se tenait alors la foire aux santons. La foire aux santons est à Marseille ce que la foire au pain d'épices est à Paris. C'est l'une des vieilles coutumes locales qu'aucune révolution n'a renversée. De temps immémorial le commerce de petites crèches en bois ou en écorce de liège, garnies d'un petit Jésus, d'un Saint Joseph, d'une Sainte Vierge en plâtre, avec des anges suspendus au plafond par de trop visibles fils de fer, et des boeufs, des ânes, des chameaux à profusion, - de temps immémorial, dis-je, ce commerce s'est fait à Marseille, à l'époque de Noël. La fabrication de ces crèches est évidemment une industrie du pays ; Saint Joseph a l'air d'un vigoureux paysan provençal, et les bergers que l'on voit arriver par une échelle et sur les flancs d'un rocher en carton peint, portent un costume plus européen qu'oriental. Devant l'enfant Jésus on place ordinairement un petit quinquet qui brûle sans cesse, et toutes ces lumières brillant dans chacune des boutiques provisoires érigées dans la foire, produisent l'effet le plus pittoresque.

Depuis quelques années - faut-il s'en réjouir ou s'en affliger ? - la foire aux santons se modernise, se laïcise, comme nous disons aujourd'hui. On y vend moins de plâtre et plus de sucre ; les pantins et les toupies y font une sérieuse concurrence aux vénérables mages et à leurs chameaux. On y voit brûler moins de quinquets et plus de becs de gaz. Ainsi s'en vont peu à peu les vieilles institutions. Évidemment, nous marchons vers l'effondrement général....

Bobèche ne pensait guère à tout cela en arrivant sur le Cours. Il n'avait qu'une idée : trouver quelque chose qui ne valût qu'un franc et pût plaire à Marie. Une poupée ? L'idée paraît bonne tout d'abord, mais Bobèche ne tarde pas à la rejeter. Une poupée, c'est si banal ! Ah ! si ces petites crèches n'étaient pas trop chères !

Tout à coup, il avise un objet nouveau ; c'est un délicieux bébé de cire délicatement posé sur quatre brins de paille, dans quelque chose qui ressemble à un panier. Un vrai petit Jésus, tant il est ressemblant. Ses pieds et ses mains ont l'air de bouger ; on dirait qu'il gazouille et se trémousse comme on le voit faire aux petits enfants accoutumés à rester éveillés dans leur berceau.
« Voilà mon affaire, » pensa Bobèche.
- Combien ce petit Jésus ? demanda-t-il à la marchande.
- Celui-là ? Deux francs, mon garçon.
- Ah ! c'est trop cher, murmura Bobèche désappointé.
- Trop cher ! un Jésus tout en cire et qu'on dirait vivant ! Mais, regarde-le donc ! Semble-t-il pas qu'il va parler ? On voit bien que tu n'as pas envie de l'avoir, mon petit.
- Oh ! que si ! soupira Bobèche.
- Qu'est-ce que tu veux en faire ? Tu es trop grand pour t'amuser de ces choses-là.
- C'est pour une petite qui est malade, reprit le jeune garçon.
- Pécaïre, est-ce vrai ? reprit la marchande. Et combien m'en donnes-tu, de mon petit Jésus ?
- Je n'ai que vingt sous à dépenser, dit Bobèche.
- Vingt sous ! eh bien, prends-le, pichoun ! Nous serons de moitié dans ton cadeau à la petite.

Et Bobèche, heureux au point d'oublier tout à fait qu'il n'avait pas eu d'augmentation, emporta le Jésus de cire en remerciant la bonne marchande.

Le brave garçon de bureau qui mangeait sa soupe à ce moment-là, ne se doutait pas que sa générosité en avait engendré une autre, puis une autre encore, et que sa pièce de vingt sous faisait la boule de neige en roulant sur le Cours.

V

Bobèche, portant son tout petit Jésus comme s'il eût été vivant, tant il avait peur de le casser, remonta la rue d'Aix et s'enfonça dans le quartier St-Lazare. Arrivé dans la cour où il demeurait, son premier soin fut d'entrer chez Marie.

Celle-ci logeait avec ses parents dans une misérable chambre, à laquelle on arrivait par un escalier extérieur vermoulu. Le père était ivrogne ; la mère, blanchisseuse, avait à pourvoir seule aux besoins du ménage. Rien d'étonnant que la misère eût élu domicile dans ce logis.
Dans un coin, sur un lit composé de quelques planches et d'une paillasse, la petite fille était couchée, Ses yeux noirs brillaient de fièvre, mais son visage avait une expression douce et paisible.
- Bonsoir, Marie, dit Bobèche doucement en entrant dans la chambre. Je t'apporte tes étrennes ; je n'ai pas voulu attendre jusqu'à demain matin.
- Des étrennes à moi ? tu es bien gentil, Bobèche. (Même ici le petit employé était connu par son sobriquet.) - Qu'est-ce que c'est donc ? demanda Marie en se soulevant à demi sur son lit.
- Regarde, dit le jeune garçon en découvrant le bébé de cire. Un petit Jésus !
- Merci, Bobèche, merci ! Comme il est joli ton cadeau ! C'est de la foire que tu me l'as apporté ?
- Oui.
- Regarde, mère ! dit la petite malade ; on le dirait vivant. C'est Bobèche qui me le donne.

La mère venait d'entrer, un seau à la main. Elle s'extasia comme de juste devant le cadeau.
- Moun Dieou, quès béou ! (1) répétait-elle en joignant les mains après l'avoir admiré.
- Toi qui es si pieuse, dit Bobèche à Marie, j'ai pensé que tu aimerais ça. Tu pourras y dire tes prières chaque matin, censément comme si c'était un Christ suspendu près de ton lit.

Marie devint grave soudain : je n'ai pas besoin de ça, dit-elle. Je vois le Seigneur Jésus sans cela.
Quelquefois je le vois dans sa crèche, ou bien lorsqu'il prenait des enfants dans ses bras; ou bien lorsqu'il guérissait les malades. D'autres fois, je le vois sur la croix, et même il me regarde.
- Tu as donc un livre d'images ?
- Non, je n'ai pas d'images.
- Alors c'est quand tu rêves que tu vois Jésus ainsi ?
- Non, je ne rêve pas.
- Ah ! par exemple ! fit Bobèche étonné.
- C'est là que ça se passe, dit-elle en mettant sa main sur son coeur. J'ai un livre où il n'y a pas d'images, mais qui raconte toute l'histoire de Jésus ; et maintenant que je ne puis plus lire, ça me revient la nuit. Quand je ne dors pas, je ferme les yeux tout de même, et c'est alors que je revois toutes ces choses. Par exemple, le Bon Berger qui porte son agneau sur ses épaules, eh bien, quelquefois, c'est comme si je voyais son portrait sur la muraille, mais un portrait vivant, puisque je l'entends parler.
- Et qu'est-ce qu'il dit ?
- Oh ! des choses que j'ai apprises dans le livre qu'on m'a donné à l'école du dimanche. « je suis le bon berger, le bon berger donne sa vie pour ses brebis.... Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent ; je les appelle par leur nom et elles me suivent. » Alors je lui parle et le lui dis : « Bon berger, appelle-moi ! » Et il me répond : « Voici, je viens bientôt. » C'est encore une parole qui est dans mon livre.
- Je voudrais bien que tu me le prêtes, ton livre, dit Bobèche.
- Oui, je veux bien te le prêter ; prends-le là sur l'étagère. Tu le garderas tant que je serai malade et tu viendras me le lire quelquefois. Et puis, écoute : Garde-le tout à fait, ça sera tes étrennes. Tu m'as donné un petit Jésus, moi je t'en donne un autre. Tu verras son histoire dans ce livre.
- Mais toi, tu en auras besoin, dit le petit garçon.
- Oh ! moi, répondit Marie, je ne crois pas. Tout à l'heure, avant que tu viennes, quand j'étais seule dans la chambre, si tu savais ce que j'ai vu ! je n'étais plus ici, j'étais dans une grande salle où se trouvaient beaucoup de gens. J'étais couchée sur mon lit et je voyais sur un beau fauteuil de velours Jésus assis devant moi. J'avais peur - il était si beau, si bien habillé, si brillant, mais il me dit :
- Veux-tu être guérie ?
Alors j'ai répondu : Oui, Seigneur. Et tout à coup je me suis trouvée debout, le lit avait disparu et moi aussi j'étais habillée toute en blanc, comme ceux qui étaient là, comme Jésus lui-même.
- Et qu'est-ce que cela veut dire ? demanda le petit garçon.
- Je ne sais pas, mais je pense - ici la petite fille baissa la voix - je pense que cela veut dire qu'il viendra bientôt me chercher pour aller au ciel.
- Mais non, puisque tu seras guérie.
- Oui, mais pas dans cette chambre, répondit Marie avec un sourire. Adieu, Bobèche, merci pour ton cadeau ; tiens, prends tes étrennes.

VI

Bobèche rentra chez lui et remit à sa mère les quinze francs de son mois.
- Eh bien, pas d'augmentation ? demandât-elle.

Le petit garçon secoua la tête.
- Et pas d'étrennes non plus ?
- Des étrennes ? Ah si ! Marie vient de m'en donner.
- Marie ! des étrennes de Marie ! tu es fou, je pense ! Tu veux dire ton patron.
- Non, le patron me m'a rien donné, mais Marie vient de me faire un cadeau. C'est un livre....
- Nous avons besoin d'autre chose que de livres, mon pauvre garçon.

Et la mère passa dans la cuisine sans attendre de nouvelles explications, vexée de l'insuccès de son fils.
Le lendemain, Marie était guérie. On la pleura longtemps dans la vieille cour. Bobèche n'a pas de plus cher trésor que son livre, son petit Nouveau Testament, les seules étrennes qu'il ait reçues ce jour-là, outre les vingt sous du garçon de bureau.


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(1) Mon Dieu, qu'il est beau !

 

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