Contes du
Dimanche
Récits
allégoriques
Les deux ouvriers.
I
' EST samedi ; l'heure de la paye a
sonné, et les ouvriers, quittant leur
établi, passent au bureau. Bientôt
tous les comptes sont réglés, et,
leur argent en poche, les travailleurs sortent en
foule de la manufacture.
Regardez celui-là. Il s'en va
lentement, les bras ballants, comme une âme
en peine. Tandis que, l'essaim effaré se
presse de tous côtés, heureux de se
retrouver à l'air libre, lui, semble triste
et comme dépaysé.
Celui-là, c'est un ouvrier sans
famille. Il n'y a chez lui ni femme, ni enfants, ni
vieille mère ; il n'a pas de chez lui.
Il loge en garni dans une maison
meublée ; son galetas est au
cinquième, il n'y rentre que le plus tard
possible, car il n'y a ni chaleur, ni
lumière, ni confort dans ce bouge. Il mange
à la gargote, mais il a
bien le temps ! À cette heure,
l'auberge est pleine, il lui faudrait disputer un
coin de table à quelque inconnu ; il
préfère attendre que la presse soit
passée, et flâne le long des rues
pendant ce temps.
Il s'arrête devant les boutiques,
mais il regarde tout d'un air ennuyé.
Coudoyé à chaque instant par les
passants, le pauvre garçon est plus
solitaire, plus abandonné que s'il
était perdu dans les steppes de la
Sibérie. Un jour, il eut la pensée
d'acheter un chien, mais on ne veut pas de chien
à l'atelier, et il eût
été trop cruel de le laisser tout le
jour dans sa mansarde.
« Dis donc, Jean, entre donc
prendre l'absinthe ! »
C'est à notre homme que cette
invite est adressée ; elle sort d'un
cabaret devant lequel il passait, sans voir une
demi-douzaine de camarades réunis devant le
comptoir.
Il est splendide, le mastroquet. Des
candélabres à cinq becs
éclairent sa devanture ; il est
tapissé de papier rouge et or,
éclatant à la lueur du gaz. Le
comptoir de zinc scintille comme de l'argent ;
on entend le choc familier des verres.... Jean
hésite un peu ; il n'aime pas
l'absinthe, ni les liqueurs fortes. Mais bah !
on s'ennuie trop sur le pavé. Et le pauvre
ouvrier va se joindre aux buveurs.
II
Regardez donc ce brave homme, qui descend la rue
d'un pas pressé, interrogent du regard tous
les omnibus qui passent, pour voir s'il reste
encore une place à l'impériale. Il
sort du même atelier. Il passe devant les
boutiques sans les voir ; le cabaret
lui-même n'a pas d'attraits pour lui. Le
cabaret ! C'est bien en pure perte qu'il se
fait si beau, si lumineux, si c'est pour attirer
des clients comme celui-ci.
Ah ! c'est que Paul est
marié. Il est allé se loger loin,
mais son logement est joli, et il y fait bon. En
descendant la rue, savez-vous à quoi il
pense ? À cette gentille salle à
manger où la table est dressée,
où l'attend cette petite femme qu'il a prise
dans un jour de folie, car il n'avait pas le sou,
ni elle non plus, la folie la plus sage qu'il ait
faite de sa vie ; à ce
bébé dans le berceau d'osier qui a
commencé hier à dire papa :
grande merveille ! Vous verriez passer tout
cela sur son visage qui sourit, si vous pouviez le
voir de près ; mais il marche trop
vite, il est si pressé !
Les deux ouvriers gagnent le même
salaire ; le premier n'a que lui à
soigner, tandis que le second il
a deux autres personnes à
nourrir. Le plus heureux pourtant, c'est le second.
C'est lui le mieux vêtu, le mieux portant, le
moins soucieux.
Si vous pouviez entrer dans l'atelier,
je vous les montrerais tous les deux, travaillant
côte à côte. Le plus vaillant
à l'ouvrage, le plus gai, ce n'est pas le
célibataire, c'est toujours l'homme
marié.
III
Heureux l'honnête homme qui a
trouvé une honnête femme sur son
chemin et qui travaille pour elle, tandis qu'elle
travaille pour lui ! Heureux celui qui sait
où aller après sa journée, qui
sait où passer les longues soirées,
qui connaît les joies paisibles du
foyer ! Heureux celui qui possède un
chez soi !
Mais cette fin de semaine, savez-vous à
quoi elle me fait penser ?
Elle me fait penser à la fin de
la vie.
Le jour va venir où chacun de
nous devra rentrer chez lui.
Déjà nous sommes en route.
Lecteur, êtes-vous pressé
d'arriver ? Y a-t-il un foyer qui vous
attend ? Avez-vous, autre part qu'en ce monde,
- qui n'est après tout, qu'un immense
atelier, - avez-vous ailleurs une famille, un
être aimé, une toute-puissante
attraction ?
Ou bien, comme le premier ouvrier dont
j'ai parlé, allez-vous sans savoir
où, sans vous sentir aimé par
personne, et prêt à vous livrer aux
premières influences venues, pourvu qu'elles
vous fassent oublier votre isolement ?
Si l'on me demandait quelle est la
différence entre un chrétien et un
homme ordinaire, je répondrais : la
voici !
Tous les deux sont des ouvriers, tous
les deux travaillent, tous les deux ont de la
peine, tous les deux ont à gagner leur pain
à la sueur de leur front. Le deuil, la
maladie, la mort, les menacent tous les deux. Le
plus pauvre des deux, le plus affligé, le
plus souffrant, c'est parfois le
chrétien.
Mais le chrétien chante en
travaillant, - et l'autre murmure.
Le chrétien travaille comme deux,
- l'autre fait à peine sa
tâche.
Le travail fini, le chrétien est
pressé de partir, l'autre ne sait où
aller.
Dans le froid du dehors, dans l'ombre de
la mort, le chrétien voit luire de loin la
maison, le foyer, l'amour du Père, - l'autre
ne voit rien que quatre planches et un trou
noir.
Aussi le chrétien a-t-il
hâte d'arriver, tandis que l'autre s'attarde
et s'amuse en chemin le plus qu'il peut..
Lecteur, il y a une maison pour vous ! Il y
a pour vous une table dressée ! Une
famille vous attend ! Un Père vous tend
les bras, un Époux vous appelle !
Croyez-le, et que l'espoir de rentrer chez vous
soutienne votre courage dans le travail, et vos pas
quand il faudra traverser la vallée
sombre !
Le triple meurtre de la rue X.
OMMENT ! vous n'avez pas entendu parler de
ce terrible événement ? Pourtant
la rue X, c'est bien celle où vous demeurez,
et le crime a été commis tout
près de chez vous. Les journaux, dites-vous,
n'en ont pas parlé ? C'est
étonnant, en effet, mais il se commet tant
de crimes à Paris ! et les journaux ont
bien d'autres sujets d'articles : la
politique, les courses, le théâtre....
Le drame que je vais vous narrer ne leur a pas
paru, sans doute, aussi intéressant que les
mille faits divers qui encombrent leurs colonnes,
et c'est dommage, parce que si les journaux s'en
mêlaient, peut-être de pareils
attentats deviendraient-ils plus rares....
Eh bien, figurez-vous que vous avez eu
pour voisin jusqu'à ces jours-ci un homme,
un ouvrier, père de trois filles
charmantes.
L'aînée, Eugénie,
élevée à la campagne,
était une robuste et
vigoureuse ménagère ; c'est elle
qui faisait marcher la maison ; grâce
à elle, l'ordre et l'abondance
régnaient au logis. Belle et bonne, chantant
du matin jusqu'au soir, c'était plaisir de
la voir, les manches retroussées, travailler
avec entrain, sans lassitude apparente.
La seconde, Sophie, moins forte que sa
soeur, n'était pas moins utile qu'elle au
bonheur commun. Douée d'un jugement solide,
c'est elle qu'on appelait à la maison le
ministre d'État. En toutes choses son avis
était toujours le meilleur, et le
père se trouvait bien de le suivre. Elle
était fort intelligente, et amie de la
lecture ; aussi charmait-elle les
soirées d'hiver par ses causeries.
La troisième, enfin, la mignonne
Blanche, n'avait ni l'énergie physique de sa
soeur aînée, ni le brio extraordinaire
de Sophie ; en revanche, elle avait la
douceur, le sentiment ; c'était une
délicieuse fleur de pureté, de
candeur et d'exquise délicatesse. Sa
présence rendait le foyer plus sacré;
devant elle personne n'eût osé
effleurer des sujets scabreux, et aucune de ses
deux soeurs n'aurait même pensé
à faire ce que Blanche eût
désapprouvée simplement par son
silence.
Voilà, direz-vous, un homme heureux, avec
trois filles pareilles, qui se complétaient
si bien.
Eh bien, vous ne me croirez pas, tant la
chose vous paraîtra monstrueuse : cet
homme, depuis quelque temps, semblait n'avoir
qu'une idée en tête : empoisonner
ses trois filles !
Peut-être cela lui était-il
venu à la suite d'un grand chagrin, qui lui
faisait prendre la vie en grippe ? On m'a
affirmé que le malheureux, tout d'abord,
avait voulu rendre ses filles plus fortes par ses
drogues, mais j'ai peine à croire qu'il
fût fou à ce point. Ce qui est
sûr, c'est que notre homme, chaque matin,
faisait avaler de force à ses charmantes
filles, un poison de couleur verte, qui leur
faisait pousser des cris et les rendait folles.
À midi, avant de se mettre à table,
il recommençait. Parfois, après le
repas, il leur versait un breuvage brun ou jaune,
et le soir répétait les mêmes
doses.
Les pauvres filles ne se laissaient pas
faire sans protester. Eugénie lutta
désespérément ; resta au
lit pendant des journées le visage contre la
muraille, afin d'échapper au poison
quotidien. Sophie, un jour,
pleine de fureur et de désespoir, jeta les
meubles par la fenêtre, au grand scandale des
voisins. Quant à Blanche, la pauvre petite
Blanche, elle se bornait à pousser des cris
étouffés, à pleurer en
silence, et s'étiolait peu à peu...
Un matin, elle était morte.
Une fois Blanche partie, les deux
aînées résistèrent de
moins en moins. La vie n'avait plus de charme pour
elles. Le père insensé put leur faire
avaler chaque jour des doses triplées.
Sophie succomba. Ceux qui la virent au lit de mort
n'oublieront jamais ce navrant spectacle :
elle riait, chantait à tue-tête, se
croyait riche et princesse ; et quand sa
soeur, presque aussi malade qu'elle voulait la
calmer, elle lui arrachait les cheveux.
Eugénie partit la
dernière. Quand elle mourut, elle
n'était plus qu'un squelette ; sa face
tuméfiée, ses yeux hors de la
tête, ses cheveux déjà gris,
prouvaient combien elle avait dû souffrir.
Assez, assez, me criez-vous ! Quel
abominable conte nous faites-vous là ?
jamais rien de pareil n'est arrivé dans mon
quartier. Et d'abord, votre
histoire est pleine
d'impossibilités. Pourquoi cet homme
aurait-il voulu tuer ses filles ? Qu'est-ce
que cela devait lui rapporter ? Et où
aurait-il pu se procurer la quantité de
poison nécessaire à un pareil
forfait ? Car enfin, dans notre beau pays, on
ne vend pas le poison à la bouteille sans
ordonnance du médecin.... Le droguiste
était donc complice ? Et les
voisins ? Et la police ? Tout ça
ne tient pas debout !
- Je vous le disais bien, cher ami, que
mon histoire est invraisemblable, et que vous ne la
croiriez pas. Elle est vraie, pourtant. Le
misérable père aimait ses filles, et
la preuve c'est qu'il est mort quand est morte la
dernière.... Mais on lui avait fait croire
que ces drogues étaient salutaires ! Il
les administrait donc en bonne conscience, sauf
à certains moments, où des
éclairs de bon sens lui montraient son
erreur. Quant au droguiste, comme vous l'appelez
fort justement, c'est un homme honorable,
estimé et influent dans le quartier, surtout
au moment des élections ; il paye une
forte patente et vend à huis ouvert ses
poisons infernaux : sa boutique, d'ailleurs,
n'est pas la seule, il a 450,000 collègues
en France. Les voisins ? Beaucoup d'entre eux
sont des clients du droguiste. La police ?
S'il fallait qu'elle intervienne pour
empêcher tous les ivrognes de boire....
Ah ! voilà que j'ai
livré l'explication de mon apologue.
Ce père criminel, c'est le buveur
d'alcool, votre voisin : il y en a dans toutes
les rues, à tous les étages.
Sa fille Eugénie, c'est sa
santé. Sophie, c'est sa raison. Blanche
c'est sa conscience. Pauvre petite Blanche !
C'est toujours elle, dans chaque individu, qui
meurt la première, et quand elle est partie
mieux vaut, après tout, que les autres
meurent aussi....
La police, elle-même, compte dans
ses rangs nombre de ces criminels : pour
arrêter tous les buveurs d'absinthe, il
faudrait que la moitié de la France mit
l'autre en prison.
Et ce triple assassinat se renouvelle
tous les jours : l'âme, le corps,
l'esprit, sont tous les jours sacrifiés sur
l'autel du dieu Alcool. Les prisons, les asiles
d'aliénés et les cimetières
s'emplissent de ces victimes, tandis que
l'autorité paternelle de l'État
protège les cabaretiers et les distillateurs
et continue à percevoir sa part de leurs
exécrables bénéfices....
Pourtant, vous avez raison : il
est
défendu, en France, de s'empoisonner. Ainsi
le pharmacien, l'autre jour, m'a refusé
quelques gouttes de laudanum pour guérir une
névralgie. « C'est trop dangereux,
m'a-t-il dit. Il faut une
ordonnance. »
Quand donc faudra-t-il une ordonnance
pour consommer de l'absinthe, ou tout autre poison
alcoolique ?
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